INTRODUCTION

      Une question revient constamment par rapport aux études anciennes et concerne la pertinence actuelle de tels sujets: pourquoi s'intéresse-t-on à des civilisations ou à des religions disparues depuis des millénaires. Quel est l'apport de pareilles études au savoir moderne contemporain ? En réalité, c'est comme si l'on demandait quelle importance ont les squelettes et les crânes des primates pour la compréhension de l'évolution humaine. Tout comme ces derniers nous renseignent sur notre histoire génétique, les religions anciennes et plus particulièrement celles du Proche-Orient ancien, nous renseignent sur notre histoire spirituelle. On aurait tort de croire que l'on peut comprendre les trois traditions monothéistes sans passer par l'étude des civilisations du Proche-Orient ancien. Comment peut-on en effet apprécier une structure sans connaître les fondements sur lesquels elle est bâtie. Il suffit de considérer les symboles communs aux diverses religions de la région, anciennes et modernes, pour constater l'ampleur de cette influence, voire la continuité. Mais ce n'est pas uniquement pour des raisons académiques que nous avons choisi le sujet de la présente thèse. Comme Max Weber, dont nous appliquons la méthodologie, le fait remarquer, la réalité socio-historique est forgée par les actions humaines. Pour la comprendre, le chercheur (en sciences humaines) doit faire appel à ses propres valeurs personnelles qui le guident dans sa démarche scientifique. À cet effet, la continuité dans les traditions religieuses nous supporte dans notre quête spirituelle personnelle car elle souligne l'universalité de certaines caractéristiques humaines qui restent constantes malgré le temps et l'espace. Cette continuité à son tour nous rassure dans notre propre humanité en nous octroyant une histoire et, par conséquent, un fondement. Ainsi, si l'on examine de près le cheminement spirituel de l'être humain nous nous rendons compte qu'il n'a pas tellement évolué depuis l'émergence de l'Homo Sapiens. Ce sont toujours les mêmes questions, les mêmes angoisses qui le préoccupent, la principale étant toujours la quête de l'immortalité. Le sujet de notre thèse traite justement de la conception de la mort dans un espace bien déterminé, le royaume d'Ougarit, et dans un temps bien limité, le deuxième millénaire avant l'ère commune. Pourtant, par endroits ce dieu de la mort, Mot, nous paraît si familier, si proche de notre propre réalité...

      Les poèmes ougaritiques dont le protagoniste principal est Ba'al constituent le corpus de base de la présente thèse. Ils représentent l'ensemble mythologique le plus important de la littérature cananéenne du deuxième millénaire av. l'è. c. C'est grâce à l'un de ces heureux hasards de l'histoire que les vestiges de la ville d'Ougarit ont été déterrés pour permettre à l'ancienne civilisation qui les a créés de « revivre » encore une fois. Cette métropole maritime d'antan, présentement réduite en un amas de ruines connu sous le nom de Ras Shamra, est située à l'intérieur des frontières de la République Arabe de Syrie, sur la côte méditerranéenne, au nord-ouest de Latakia. Parmi les découvertes les plus importantes figurent des tablettes d'argile, écrites pour la plupart dans une langue alphabétique en caractères cunéiformes: l'ougaritique. D'autres sont écrites en akkadien, hurrite et sumérien, ce qui reflète les différentes sphères d'influence en jeu dans le royaume. D'ailleurs, le contenu des tablettes, surtout celles se rapportant aux archives royales, indique qu'Ougarit était une cité-état où les rois essayaient de maintenir un équilibre précaire, coincés entre les deux principaux empires de l'époque: Hatti et Égypte. Les textes mythologiques qui nous concernent étaient gravés sur de grandes tablettes, comptant jusqu'à quatre colonnes par face. Ils datent de la période s'étalant entre 1400-1350 av. l'è. c.; bien que la rédaction ait probablement eu lieu à cette époque, ces récits remontent à une antiquité que nous ne pouvons déterminer.

      Ch. Virolleaud a désigné l'ensemble des textes poétiques évoquant les vicissitudes du dieu de l'orage, Ba'al, par le sigle alyn b'l (AB), « le tout puissant Ba'al », un titre du dieu que l'on avait pris d'abord pour une divinité distincte. Au sein de ce cycle AB, nous privilégions l'étude du dieu de la mort, Mot.


1 BREF ÉTAT DE LA QUESTION

      L'analyse de cette figure divine varie selon les diverses interprétations et les approches appliquées à l'étude du cycle AB. Fensham 1  privilégie une approche historique qui conçoit des événements réels à l'origine du mythe. En identifiant dans les passages KTU 1.2.i.36-38 et 1.5.ii.12 une terminologie relative à des traités militaires il en conclut que Yam et Mot pourraient représenter des envahisseurs venant de l'ouest et de l'est respectivement. Une autre lecture du mythe de Ba'al est proposée par l'approche cosmogonique qui interprète les rôles respectifs des principaux protagonistes en termes de manifestations de diverses forces cosmiques qui se battent pour s'accaparer le trône du royaume terrestre. Dans une telle perspective, Ba'al, le dieu de la vie, s'oppose à toute force qui mettrait la stabilité vitale en danger; c'est pourquoi il affronte Yam, qui représente le chaos, et Mot, qui symbolise la mort. Cette approche est élaborée notamment dans les oeuvres de Fisher 2  , Cross 3  et Clifford 4  , pour n'en citer que quelques-uns. Selon Clifford, les mythes cosmogoniques consistent à faire émerger l'ordre du chaos et à délimiter l'organisation sociale d'une manière qu'elle puisse maintenir et promouvoir la vie communautaire. Par conséquent, toutes les actions de Ba'al, particulièrement ses conflits, doivent être perçues dans un tel contexte.

      L'école du « Myth and Ritual », quant à elle, s'inspire de la proposition évolutionniste selon laquelle certaines institutions fondamentales, y compris celle de la royauté, et quelques-unes des idées qui ont forgé l'aspect culturel du Proche-Orient ancien, sont partagées par toutes les civilisations de la région. Ceci se refléterait au niveau divin où l'on pourrait détecter un « pattern » commun dans les mythes et les rituels. L'un des plus fervents promoteurs de ce courant de pensée fut S. H. Hooke, l'éditeur de Myth and Ritual et The Labyrinth  5  , deux monographies qui définissent et délimitent les paramètres de la théorie en question. En ce qui concerne le cycle de Ba'al en particulier, une telle approche a privilégié une interprétation saisonnière des textes mythologiques. Certains auteurs 6  les considèrent comme des « drames cultuels » qui mettent en évidence le cycle des saisons. D'autres 7  encore ont suggéré qu'il s'agissait de narrations liturgiques voulant expliquer la succession des saisons. Alors que la version cosmogonique est la plus persistante en ce qui concerne l'analyse du conflit Ba'al-Yam 8  , l'interprétation saisonnière, qui a dominé la scène des études ougaritiques des années trente aux années soixante 9  , demeure encore l'explication principale apportée à la rivalité qui oppose Ba'al à Mot. Selon les partisans de l'école Myth and Ritual, Ba'al, le dieu de la pluie, représente la fertilité et, en tant que tel, affronte Mot qui symbolise la sécheresse, la stérilité et, par extension, la mort. En d'autres termes, la lutte entre les deux actualise au niveau divin la tension qui existe dans le calendrier agraire entre la pluie et la sécheresse, la fertilité et la stérilité, un conflit dont dépend le sort de la communauté humaine tout entière. Pourtant, Cassuto 10  reproche avec raison la vision trop restrictive que l'interprétation saisonnière attribue aux textes mythologiques ougaritiques; l'opposition entre les saisons ne révèle tout au plus qu'un des multiples aspects du cycle AB.


2 PROBLÉMATIQUE

      De toutes ces approches, à travers toutes ces interprétations, l'image qui se dégage de Mot est celle d'un personnage unidimensionnel, intimement lié au domaine de la mort, considéré principalement comme l'antithèse de Ba'al. Dans une telle perspective même sa divinité est mise en question par certains auteurs qui le perçoivent comme une simple personnification de la mort et non pas comme un dieu à part entière. Pourtant, il serait étonnant qu'une figure secondaire puisse mettre en péril le royaume du vaillant dieu de l'orage et, ce faisant, mette le sort de l'humanité entière en péril. Toutefois, il y a des facteurs qui témoignent contre sa divinité, notamment l'absence du nom de Mot des listes sacrificielles et rituelles; comment en effet peut-on parler d'un dieu de la mort si ce dernier ne jouit d'aucun culte sur terre, du moins d'après les données textuelles découvertes jusqu'à aujourd'hui. Comment expliquer ce décalage entre les textes rituels et mythologiques ? Comment Mot était-il perçu par les ougaritains ? S'agit-il d'un dieu et si tel est le cas quelle place occupe-t-il au sein du panthéon ougaritique ? Autant de questions auxquelles cette thèse tentera de répondre en apportant des solutions, les plus crédibles possibles, même si nous les savons temporaires et partielles. Car, comme Handy 11  le fait remarquer, toute interprétation des religions du Proche-Orient ancien reste « faussée » et doit être constamment modifiée. En effet plusieurs obstacles entravent le chemin de toute recherche dans ce domaine.

      Il y a d'abord la question de l'état fragmentaire des données qui pose des problèmes au niveau du contenu. Toutefois, plusieurs lacunes textuelles peuvent être comblées grâce aux passages parallèles, une caractéristique de la poésie proche-orientale en général, et de l'ougaritique en particulier. Cette façon de régler partiellement le problème de lacunes textuelles n'est pas infaillible, mais elle permet au moins d'établir des reconstitutions acceptables. Il y a aussi la difficulté de comprendre une religion de l'extérieur, difficulté aggravée dans notre cas puisqu'il s'agit d'interpréter une religion ancienne dont les adhérents sont disparus depuis des milliers d'années; un deuxième problème se pose donc au plan méthodologique.

      L'expérience religieuse, et à plus forte raison celle d'une civilisation disparue, ne peut être entièrement reconstruite. Par conséquent, certains chercheurs vont mettre l'emphase sur les facteurs extérieurs, voire objectifs de cette expérience, alors que d'autres vont essayer de la percevoir, de la capter à travers leur propre humanité, en insistant sur des facteurs subjectifs. Plusieurs modèles théoriques ont été appliqués à l'étude de la société ougaritique, notamment ceux du féodalisme et des deux-secteurs. Dans le cas du premier modèle, populaire entre les années trente et soixante, la terminologie calquée sur le système médiéval européen mène à des confusions lorsqu'appliquée au contexte du Proche-Orient ancien; on impose un concept politique étranger à la culture locale, concept qui se base sur un rationalisme légal (la féauté) issu des conditions sociales typiques à l'Europe médiévale. Le deuxième modèle, présentement prédominant, met l'emphase sur les modes de productions et leur impact sur l'organisation sociale. Il a été proposé dans les années cinquante par Igor Diakonoff, l'orientaliste russe d'orientation marxiste 12  . En fait son modèle est une application du « mode de production asiatique », une des plusieurs étapes identifiée par Marx dans l'évolution progressive des sociétés.

      Heltzer et Liverani sont les principaux promoteurs du modèle des deux-secteurs en domaine ougaritique 13  . Ils divisent la société en deux sphères distinctes, l'une publique et l'autre privée. Le secteur public, de caractère purement urbain, est axé sur l'administration centrale qui comprend la famille royale et l'armée de professionnels au service du palais. Ces derniers ne possèdent pas de propriété foncière et dépendent entièrement du palais pour assurer leur survie. Par conséquent, ils n'ont aucun contrôle sur les moyens de production monopolisés par le roi. Par contre, le secteur privé, formé par les communautés rurales, comprend des paysans libres qui exploitent collectivement leurs terres ancestrales. Le contrôle du palais sur les moyens de production dans ce secteur n'est qu'indirect, à travers le système de taxation. La dichotomie que le modèle des deux-secteurs impose relève plus des exigences d'une construction théorique que de la réalité ougaritique. Ainsi, les données archéologiques et le témoignage textuel indiquent une homogénéité au plan de l'organisation entre le centre et la périphérie, l'urbain et le rural. La structure sociale est partout la même. Les relations sont fortement personnalisées et l'autorité du souverain est renforcée grâce à des liens traditionnels et non pas à travers un code légal rationnel et impersonnel. Or, une telle organisation sociale est mieux caractérisée par le modèle patrimonial de Weber. Dans le système patrimonial l'état est structuré selon les principes prévalant dans une maisonnée patriarcale. Le royaume tout entier constitue la maisonnée personnelle du roi, et les relations entre père/fils, maître/serviteurs modèlent les échanges aux niveaux social, politique et économique. Dans la présente thèse nous privilégions l'approche wébérienne comme assise analytique.

      Un exemple concret permettra de mettre en relief les enjeux impliqués dans le choix de chacun des modèles marxiste et wébérien. Considérons le cas hypothétique d'un ougaritain habitant la capitale; pour simplifier les choses nommons le « bn urbain ». Conformément aux informations fournies par les données archéologiques et textuelles, ce dernier réside dans une maison avec une cour intérieure et un lot de terrain qui lui assure la quantité nécessaire de nourriture consommée par sa famille. Par ailleurs, l'organisation interne de sa maisonnée indique un caractère à la fois patriarcal, patrilinéaire et patrilocal. Il peut être un marchand ou un fonctionnaire du palais, mais la configuration de sa demeure aux niveaux conceptuel et structurel ne diffère pas de celle de son concitoyen dans la campagne, « bn rural ». « Bn urbain » cultive l'essentiel de son alimentation sur place, ce qui fait qu'il ne dépend pas du palais pour sa subsistance quotidienne. Évidemment les récompenses qu'il reçoit du roi en contrepartie de ses services lui assurent l'accès à des commodités que « bn rural » ne possède probablement pas. L'organisation interne dans la maisonnée façonne à son tour les échanges socio-politiques et économiques qui, de ce fait, restent fortement personnalisés. Ce qui est privé devient public et vice versa. Le modèle marxiste, en opposant « bn urbain » à « bn rural », impose une stricte dichotomie qui va à l'encontre des données archéologiques et textuelles. Par contre, le modèle wébérien, par souci de la perception native des choses, reste plus fidèle au contexte historico-culturel. Le modèle marxiste, qui ne s'intéresse qu'aux facteurs objectifs (les modes de production), fait des généralisations qui forcent la réalité culturelle. Les défenseurs du modèle des deux-secteurs perçoivent notre « bn urbain » de la façon qui leur convient. Ils sont aveugles à leur propre subjectivité, d'où le grand décalage entre les données et l'interprétation.

      L'avantage de la méthodologie wébérienne est d'établir un équilibre entre la subjectivité du chercheur et l'objectivité des données existantes. Ainsi, elle admet le choix personnel au niveau de la cueillette des données, mais exige une analyse rigoureuse du « corpus » une fois la sélection faite. Les résultats d'une telle recherche sont scientifiquement vérifiables puisque l'ensemble des données est clairement établi dès le départ. La reconstruction que Weber fait de l'expérience religieuse prend en considération à la fois la perception native, donc idéale du phénomène, ainsi que les éléments extérieurs, donc matériels, qui l'ont influencée. Il s'agit ici de bien faire la distinction entre les deux niveaux de subjectivité impliqués dans la démarche wébérienne. Le premier concerne les valeurs morales propres au chercheur, valeurs qui influencent le choix de son corpus, de son modèle, etc. Le deuxième se rapporte à la subjectivité du natif. Étant donné qu'il est impossible de questionner les sujets, on tente d'entrevoir la perception native du soi à travers la structure sociale qui représente des phénomènes objectifs dont on postule qu'ils sont bien les indices des propriétés (subjectives) cachées. Dans ce sens, Weber se rapproche de Durkheim: pour comprendre une société « il faut substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise, et étudier le premier à travers le second » 14  . C'est ce que Weber fait à partir des facteurs idéaux.

      Il nous semble opportun à ce stade-ci de dresser un rapide survol de quelques-uns des principaux éléments méthodologiques wébériens qui nous serviront d'assise analytique. Leur évocation permettra de mieux situer notre propre hypothèse de recherche et de saisir la pertinence de l'ensemble de la démarche de la présente thèse.


3 LA MÉTHODOLOGIE WÉBÉRIENNE: PREMIÈRE ÉTAPE


3.1 LA SÉLECTION DES DONNÉES EMPIRIQUES; LE PRINCIPE DE WERTBEZIEHUNG

      L'expérience humaine constitue le matériau de base de l'analyse wébérienne. Puisqu'il en est ainsi, quels sont alors les critères à établir pour systématiser l'information fournie par ces expériences? Quel est le processus qui permettra de transformer l'information basée sur l'expérience en une connaissance scientifique? C'est par rapport à ces critères et à leurs choix que nous discuterons de la méthodologie wébérienne.

      La sorte d'intérêt que porte le chercheur envers son matériau détermine son choix de critères. Cette « sorte d'intérêt » change d'orientation selon qu'elle se trouve dans le domaine des sciences humaines ou des sciences naturelles. Ainsi, en ce qui concerne les phénomènes naturels, l'intérêt du savant consiste à formuler des principes généraux basés sur les régularités de ces phénomènes. Dans les sciences humaines par contre, le chercheur veut avant tout déterminer et comprendre l'individualité concrète de chaque culture, de chaque action humaine. Les concepts généraux ne sont que des moyens pour vérifier et valider la connaissance acquise d'après les observations faites 15  .

      Or, selon Weber, l'expérience entière est impossible à reproduire intégralement. Les « faits » sociaux ou naturels ne sont que des reproductions sélectives de la réalité. Ils sont des constructions basées sur des intérêts théoriques bien définis qui varient selon que l'on est dans le domaine des sciences humaines ou des sciences naturelles 16  . Ainsi, une réduction de qualité en quantité s'impose au niveau des sciences naturelles où l'information quantitative est nécessaire pour la formulation des lois générales abstraites. Dans les sciences sociales par contre, l'intérêt théorique qui gouverne et justifie la construction des faits est différent. Son but est de comprendre l'individualité des faits sociaux, de déterminer le sens de chaque particularité socio-culturelle. Par conséquent, l'information qualitative reste prédominante et ne subit pas une réduction quantitative.

      Mais, alors que les phénomènes naturels n'impliquent nullement les valeurs personnelles (dans le sens de principes moraux) du savant, l'intérêt que porte le chercheur envers son sujet dépend de ses valeurs mêmes 17  . Autrement dit, étant donné que dans les sciences naturelles les phénomènes qui sont analysés font partie d'une « réalité objective », le savant n'a pas besoin de faire appel à ses valeurs normatives personnelles pour organiser son matériel, bien qu'il soit aussi impliqué par le type de questions qu'il porte et l'univers dans lequel il évolue. Par contre, dans les sciences humaines, « la réalité » en question est forgée par les actions humaines. Pour la comprendre, il ne suffit pas d'expliquer les phénomènes sociaux à travers les actions humaines, il faut aussi donner un sens à ces actions. Le chercheur tente de détecter la /les motivation(s) derrière chaque action en faisant appel à ses propres intérêts moraux, d'où la nature « chargée de valeurs » (Wertbezogenheit) de la réalité humaine. Ainsi, à travers son analyse de l'expérience, le chercheur en choisit les éléments constitutifs qui lui paraissent les plus importants selon leur pertinence par rapport à ses propres valeurs personnelles. Ce choix tout à fait subjectif est ce que Weber appelle « Wertbeziehung ». Il s'agit en fin de compte d'un principe de sélection visant à organiser « la matière première », c'est-à-dire l'information empirique amassée par le chercheur 18  .

      Ce principe de Wertbeziehung est d'une importance capitale pour Weber. Selon Zaret 19  , « commentators often fail to grasp this point, equating the principle of value-relevance with a principle governing problem choice in science ». Même si deux chercheurs choisissent le même phénomène social comme objet de leurs études respectives, en reproduisant l'expérience en question ils peuvent construire des faits différents l'un de l'autre. Ceci anticipe la construction des types idéaux.


3.2 DEUXIÈME ÉTAPE


L'abstraction ou la généralisation limitée: les types idéaux

      Toute recherche empirique doit conduire à une synthèse, c'est-à-dire à des conclusions générales qui se posent à un niveau plus abstrait. Pour ce faire, on utilise des concepts généraux. Mais, alors que dans les sciences naturelles le but consiste à formuler de nouveaux concepts généraux, dans les sciences sociales , selon Weber, ils ne servent que d'outils pour formuler des propositions générales qui ne doivent cependant pas atteindre le niveau d'abstraction des lois analytiques. Ces dernières, au nom des généralités, réduisent les particularités et de ce fait ignorent les individualités qu'une recherche en sciences sociales veut faire ressortir. Weber, grâce à ces aides heuristiques que sont les concepts généraux, construit ce qu'il nomme des types idéaux. Mais, contrairement aux sciences naturelles, ces types idéaux ne contribuent pas à la formulation de nouvelles lois analytiques.

      Le type idéal est une construction abstraite composée d'éléments concrets mis ensembles pour former une unité conceptuelle. Bien que ces éléments soient extraits de l'expérience à l'état « brut », ils ne se présentent jamais dans la réalité sous cette forme, à travers une telle combinaison. Dans ce sens, un type idéal ne peut être ni une description, ni une « photo » prise de l'expérience, ni une hypothèse. C'est une fiction 20  . En fait, il comporte deux genres de connaissance, une interprétative, puisqu'il s'agit d'une construction théorique guidée par l'intérêt du chercheur, et une abstraite, puisqu'il est formulé à l'aide de concepts généraux 21  . En tant que tel, il aide à formuler des propositions générales limitées, à partir des données empiriques.

      Dans l'usage du mot « idéal », il n'y a aucune connotation normative. « An ideal-type is a pure type in a logical and not an exemplary sense » 22  . Le mot « type » est utilisé dans le sens de typique. Un type idéal est donc

an ideal construction of a typical course of action or form of relationship which is applicable to the analysis of an indefinite plurality of concrete cases, and which formulates in logically consistent form certain elements that are relevant to the understanding of the several concrete situations 23  .

      

      Les types idéaux assument la fonction de concepts généraux dans la méthodologie de Weber. Mais, contrairement aux lois analytiques, ils ne dénotent pas « the class or average character but rather the unique individual character of cultural phenomena » 24  . En fait, les types idéaux essayent de combler le vide entre l'information empirique et le niveau théorique. Ainsi ils permettent à Weber d'expliquer d'une façon causale 25  la genèse des individus historiques 26  , ou encore la diversité historique des faits sociaux. Autrement dit, les types idéaux ne sont que des outils qui servent à comprendre, expliquer et formuler des généralités dans une perspective historique comparative.

      Mais comment les types idéaux opèrent-ils au niveau de l'application? Ils permettent au chercheur d'isoler les associations constantes qui existent au sein d'une diversité historique. Pour donner un exemple concret, si nous voulons étudier le phénomène de la révolution, nous devons identifier d'abord les différents types de révolutions. Ensuite, à l'aide des types idéaux nous établirons des conditions causales communes pour chaque type où « [the] invariant relationships between different causes and types of revolutions would be established by applying the method of agreement to each type and the indirect method of difference between types » 27  . Selon la « method of agreement », la relation entre un phénomène Y et sa cause X est constante si, et seulement si, chaque fois que l'on a un type de phénomène Y, sa cause est toujours X. Parallèlement, la comparaison entre les types idéaux fait ressortir les différences entre les divers types de révolution 28  .

      Pour conclure, les types idéaux assument plusieurs fonctions. Ils aident à conceptualiser l'information acquise au niveau empirique. Ils expliquent dans une relation causale la genèse d'une configuration unique, en d'autres termes, d'un individu historique. Ils fournissent une interprétation de la diversité historique en termes de généralisations modestes 29  . Comme Zaret le fait remarquer dans son article, « one consequence of Weber's view of ideal types is the impossibility of general theory per se. Thus, the principle of value-relevance and the task of analysing the genesis of uniqueness in social life condemns theory to a noncumulative proliferation of paradigms » 30  .

      La recherche dans les sciences sociales consiste donc dans une première étape à suppléer au contexte empirique des valeurs personnelles qui serviront de guide et de principe de sélection dans la construction des individus historiques, et dans une deuxième étape à fournir une analyse causale des événements qui font l'objet de la recherche. Or, étant donné que l'intérêt qui guide les sciences sociales est l'individualité concrète de chaque phénomène social et que le but de l'histoire est justement d'isoler des phénomènes significatifs et de les analyser, « historical research [becomes] the methodological counterpart to the theoretical interests of the social sciences because of its ideographic orientation: orientation to unique non repeatable events » 31  .

      En fait, Weber tente d'établir un équilibre entre la subjectivité et l'objectivité, tout en démontrant que les deux ne sont pas incompatibles. Pour lui, une connaissance scientifique en sciences humaines reste « subjective » dans la mesure où elle reproduit l'expérience partiellement, à travers la sélection de certains éléments, sélection qui dépend de la subjectivité du chercheur. Mais une fois que les données empiriques sont amassées, et correctement décrites, le système de propositions qui s'ensuit est vérifiable et par conséquent objectif. Bien que les critères personnels changent et entraînent avec eux la direction que prend l'intérêt scientifique, la connaissance accumulée, tant qu'elle est « objective », garde sa validité malgré le temps et malgré les goûts personnels.

      Une brève récapitulation de ce qui fut exposé plus haut devrait permettre de synthétiser l'approche wébérienne. Dans la formulation de sa théorie, Weber combine à la fois les traditions idéaliste et positiviste, sans pour autant appartenir à l'une ou à l'autre. Pour Parsons, « Weber's seminal contribution was to combine idealism and positivism in a general theory that upheld, in opposition to historical materialism, the subjective point of view » 32  . Le but principal de Weber est d'abord d'identifier, puis d'expliquer les causes des particularités des phénomènes sociaux dans leurs temps et dans leurs espaces (individus historiques), aussi bien qu'à travers le temps et à travers l'espace (types idéaux). En d'autres termes, pour comprendre la singularité d'un phénomène social il faut le situer dans son contexte historique et culturel. C'est pourquoi il réfute toute tentative de généralisation qui transgresse et ignore le milieu historico-culturel. On notera au passage qu'en insistant sur l'association de la théorie et de l'histoire Weber ne fait pas école à part. Il fait écho à l'un des principes fondamentaux de la sociologie classique, influencée à son tour par l'école néo-kantienne. Mais, avec les développements théoriques du vingtième siècle, l'association s'est dissolue, et depuis les sociologues tendent à séparer l'histoire de la synthèse théorique 33  .

      Pour atteindre son but, Weber applique le principe de Wertbeziehung. Grâce à lui il formule une théorie basée sur le point de vue subjectif qui, dans l'application des conclusions que l'on en tire, représente une valeur objective qui peut persister malgré le temps et les intérêts personnels des chercheurs. Sa théorie n'est pas une approche quantitative qui s'intéresse aux statistiques, mais une approche historique qualitative qui cherche à identifier les relations constantes exprimées dans la diversité historique où chaque type de relation constante constitue une voie historique 34  . Autrement dit, il poursuit une approche idéographique pour identifier et comprendre dans leur contexte historico-culturel, des constellations sociales particulières.

      Les lacunes majeures de la méthodologie wébérienne relèvent de son historicisme prononcé. Sur le plan analytique son refus de formuler une théorie sociale à un niveau d'abstraction poussé reflète son souci de rester fidèle au contexte historico-culturel. Une telle attitude se transpose à son tour sur le plan empirique où Weber met l'emphase sur la description de chaque cas particulier plutôt que sur l'explication causale. Dans un certain sens, sa vision dénote des traces d'influence du courant idéaliste-objectiviste qui, dans le cas des sciences humaines, propose de se limiter à la description, sans pour autant se référer à des principes généraux pour expliquer les différents cas sociaux 35  . Mais ces restrictions n'ont pas empêché Weber d'appliquer sa théorie dans le but de faire ressortir les diverses interactions entre les différents domaines de la vie sociale. Dans ce qui suit, nous donnerons, à titre d'illustration, un bref aperçu de la façon dont il analyse les religions par rapport à leur contexte socio-culturel et économique.


4 LA THÉORIE WÉBÉRIENNE DANS SON APPLICATION

      L'étude des religions pour elle-même ne constitue pas le but des recherches entreprises par Weber. En tant que protestant et membre de la classe bourgeoise, il s'agit pour lui d'établir la relation causale entre l'ascétisme puritain et l'épanouissement du capitalisme en Occident et de se servir de la démarche comparative comme champ de vérification 36  . Il veut ainsi « remédier à l'isolement » concernant les études faites sur le protestantisme en les situant dans « l'ensemble du développement culturel » 37  . C'est dans cette perspective qu'il faut voir ses études qui portent sur L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus) ainsi que L'éthique économique des religions universelles 38  où il considère les cas des éthiques religieuses confucéenne, hindoue, bouddhiste, chrétienne, islamique et hébraïque 39  . Il tente à chaque fois de dégager les traits principaux caractérisant le mode de vie des couches (Schichten) sociales les plus susceptibles d'influencer le conditionnement de l'éthique économique et de lui octroyer son caractère particulier. Bien qu'il ne soit jamais question d'une seule et unique couche sociale à l'exclusion des autres, il est souvent possible d'isoler la couche qui a exercé l'influence la plus décisive. Ainsi, par exemple, le confucianisme constituait l'éthique de corps (Standes-ethik) d'une couche d'intellectuels qui croyaient en un rationalisme profane. C'est leur éthique qui a façonné le mode de vie chinois 40  . Dans le cas du judaïsme, il s'agissait d'« une intelligentsia de petits-bourgeois rationalistes, de plus en plus prolétaroïdes » 41  . Mais en aucun moment Weber ne perçoit la particularité d'une religion comme étant « une simple fonction de la situation sociale de la couche apparaissant comme son porteur [Träger] caractéristique » 42  . Le contenu du message religieux et la nature des promesses de salut déterminent en premier lieu la physionomie particulière d'une religion. Cependant, et en second lieu, il faut admettre que le mode de vie « des couches socialement déterminantes » a aussi contribué à la formation des traits caractéristiques d'une religion donnée. Ainsi, « la nature de l'état de félicité ou de renaissance...recherché comme bien suprême dans une religion » varie « nécessairement selon les caractéristiques de la couche qui constitue le porteur principal de la religion concernée » 43  . Il ne s'agit toujours pas d'une influence univoque, mais quand même assez décisive pour résister au passage du temps 44  . Chaque religion offre une interprétation du monde et en trace une image conforme au message de salut qu'elle apporte. Les gens, selon la couche sociale à laquelle ils appartiennent, entreprennent de rationaliser cette image du monde et de lui octroyer un sens. C'est ainsi que les religions influencées par des couches d'intellectuels, qui croyaient pouvoir saisir le sens du monde uniquement par la pensée, aboutirent à la conclusion que le bien religieux consistait dans la contemplation individuelle ou l'expérience mystique 45  . Cette conviction eut ses répercussions dans l'organisation des rapports de la religion concernée avec les autres domaines de la vie sociale, y compris l'économie 46  . Par contre, là où les couches socialement déterminantes étaient impliquées plus directement dans la vie pratique (comme les artisans, marchands, fonctionnaires, etc.), le salut promis était accessible par des moyens plus rationnels 47  . Et selon Weber, c'est surtout dans les couches de la bourgeoisie, avec son penchant vers « le rationalisme technique et économique », qu'existe « la possibilité permanente...de faire émerger une réglementation de la vie éthiquement rationnelle » 48  . Autrement dit, le rationalisme 49  trouve son champs d'élection au niveau de la bourgeoisie.

      Jusqu'à présent, il s'agissait de voir comment des couches socialement déterminantes avaient contribué (parmi d'autres facteurs) à la structuration d'une religion. Mais dans la perspective wébérienne l'analyse ne peut pas s'arrêter là. Selon Weber, n'importe quel type de religion ainsi façonnée acquiert assez d'indépendance pour exercer à son tour « une influence passablement importante sur le mode de vie des couches [sociales] » 50  . Autrement dit, quand le mode de vie est méthodiquement rationalisé selon une éthique, la religion joue un rôle important dans le façonnement de cette éthique 51  . Ce qui suit élabore cet autre aspect de la dynamique entre la religion et la société.

      Weber se base sur une conviction personnelle selon laquelle à l'origine de toute histoire religieuse il y a une expérience religieuse 52  . Mais alors que certains membres de la société démontrent une qualification religieuse importante, d'autres par contre, n'ont pas la même aptitude ou, dans les termes wébériens, « n'ont pas 'l'oreille musicale' pour la religion » 53  . Cette aptitude religieuse inégale chez les êtres humains relève du domaine du charisme dont certains membres de la société disposent, mais pas tous. « Il en résulte la tendance de toute religiosité intensive à se structurer en différents corps correspondant aux différences de qualification charismatique » 54  . C'est ainsi qu'une religiosité de « virtuoses » se distingue de la religiosité des « masses » 55  . Or, ce corps de « virtuoses » « afin de gagner et de conserver...une clientèle de masses » a dû accepter des compromis au niveau des exigences religieuses pour tenir compte de l'aptitude religieuse des « masses » 56  . Ainsi s'opère l'influence de la religion sur la vie quotidienne. Mais alors que dans la plupart des religions orientales cette religiosité de « virtuoses » entraîna l'emprisonnement des masses dans la tradition magique, en Occident, elle entreprit une rationalisation éthique de la vie quotidienne, y compris de l'économie. « La nature particulière de la religiosité concrète des virtuoses fut pour cette raison d'une importance décisive pour le développement de la conduite de la vie des 'masses'...et par là aussi pour l'éthique économique des religions concernées » 57  . En ce qui concerne l'éthique protestante en particulier, la pratique d'une vocation (Beruf) « devint confirmation du salut » 58  et une rationalisation méthodique (selon l'éthique de l'ascèse active) du mode de vie, y compris l'économie, s'opéra.

      Ce qui se reflète à travers l'application qu'a faite Weber de sa théorie est sa vision concernant la relation dynamique qui prévaut entre les domaines socio-économique et religieux. Dans un tel cadre, il a voulu identifier quelle forme religieuse spécifique était compatible avec quel type de relation sociale ou couche sociale. Par ailleurs, il était intéressé à déterminer le rôle de la rationalisation dans la dynamique sociale. Le rendement économique se fait en fonction du degré de la rationalisation qui à son tour est influencé par les idées religieuses d'une société. Selon lui, c'est cette tendance à la rationalisation, accentuée et encouragée par le protestantisme, qui a donné naissance dans la société occidentale à des formes économiques comme le capitalisme, la spécialisation bureaucratique et sa routinisation 59  , alors que dans le cas de la Chine, de l'Inde et de la société israélite, les facteurs religieux ont entravé le développement de cette rationalisation. Il a en ce faisant tracé, entre autre, l'impact des idées religieuses sur la rationalisation 60  .

      Ce bref rappel de quelques notions fondamentales de l'approche wébérienne nous invite maintenant à porter notre regard plus explicitement sur notre propre démarche.


5 HYPOTHÈSE ET MÉTHODOLOGIE DE LA THÈSE

      Toute démarche scientifique exige une hypothèse de travail qui sera confirmée ou infirmée selon les résultats obtenus à la fin de la recherche. Or dans la perspective wébérienne, une hypothèse doit nécessairement prendre en considération à la fois les facteurs objectifs et subjectifs. C'est pourquoi en ce qui concerne Mot, il faudra déterminer les facteurs matériels (les conditions géo-physiques et économiques) et les facteurs idéaux (telle la perception de soi chez le natif) dans le façonnement de son personnage. À cet égard il est important de signaler que, dans la caractérisation de ce dernier, la sécheresse (un facteur matériel) est considérée comme l'un de ses aspects principaux, surtout par les partisans de l'interprétation saisonnière. Mais une telle interprétation repose sur le présupposé voulant que Mot soit l'antithèse de Ba'al, dieu de la pluie, plutôt que sur des données strictement économiques, qui font d'ailleurs défaut dans les passages qui le concernent. Par contre, les indications d'ordre social abondent autant dans l'imagerie que dans le vocabulaire utilisé pour le décrire. Il est représenté en termes de souverain et de guerrier vaillant, maître d'un domaine bien particulier, celui du monde infernal. En nous basant sur le modèle patrimonial de Weber nous formulons l'hypothèse que Mot est le patriarche d'une maisonnée patrimoniale qui, en terme d'organisation, est structurellement et conceptuellement identique à celle des autres dieux ougaritiques. En outre, il est un dieu à part entière, similaire aux autres sur le plan social aussi bien que politique. Ce qui le distingue de ses collègues c'est sa fonction associée au monde des morts. Une telle spécialisation des fonctions relève de la société ougaritique qui, bien qu'agraire à la base, est en voie d'être urbanisée 61  . Cette tendance est plus marquée dans la caractérisation de Mot qui dénote des traits principalement sociaux, alors que Ba'al, parallèlement à ces mêmes traits, garde encore des aspects fortement agraires. Par conséquent, dans le cycle AB ce dernier est d'abord le dieu de la pluie et de l'orage, avant d'être le numen de la vie, alors que Mot est d'abord le dieu de la mort, et ce n'est qu'en tant qu'antithèse de Ba'al, qu'il représente la sécheresse.

      Qu'est-ce que nous retenons de la méthodologie wébérienne qui sert d'assise analytique à la présente recherche ? Dans ce qui suit nous reprenons les éléments méthodologiques discutés ci-dessus dans le but d'expliquer comment nous comptons nous en servir concrètement. Il doit être clair dès le départ que nous utilisons la méthodologie de Weber d'une façon éclectique. Ce que nous gardons est une combinaison de sa démarche théorique et de l'application qu'il en a faite.

      Pour commencer, nous reconnaissons la part de la subjectivité du chercheur dans son analyse. Afin de mieux illustrer ce principe de Wertbeziehung considérons l'exemple du choix du modèle théorique dans la présente thèse. Pour les raisons citées antérieurement, le modèle féodal est considéré dépassé. Compte tenu de l'intérêt des conditions socio-économiques pour notre étude il fallait donc choisir entre Marx et Weber. Le modèle des deux-secteurs présente des défaillances majeures, notamment parce que son interprétation de la société ougaritique reflète les soucis d'une construction théorique qui a des difficultés à trouver un champ de vérification dans la réalité historico-culturelle ougaritique. Il y a cependant un facteur subjectif qui a aussi joué contre l'approche marxiste. Étant nous-même originaire de la région du Proche-Orient, la configuration sociale décrite par le modèle de la maisonnée patrimoniale nous a paru beaucoup plus familière que celle donnée par le modèle des deux-secteurs. Nous étions surprise de constater des traits (sociologiques) de similarité qui avaient survécu au passage du temps, traits que nous avions pris pour acquis jusque là.

      En ce qui concerne la partie proprement théorique de la méthodologie wébérienne, nous retenons notamment l'usage des type idéaux, en l'occurrence celui de la maisonnée patrimoniale qui constitue l'assise d'analyse principale de la présente thèse. À cet effet il suffit de considérer notre hypothèse de recherche pour constater l'importance méthodologique de cet élément. Par ailleurs, dans le dernier chapitre qui représente le point culminant vers lequel converge le reste de l'étude, la maisonnée patrimoniale est à la base de notre argumentation. Ainsi, nous discutons dans un premier temps de la localisation et de la structure des maisonnées de diverses divinités, pour comparer et définir celle de Mot dans un deuxième temps. Le but est de démontrer que, conformément au type idéal patrimonial, toutes les maisonnées sont conceptuellement et structurellement organisées d'une façon identique. De même, les échanges politiques au niveau divin (aussi bien qu'au niveau humain) sont calqués sur le type de relations prévalant au sein des maisonnées patrimoniales entre père/fils et maître/serviteurs.

      Un autre élément que nous gardons de la partie théorique de la méthodologie wébérienne concerne les liens de causalité entre différents facteurs socio-économiques et la conception de diverses figures divines durant les troisième et deuxième millénaires av. l'è. c. Sans pour autant procéder à construire des individus historiques pour l'étude de chacune des divinités ougaritiques, nous attirons l'attention sur certaines correspondances causales. On pratique en Ougarit l'agriculture irriguée en l'absence de grandes rivières comme en Mésopotamie. La pluie représente la source d'irrigation principale, étant donné que la côte reçoit des précipitations d'environ 800 mm par an. Par conséquent, Ba'al, qui symbolise les eaux génératrices de la pluie, occupe la place centrale dans la religion ougaritique, du moins d'après les textes mythologiques découverts jusqu'à aujourd'hui. De même, l'apport des sources souterraines au régime hydrique de la ville d'Ougarit explique l'importance de 'Anat, déesse des sources, et son alliance avec le dieu de la pluie.

      Nous aurions aimé voir de telles corrélations directes entre la figure de Mot et les conditions géo-physiques et économiques locales. Mais nous verrons en analysant les textes du cycle AB se rapportant au dieu de la mort, que tel n'est pas le cas. La seule mention relevant d'un contexte économique concerne Mot indirectement et vient de la bouche de El: « Les sillons dans les champs sont craqués, O Shapash, les sillons dans les champs de El sont craqués. Ba'al doit occuper les sillons des labours » 62  . Mais ce n'est qu'une référence indirecte; en l'absence de Ba'al les sillons sont craqués. On peut déduire qu'en son absence c'est Mot qui règne sur le royaume des vivants, et que la sécheresse est l'une des conséquences de cette prise de pouvoir. Mais en mettant la sécheresse au premier plan des caractéristiques de Mot nous serions tombée dans le même piège que nos prédécesseurs. Par contre, nous insisterons sur les éléments sociologiques qui abondent dans la caractérisation de la figure divine de Mot. Pour ce faire nous aurons recours à des concepts tels que l'organisation interne de la société ougaritique à la fin du deuxième millénaire av. l'è. c., ainsi qu'aux mécanismes de légitimité et de parenté opérant dans ce contexte. Le but est d'établir les corrélations entre ces concepts et la perception de Mot. Nous voulons démontrer que le dieu de la mort était perçu comme toute autre figure d'autorité, chef patriarcal et maître d'une maisonnée patrimoniale. La seule différence c'est qu'il a une occupation morbide.

      Un exemple concret permettra de mieux comprendre ce que nous voulons démontrer par la présente démarche. Revenons à notre bn urbain. Pour ne pas maintenir l'idée de la soi-disant opposition postulée par le modèle des deux-secteurs entre l'urbain et le rural, renommons le « bn Ougarit ». La société où il vit à la fin du deuxième millénaire av. l'è. c., présente une configuration pyramidale composée de maisonnées patrimoniales, nichées l'une dans l'autre. Elles sont identiques au niveau de l'organisation interne, mais diffèrent au niveau de la superficie, directement proportionnelle à la fortune personnelle 63  . « Bn Ougarit » est maître de sa propre maisonnée patrimoniale. Qu'il soit riche ou pauvre, sa demeure est organisée de la même façon que celle de son roi. Lorsque « bn Ougarit » pense à ses dieux et déesses il les imagine à travers sa propre expérience. En d'autres termes, il projette au niveau divin l'image qu'il a de son monde terrestre. C'est pourquoi son dieu protecteur, Ba'al, est représenté dans le cycle AB comme le seigneur d'une maisonnée patrimoniale qui dénote les mêmes caractéristiques que celles de la demeure de « bn Ougarit » 64  . Mais, le monde divin ougaritique était aussi habité par d'autres immortels, y compris Mot. « Bn Ougarit » qui craignait la mort, la concevait en forme de figure divine analogue à celle des autres, d'où notre hypothèse de recherche.

      L'étude des religions du Proche-Orient ancien n'était pas développée encore à la fin du 19e - début du 20e siècle, époque au cours de laquelle Weber formulait sa théorie sociale. Bien qu'il soit au courant de l'existence des civilisations telles que celles de l'Égypte et de la Mésopotamie 65  , les religions (polythéistes) proche-orientales ne font pas partie des exemples qu'il a considérés pour démontrer sa théorie du développement social. À la lueur des discussions portant sur l'application de l'approche wébérienne, où se situe donc la religion ougaritique ? Elle fait partie des religions du type polythéiste identifié par Weber comme étant la dernière étape du développement religieux avant le monothéisme, étape marquée par l'esprit traditionaliste « stéréotypé » par la magie symbolique. Mais ce qui est encore plus important c'est l'absence d'une quelconque distinction entre le sacré et le séculier; ceci implique à son tour que l'on ne perçoit pas le monde d'ici-bas comme étant aliéné du monde céleste, au contraire. Par conséquent, le problème du salut ne se pose pas à cette étape, car on ne sent pas le besoin d'organiser la société humaine selon une éthique religieuse particulière afin de la rendre « conforme » à un monde spirituel idéalisé. Ceci est d'une importance capitale chez Weber car, en l'absence de toute tension entre les réalités mondaine et transcendantale, le processus de rationalisation qui, d'après lui, consiste justement à organiser la vie sociale et individuelle selon un principe transcendant, n'est pas déclenché. Les institutions dans tous les domaines de l'activité humaine restent donc prisonnières de l'esprit traditionaliste, d'où la remise en question de l'existence d'un éventuel système bureaucratique (rationalisé) dans les sociétés du Proche-Orient ancien aux troisième et deuxième millénaires 66  .

      Mais alors que la nature du message de salut, ou dans notre cas son absence, détermine en premier lieu le caractère particulier d'une religion, il reste que le mode de vie des « couches socialement déterminantes » contribue également à la physionomie religieuse. D'après la démonstration faite par Schloen 67  dans sa thèse, la société ougaritique est structurée en termes de maisonnées patrimoniales de différentes grandeurs, la plus petite nichée dans la plus grande. L'organisation de la maisonnée du roi, le représentant par excellence de la « couche porteuse » de la religion officielle (ougaritique), est identique à celle du simple « roturier » aux plans structurel et conceptuel; seule la superficie varie en fonction de la fortune personnelle. Il s'agit donc dans la présente thèse de faire ressortir ces éléments sociaux aux niveaux de l'organisation du panthéon ougaritique en général et du domaine du dieu de la mort en particulier.

      Dans les chapitres qui suivent nous verrons les différentes interprétations apportées tant à la religion ougaritique qu'à la société. Alors que plusieurs modèles théoriques ont été appliqués à l'étude des conditions socio-économiques prévalant à Ougarit durant les troisième et deuxième millénaires av. l'è. c., rares sont ceux qui ont eu recours à de tels aides heuristiques conceptuels pour analyser la structure de la configuration au niveau divin. La plupart se sont contentés d'aborder les textes mythologiques dans une perspective historique, cosmogonique ou saisonnière. Encore plus rares sont ceux qui ont appliqué des modèles wébériens à l'étude du panthéon ougaritique. À notre connaissance il n'y a que Handy qui ait utilisé le concept wébérien de la bureaucratie, bien que dans une forme modifiée, pour comprendre le mécanisme de la structure divine. L'originalité de la présente thèse réside donc dans son approche: pour la première fois on fait appel à un type idéal wébérien pour comprendre la perception ougaritique de la figure divine de Mot. Il y a une raison pour laquelle les données proprement économiques font défaut dans la description de ce dernier. Nous croyons que la réponse se trouve dans les indices sociologiques.


6 PLAN DE LA THÈSE

      Pour mener à bien la vérification de notre hypothèse, la présente thèse sera divisée en quatre chapitres. Le premier constitue la partie théorique de notre étude. Il permettra d'examiner les divers modèles utilisés dans les études ougaritiques et de discuter leurs forces et leurs faiblesses vis-à-vis nos options. Dans un premier temps il sera question des différentes interprétations dont le cycle de Ba'al a fait l'objet, notamment les explications cosmogonique, historique et saisonnière. Une importance particulière sera accordée à cette dernière, compte tenu de sa popularité pour expliquer le conflit entre Ba'al et Mot. Dans un deuxième temps, et toujours dans le même chapitre, il sera question de l'environnement physique, de la géographie, de l'économie et de la société ougaritiques. Ceci fournira le fond de scène nécessaire pour une meilleure compréhension de la discussion portant sur les modèles (théoriques) socio-économiques proposés jusqu'à présent. On considérera particulièrement le féodalisme, l'approche marxiste et le fonctionnalisme. Ceci nous permettra d'une part de définir les conditions socio-économiques qui ont influencé les représentations du domaine divin et, d'autre part, de préciser la perception qu'avait le natif de son monde social, perception qui se reflète encore une fois au niveau divin. Ce n'est qu'après avoir fait ce tour d'horizon que la discussion abordera le modèle patrimonial de Weber, un type idéal qui relève du paradigme interprétatif de sa sociologie. À la fin de ce chapitre nous serons en mesure de justifier le choix de notre modèle théorique, tout en ayant défini les facteurs matériels et idéaux susceptibles d'influencer la conception de la figure divine de Mot.

      Dans le deuxième chapitre, il s'agira d'identifier et de traduire les passages qui concernent Mot dans le cycle AB. Comme nous l'avons signalé auparavant, aucune tablette révélant le mythe de Ba'al nous est parvenue intacte. Outre les inévitables lacunes textuelles, nous faisons face également au problème additionnel de la vocalisation. Comme les autres langues sémitiques, l'ougaritique n'écrit que les consonnes 68  . Par conséquent, le sens d'un même mot varie selon les voyelles insérées par les commentateurs. Il s'agit donc de clarifier ces problèmes dans la mesure du possible. C'est pourquoi la première partie de ce chapitre sera consacrée à l'analyse textuelle. Nous établirons et justifierons nos choix tant au niveau sémantique qu'au niveau des reconstitutions textuelles. La deuxième partie du deuxième chapitre portera sur l'ordre séquentiel. Étant donné que les récits mythologiques qui nous concernent sont écrits sur plusieurs tablettes qui n'ont aucun système de pagination entre elles, la séquence des passages au sein du cycle AB devient problématique. Malgré le fait que l'unanimité quant à cet ordre fasse défaut, il y a un certain consensus quant à la succession des tablettes KTU 1.4-1.5-1.6, celles contenant le conflit entre Ba'al et Mot. À la fin du deuxième chapitre, nous aurons donc établi le corpus de la présente recherche et la séquence au sein de ce corpus.

      Le troisième chapitre sera consacré à l'étude du vocabulaire utilisé pour décrire les divers aspects de Mot ainsi que ses titres et fonctions, dans le but d'en dégager des groupes thématiques spécifiques d'une fonction ou d'un aspect en particulier. Il s'agira non seulement d'analyser le personnage du dieu au niveau de son caractère et de ses fonctions, mais aussi de réfuter certaines théories quant à son aspect agraire explicite, notamment en ce qui concerne ses liens avec le grain et la vigne. L'étude des titres de Mot permettra d'examiner le problème de la contradiction qui existe dans la présentation d'un personnage « négatif » à qui les titres confèrent un aspect « positif ». Comment expliquer en effet des désignations comme « Mot, Favori de El, son Champion » ou « Mot, Bien-aimé des dieux » pour le dieu de la mort ? Un autre problème que nous voudrons éclaircir dans ce chapitre concerne la divinité de Mot, qui est mise en question par plusieurs auteurs: s'agit-il d'un « pur laine » de « l'Olympe » ougaritique ou d'une simple personnification de la mort ? À cet effet les passages se rapportant à l'emplacement et la description du monde souterrain constituent un argument important en faveur de sa divinité, puisqu'il est représenté en tant que seigneur divin incontesté de son royaume. Si tel est le cas, comment expliquer l'absence du nom de Mot des listes rituelles et sacrificielles où les principales divinités présentes dans le cycle AB sont toutes mentionnées. Autant de questions auxquelles nous répondrons à la fin de ce troisième chapitre qui nous permettra de voir les divers aspects dans la caractérisation de cette figure polyvalente.

      Une fois ses titres, ses caractéristiques et ses fonctions établis, nous examinerons Mot dans son milieu divin, tel que perçu par les ougaritains. C'est le sujet du quatrième et dernier chapitre qui constitue le point culminant de la thèse, point vers lequel converge tout le reste. Après avoir amassé l'information fournie par les tablettes KTU 1.4 à 1.6, nous analyserons cette figure dans son contexte socio-culturel, en fonction des facteurs qui ont contribué à son façonnement. À cette fin, nous agencerons la discussion selon trois thèmes: organisation, légitimité et parenté. Nous diviserons le chapitre en deux grandes parties. Dans la première, nous discuterons des collègues divins de Mot en fonction des trois concepts mentionnés. Si le modèle de la maisonnée patrimoniale de Weber est correct, tous les membres du panthéon ougaritique sont perçus comme les maîtres de maisonnées patrimoniales dont l'organisation conceptuelle et structurelle est identique. Le but de cette première partie sera d'établir les constants dans la configuration de la maisonnée divine per se et d'identifier l'influence d'une telle organisation sur la structuration des échanges socio-politiques divins. Dans la deuxième partie nous reprendrons les mêmes trois concepts pour discuter exclusivement de Mot. Cette deuxième partie comporte trois volets. D'abord nous voulons établir si la maisonnée de Mot dénote les mêmes caractéristiques que celles des autres divinités. Ensuite nous voulons étudier la manière dont son règne est perçu au sein du panthéon; s'agit-il d'une autorité légitime ou non ? Finalement, nous voulons examiner la façon dont Mot est traité par ses collègues. Est-il considéré comme un subordonné ou un égal ? Dépendamment des résultats de notre recherche nous serons en mesure de confirmer ou d'infirmer notre hypothèse selon laquelle Mot est un membre à part entière de « l'olympe » ougaritique et s'impose en tant que patriarche légalement reconnu d'une maisonnée patrimoniale, à savoir le monde des morts.

      Une remarque faite par Handy met en évidence la complexité de la recherche portant sur les religions du Proche-Orient ancien:

Whenever anything as nebulous as religious thought becomes the object of scholarly study, there is a built-in chasm between those who do the studying and those whose religious beliefs are being studied...It is, then, with some audacity that anyone decides to explain religious traditions for which there is next to nothing in the way of source material and not a single devotee of the culture to consult 69  .

      Les démarches que nous entreprendrons en ce qui concerne l'analyse du dieu Mot se situent dans un contexte similaire. Mais, grâce au paradigme interprétatif de la sociologie wébérienne, nous espérons pouvoir approcher un peu plus l'expérience religieuse évasive dans le but d'étudier le dieu de la mort ougaritique dans son contexte géo-économique et social afin de déterminer la façon dont il était perçu par la société qui l'a créé.


CHAPITRE 1
DIVERSES INTERPRÉTATIONS DU CYCLE AB ET ANALYSES DE L'ÉCONOMIE ET DE LA SOCIÉTÉ OUGARITIQUES

      Le but du présent chapitre consiste à rassembler les éléments théoriques ainsi que les données socio-économiques concernant le mythe de Ba'al et l'environnement dans lequel il a été créé. À cet effet, ce chapitre est divisé en deux grandes sections. La première présente les divers commentaires apportés au cycle AB. Une importance particulière sera accordée à l'interprétation saisonnière compte tenu de sa popularité dans l'analyse du conflit Ba'al-Mot. Ce bref tour d'horizon permettra de faire le point sur les intérêts et les limites des différentes explications offertes jusqu'à présent vis-à-vis notre propos.

      Dans la deuxième section il est question de deux secteurs importants de la vie ougaritique. Le premier concerne l'économie, et notamment l'agriculture qui en constitue la base. Parmi les divers aspects abordés, une importance particulière sera attachée aux conditions géographiques car elles se répercutent dans la conception du monde divin. D'ailleurs, les variantes d'un même mythe observées d'un pays à l'autre sont souvent expliquées par les conditions géo-physiques prévalantes. Le deuxième secteur mettra l'accent sur la société et sur les échanges entre les membres qui la composent. La structure des liens sociaux représente un intérêt particulier pour notre thèse car elle reflète la perception de soi chez le natif, perception qui se transpose au niveau divin.

      Dans la perspective wébérienne, et plus particulièrement d'après le paradigme interprétatif de sa sociologie, les facteurs matériels objectifs et les facteurs idéaux subjectifs interagissent et influencent la religion. La discussion portant sur l'économie et l'environnement physique (facteurs matériels) d'une part, et les échanges sociaux (facteurs idéaux) d'autre part, permettra de définir les éléments qui ont influencé la conception native du dieu de la mort. À la fin de ce premier chapitre nous aurons donc discuté et justifié le choix de notre modèle théorique et nous aurons identifié les facteurs susceptibles de contribuer au façonnement du caractère de Mot.


1.1 LES DIFFÉRENTES INTERPRÉTATIONS DU CYCLE AB

      Dans le vaste domaine de la Religionsgeschichte, différentes tentatives se succèdent afin de trouver une formule plus ou moins simple qui permettrait d'interpréter l'expérience religieuse des différentes civilisations. Divers courants de pensée émergent et forment souvent des écoles qui interagissent entre elles et contribuent ainsi à la création de nouvelles théories. Les multiples interprétations suggérées et appliquées au mythe de Ba'al font partie de cet effort intellectuel: elles visent toutes à « déchiffrer son message ». Différentes théories mettent l'emphase sur divers aspects du cycle AB afin de tenter de déterminer le milieu de vie, la fonction et le sens de cette oeuvre. Dans ce qui suit nous considérons les interprétations qui, à notre avis, ont le plus marqué les études se rapportant au cycle AB. Par conséquent, nous excluons des approches qui, bien qu'intéressantes, restent plus ou moins marginales, comme par exemple l'étude psychologique de N. Wyatt ou encore l'analyse structurale de D. L. Petersen et M. Woodward 70  .


1.1.1 L'APPROCHE HISTORIQUE

      Une première tentative visant à comprendre le cycle de Ba'al est celle entreprise par l'approche historique. Celle-ci s'emploie à identifier un arrière-fond historique servant de base à la rédaction du mythe. Autrement dit, ce sont des événements réels qui ont inspiré la rédaction de ce mythe.

      Ainsi, selon Virolleaud 71  et Obermann 72  , le conflit entre Ba'al et Yam reflète l'arrivée des peuples de la mer à l'époque du Bronze Récent. Fensham 73  quant à lui, voit dans les passages KTU 1.2.i.36-38 et 1.5.ii.12 une terminologie relative à des traités militaires; il en conclut que Yam et Mot pourraient représenter des envahisseurs venant de l'ouest et de l'est respectivement. Mais pour la plupart des partisans de l'approche historique, le mythe de Ba'al reflète l'ascension au pouvoir d'une nouvelle divinité, un changement qui reproduit sur le plan divin la situation politique prédominante dans la région au deuxième millénaire. Ainsi selon Coogan 74  , l'arrière-fond historique du mythe de Ba'al est la situation politique instable de la deuxième moitié du deuxième millénaire. Par conséquent, le mythe reflète l'angoisse de la société qui, abandonnant ses croyances traditionnelles s'avérant être inefficaces contre les vicissitudes politiques, se tourne vers d'autres divinités, en l'occurrence Ba'al. Cette thèse expliquerait le remplacement de El par ce dernier. Pope 75  , à son tour, voit dans le cycle AB un conflit de pouvoir entre El et Ba'al, qui finit par l'emporter. Cette victoire refléterait l'installation, par la force ou graduellement, d'un nouveau groupe ethnique, les Amorites à Ougarit. Vine et Oldenburg partagent cette opinion. Ainsi pour Vine 76  , Ba'al représente le dieu de la nouvelle élite amorite qui prend le pouvoir à Ougarit entre les 21e et 20e s. av. l'è. c. et remplace de ce fait El, le dieu local. De même, Oldenburg 77  voit une rivalité entre Ba'al et El due à la tension qui existe au deuxième millénaire entre le culte du dieu amorite Ba'al-Haddu et celui de El. Toujours dans la même ligne de pensée, Stolz 78  croit que c'est l'ascendance de la dynastie royale ougaritique d'origine amorite qui se reflète dans l'ascendance de Ba'al-Haddu sur le trône du royaume terrestre. Il se base sur l'étude de Levine et de de Tarragon 79  qui voient dans les textes KTU 1.161 et 1.124.2 et les références à ddn et dtn qu'on y retrouve respectivement, des preuves concernant ces origines amorites. En outre, selon Pardee 80  l'élément (h)addu, la deuxième composante du nom du dieu, est le seul élément divin utilisé dans la construction des noms théophores appartenant aux rois ougaritiques; d'après Garbini 81  , ceci indiquerait le caractère dynastique de Ba'al.

      L'approche historique interprète les péripéties de Ba'al en terme d'échos des événements réels qui se sont produits durant le deuxième millénaire av. l'è. c. Elle se préoccupe essentiellement de la soi-disant rivalité entre El et Ba'al pour y détecter l'entrée en jeu d'un nouveau groupe ethnique sur la scène ougaritique. Or, comme Handy l'explique dans son livre Among the Host of Heaven, 82  la question d'un conflit de pouvoir entre El et Ba'al ne se pose pas car les deux appartiennent à des sphères différentes et assument des fonctions différentes. El et sa parèdre 'Athtirat sont des « divinités autoritaires », maîtres de l'univers, qui détiennent l'ultime pouvoir dans le panthéon ougaritique et gèrent « d'en haut » les affaires de l'univers 83  . Ba'al par contre, fait partie des « divinités actives » subordonnées aux premières et qui sont directement impliquées dans le maintien et le bon fonctionnement de cet univers 84  . Parmi celles qui, à part Ba'al, appartiennent à la catégorie des divinités actives on compte Mot, 'Anat et Yam. C'est seulement à ce niveau que l'on peut parler de conflit d'intérêt. D'ailleurs Schloen, se référant aux antagonismes entre Ba'al, Yam et Mot, les qualifie de lutte de pouvoir au sein d'une famille patriarcale. À cet effet il explique:

In a patrimonial state the kingdom is simply the patriarchal household writ large, and the struggle for power is analogous to the factional rivalry for property and privilege between patrilaterals in extended patrilineages that is so well known in Middle Eastern anthropology. Thus in Ugaritic mythology the stories of internecine warfare between Ba'al and his 'brothers' in the household of 'El...are...a living tradition reflecting the workings of a complex patrimonial state in which the struggles between 'kin' were a determinant of social relations at all levels of society » 85  .

      Dans un tel contexte les positions que El adopte vis-à-vis les divers conflits relèvent d'un « chef » patriarcal qui joue le rôle d'arbitre, ayant comme seul but l'intérêt du cosmos, y compris celui de la terre.

      Par ailleurs, le contenu de ces textes est le fruit de l'accumulation de récits qui ont circulé pendant des centaines d'années et ont évolué d'abord dans la tradition orale avant même d'être rédigés. Dans un tel processus il est difficile de déterminer quel événement historique constitue l'arrière plan de quel récit. À la limite on pourrait dire que ce mythe glorifie indirectement la dynastie de Niqmaddu II 86  car il décrit l'ascension au pouvoir du dieu dynastique Ba'al, sans qu'il s'agisse nécessairement d'une invasion ou infiltration amorite à Ougarit 87  .


1.1.2 L'INTERPRÉTATION COSMOGONIQUE

      Une autre façon de comprendre le mythe de Ba'al est proposée par l'interprétation cosmogonique qui explique les rôles respectifs des principaux protagonistes du mythe en termes de manifestations de diverses forces cosmiques qui se battent pour s'accaparer le trône. Yam, dont le nom signifie littéralement « mer », représente le chaos qui menace l'ordre cosmique. Ba'al par contre, symbolise la vie à travers l'ordre et la stabilité et, en tant que tel, s'oppose à toute force qui met cette vie en danger, à savoir Mot, le dieu de la mort et Yam. En somme dans la perspective de l'approche cosmogonique, le mythe de Ba'al exprime le conflit éternel entre la vie et la mort, l'ordre et le chaos.

      Les diverses facettes de l'interprétation cosmogonique sont exposées entre autres dans les études de Fisher, Cross et Clifford. Selon le premier 88  qui s'inspire du livre de Mowinckel 89  , le cycle de Ba'al est une description mythologique de la création du monde. À ce propos il signale que la construction du palais de Ba'al est décrite en des termes similaires à ceux qu'on emploie dans un récit de création. Il s'agit d'après lui d'une « stratégie » littéraire qui est aussi utilisée dans l'Ancien Testament, notamment dans Ps 78: 69. À cet effet, Levenson 90  fait remarquer que les deux genres, texte de création et texte de construction, sont homologues. Ainsi, il est possible que l'un soit décrit dans les termes de l'autre, tout comme par exemple le récit de création dans Gn 1 emprunte le vocabulaire relevant de la construction du temple 91  .

      Selon Cross 92  , il faut faire la distinction entre cosmogonie et théogonie. Alors qu'on ne dispose d'aucun exemple de théogonie dans les textes en cunéiforme provenant de Canaan, le mythe de Ba'al représente un exemple de cycle cosmogonique dont les traits caractéristiques sont le conflit divin entre la nouvelle et l'ancienne génération, l'émergence du champion guerrier dont le royaume est reconnu par l'assemblée divine (l'ordre est ainsi établi), la construction du palais-temple et son inauguration. Alors que la théogonie décrit des événements dans un passé lointain, la cosmogonie s'intéresse aux événements primordiaux et définit les structures sociales comme la royauté 93  .

      Clifford 94  élabore davantage cette théorie. À son avis, alors que la théogonie parle d'une création ex nihilo, la cosmogonie consiste à faire émerger l'ordre du chaos, à délimiter l'organisation sociale en termes de panthéon hiérarchisé, de culte canonisé, d'institution royale de caractère divin et de système de mariage 95  . Toutes les actions de Ba'al doivent être perçues dans ce sens. L'ordre établi par Ba'al au niveau divin, la pax baala, se reflète sur la terre où le roi d'Ougarit en tant que représentant du dieu gère les affaires terrestres. « The stories are thus cosmogonies, stories which describe how the society came to be established and how it continues to remain supportive of human community » 96  . Ainsi selon Clifford, Gn 1-3, Ps 77; 78: 41-55; 104, Enuma elish et Atrahasis sont des cosmogonies dont le but est de promouvoir l'ordre et la stabilité nécessaires pour le maintien de la vie en général et de la société en particulier 97  . Clifford est conscient de la difficulté résultant de l'étymologie du mot cosmogonie. Pour contourner le problème, il lui attribue le sens spécifique précisé ci-haut pour qu'il puisse s'appliquer aux textes mythologiques ougaritiques.

      Il semble raisonnable que l'interprétation cosmogonique mette l'emphase sur les thèmes du conflit et de la royauté. Cependant, c'est en vain qu'elle insiste pour voir dans le mythe de Ba'al un acte de création et pour attribuer aux thèmes un caractère cosmogonique; ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne le conflit entre Ba'al et Yam. Hillers 98  conteste l'usage même des mots cosmogonie et théogonie par rapport aux textes ougaritiques. Loewenstamm 99  de son côté considère que ce conflit n'aurait jamais été perçu dans un contexte cosmogonique en terme d'affrontement entre l'ordre et le chaos, n'eut été du nom Yam. À ce propos il précise qu'alors que dans l'Ancien Testament (Ps 74: 16-17) et dans Enuma elish la défaite de la mer engendre un acte de création 100  , il n'en est pas de même dans le mythe de Ba'al. En d'autres termes, il n'y a aucune allusion à la création dans les textes ougaritiques, si non celle sous entendue par les commentateurs modernes.

      La création des mondes divin et terrestre s'est faite dans un passé lointain; les seules « traces » d'un tel acte sont repérables d'une façon implicite à travers les titres de El et de 'Athirat, le couple créateur. Les actions de Ba'al concernent la sauvegarde de la vie dans un monde déjà créé; sa mission consiste donc à maintenir un mécanisme déjà en cours. C'est pourquoi d'ailleurs ce ne sont pas El et 'Athtirat, les créateurs, qui constituent le point d'intérêt du mythe, mais Ba'al, le préservateur 101  . Comme Smith le fait remarquer à propos de quelques vestiges « cosmogoniques » du mythe, « ...the Baal cycle reuses elements of creation accounts in its rendering of the battle between Baal and Yam. Yam as the embodiment of chaos or destruction on a cosmic level may represent a vestige of a creation background » 102  . De même, « the language of creation...underlying the description of the building of the palace...may point not to an implicit account of creation, but to the reuse of the language of creation designed to serve the concerns of this particular text, which is not creation but Baal's power » 103  . Certes, le but du conflit est de s'assurer le trône du royaume terrestre. Cependant Ba'al, le champion des dieux, n'entreprend aucun acte de création suite à ses victoires.

      Il s'avère donc nécessaire de chercher une autre théorie qui expliquerait mieux la raison d'être de l'ordre tel qu'établi par Ba'al. Si l'on envisage analogiquement le cycle AB comme étant un site archéologique, l'approche cosmogonique n'a révélé que les couches supérieures et tente d'interpréter les donnés sans pour autant étudier la base de ces données. Pour ce faire, il faut pousser « l'excavation » jusqu'à la découverte des premières couches. L'interprétation saisonnière tente justement de le faire en se préoccupant des conditions naturelles qui sont à la base du mythe. Ce qui suit est une présentation de ce courant de pensée, à travers ses défenseurs les plus représentatifs.


1.1.3 L'INTERTERPRÉTATION SAISONNIÈRE


1.1.3.1 Les antécédents de l'école du « Myth and Ritual »

      L'interprétation saisonnière appartient à l'école du « Myth and Ritual ». L'un des courants de pensée à avoir influencé la formulation de la théorie du « Myth and Ritual » est l'école philologique fondée par M. Muller 104  qui explique l'origine des religions en termes de mythologie solaire, en se basant sur la philologie comparée 105  . Or, un des reproches fait aux partisans du « Myth and Ritual » concerne justement leur forte dépendance vis-à-vis la philologie comparée. Les ouvrages de Gaster et de de Moor, entre autres, illustrent bien cette dépendance. Les réactions à ce genre d'approche trouvent un dénominateur commun dans l'école anthropologique dont l'un des membres les plus distingués, Sir E. B. Tylor, postule la théorie de l'animisme 106  . Un autre membre encore plus connu de cette école est Sir J. G. Frazer dont les oeuvres, tout comme l'école qu'il représente d'ailleurs, se basent sur l'évolutionnisme culturel. Celui-ci croit que toutes les sociétés passent par les mêmes étapes d'évolution et que le développement socio-culturel se fait en fonction des progrès technologiques dans chaque société. Dans une communauté principalement agraire la succession des saisons, qui apporte avec elle la mort et le renouveau de la végétation, donne naissance au personnage du dieu mourant et ressuscitant représenté par Adonis, Osiris, Attis, etc. Ce concept du dieu mourant est à son tour à la base de l'institution de la royauté divine que l'on retrouve dans des communautés d'un certain niveau de développement culturel où le bien-être de la collectivité est intimement lié à celui du roi qui personnifie l'esprit de la végétation 107  . À ce propos, il suffit de consulter The Golden Bough 108  pour voir comment Frazer développe ce thème. L'influence de ce courant de pensée se reflète, entre autres, dans l'explication que Hooke 109  donne de l'émergence du « pattern » qu'il attribue à un contexte agraire commun au Proche-Orient ancien.

      Un autre élément important dans l'interprétation de Frazer concerne l'Âge de la magie qui, selon lui, précède l'Âge de la religion 110  . Pour appuyer une telle théorie, il donne une série d'exemples où les rites magiques, à travers le processus mimétique, consistent à répéter des actions dont les résultats s'étaient avérés bénéfiques antérieurement  111  . Une telle approche a emmené, selon Brandon 112  , à mettre l'emphase sur l'importance du rite dans l'interprétation des religions 113  . Cette nouvelle appréciation du rôle du rite aboutit à une réévaluation du mythe qui, jusqu'alors, était considéré soit comme le résultat de l'imagination poétique des peuples anciens, soit interprété d'une façon étiologique 114  . Après Frazer, l'importance du mythe tend à s'estomper pour finalement être considéré comme une sorte de complément littéraire du rite; « a kind of libretto designed to make intelligible sacromagical acts when the original emotions which prompted them were no longer remembered or understood » 115  .

      Un autre courant de pensée à avoir influencé le développement de l'approche du « Myth and Ritual » est la théorie diffusionniste. Selon Sir G. E. Smith et W. J. Perry qui l'ont proposée, les similarités entre diverses civilisations sont le résultat des emprunts inter-culturels. L'influence de ce courant s'est fait ressentir surtout au début de la formation de l'école du « Myth and Ritual ». Elle propose que certaines institutions fondamentales, y compris celle de la royauté, et quelques-unes des idées qui ont forgé l'aspect culturel du Proche-Orient ancien, ont été conçues en Égypte pharaonique qui les a ensuite exportées vers les autres pays de la région. Il ne semble cependant pas qu'il y ait une entente quant à l'identité du pays-source. Alors que pour certains il s'agit de l'Égypte 116  , pour d'autres c'est la Mésopotamie 117  .


1.1.3.2 Les paramètres du « Myth and Ritual »

      C'est sur un arrière-fond sillonné de pareilles théories et approches que l'école du « Myth and Ritual » émerge dans les années trente avec la publication de Myth and Ritual en 1933, édité par S. H. Hooke, suivi par The Labyrinth publié en 1935 118  . Cette école base sa théorie sur les similarités qu'elle détecte au niveau du culte et des mythes dans les religions du Proche-Orient ancien et, par extension, en milieu israélite 119  . D'après ces parallèles, elle construit un modèle ou un « pattern » qui lui sert d'outil d'interprétation. Selon Hooke 120  , l'un des principaux promoteurs de ce courant de pensée, le « pattern » ainsi construit ne représente pas un modèle fixe et rigide que l'on tente d'imposer sur une religion. Il s'agit plutôt d'un système conventionnel pour décrire un groupe de rituels dénotant un certain ordre et où le motif sous-jacent est le cycle des saisons, et le fil conducteur l'institution de la royauté. De plus, les divers éléments constitutifs du schéma-patron peuvent être observés ailleurs dans la région. À cet effet il faut préciser que ce ne sont pas tous les éléments du patron qui sont adoptés, mais uniquement ceux qui sont compatibles avec la mentalité de la culture qui les importe. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de la société israélite 121  . Le rite caractéristique de ce patron est la fête du Nouvel An qui vise à assurer la fertilité de l'année suivante et qui attribue au roi le rôle principal. Le facteur saisonnier est d'une grande importance puisque, d'après Oesterly, derrière le patron principal qui subit diverses modifications secondaires selon les cultures d'adoption, le motif sous-jacent qui persiste consiste à expliquer la raison pour laquelle la végétation meurt et se renouvelle annuellement. 122 

      Cependant, les modes d'échanges qui permettent l'emprunt entre les différentes cultures ne sont pas clairs. De façon générale, c'est sur un arrière-plan socio-économique agraire commun et par le biais des échanges inter-culturels que certains aspects similaires relevant du culte et de leurs mythes se développent dans les pays de la région, en l'occurrence l'Égypte, la Mésopotamie et les cités cananéennes, et ce dès le début du troisième millénaire. Bien qu'il ne s'agisse pas de tracer l'origine de ces concepts et de leurs rituels, elle remonte probablement au temps de l'émergence de l'agriculture dans le Proche-Orient ancien 123  .

      Avant de clore cette section rappelons-en les points principaux. On observe des similarités au niveau des rites et des mythes dans les religions du Proche-Orient ancien. Elles permettent de construire un patron qui sert d'outil d'interprétation. Le noyau de ce patron est l'institution royale. Son rite caractéristique est la fête du Nouvel An qui se base sur les cycles des saisons et attribue au roi le rôle principal


1.1.3.3 L'interprétation saisonnière: son intérêt et ses limites pour la présente thèse

      L'approche saisonnière est celle qui accorde le plus d'importance au contexte environnemental et cultuel des textes mythologiques. Pour mener à bien son argumentation elle a besoin de prendre en considération les conditions géo-économiques présentes dans les mythes, d'où son intérêt particulier pour cette thèse. Mais, alors que les partisans de cette approche se servent du contexte économique pour justifier, entre autres, les similarités observées au niveau du culte dans les religions du Proche-Orient ancien, la présente étude vise à établir des liens directs entre ce contexte économique et les éléments mythologiques, sans passer par l'intermédiaire du culte. L'objectif est de déterminer et de démontrer l'impact des conditions socio-économiques sur la religion selon l'interprétation wébérienne. Or, à notre avis, l'approche saisonnière dénote des éléments wébériens. Ainsi, par exemple, le patron cultuel construit par les promoteurs de cette approche peut être considéré comme un exemple « d'individu historique » qui leur sert d'outil d'interprétation. En outre, un des arguments qu'ils utilisent pour expliquer les similarités cultuelles religieuses relève justement du domaine économique. La différence fondamentale entre l'école du « Myth and Ritual » et Weber se situe au niveau de la méthodologie qui est essentiellement diachronique dans le premier cas et synchronique dans le deuxième. Malgré cela, en comparaison des autres approches dans le domaine, l'interprétation saisonnière s'apparente le plus à la perspective wébérienne en ce qu'elle montre un intérêt particulier quant à l'impact de l'environnement naturel et de l'économie sur le mythe.

      Nous avons tracé brièvement le développement de l'école du « Myth and Ritual », présenté les paramètres de son approche et situé son intérêt et ses limites pour notre propos. Il s'agit à présent de discuter des principales applications et des critiques qu'elle a soulevées.


1.1.3.4 Différentes applications de l'interprétation saisonnière

      Bien que Virolleaud ait déjà préparé le terrain pour une approche saisonnière, le premier à la développer et à l'élaborer fut Gaster 124  . Son travail se base sur l'étymologie des noms des différents protagonistes afin de déterminer leurs rôles respectifs dans le mythe. Ainsi le mot ba'al en arabe fait allusion à une terre qui est « irriguée par l'eau des sources ou la pluie saisonnière » 125  . C'est un sens qui se retrouverait d'ailleurs dans le Talmud, dans des expressions comme sadeh ha-ba'al et bet ha-ba'al, « terre irriguée par la pluie » 126  qui se distingue de la terre irriguée d'une façon artificielle et désignée par bet ha-shelakhin, « place of runnels » 127  . Quant au sens du nom Mot, il dériverait du mot arabe mawat et signifierait « terre non cultivée », caractérisée par sa stérilité 128  . Gn 47: 19-20, 2Sm 1:21 (selon la leçon adoptée par la LXX et bien qu'elle ne soit pas entièrement correcte), Os 2:5 reprendraient ce même sens du mot 129  . Par conséquent, Mot est le génie de la sécheresse dont la force sur terre se fait sentir durant la période de l'année s'étendant entre mai et septembre, alors que Ba'al, qui représente la pluie, règne durant la saison des pluies s'étalant de la fin septembre jusqu'au début du mois de mai 130  .

      Gaster applique la même approche pour déterminer les fonctions des divinités secondaires dans le mythe. Yam par exemple, dont le nom signifie littéralement « mer », représente toute sorte de cours d'eau, y compris les lacs et les rivières 131  . En ce qui concerne 'Athtar, son nom dérive du mot 'athtari qui signifie « terre irriguée d'une façon artificielle » 132  . Pour Gaster, ce dieu symbolise par conséquent l'irrigation artificielle 133  .

      Une fois les domaines et les fonctions des divinités établis, Gaster tente de déterminer le milieu de vie du mythe de Ba'al. Il considère les textes comme des compléments littéraires visant à perpétuer des actes rituels, directement liés au rythme des saisons. Le point central de sa théorie évolue autour de l'idée de « dramatique rituelle » qui résulte de l'interpénétration du mythe et du rite 134  et qui constitue la clé de l'interprétation des textes. Les différents thèmes du mythe mettent en relief divers éléments du patron: « some of them concentrating on the ritual combat, others on the eclipse and renewal of kingship and others again on the disappearance and restoration of the genius of topocosmic vitality » 135  . À la lueur d'une telle lecture, il interprète les passages concernés. Ainsi, par exemple, la construction du palais de Ba'al reflète l'installation annuelle du roi d'Ougarit 136  , l'épisode Ba'al-Mot traite du motif du dieu mourant et ressuscitant 137  , la tentative de 'Athtar représente « a projection of the interrex » et l'intervention de Shapash « a projection of the solar aspects of the seasonal festival » 138  . Gaster conclut: « on both internal and external grounds, therefore, there is every reason for seeing in the Canaanite Poem of Baal a seasonal myth based on the traditional drama of the autumn festival » 139  .

      Selon Smith 140  , les implications de l'interprétation de Gaster ont été d'une grande importance car il a pu faire la synthèse entre les dimensions divine et humaine tout en tenant compte, d'une part, des éléments cosmiques et royaux du mythe et, d'autre part, de l'impact des saisons dans la réalité ougaritique. La théorie de Gaster a été adoptée, avec certaines modifications, par plusieurs auteurs, y compris Gray 141  et de Moor 142  . Mais elle a été aussi violemment critiquée 143  . Au lieu de reprendre les reproches faits à la théorie de Gaster nous préférons, à ce stade-ci, continuer la présentation de l'interprétation saisonnière en considérant les contributions importantes de Gray et de de Moor. Nous discuterons des points faibles de l'approche saisonnière à la fin de cette section.

      Dans The Legacy of Canaan, Gray appuie une interprétation saisonnière du cycle AB 144  où Ba'al, le dieu de la pluie, s'oppose à Mot, symbole de la sécheresse et de la stérilité 145  . C'est un conflit qui reflète en fait la croissance et la régression de la végétation dans le calendrier du paysan syrien.

      À l'exception du passage KTU 1.6.v-vi, Gray fait une lecture de KTU 1.4-1.6 basée sur l'hypothèse que chaque saison comporte un rituel qui, à son tour, constitue la clé pour la compréhension des textes en question 146  . La construction du palais de Ba'al (KTU 1.4.i-v) par exemple se situe vers la fin de l'automne, quand l'ouverture de la fenêtre dans le palais reflète un rite terrestre dont le but est de faire tomber la pluie à travers la magie imitative 147  . En outre, Gray établit des parallèles entre ce rite et la fête des Tentes de l'Ancien Testament et il conclut que «  'the house of Baal', in fact, may well have been the mythical prototype of the tabernacles or bivouacs which the Hebrews erected at this festival » 148  . KTU 1.6.ii.26-37 fait allusion au rite de la dernière gerbe célébré à la fin de la récolte et qui ressemble à celui de la première gerbe célébré dans la tradition juive 149  . KTU 1.6.iii prépare la résurrection de Ba'al et le retour de la fertilité sur terre. Finalement, KTU 1.6.v-vi décrit la restitution de Ba'al au pouvoir. Cette dernière section peut être interprétée selon l'approche de Gordon qui y voit une célébration sabbatique 150  .

      La modification qu'apporte Gray à la théorie de l'interprétation saisonnière se situe au niveau du passage KTU 1.6.v-vi 151  . Ainsi, en acceptant l'interprétation sabbatique de Gordon, mais uniquement pour KTU 1.6.v-vi 152  , Gray suggère que le mythe peut refléter à la fois la fête du Nouvel An célébrée annuellement et des cérémonies se rapportant à une fête sabbatique commémorée chaque sept ans 153  . Il garde cependant quelques réserves à l'égard de cette hypothèse de Gordon et ne rejette pas la possibilité que le chiffre sept mentionné dans KTU 1.6.v.8 puisse tout aussi bien être symbolique/magique sans qu'il indique nécessairement une fête sabbatique 154  . La clé de la compréhension des textes, dans l'interprétation de Gray, réside dans les liens qu'il établit entre le mythe, le culte et le contexte saisonnier. À cet effet il écrit:

Broadly speaking, those texts describe the tension between fertility and sterility...and thus reflect climatic conditions in Syria where the summer, if not actually a season of sterility, as Gordon has...emphasized, is nevertheless a season of tension. Indeed the spring rain...deficient or too long delayed, or with frequent or sustained siroccos and the absence of the normal heavy dew, the season could well be disastrous 155  .

      Parmi les auteurs qui ont appliqué la théorie de l'interprétation saisonnière au mythe de Ba'al, c'est de Moor qui a développé le plus méthodiquement la dimension saisonnière parallèlement à l'aspect rituel 156  . Une telle approche reflète sa perception du cycle AB qu'il explique de la façon suivante: « the myth of Ba'lu is a combination of a nature-myth and a cult-myth because it wanted to explain the origin of the alteration of the seasons as well as the origin of the Ugaritic cult which was largely based on rites determined by the same seasons » 157  . Il faut rappeler que, selon les partisans de l'interprétation saisonnière, les rites dénotent les vicissitudes des saisons 158  . En ce qui concerne la relation entre le mythe et le rite, de Moor cite M. Éliade: « the foremost function of myth is to reveal the exemplary models for all human rites and all significant human activities » 159  .

      De Moor choisit trente-sept passages dans le cycle de Ba'al pour démontrer la validité de son approche. L'élément fondamental de son argumentation réside dans les parallèles qu'il établit entre KTU 1.3.i et 1.17.vi.28-33 et les conclusions qu'il en tire. Il fait remarquer 160  d'une part que KTU 1.6.iii-iv, qui raconte la résurrection de Ba'al, est intimement lié à KTU 1.3.i.18-22 où est décrite une fête. D'autre part, une fête analogue dans un vocabulaire similaire est décrite dans la légende de Aqhat (KTU 1.17.vi.28-33) où l'on fait des parallèles entre les festivités célébrant la résurrection de Ba'al et la promesse d'une vie immortelle pour Aqhat. En se basant sur ces similitudes, il déduit que la fête dans KTU 1.3.i.18-22 est identique à celle dans KTU 1.17.vi.28-33: il s'agit des célébrations fêtant le retour de Ba'al parmi les vivants. Par conséquent, il conclut:

[this] proves conclusively that the events of CTA 6 [KTU 1.6] were followed very shortly by those of CTA 3 [KTU 1.3]. This is possible only if we assume a cycle ending with CTA 6 and beginning with CTA 3. It is impossible, however, to reconcile CTA 17:vi.28ss [KTU 1.17.vi.28ss] with a series consisting of the sequence, CTA 1-2-3-4-5-6 [KTU 1.1-1.6] 161  .

      Par la suite, il tente de déterminer si cette fête divine avait son équivalent sur terre et, si tel est le cas, essaye de l'identifier. Il postule qu'il s'agit des célébrations automnales du Nouvel An 162  . Étant donné que l'existence d'une telle fête à Ougarit reste douteuse, de Moor 163  s'engage à déterminer d'abord son existence en milieu vétéro-testamentaire (la fête des Tentes) et chez les Phéniciens, pour ensuite prouver qu'elle était aussi célébrée à Ougarit. D'après les parallèles qu'il établit il fait remarquer 164  que le mois Etanim, l'équivalent de Tishri 1, la date initiale de la fête des Tentes dans l'Ancien Testament, correspond à Ougarit au mois de ris yn (littéralement « premier du vin ») où l'on célèbre la fête du vin durant l'équinoxe d'automne. Il conclut que cette fête du vin est identique à celle des Tentes et, par conséquent, n'est autre qu'une célébration du Nouvel An. Donc le rite est celui de la fête du Nouvel An et du vin célébrée durant la dernière semaine de septembre. KTU 1.3 inaugure le cycle et par conséquent se situe au mois de septembre; KTU 1.6 conclut le cycle et se situe donc encore une fois en septembre. Dans le restant du livre et à l'aide des trente-sept passages sélectionnés, de Moor tente de démontrer comment les textes qui se trouvent entre KTU 1.3 et 1.6 correspondent à des périodes spécifiques de l'année et il essaye autant que possible de déterminer les rites concordant avec chacune de ces périodes. À ce propos il suffit de consulter le tableau synthèse 165  qu'il donne dans sa conclusion pour constater « l'idéologie » de l'interprétation saisonnière qui consiste à faire le lien entre le mythe, le temps et le culte.


1.1.3.5 Critique de l'application de l'interprétation saisonnière

      Étant donné que c'est de Moor qui a élaboré la théorie de l'interprétation saisonnière de la façon la plus compréhensible 166  et en essayant de combler les lacunes de ses prédécesseurs, la critique à laquelle nous procéderons va se concentrer principalement sur le travail de de Moor.

  1. Tout d'abord l'ambiguïté des références météorologiques cause des problèmes. Ainsi par exemple, KTU 1.4.vii.25-31 qui, d'après de Moor, reflète la manifestation de la pluie durant le printemps (mars/avril) symbolise pour d'autres 167  les pluies automnales. Par ailleurs, Grabbe 168  reproche à de Moor de ne pas pouvoir démontrer la validité des liens établis entre les divers événements des textes et les différentes saisons de l'année.
  2. Les références météorologiques explicites qui ne posent aucun quiproquo ne sont pas assez nombreuses pour fournir une base solide à l'argumentation de de Moor 169  .
  3. La traduction que de Moor fournit des passages sélectionnés pose des problèmes. Souvent ses interprétations se basent sur des reconstitutions douteuses des passages 170  . En outre, Grabbe 171  signale deux problèmes supplémentaires. Premièrement, de Moor se fie trop à la philologie comparée, et deuxièmement ses traductions de certains mots peuvent tout aussi bien avoir des sens qui n'ont aucun rapport avec les conditions climatiques. Sur trente-sept passages, vingt-et-un dénotent des défaillances de ces deux ordres.
  4. Bien que les parallèles observés par de Moor entre KTU 1.3 et 1.17.vi.28-33 sont valides, ils pourraient indiquer uniquement des liens littéraires et non pas nécessairement cultuels 172  . Par ailleurs, les relations que de Moor établit entre KTU 1.3 et 1.6, en les considérant comme le début et la fin du cycle respectivement, ne sont pas défendables, de l'avis de Grabbe 173  .
  5. Le mythe de Ba'al montre peu d'affinités avec des textes rituels, alors que les conditions climatiques jouent un rôle explicite minime dans les textes à caractère cultuel 174  .
  6. Il n'existe pas de preuves tangibles quant à l'existence d'une fête du Nouvel An en milieu ougaritique.
  7. Selon Cassuto 175  , après leurs résurrections respectives Ba'al et Mot cohabitent la terre non pas durant des saisons différentes, mais simultanément, ce qui fait qu'ils ne peuvent symboliser des saisons successives tel que le suggère Gaster 176  . Cependant, de Moor dans son interprétation tente de contourner ce problème en signalant que Mot ne représente pas l'été, la saison de la sécheresse, mais les vents de sirocco.
  8. Cassuto 177  reproche la vision trop limitée que l'interprétation saisonnière attribue au mythe de Ba'al. Ne voir en ce personnage que le dieu de la pluie qui fertilise la terre, promeut la végétation et s'oppose en tant que tel à Mot, dieu de la sécheresse, est trop limitatif et ne révèle, à la rigueur, qu'un des multiples aspects du combat entre les deux belligérants. En fait, Mot est « la personificazione di tutte le molteplici e svariate forze che tendono a troncare e ad annientare la vita » 178  , alors que Ba'al est « il dio del cielo, il dio della vita, la personificazione di tutte le forze datrici e conservatrici e rennovatrici della vita » 179  . Par conséquent, même si la succession des saisons était l'un de ses éléments constitutifs, le mythe de Ba'al transcende ultérieurement cette réalité 180  .
    Gese 181  soulève un argument similaire à celui de Cassuto. Bien qu'il accepte certains des points relevés par l'interprétation saisonnière quant au caractère du mythe de Ba'al, il croit que les textes tels qu'ils nous sont parvenus dénotent un caractère qui va au-delà de cette réalité saisonnière. Ainsi par exemple, KTU 1.3.v.25s, qui fait allusion à la chaleur de l'été, ne se situe pas en été puisque « Ba'al hier nicht bei Mot, sondern auf dem Sapon weilend den Beginn seiner Herrschaft plant » 182  . De même, la confrontation entre Ba'al et Yam, située nécessairement avant la construction du palais de Ba'al, ne peut avoir lieu que vers la fin de l'automne. Par ailleurs, l'intronisation du dieu de la pluie, qui doit avoir lieu après la fin de la construction et qui marque la fête du Nouvel An, correspond elle aussi à cette même date 183  . Mais cette critique ne s'applique pas à la thèse de de Moor puisque ce dernier ne croit guère que la commémoration annuelle du temple de Ba'al ait coïncidé avec la fête automnale du Nouvel An. Si c'était le cas, alors la construction et l'inauguration du palais auraient dû précéder KTU 1.3.i 184  . Selon de Moor, l'inauguration correspond plutôt à une fête vernale 185  .
  9. Les remarques de Gordon résumées dans les lignes suivantes font partie des arguments les plus fréquemment utilisés contre l'approche saisonnière 186  . Pour lui, le mythe de Ba'al ne représente pas un cycle annuel mais sabbatique. Dans Ugaritic Literature il dit à cet effet: « Baal is a fertility but not a seasonal god...the recorded droughts and famines associated with Baal's misfortunes or hostility are calamities lasting seven years, plainly ruling out a yearly cycle of Baal's death and revival » 187  .
  10. Gordon 188  s'oppose également à la division de l'année agraire sur la côte syro-palestinienne en deux saisons, l'une fertile et l'autre stérile 189  , étant donné que les figues et les raisins mûrissent justement vers la fin de l'été où la sécheresse est à son apogée. Par conséquent, Ba'al, le dieu de la fertilité n'a pas besoin de mourir annuellement, puisqu'il n'y a pas de saison marquée régulièrement par la sécheresse. Mais étant donné que la pluie cesse de tomber durant tout l'été, de Moor est justifié d'attribuer à Ba'al, le dispensateur de la pluie, une mort selon les saisons.
  11. En outre, Gordon 190  remet en question la théorie annuelle cyclique de l'interprétation saisonnière en se basant sur la relation de Ba'al avec la rosée dans le mythe 191  . Alors que la pluie est l'agent promoteur de la fertilité en automne et en hiver, la rosée, qui atteint sa plus forte condensation en été, assume ce rôle en l'absence de la pluie. Par conséquent, étant donné que la rosée s'étend sur toute l'année, Ba'al, son représentant, ne peut disparaître durant une partie de l'année. Or l'association de Ba'al avec ce phénomène n'est qu'indirecte à travers ses trois filles, Pdry, Tly et Arsy. Comme de Moor 192  le fait remarquer, elles symbolisent chacune une sorte de rosée différente. Alors que les deux premières représentent deux sortes de rosée dépendantes de la pluie 193  , la troisième représente une forme associée à la terre. C'est pourquoi ses fonctions ne sont pas affectées par l'absence de la pluie et elle n'est pas obligée d'accompagner son père et ses deux soeurs dans l'au-delà 194  .
  12. Finalement, Gordon 195  cite le passage KTU 1.6.v.8 où d'après lui, au moins une fois dans le mythe, Mot reste mort pour une période de sept ans ce qui réfute toute interprétation lui attribuant une mort annuelle selon les saisons. Mais le chiffre sept mentionné dans ce passage peut tout aussi bien avoir une valeur symbolique ou simplement marquer le zénith de la progression du temps rapportée dans KTU 1.6.ii.4-5 et 1.6.ii.26-27 196  .

      Pour conclure, l'objectif de de Moor consiste à établir un lien entre le mythe de Ba'al, le rite auquel il est associé et le cycle saisonnier. Pour ce faire, il identifie les passages sélectionnés en fonction du contexte cultuel qu'ils reflètent et des allusions climatologiques qu'ils contiennent. Indépendamment de la critique que son approche suscite, dans certains cas avec raison, il fait preuve d'une sensibilité authentique envers le contexte cultuel et saisonnier du mythe. Cet aspect est d'ailleurs une caractéristique de l'interprétation saisonnière qui, malgré ses défaillances, a dominé la scène des recherches ougaritiques pendant trente ans, des années trente jusqu'aux années soixante 197  .

      À la fin de cette section traitant principalement de l'interprétation saisonnière, mais aussi des différentes interprétations concernant le mythe de Ba'al, il s'agit pour conclure, de les situer par rapport à la perspective wébérienne que nous privilégions suivre dans l'analyse du dieu de la mort Mot. Dans la sociologie wébérienne en général, et d'après le paradigme interprétatif de sa sociologie historique en particulier, les facteurs idéaux et matériaux s'influencent mutuellement dans le cadre complexe qu'est le processus de l'interaction sociale. Les facteurs idéaux ont un caractère subjectif et se manifestent, entre autres, dans la perception de soi du natif. Par contre, les facteurs matériaux ont un caractère objectif et impliquent surtout les conditions environnementales physiques et économiques de la vie sociale. Toute analyse d'une société, qu'elle soit au niveau social ou religieux, doit tenir compte du rôle de ces deux genres de facteurs. Ainsi, des variations dans les conditions matérielles locales créent des environnements sociaux divers tels qu'attestés à travers le Proche-Orient ancien. Mais à elles seules ces variations ne sont pas suffisantes pour expliquer la diversité des phénomènes sociaux, d'où l'importance de l'aspect subjectif de l'interaction sociale qui concerne la façon dont l'individu et, par extension, la collectivité perçoit sa propre réalité sociale. Cette perception du soi, autant que les conditions matérielles, guident les relations au sein d'une société. Bien que cette perception soit elle-même partiellement influencée par des facteurs externes comme l'environnement et l'économie, ce sont les relations sociales qui à leur tour façonnent les conditions matérielles selon une conception subjective que le natif a du monde et du cosmos. C'est cette interaction tant complexe qu'imprévisible entre l'interne et l'externe, le subjectif et l'objectif, qui détermine l'expérience sociale et constitue la dynamique du changement social dans la sociologie wébérienne.

      Dans une telle perspective, aucune des interprétations considérées précédemment ne satisfait les critères établis par Weber. L'approche historique voit dans le mythe de Ba'al la réflexion des événements historiques extérieurs. Elle ne s'occupe cependant guère de la perception du natif de sa réalité subjective, ce qui aboutit à des conclusions qui vont à l'encontre de la vie sociale ougaritique. Ainsi, la supposée lutte de pouvoir entre El, le père et le patriarche des dieux, et Ba'al son fils, est inacceptable dans une société gouvernée par les règles du patrimonialisme où le père est le maître de la famille et les fils ses subordonnés. Alors que d'éventuelles animosités entre les frères étaient légitimées et perçues comme de la concurrence naturelle entre des égaux, toute tentative de « coup d'état » contre le père/maître était considérée une insubordination de la part du fils/serviteur et, par conséquent, une transgression des coutumes traditionnelles locales. Dans de pareilles conditions il est inconcevable que Ba'al, le champion des dieux et des humains, se comporte d'une façon qui est inacceptable sur le plan social, du moins d'après les normes ougaritiques. L'approche cosmogonique voit dans le mythe de Ba'al, notamment dans l'épisode de Ba'al-Yam, un récit de création. On pourrait considérer une telle interprétation comme un premier pas visant à comprendre l'organisation du cosmos du point de vue ougaritique. Le problème c'est qu'il n'y a pas d'acte de création dans ce mythe dont le but ne consiste pas à expliquer comment le monde a été créé mais comment il est préservé grâce aux victoires du dieu de la pluie. Par conséquent, l'approche cosmogonique qui voulait comprendre la perception subjective du monde ougaritique devient prisonnière de sa propre subjectivité et tente en vain d'imposer un cadre qui n'existe que dans l'esprit des auteurs et non du natif. C'est là un danger qui guette tous ceux qui veulent comprendre des civilisations anciennes éloignées dans l'espace et le temps. La méthodologie wébérienne traite de ce problème à travers le principe de la Wertbeziehung. Elle permet une certaine subjectivité de la part du chercheur en ce qui concerne ses choix dans la collection des données, mais n'admet aucune préférence personnelle dans l'analyse du matériau.

      Finalement l'interprétation saisonnière tente de comprendre le mythe de Ba'al en étudiant l'impact des facteurs matériaux sur la religion, à savoir l'influence de l'environnement et du climat sur la conception des divinités ougaritiques. La défaillance de cette approche c'est qu'elle insiste sur l'importance du rôle joué par des éléments objectifs sans pour autant considérer la place qu'occupe la subjectivité du natif dans la conception de son monde qu'il façonne selon l'image qu'il a de lui-même. C'est pourquoi, par exemple, l'organisation au niveau divin reflète celle au niveau social, qui reflète à son tour la perception de soi chez le natif. Ce que nous retenons de cette interprétation ce sont les conclusions relevant de l'influence de l'environnement physique sur le mythe, sans toutefois accepter les liens cultuels établis par les partisans de cette approche.

      Ce bref tour d'horizon des interprétations proposées jusqu'à maintenant ayant permis d'en dégager les forces et les faiblesses nous pouvons mieux nous concentrer sur les aspects qui nous semblent avoir été laissés dans l'ombre. C'est pourquoi, dans la suite de ce chapitre, nous étudierons d'abord les facteurs matériaux (facteurs objectifs) ayant affecté le cycle AB, en l'occurrence les conditions économiques et géographiques, qui sont à la base des variations qui existent dans les mythes du même genre provenant de pays divers. Une telle étude permettra de faire le tour des conditions matérielles sous-tendant le mythe de Ba'al. Dans un deuxième temps, il sera question de l'organisation sociale du royaume d'Ougarit afin d'en dégager la façon dont l'ougaritain se percevait dans son milieu (facteurs subjectifs). Ceci fournira le matériau nécessaire pour nous familiariser autant que possible avec l'aspect subjectif du mythe. Ce n'est qu'après s'être munie de ces deux genres de données que nous entamerons la discussion sur Mot pour tenter de déterminer l'impact des facteurs matériaux et idéaux sur la conception ougaritique de ce dieu.


1.2 L'ÉCONOMIE OUGARITIQUE

      Dans la perspective wébérienne, il existe des liens indirects entre les domaines religieux et économique. Ainsi, les facteurs matériaux et idéaux interagissent et donnent forme aux échanges sociaux qui, à leur tour, guident les relations à tous les niveaux, y compris le religieux. L'économie et l'environnement physique font justement partie des facteurs matériaux objectifs qui, par ce processus d'interaction, influencent la religion, d'où leur importance pour notre propos. Étant donné que l'agriculture est à la base de l'économie ougaritique, c'est l'aspect agricole qui semble avoir influencé le plus le cycle AB. On comprendra donc pourquoi il importe ici de traiter de l'économie ougaritique en général, et de l'agriculture en particulier, en attachant une grande importance aux conditions géographiques

      Pour ce faire il sera d'abord question de divers modèles théoriques. Suivra un exposé sur l'économie et sur la manière dont elle était organisée à Ougarit. Cette façon de procéder offrira une vue plus globale de cette économie et aidera plus tard à mieux situer l'agriculture au sein de l'économie ougaritique. La section sur la géographie physique permettra ensuite de nous familiariser avec les conditions prévalant sur le terrain et offrira des pistes susceptibles d'expliquer la raison d'être des différentes formes de cultures. Finalement, la dernière partie de cette section sera consacrée à l'organisation de l'agriculture à Ougarit.


1.2.1 LES DIFFÉRENTS MODÈLES ÉCONOMIQUES APPLIQUÉS AUX ÉTUDES OUGARITIQUES


1.2.1.1 Le modèle féodal et le système de seigneurie

      Le modèle féodal, selon les auteurs qui l'appliquent, peut être considéré comme un concept théorique ou se rapportant uniquement à un type de gouvernement, ou relevant d'un système à la fois social et économique. L'un des principaux promoteurs de la première option est l'américain Joseph Strayer, spécialiste de l'Europe médiévale, qui considère le féodalisme strictement en termes de régime politique décentralisé et de système militaire qui renforce cet ordre 198  . En tant que tel, il s'oppose aux médiévistes aux tendances marxistes, comme par exemple le français Marc Bloch, fondateur de l'école des Annales  199  qui traite du féodalisme en mettant l'emphase sur ses composantes économiques. D'après lui le système de seigneurie (manorialism) basé sur l'agriculture est l'aspect fondamental du modèle féodal 200  . L'institution économique de la seigneurie, qu'elle soit une partie intégrante du concept de féodalisme ou un système économique indépendant du régime politique féodal 201  , constitue une forme économique qui est compatible avec le féodalisme. Elle se traduit sur le terrain par la tenure et l'organisation des fiefs. « The granting of land in return for rent in the form of goods and services was a simple and effective solution to the problem of organizing production and consumption in a non-monetized economy » 202  . Bien que l'économie ougaritique ne puisse pas être considérée comme étant entièrement monétisée, une partie importante des transactions était faite en argent, qui a progressivement remplacé l'or, mode d'échange des économies moins développées 203  . En outre, l'économie basée sur le système des fiefs est caractérisée par une production destinée à l'usage interne plutôt qu'à l'échange 204  , ce qui ne s'applique pas à Ougarit dont le commerce international était en plein essor.


1.2.1.2 Le modèle bureaucratique et le système de Palastgeschäft/Templegeschäft

      D'après le modèle de Palastgeschäft/Templegeschäft, l'économie est gérée par l'état représenté soit par le palais soit par le temple. L'importance du rôle joué par ces instances varie selon les siècles et en fonction des pays. Quant à « l'entreprise privée », c'est seulement vers la fin du troisième millénaire qu'elle fait ses débuts timides par l'implication des commerçants qui restent pourtant attachés au palais ou au temple. En Mésopotamie par exemple, durant la période sumérienne ancienne (3100-2200/2100 av. l'è. c.), l'économie du temple semble prédominer alors qu'à l'époque néo-sumérienne (2100-2000 av. l'è. c.) l'économie du palais prend la relève 205  . Selon Hallo 206  , cette prédominance est plutôt une alternance des influences du temple et du palais qui continuent à coexister côte à côte. En Égypte, jusqu'au temps des ramessides, l'économie globale est surtout gérée par le palais qui détient le monopole dans le commerce international. Ultérieurement, ce sera au tour des temples d'assumer ce rôle en envoyant leurs propres bateaux dans des exploits commerciaux 207  . À cet effet, les aventures de Wen-Amon au service de Herihor, grand-prêtre d'Amon au temps de Ramses XI, sont typiques d'une telle situation 208  . Quant à l'économie hittite sous le Nouvel Empire (1400-1100 av. l'è. c. ), le Templegeschäft est développé et en expansion mais, bien qu'indépendant au niveau économique, il reste sous l'égide du palais sur le plan politique 209  . En somme, durant l'Âge du Bronze, Templegeschäft et Palastgeschäft n'existent pas d'une façon exclusive l'un par rapport à l'autre, au contraire; ils coexistent dans une sorte de symbiose économique. En fin de compte l'économie reste toujours contrôlée par l'état, qu'il soit représenté par le temple ou le palais. Même dans le cas de « l'entreprise privée », on a affaire à des marchands qui appartiennent à la hiérarchie administrative et dont les intérêts correspondent aux siens 210  . Bien sûr le degré de centralisation varie en fonction de l'espace et du temps; dans certains cas le contrôle de l'état est plus direct, comme dans l'exemple du royaume de Ur III; dans d'autres cas il s'exerce avec moins de rigueur et laisse le champs libre aux « entrepreneurs privés », comme à l'époque de l'ancien babylonien 211  .

      À Ougarit, on ne peut pas parler d'une économie de temple proprement dite. D'après les archives royales et les textes économiques et administratifs, le temple reste dépendant du palais plus qu'ailleurs dans le reste du Proche-Orient ancien; les prêtres font partie des bns mlk, « les hommes du roi », qui sont des fonctionnaires employés par le roi 212  . Selon les textes considérés par Heltzer 213  , même le matériel sacrificiel destiné aux divinités, tel que le vin, les grains et divers animaux, ne provient pas des magasins propres du temple, mais des villages qui semblent être sous le contrôle du palais plutôt que du clergé, si l'on peut se fier au témoignage de PRU, III, 16.267. On y voit Niqmaddu II donner à sa fille et à son beau-fils un village dont les revenus ne seront plus revendiqués par le temple de Ba'al, qui initialement détenait ce droit, mais par la princesse et son mari. Ceci porte à conclure que les temples collectaient des taxes de certains villages seulement avec le consentement du roi et il suffisait d'un décret royal pour que ces droits changent de mains. Quant à la présence d'un gt 'strt parmi la liste des noms des gt, 214  elle ne constitue pas une évidence concluante qui permettrait de prouver l'existence d'une économie du temple indépendante du palais 215  . En outre, le témoignage textuel laisse entendre que les besoins des temples et de leurs personnels étaient principalement assurés par l'économie royale 216  .


1.2.1.3 Le modèle des deux-secteurs dans l'économie

      Dans la perspective du modèle des deux-secteurs, l'économie reflète la dichotomie prévalant au niveau de la société. Cette dernière comprend un secteur public, représenté par le palais et ses fonctionnaires, et un secteur privé, constitué par la communauté rurale 217  . Ainsi par exemple, l'économie agraire à Ougarit est appuyée à la fois par les sphères publique et privée. Par contre, les autres branches économiques tels que l'industrie et le commerce dépendent exclusivement du palais. Les paysans (libres) contribuent à l'économie agraire en exploitant collectivement leurs terres ancestrales et en contrôlant ainsi les modes de production dans le secteur privé, entièrement axé vers l'agriculture. Une toute autre situation prévaut dans le secteur public qui investit non seulement dans l'agriculture mais également dans les autres branches de l'économie. Par ailleurs, les fonctionnaires de ce secteur n'ont aucun contrôle sur les modes de production qui sont entièrement monopolisés par l'état. Parallèlement, les revenus que ces sphères engendrent pour l'état sont structurellement et conceptuellement différents les uns des autres: ceux relevant du secteur privé proviennent des taxes imposées sur des terres privées et sont donc indirects, alors que ceux relevant du secteur public sont directs et proviennent des diverses branches de l'économie. Il est par conséquent important d'insister sur les différences qui existent tant au niveau du mécanisme qu'au niveau du caractère, car elles déterminent les rôles respectifs des deux secteurs dans l'économie 218  .

      Les deux principaux auteurs à avoir appliqué le modèle des deux-secteurs dans les études ougaritiques en particulier et celles concernant la région de Syrie-Palestine en général sont Heltzer et Liverani. Bien qu'ils ne l'affirment pas, du moins explicitement, leurs analyses l'attestent néanmoins implicitement. Une première indication en ce sens nous est fournie par l'interprétation qu'ils donnent du système de gt 219  . D'après Heltzer 220  le gt représente l'unité centrale de l'économie agraire et constitue un réseau qui permet à l'administration palatiale de gérer la production agricole de ses domaines d'une façon efficace. Ces gt ou fermes royales dont le personnel est principalement constitué des « hommes du roi » (bns mlk) 221  , se distinguent en tant qu'institutions agraires appartenant exclusivement au secteur public. La contribution de la communauté rurale à ce genre d'établissement se situe uniquement au niveau de la corvée. Contrairement à Heltzer, Liverani 222  croit que la main-d'oeuvre dans ces gt était principalement fournie par des paysans asservis, qui n'étaient plus capables de payer les taxes imposées par le palais.

      Un autre élément dans l'interprétation de ces auteurs qui relève du modèle des deux-secteurs est l'importance qu'ils accordent au rôle joué par les fonctionnaires du secteur public palatial. Ainsi par exemple, d'après Heltzer la majeure partie de la main-d'oeuvre du royaume provient des rangs des « hommes du roi » qui fournissent les professionnels pour les différents domaines dans l'organisation socio-économique et militaire d'Ougarit, alors que la communauté rurale ne contribue que d'une manière secondaire, à travers les services de corvée imposés par le palais 223  . Il en résulte que le roi gouverne et maintient son royaume par l'intermédiaire de cette classe professionnelle.

      Un troisième élément qui suggère l'appui de Heltzer au modèle des deux-secteurs concerne les arguments qu'il fournit contre de la notion voulant que le roi possède tous les terrains dans son royaume 224  . En tant que souverain il les contrôle tous, mais ne les possède pas. Cette distinction est cruciale pour Heltzer car elle lui permet de se séparer du modèle féodal selon lequel la terre que le paysan cultive ne lui appartient pas, et qu'il la loue des suzerains féodaux 225  . L'argent qu'il paye aux propriétaires fonciers est en somme une forme de loyer, contrairement au modèle des deux-secteurs où le paysan exploite ses propres terres ancestrales et l'argent qu'il doit au palais relève des droits de taxations que le roi impose en tant que souverain politique et non en tant que titulaire foncier 226  .


1.2.1.4 L'économie de oikos

      D'après Schloen aucun de ces modèles ne donne une interprétation satisfaisante quant à la situation économique au Proche-Orient ancien en général, et à Ougarit en particulier. Le système de seigneurie relevant du modèle féodal ne s'adapte pas bien à l'économie ougaritique car il est principalement axé vers l'agriculture alors qu'à Ougarit l'industrie et le commerce étaient devenus tout aussi importants durant le Bronze Récent. Le Palastgeschäft/Templegeschäft ne reflète pas assez les subtilités de la structure des relations économiques au sein de la société; ce qui est important dans ce modèle c'est la façon centralisée de gérer l'économie. Quant au modèle des deux-secteurs, il impose une dichotomie qui est artificielle tant au niveau social qu'au niveau économique 227  .

      L'interprétation qui reflète la mieux la situation économique et qui est la plus compatible avec le modèle patrimonial de Weber est celle basée sur le modèle de l'économie dite de oikos ou de maisonnée, où l'unité socio-économique fondamentale est justement la maisonnée; en d'autres termes, les domaines socio-économiques sont organisés d'après la structure de la maisonnée personnelle du roi 228  . L'ensemble hiérarchique de ces maisonnées individuelles constitue l'état. L'implication économique principale d'une telle structure est l'absence d'un vrai marché en ce qui concerne les produits essentiels (comme des produits agricoles, de la poterie destinée à l'usage quotidien, etc.) dont la circulation se fait à travers l'échange et la redistribution 229  : « Large-scale market exchange depends on a degree of rationalization and depersonalization of social interaction that has not been demonstrated for...the pre-Hellenistic Near East » 230  . Mais il s'agit de bien faire la part des choses; comme Renger 231  le fait remarquer, ce n'est pas l'existence physique du marché qui est remise en question, mais le concept de transactions commerciales impersonnelles et rationnelles, non basées sur un réseau de relations traditionnelles caractérisées par la réciprocité et la redistribution, comme dans le cas du Proche-Orient ancien. Encore faut-il nuancer davantage et préciser que le commerce international, avec l'usage de l'argent comme monnaie d'échange et malgré l'absence de prix harmonisés 232  , se rapproche plus du concept moderne du marché: « Long-distance trade in the ancient Near East, to the extent that it involved transactions between strangers, was closer to modern market exchange than was the local circulation of goods in an oikos economy » 233  . Par conséquent, bien que le modèle de l'économie de maisonnée rende compte des relations économiques au niveau de la structure sociale, dans le cas d'Ougarit il est dépassé par le degré du développement de son économie, surtout en ce qui concerne le commerce international, qui va au-delà des limites d'une économie localisée telle que sous-entendue par ce modèle. Comme nous le constaterons dans les lignes qui suivent, le royaume d'Ougarit était en plein essor économique à l'époque du Bronze Récent. Ce qui conviendrait serait peut-être un modèle hybride entre l'économie de oikos et l'économie monétaire.


1.2.2 L'INDUSTRIE ET LE COMMERCE À OUGARIT


1.2.2.1 L'industrie

      Le textile est une des branches les plus développées de l'industrie ougaritique. D'après les textes 234  , les matières premières, en l'occurrence le lin et la laine, employées pour la fabrication des textiles, proviennent d'Ougarit. C'est en effet l'agriculture et l'élevage locaux qui soutiennent cette industrie 235  . Il existait plusieurs sortes de vêtements et de tuniques; ceux fait avec de la laine teinte étaient bien sûr plus chers que ceux faits avec de la laine ordinaire, dont le prix oscillait entre 1 et 7 shekels d'argent contre un talent de laine, tel qu'attesté par les textes KTU 4.707, PRU, II, 127, etc. 236  . Selon Heltzer 237  , la teinture et la manufacture des vêtements se faisaient à Ougarit même, bien que quelques textes mentionnent aussi des tuniques importées de Tyr (PRU, II, 110,4), d'Ashdod (PRU, VI, 156) et de l'Asie Mineure (PRU, VI, 6, 26) 238  . Mais dans l'ensemble, les vêtements importés sont beaucoup moins nombreux que ceux fabriqués sur place, qui sont à leur tour exportés ou livrés en termes de tributs à l'empire hittite 239  .

      La métallurgie et la circulation des métaux en guise de monnaie représentent un autre aspect important de l'industrie ougaritique. L'argent constitue le mode de paiement le plus fréquent dans les transactions, bien que l'or semble être aussi utilisé dans certains cas, surtout en ce qui concerne les paiements à l'étranger y compris une partie des tributs à l'empire hittite 240  . Que ce soit l'argent ou l'or, les deux sont importés de l'extérieur. Mais grâce à sa position géographique Ougarit a su tirer des profits considérables compte tenu des différences de prix relatives à ces métaux dans la région 241  . Il faut rappeler qu'en l'absence d'un marché international qui harmonisait les prix des marchandises, la fluctuation des prix était un phénomène normal.

      Deux autres métaux, l'étain et le cuivre, en usage dans le royaume ougaritique étaient également importés et leurs prix étaient élevés comparativement aux autres commodités sur le « marché local » 242  . D'après les textes, les objets métalliques occupent une place importante dans le commerce. Ainsi, des gobelets en or et en argent font partie des tributs envoyés à l'empire hittite, de la vaisselle en argent est exportée vers l'Asie Mineure et Qadesh, une épée en argent est importée, etc. 243  . D'une manière générale, le palais disposait d'une quantité suffisante de ces objets métalliques pour pouvoir les vendre sur les marchés local et international ou les livrer en guise de cadeaux ou de tributs 244  .

      L'exploitation du bois utilisé dans la construction et la boissellerie est également bien attestée à Ougarit où le prix du bois est relativement bas compte tenu de la présence des montagnes boisées de la Syrie septentrionale 245  . La grande variété de bois attestée par les textes est d'origine locale, excepté le bois d'ébène 246  .

      La fabrication de la céramique est mieux documentée par l'archéologie que le témoignage textuel 247  . Le répertoire de l'artisanat local incluait aussi la production des perles (« beads »), des objets en verre 248  et en ivoire 249  .


1.2.2.2 Le commerce

      Le commerce est une autre branche très importante de l'économie ougaritique. Grâce à sa position géographique, le royaume d'Ougarit était, durant le Bronze Récent, un des centres commerciaux les plus développés de la région, malgré sa dépendance vis-à-vis l'empire hittite sur le plan politique 250  . La complexité des transactions commerciales et le taux élevé des paiements en argent témoignent à cet égard. De même, le prix élevé des ânes constitue un autre indice concernant plus spécifiquement le commerce par voie de terre 251  ; car, plus il y a de la demande plus les prix augmentent . À cet égard l'on dispose d'une série de textes 252  témoignant des activités commerciales relevant du transport terrestre entre Ougarit d'une part et Karkemish (PRU, IV, 17.346), l'empire hittite (PRU, IV, 17.59), l'Égypte (RS. 19.50) et Emar (RS. 20.227) d'autre part. Quant au commerce maritime, les 253  données sont encore plus abondantes et attestent des activités entre le royaume ougaritique et la plupart des centres commerciaux de la Méditerranée orientale s'étalant de l'Égypte jusqu'au port de Ura en Asie Mineure, de Chypre jusqu'à la Grèce, y comprise la Crète.

      Le commerce à Ougarit avec ses deux volets, maritime et terrestre, était géré par le palais à travers les tamkar, un groupe professionnel appartenant aux bns mlk. 254  On y distingue deux catégories, tamkar sa mandatti et tamkar sa sepi. La première concerne les marchands qui ont leur propre propriété, jouissent de la protection royale chaque fois qu'ils sont à l'étranger et partagent en échange une partie de leurs revenus ou profits avec la trésorerie du palais. La deuxième catégorie se rapporte aux marchands qui sont les tamkar personnels du roi, des vendeurs ambulants au service du palais. Bien que les deux dépendent de l'administration royale, la première est relativement plus indépendante que la deuxième 255  . Dans les différentes activités attribuées aux tamkar, il est impossible de déterminer quelle activité relève de quelle catégorie de tamkar. D'une manière générale, leurs responsabilités consistaient à agir en tant qu'agents intermédiaires de la part du palais et de collecter les taxes à l'intérieur du pays 256  , et à jouer le rôle d'agents de commerce royaux à l'extérieur 257  .

      En conclusion, d'après ce qui se reflète dans les archives royales et les textes économiques et administratifs, l'économie d'Ougarit à l'époque du Bronze Récent était parmi les plus développées de la région 258  . Un des indices est le taux élevé des paiements en argent. Ainsi selon Helzer 259  , alors que l'or constitue la monnaie d'échange dans les pays économiquement moins développés, l'argent par contre dénote le mode de transaction des économies développées. L'un des points forts de cette économie est l'industrie. La variété dans la production locale des textiles et le niveau de leurs exportations témoignent à cet égard. De même, les prix élevés du cuivre et de l'étain attestent le degré de la sophistication de la métallurgie ougaritique 260  . D'autres branches, comme la production du bois et du verre et la fabrication de la céramique contribuent à leur tour à l'épanouissement de l'industrie ougaritique. Par ailleurs, le commerce, avec ses deux volets maritime et terrestre, constitue un autre pilier de l'économie ougaritique. Les marchands ougaritains ont su tirer profit à la fois des prix de l'or qui étaient plus bas sur le marché local qu'en Mésopotamie et en Asie Mineure, et des prix de l'argent qui étaient plus bas à Ougarit qu'en Égypte, pour effectuer des transactions commerciales à leur avantage. D'ailleurs selon Heltzer 261  , la fortune d'Ougarit serait partiellement basée sur ces différences de prix en l'absence d'un marché international qui aurait uniformisé la valeur des marchandises.

      Bien que la discussion ci-dessus ne concerne pas directement l'agriculture, l'importance de son rôle est néanmoins évidente. C'est en effet grâce à l'agriculture et à l'élevage que l'industrie du textile, tellement importante pour l'économie ougaritique, s'épanouit, d'autant plus que la matière première nécessaire est entièrement fournie par le « marché » local. Selon Liverani, c'est la culture céréalière qui subventionne la production de la laine, du vin et des produits laitiers 262  . À ce propos, la remarque de Sanlaville concernant la Syrie contemporaine est instructive: « La Syrie dispose aussi de matières premières relativement abondantes. La plupart proviennent de l'agriculture, qui fournit un assez grand nombre de productions destinées à l'industrie, au premier rang desquelles vient le coton » 263  . Mais pour comprendre davantage l'économie agraire d'un pays, il faut d'abord étudier le terrain afin d'en déduire les possibilités et les limites relatives à ce domaine.


1.2.3 L'ÉCONOMIE AGRAIRE ET SON ORGANISATION


1.2.3.1 La géographie physique du royaume d'Ougarit

      Comprendre l'agriculture d'un pays, apprécier son importance, c'est d'abord connaître les conditions du milieu naturel dans lequel elle s'est développée. Les conditions naturelles en Syrie dénotent un caractère très varié, mais restent dans l'ensemble maniables, exception faite du désert syrien, et offrent un contexte relativement favorable à l'occupation humaine et à l'agriculture en particulier. Comme partout ailleurs dans le monde, tout dépend des ressources d'eau effectivement disponibles. Les solutions humaines à cette absolue nécessité varient selon le terrain et en fonction de l'ingéniosité et de la sagacité des humains pour acquérir, conserver, améliorer ces ressources naturelles indispensables pour la vie quotidienne aussi bien que pour le développement économique.

      La Syrie, soumise à un climat méditerranéen qui acquiert un caractère continental à mesure que l'on se dirige vers l'est et le sud-est, est divisée inégalement par l'isohyète des 250 mm qui sépare théoriquement les régions à agriculture sèche de celles à agriculture irriguée 264  . Par conséquent, la disponibilité de l'eau dépend d'abord de l'espace. Ainsi l'eau devient une « commodité rare » à mesure que l'on s'enfonce dans l'est et le sud-est étant donné que le climat continental se caractérise par une plus grande sécheresse. Un autre facteur qui affecte la présence de l'eau est la température, étant donné que dans l'aire géographique levantine l'année se divise en deux saisons, l'une sèche et l'autre humide. En outre, la quantité de pluie qui tombe annuellement varie grandement d'une année à l'autre.

      Le site de Ras Shamra se situe sur la côte syrienne, aux pieds du jabal Ansariyé. Dans sa partie orientale, la frontière du royaume s'étendait de 40 à 60 km vers l'intérieur; au nord elle était marquée par jabal el-'Aqra, alors qu'au sud elle se situait dans les environs de Tell Sukas 265  . Le littoral syrien, autant dans le passé que présentement, a toujours bénéficié d'un climat typiquement méditerranéen caractérisé par la douceur des températures, une saison sèche estivale (mai à août) et des précipitations limitées principalement à la saison hivernale (septembre à mars) 266  . La proximité immédiate de la mer et le barrage montagneux qui limite la plaine côtière à l'est contribuent au caractère tempéré de ce climat favorable à la végétation. Par ailleurs, malgré le nombre restreint de jours de précipitations (84,2 jours/an) 267  , la côte est généralement bien arrosée et reçoit en moyenne plus de 800mm/an 268  . À cette source importante d'apport hydrique s'ajoute le régime hydrographique qui alimente Ras Shamra et sa région.

      Les conditions hydrogéologiques: les cours d'eau et les nappes phréatiques

      Les cours d'eau et les nappes phréatiques constituent un apport supplémentaire d'eau nécessaire non seulement pour les cultures en été mais aussi pour la provision d'eau potable à toute agglomération. Deux ruisseaux sillonnent la proximité immédiate du tell: le nahr Chbayyeb au nord, qui s'étale sur environ 11km, et le nahr ad-Delbé au sud, long de 8,7 km 269  . Ils prennent naissance sur les pentes du plateau de Bahlouliyé, situé à l'est, à quelques kilomètres de Ras Shamra. Avant de se jeter dans la baie de Minet el-Beida, ils se rejoignent pour un court moment pour former le nahr al-Faydh (ou nahr el-Fidd) long de 0,5 km. Dû à leur taille modeste, le flot de ces ruisseaux ne draine qu'une région limitée dont l'étendue actuelle est de 25 km2 environ. En outre, leur régime d'eau dépend directement des saisons; ils coulent durant l'hiver mais accusent une baisse durant le printemps, période pendant laquelle leurs étiages sont soutenus grâce aux dernières pluies et à la nappe superficielle. Ils se dessèchent en été pour ne prendre vie qu'avec les premières pluies automnales 270  . Bien qu'une exploitation humaine sur plusieurs millénaires ait abouti au tarissement actuel des ressources hydriques, il ne devrait pas y avoir une très grande différence entre le passé et le présent. Ces différences relèvent surtout des conditions édaphiques où le couvert végétal naturel et le sol accusaient une dégradation certainement moins avancée, ce qui permettait de maintenir une plus grande humidité, qui à son tour limitait la période de tarissement des ruisseaux 271  . La saison sèche était déjà une réalité mais ses effets étaient relativement moins contraignants.

      Ces ruisseaux ne pouvaient donc, à eux seuls, ni suffire aux besoins de l'agriculture, ni maintenir les réserves d'eau douce pour la consommation humaine. À cet effet, les nappes phréatiques représentaient une source d'apport supplémentaire moins affectée par les saisons; mais encore fallait-il pouvoir y accéder. C'est uniquement la nappe superficielle, contenue dans les formations marines ou littorales quaternaires et les calcaires de l'Éocène moyen, qui était exploitée parce qu'elle ne nécessitait pas de forage 272  . Moins sollicitée que présentement, cette nappe pouvait assurer l'alimentation des sources pérennes. Dans l'état actuel, dans la proximité immédiate de Ras Shamra, des trois sources qui coulaient d'une manière permanente il n'y a qu'une cinquantaine d'années, deux sont taries durant l'été alors que la troisième, située à l'ouest du tell a complètement disparu 273  . Bien que la surexploitation et l'assèchement précoce des cours d'eau n'étaient pas des problèmes courants pour les habitants d'Ougarit, les conditions hydrogéologiques étaient loin d'être idéales. L'eau, durant l'été restait une « commodité rare ».

      Les aménagements hydrauliques

      Malgré une dégradation végétale nettement moins avancée et des conditions édaphiques meilleures, l'eau constituait déjà un problème au deuxième millénaire; son débit estival insuffisant pour la consommation locale a poussé les ougaritains à faire quelques aménagements hydrauliques dont le barrage de Ras Shamra. Tout aménagement, pour qu'il soit efficace, doit tenir compte des données physiques sur le terrain. Les deux ruisseaux dans la proximité immédiate du site, nahr Chbayyeb au nord et nahr ad-Delbé au sud, accusent un écoulement de caractère saisonnier. Leur débit se transforme en véritable torrent dans leur partie amont durant la saison humide ou aux périodes de gros orages estivaux, ce qui rend impossible toute tentative d'érection de barrage. Par ailleurs, une fois dans la plaine, sur leur cours aval, les conditions physiques ne permettent pas la construction d'ouvrages importants 274  . Par conséquent, les ougaritains ont jugé utile de pratiquer des aménagements sur les parties où les cours d'eau sont proches du site 275  .

      Le barrage de Ras Shamra 276  , construit sur nahr ad-Delbé, est décrit en détail par Calvet 277  . Nous nous contenterons ici d'une description sommaire de ses principales caractéristiques:

Un massif de blocs taillés est ancré sur la rive gauche du nahr ed-Delbé...Un seuil bas, en pierres taillées également, tapisse le fond du lit du cours d'eau. Un second massif, symétrique au premier, devait se trouver sur la rive droite...La forme du massif de la rive gauche est trapézoïdale. Un plan oblique oriente le flot vers le chenal central...Les blocs taillés sont apparemment élevés à joints vifs. Deux qualités leur permettaient de résister au courant: leur propre poids et le fait qu'il ont été reliés horizontalement par des tenons en queue d'aronde. Ces tenons...étaient vraisemblablement en bois et ont disparu...Pour arrêter l'eau il fallait compléter ce dispositif par un véritable barrage, constitué de madriers de bois. L'angle obtus formé par le plan coupé et la paroi du chenal porte une saignée verticale qui a sans doute servi à caler ces madriers, empilés sur une hauteur égale à celle des blocs de pierre...En aval, deux autres saignées verticales, relativement minces, ont probablement servi à insérer des planches superposées, entre lesquelles un remplissage venait assurer un surcroît d'étanchéité 278  .

      Plusieurs hypothèses existent quant à la fonction principale du barrage de Ras Shamra. Selon une première hypothèse, compte tenu de l'encaissement du cours d'eau à cet endroit, la faible retenue et le caractère saisonnier de l'écoulement, il ne s'agit pas d'un barrage destiné à l'irrigation par canaux ni à la génération d'une force motrice. Il sert de réserve directe pour subvenir à la consommation domestique des habitants et, à la rigueur, pour l'irrigation par arrosage, sans canaux 279  . Selon une deuxième hypothèse, le barrage régularisait le flot du ruisseau soumis à un régime pluvial variable, évitant ainsi toute probabilité d'inondation de la plaine sous le tell 280  . D'après une troisième proposition, le barrage contribuait à maintenir le niveau de la nappe phréatique, qui alimente Ras Shamra, à une hauteur raisonnable. La ville d'Ougarit dépendait des puits environnants pour subvenir aux besoins domestiques de ses habitants. Il fallait donc éviter le tarissement de la nappe phréatique et assurer son accessibilité en permanence, surtout en été. À l'aide de la retenue du barrage de nahr ad-Delbé et de celle de nahr Chbayyeb, qui était probablement barré de la même façon, la nappe située sous le tell, à un niveau légèrement inférieur aux deux barrages, pouvait être alimentée d'une manière permanente 281  .

      La fonction secondaire du barrage consistait à servir de support de pont, permettant de traverser le nahr ad-Delbé d'une rive à l'autre, d'autant plus qu'il était construit pour faire face à ce qui était probablement l'entrée sud de la ville 282  . « Dans cette perspective, les piles devaient supporter le tablier en bois d'un pont, le chenal à franchir ne devant guère excéder deux mètres de large » 283  . À cet effet il est important de signaler la présence d'un barrage-pont contemporain aménagé sur nahr Chbayyeb 284  . Il servait à créer des retenues où il est plus facile d'établir des pompages 285  . Bien que cet ouvrage soit aujourd'hui abandonné, il reflète l'efficacité du système qui, malgré le temps, reste toujours une solution adéquate bien adaptée au terrain.

      L'aménagement de tout type de barrage est dicté par le genre des ressources naturelles et les besoins de la population locale. Par son caractère amovible, le barrage de Ras Shamra était bien adapté au régime d'eau qu'il retenait. En effet, la crue du nahr ad-Delbé peut être torrentielle et il vaut mieux dans ce cas la laisser passer afin d'éviter d'éventuelles inondations. En revanche, avant et pendant l'étiage la conservation de son flot assurait une utilisation directe comme réservoir d'eau douce ainsi qu'une utilisation indirecte, à savoir l'alimentation de la nappe superficielle. Contrairement à sa partie centrale, les piles des deux côtés étaient permanentes et servaient à supporter un pont. Une telle construction s'adaptait bien aussi à la topographie de la région, dans un pays où la pierre ne manque pas et où les montagnes alors boisées fournissaient les poutres nécessaires 286  .

      La maîtrise de l'eau reste un des problèmes principaux de la Syrie même de nos jours où l'on « assiste à une âpre concurrence entre les besoins en eau d'irrigation et la consommation urbaine et industrielle » 287  . Bien que les conditions se soient détériorées depuis le deuxième millénaire av. l'è. c., la question de l'eau a toujours représenté un sujet problématique dans la région.

      L'objectif principal de cette discussion portant sur les conditions hydrogéologiques et les aménagements hydrauliques consistait à démontrer l'importance primordiale de la pluie pour l'agriculture locale; les sources pérennes, les cours d'eau, les barrages ne constituaient qu'une source d'apport secondaire qui n'arrivait pas à assurer la quantité d'eau nécessaire et compenser au manque de pluie durant la saison estivale.

      Pour clore cette section sur la géographie physique d'Ougarit nous en rappelons les grandes lignes. La Syrie connaît un climat tempéré dont la continentalité et l'aridité se renforcent à mesure que l'on s'enfonce à l'intérieur du pays. Trois zones pluviométriques se distinguent sur le territoire syrien. La région du littoral et du nord-ouest est bien arrosée et reçoit en moyenne plus de 800mm de pluies par an. La zone steppique intérieure en forme de croissant constitue en fait une région de transition entre le littoral et le désert, et reçoit entre 250-500mm de pluies. Finalement, le désert qui occupe tout le sud-est accuse un taux de précipitations inférieur à 250mm. L'année est divisée en deux parties, une saison sèche estivale et une saison humide hivernale, avec une régularité inter-annuelle largement variée. Dans le présent et plus encore dans le passé, l'agriculture sur le littoral syrien a toujours dépendu en premier lieu des précipitations comme source d'irrigation. Les ressources hydrographiques et les aménagements hydrauliques constituaient des sources d'apport d'eau secondaires dont le rôle principal consistait à subvenir aux besoins domestiques des habitants de la ville. Au moins jusqu'à présent, les fouilles archéologiques n'ont pas révélé de traces d'irrigation par canaux. De plus, les ruisseaux dans la proximité immédiate du site, avec leur caractère saisonnier, se prêtent mal à de pareils aménagements. Malgré des conditions édaphiques et végétales meilleures, la saison sèche était déjà une réalité dans l'antiquité et l'angoisse qu'elle causait n'était vraiment soulagée que par les premières précipitations.


1.2.3.2 Les différentes cultures à Ougarit

      Si le littoral syrien est relativement bien arrosé et bénéficie d'un réseau hydrographique notable, les massifs occidentaux comme jabal Ansariyé et jabal el-'Aqra étant en majorité calcaire et largement karstifiés, sont par ailleurs pourvus de réserves d'eau sous forme d'aquifères dont les sources apparaissent souvent sur les piémonts. Mais à cause de la dégradation végétale et édaphique de plus en plus accentuée, la sécheresse estivale n'a pas que des conséquences climatiques; elle se fait aussi ressentir au niveau biologique. Bien que les conditions étaient plus avantageuses durant les troisième et deuxième millénaires, à la fin du Bronze Récent le débit estival n'était plus suffisant pour subvenir aux besoins cumulés de l'agriculture et de la population, d'où la nécessité des aménagements hydrauliques comme celui de Ras Shamra. Ils étaient destinés à servir entre autres comme source d'irrigation d'appoint pour les cultures locales, surtout celles particulièrement exigeantes en eau. Le littoral syrien est parcouru de bon terroirs intensément cultivés. Ils sont composés de ramlé, ou « pierre de sable », qui constitue la ligne du rivage s'étendant de la Palestine jusqu'au golfe d'Alexandrette. Ces terres sableuses conviennent surtout à l'arboriculture et l'horticulture 288  .

      D'après les textes 289  , les trois cultures qui caractérisent ensemble le domaine méditerranéen étaient dûment représentées à Ougarit. Il s'agit de l'olivier, de la vigne et de la culture céréalière, notamment le blé 290  . Dès le troisième millénaire la production de vin joue un rôle capital dans l'économie ougaritique tout comme d'ailleurs dans les autres pays du littoral de la Méditerranée orientale 291  . La vigne est en outre un élément important de la vie quotidienne tant au niveau séculier que religieux et les multiples références dans les textes mythologiques témoignent à ce sujet. Même un des mois du calendrier ougaritique porte le nom de ris yn, « le premier du vin ». Par ailleurs, les jarres de vin constituaient une des formes de taxe que les villages redevaient aux gt du palais 292  . Selon des statistiques préliminaires 293  , chaque village devait en moyenne fournir 11,5 jarres par an, soit approximativement 2,300 jarres au total (étant donné que le royaume d'Ougarit comptait environ 200 villages) 294  .

      La culture des oliviers était tout aussi importante, un fait qui se reflète d'ailleurs dans les documents concernant des transactions foncières 295  . Plusieurs autres textes administratifs et économiques 296  mentionnent le commerce de l'huile d'olive dont le prix sur le marché local était plus élevé dans certains cas que celui du vin 297  . En outre, l'huile d'olive faisait aussi partie des taxes imposées aux villages. Ainsi selon PRU II, 82, le village de slmy doit, semble-t-il, fournir 68 jarres de smn par an 298  . Le vin et l'huile non seulement inondaient le marché interne, mais ils étaient aussi périodiquement exportés, en particulier vers Chypre et l'Égypte 299  .

      En revanche, les céréales étaient destinées à la consommation locale et ne constituaient l'objet d'échange international qu'en cas d'urgence. Ainsi par exemple, durant la famine qui ravagea l'empire hittite au 13e siècle, on a dû transporter le grain de Mukish-Alalakh vers Hatti, via Ougarit 300  . Heltzer 301  attribue ce phénomène au fait que tous les pays proche-orientaux avaient une économie basée sur l'agriculture et par conséquent chacun d'eux pouvait pourvoir à ses propres besoins dans ce domaine. Le prix du grain à Ougarit était plus élevé comparé par exemple aux prix prévalant sur les marchés de Mari, d'Égypte et de Mésopotamie. Heltzer 302  explique ce décalage par la différence des conditions sur le terrain. L'agriculture, que ce soit à Mari, en Mésopotamie ou en Égypte, dépendait de grandes rivières comme l'Euphrate, le Tigre et le Nil, alors qu'à Ougarit elle dépendait principalement de la régularité des précipitations et des sources pérennes. Par conséquent, les conditions de mise en valeur agricole étaient beaucoup plus avantageuses et le rendement relativement plus stable 303  dans les trois autres pays qu'à Ougarit. La surface limitée du royaume d'Ougarit et la densité de sa population ont haussé davantage les prix des terres arables 304  . Ces deux facteurs cumulés sont à l'origine des prix de grain élevés à Ougarit. Dans le cas de Hatti, bien qu'il ne soit pas parcouru par de grandes rivières, la vaste étendue de l'empire implique un nombre élevé de terres arables disponibles; ceci à son tour baisse la valeur des terres cultivées et par conséquent, du grain 305  .

      Dans la campagne ougaritique, à part les trois cultures discutées ci-dessus, l'on pratiquait aussi l'arboriculture; la chaleur estivale convenait bien au coton, dont la culture ne se limitait pas uniquement à la littorale.

      D'une manière générale, la culture sèche, à savoir l'olivier, la vigne et les céréales, surtout concentrés dans la vallée de nahr el-Kébir el-chemali, dominait l'agriculture ougaritique, alors que la culture irriguée était circonscrite aux régions dans la proximité immédiate des ressources d'eau. Ceci renforce la conclusion précédente selon laquelle c'était la pluie qui constituait la source d'eau principale pour l'agriculture et que les aménagements hydrauliques ne représentaient qu'un apport d'eau secondaire incapable de remplacer la pluie durant l'été en sa qualité de force génératrice.


1.2.3.3 L'organisation de l'économie agraire: le système de gt

      Le gt est l'unité fondamentale de l'économie agraire. Au niveau étymologique, le terme ougaritique gt, affilié à l'hébreu gat 306  , désigne un pressoir d'olives ou de raisins 307  . Dans les textes le mot est employé dans un sens plus large pour indiquer un domaine agricole 308  . L'équivalent akkadien de gt est dimtu qui dénote plusieurs sens; il signifie à la fois une tour et une construction fortifiée dans la campagne 309  . Selon Schloen il s'agit soit d'une tour pour veiller sur les terrains (agricoles), soit d'une ferme fortifiée 310  . La différence étymologique entre les termes akkadien et ougaritique relève des variations des conditions économiques locales; à Ougarit la production de l'huile d'olive et du vin joue un rôle capital dans l'économie 311  , alors qu'en Mésopotamie la culture de la vigne et de l'olivier n'était pas prédominante 312  . Par conséquent, ce qui est caractéristique d'un domaine agricole dans un pays ne l'est pas dans l'autre. Selon Liverani, un établissement agricole dépourvu de pressoir n'était même pas désigné sous le nom de gt. Ainsi par exemple, dans KTU 4.269 bt k[ ] est une ferme consacrée uniquement à l'élevage des moutons et ne contient donc pas de pressoir; c'est pourquoi l'on se réfère à elle en tant que bt et non en tant que gt  313  .

      Au niveau pratique, le gt assume à fois la fonction d'une ferme 314  et d'un quartier général d'où l'on gère les opérations locales: maintien des terrains arables et de pâturage, triage, stockage et distribution des produits agricoles, etc. Chaque gt est en rapport direct avec l'administration royale qui, grâce à un tel réseau, organise et contrôle une des branches principales de son économie, l'agriculture.

      Bien que le royaume d'Ougarit comptât environ 200 villages 315  , le nombre de gt identifié dans les textes, en akkadien ou en ougaritique, s'élève à soixante-dix-huit dont trente coïncident avec des noms de villages connus 316  . Dans le reste il y en a qui portent des noms relevant du domaine agraire comme par exemple, gpn, « vigne », d'autres encore se rapportent à des groupes professionnels comme hrtm, « laboureurs », ou encore simplement des noms personnels comme Ilumilku 317  . Il ne faut cependant pas croire que chaque gt devait nécessairement correspondre à un village; il y avait des villages qui contenaient plus d'un gt et plusieurs autres qui n'avaient qu'un seul gt. Le nombre de gt par village variait en fonction de la grandeur et de la richesse de chaque village 318  .

      Une des fonctions spécifiques des gt était de servir de centre où se rassemblaient divers animaux pour divers usages. Ainsi, d'après KTU 4.89; 4.618; 4.358, etc. l'on y trouvait des bovins et des ânes pour le labourage et le transport respectivement 319  . À part le gros bétail, d'autres textes mentionnent de grandes quantités de volailles et de petit bétail destinés soit à la distribution soit à la consommation royale ou encore aux sacrifices 320  . Une autre fonction du gt consistait à emmagasiner les produits agricoles de diverses provenances dans le but de les distribuer par la suite aux différents secteurs de l'administration royale ainsi qu'aux bns mlk et aux villageois recrutés pour la corvée 321  . Finalement une troisième fonction du gt consistait à gérer les terres royales, y compris les pâturages, ainsi que celles dont le droit d'exploitation revenait pour un temps limité à des individus, en contrepartie des services qu'ils avaient rendus au roi 322  .

      En ce qui concerne le personnel, tous ceux qui travaillent dans les gt sont des employés au service de l'administration royale, des bns mlk; on y distingue trois catégories. La première comprend les bns gt, un terme qui désigne probablement le groupe de professionnels consacrés exclusivement au travail dans les gt 323  . Une deuxième catégorie comporte les 'bdm qui assument au sein des gt des fonctions proprement agraires. Contrairement à Liverani 324  qui les considère des esclaves, Heltzer croit qu'il s'agit de personnes libres qui avaient leurs propres familles, des « salariés » comme les autres au service du palais qui recevaient des terrains en échange des services rendus au trône 325  . L'état fragmentaire de la plupart des textes et leur style « télégraphique » ne permettent pas de trancher la question d'une manière ou d'une autre et toute interprétation relève de l'hypothèse. Il se peut que bns gt se réfère aux fonctionnaires des gt qui assument des rôles notamment au niveau administratif, alors que les 'bdm représentent la main d'oeuvre agricole, subordonnés aux premiers. À cet effet, les différents professionnels identifiés par Helzer 326  dans sa discussion sur les 'bdm paraissent représenter diverses subdivisions appartenant au groupe des 'bdm; on y distingue entre autres des laboureurs, des vignerons, des tondeurs de moutons, des bergers, etc.

      Il y a finalement une troisième catégorie de travailleurs de gt dont les fonctions comportent des responsabilités qui relèvent guère de l'agriculture. Un exemple de texte qui témoigne à ce sujet est KTU 4.141 où sont énumérés divers membres appartenant à divers gt: parmi eux on compte des artisans, des archers, des chanteurs, etc. Leur présence peut être expliquée en relation avec la corvée qu'ils devaient au roi ou encore elle peut, dans certains cas, relever de la pratique d'une profession autre qu'agraire dans quelques-uns de ces gt 327  .

      Le gt représente l'unité centrale de l'économie agraire qui constitue une branche vitale de l'économie du palais. Chaque gt assume une triple fonction. C'est l'endroit où se concentrent les animaux d'élevage et la volaille destinés à divers usages; c'est le centre de stockage et de distribution des produits agricoles; c'est le quartier général local d'où l'on gère et maintient les propriétés foncières royales y compris les 'ubdy-champs. Le personnel est composé par les bns gt, les 'bdim et dans quelques-uns de ces gt l'on trouve aussi des professionnels assumant des fonctions autres qu'agraires. Un tel réseau permet au roi et à son administration d'organiser l'agriculture d'une façon efficace, d'accroître son rendement tout en gardant un contrôle direct sur la production.


1.2.3.4 Synthèse

      Au terme de cette section sur l'économie ougaritique nous pouvons regrouper nos observations de la façon suivante. L'agriculture à Ougarit, comme ailleurs dans les pays proche-orientaux, constituait la base de l'économie durant les troisième et deuxième millénaires av. l'è. c. Mais déjà au Bronze Récent, grâce surtout à la position géographique du royaume, d'autres branches de l'économie ougaritique se développent, notamment le commerce et l'industrie. Toutefois, l'agriculture sous l'égide du palais continue à s'épanouir et contribue d'une façon importante à l'essor économique tel que reflété à travers son rôle dans l'industrie du textile par exemple. Le caractère spécifique de cette agriculture est défini par les conditions géo-physiques de son terrain. Situé sur le littoral syrien qui est abondamment arrosé par les pluies saisonnières, et pourvu d'un réseau hydrographique notable, Ougarit bénéficiait des conditions hydriques relativement avantageuses qui s'ajoutaient à l'état encore bien conservé du couvert végétal. Mais de la façon dont l'eau était distribuée pour subvenir aux besoins cumulés de l'agriculture et des habitants, les cultures dépendaient principalement des précipitations saisonnières alors que le système hydrographique permettait de fournir la quantité d'eau douce nécessaire pour l'agglomération et son industrie. Une telle distribution était apparemment suffisante pour l'agriculture, puisque les aménagements hydrauliques découverts jusqu'à présent ne datent que du Bronze Récent (phase finale de l'existence d'Ougarit) et ne dénotent guère de traces de dérivation ou de canalisation.

      À la fin de cette section portant sur l'économie, nous rappelons que le but principal était de faire ressortir l'influence du domaine économique sur la religion. À cet effet il semble opportun d'attirer l'attention sur les points suivants:

  1. L'agriculture constituait la base de l'économie ougaritique, surtout au troisième et deuxième millénaires, époque à laquelle le cycle de Ba'al circulait déjà oralement (avant d'être mis par écrit vers le Bronze Moyen). Ceci expliquerait l'influence agraire dans l'épisode Ba'al-Mot.
  2. La dépendance presque totale de cette agriculture vis-à-vis des pluies saisonnières et le recours aux ressources hydrographiques, et éventuellement hydrauliques seulement comme source d'irrigation d'appoint, expliquerait l'échec de 'Athtar, dieu de l'irrigation artificielle à remplacer Ba'al, dieu de la pluie.
  3. La présence des sources d'eau à proximité immédiate du tell d'Ougarit se reflète dans le mythe, à travers le rôle de 'Anat, déesse des eaux souterraines, et alliée du dieu de la pluie dans son combat avec Mot.

      Mais l'économie et les conditions géo-physiques seules sont insuffisantes pour fournir une explication incluant tous les aspects du mythe en général et de Mot en particulier. Pour compléter nos informations il faut aussi tenir compte des facteurs idéaux affectant la religion. À cette fin, il faudra étudier la nature des relations sociales à Ougarit car elle reflète la perception de soi chez le natif. Ainsi, étant donné qu'il est impossible de questionner les sujets, on tente d'entrevoir la perception native à travers la structure qui représente des phénomènes objectifs dont on postule qu'ils sont bien les indices des propriétés cachées. Dans ce qui suit, nous proposons d'entamer la discussion en commençant par les différents modèles théoriques concernant la structure de la société ougaritique, pour ensuite aborder le modèle wébérien.


1.3 LA SOCIÉTÉ OUGARITIQUE

      Si les conditions matérielles, à savoir l'économie et l'environnement physique, affectent les relations sociales, tel que postulé par l'idéologie marxiste, des facteurs idéaux contribuent autant à la structuration des échanges sociaux, selon la sociologie wébérienne. Ces facteurs relèvent de la perception de soi chez le natif. En d'autres termes, il s'agit de la manière dont l'individu extériorise ses expériences personnelles et façonne son monde en conséquence. Mais toujours selon Weber, le domaine social ne fait pas que subir des influences; il conditionne à son tour les relations prévalant sur les plans économique et religieux, entre autres. En somme, les relations sociales, dont la structure relève des influences à la fois matérielles et idéales, guident les formes d'échange à tous les niveaux d'existence. Ainsi, une société marquée par des relations personnelles ne peut pas avoir une économie caractérisée par des échanges impersonnels. En fait, la dynamique du changement social réside dans cette interaction perpétuelle entre l'objectif et le subjectif d'une part, et les différents domaines d'organisation, d'autre part. Dans ce qui suit, il sera d'abord question des modèles théoriques concernant la société d'Ougarit. Ceci permettra de faire le tour des principales approches et d'en faire ressortir les limites par rapport à l'interprétation wébérienne. Dans un deuxième temps, la discussion portera sur les relations sociales ougaritiques et sur leurs structures, telles que décrites par le type idéal de patrimonialisme wébérien, afin de pouvoir déterminer ultérieurement leurs influences sur la religion en général et sur le dieu Mot, en particulier.


1.3.1 LES DIFFÉRENTS MODÈLES SOCIAUX APPLIQUÉS AUX ÉTUDES OUGARITIQUES

      Plusieurs modèles ont été suggérés pour discuter de l'organisation socio-économique des différentes civilisations du Proche-Orient ancien. Mais selon Schloen 328  il y en a principalement deux qui ont été appliqués aux études ougaritiques: le modèle féodal et celui des deux-secteurs. Ils portent surtout sur des questions concernant le caractère bureaucratique et le degré de centralisation de l'administration en charge, l'existence d'une dichotomie entre les secteurs privé et public, le droit de propriété du souverain sur les terres. Au premier modèle Schloen 329  annexe celui de l'état bureaucratique de Templegeschäft/Palastgeschäft proposé par A. Deimel en 1931. Bien qu'à première vue les deux semblent être distincts l'un de l'autre, la seule différence selon Schloen consiste dans le degré de centralisation des administrations sous étude. Ainsi, le modèle féodal s'applique plutôt à des gouvernements décentralisés, alors que Templegeschäft/Palastgeschäft traite des sociétés où l'état exerce son pouvoir à travers une bureaucratie centralisée. Par contre, les similarités entre les deux modèles sont fondamentales; on décrit les sociétés proches-orientales en termes d'élite qui monopolise les modes de production d'un côté et, de l'autre, une majorité de producteurs qui est dominée et exploitée par le premier groupe. Ce qui est encore plus important, c'est le rôle insignifiant que les deux modèles accordent à la propriété privée qui constitue pourtant un concept clé dans le modèle des deux-secteurs.


1.3.1.1 Le modèle féodal

      Le modèle féodal a dominé la scène des études ougaritiques jusqu'aux années soixante, avant de céder la place à celui des deux-secteurs 330  . Les études de Alt 331  , Gray 332  , Boyer 333  , Rainey 334  , entre autres illustrent la vaste application de ce modèle. Le modèle féodal s'inspire du féodalisme européen. Mais comme Schloen 335  le fait remarquer, l'objectif n'est pas d'essayer de reconstituer dans le cas du Proche-Orient ancien des sociétés qui sont l'exact duplicata de l'Europe médiévale. Il s'agit plutôt d'une application libre du modèle européen en se servant surtout d'une terminologie déjà en cours. Le roi en tant que suzerain a le doit de propriété sur toute l'étendue de son domaine. Il fait don de terrains (fiefs) à ses vassaux en échange de quoi ils doivent accomplir les services dus à ceux-ci (la féauté). Le vassal à son tour peut allouer ces terres à ses serfs, bien qu'elles soient habituellement réservées aux membres de sa famille. Le système politico-économique qui en résulte est une hiérarchie plus ou moins décentralisée. « This stripped-down 'feudalism' is a long way from the military feudalism of the high Middle Ages in Western Europe, with its ethic of knightly honor, oaths of fealty, and complex contractual formulae » 336  .

      En ce qui concerne Ougarit en particulier, Rainey, Alt et Boyer conçoivent le système féodal en termes de politique de tenure où le seigneur concède des terrains à ses vassaux tout en conservant la propriété et obtenant en échange le droit de « féauté », à savoir les services dus au seigneur en contrepartie de l'exploitation de la terre 337  . Par ailleurs, l'interprétation de Gray accorde un rôle central aux maryannu, une élite militaire d'origines indo-aryenne et hurrite composée de conducteurs de char; ils se seraient emparés du pouvoir au début du deuxième millénaire et auraient transformé le régime tribal prévalant à Ougarit en un système féodal à caractère militaire doté en outre d'un système de corporations pour les diverses professions 338  .


1.3.1.2 Le modèle des deux-secteurs

      Le modèle des deux-secteurs, qui domine présentement les études ougaritiques, a été proposé dans les années cinquante par Igor Diakonoff, l'orientaliste russe. Son hypothèse s'inspire de la pensée marxiste 339  et compte parmi ses partisans Heltzer, un de ses anciens étudiants ainsi que Liverani et son élève Zaccagnini 340  . Selon ce modèle des deux-secteurs on distingue deux sphères au sein des sociétés proche-orientales anciennes (la Mésopotamie, l'empire hittite, la Syrie-Palestine) à l'époque de l'Âge du Bronze. La première est constituée par l'état, représenté à travers le temple et le palais, et dénote un caractère urbain. La seconde est formée par les communautés villageoises au caractère forcément rural. Le premier secteur comporte, à part la famille royale, des professionnels qui, en contrepartie des tâches accomplies au service du roi dans l'administration, reçoivent des récompenses qui leur permettent de vivre. Mais en aucun moment ils ne deviennent des propriétaires fonciers. Il restent des fonctionnaires publics qui dépendent entièrement de l'administration royale pour leur survie. Dans le secteur public seul le roi possède de vastes terrains (mais pas tous les terrains) qu'il loue à ses dépendants. Par contre, le deuxième secteur comprend des paysans libres qui exploitent collectivement leurs propres terres transmises d'une génération à l'autre.

      Un autre trait qui, d'après Diakonoff 341  , marque davantage la différence entre les deux secteurs relève de l'organisation de la famille. Ainsi, alors que le secteur privé se caractérise par des familles élargies, ce sont les familles nucléaires qui prédominent dans le secteur public . Les données provenant de l'époque de l'assyrien moyen et du royaume d'Arrapha attestent cette situation 342  . Selon Liverani 343  par contre, la famille est partout nucléaire. Les différences entre les deux sphères se situent au niveau de la polygamie, possible uniquement en milieu urbain (pour des raisons économiques), et des moyens de production.

      Cette dichotomie au niveau de la configuration sociale fonctionnait mal à la fin du Bronze Récent. Ainsi, d'après Liverani 344  il y eut émergence de conflits d'intérêts entre les secteurs public et privé, conflit qui aurait été l'une des causes (indirectes) principales de la chute d'Ougarit. C'était dans l'intérêt du roi d'affaiblir la communauté rurale en lui imposant des taxes de plus en plus lourdes. En poussant les paysans libres à l'esclavage non seulement il se procurait de la main d'oeuvre, mais il se débarrassait progressivement d'un secteur qui ne lui rapportait pas beaucoup. Cette politique a éventuellement abouti à l'aliénation de la communauté rurale et a affaibli le royaume.

      Pour Heltzer 345  , l'affaiblissement du pouvoir central vers la fin du Bronze Récent a causé la désintégration de la classe « des hommes du roi », entièrement dépendante du palais ce qui, à son tour, a rendu le royaume vulnérable aux attaques provenant de l'extérieur, d'où la rapidité inattendue de la chute d'Ougarit devant l'invasion des Peuples de la mer.


1.3.1.3 Les fonctionnalistes

      Les fonctionnalistes aussi parlent de stricte dichotomie entre les sphères urbaine et rurale. Ils insistent surtout sur le caractère bureaucratique de l'administration des villes et la spécialisation fonctionnelle de ses habitants qui se distinguent des membres non-spécialisés de la société rurale 346  . Par conséquent, la nature des relations est différente d'une sphère à l'autre. Ainsi, dans les cités les relations sociales ne sont plus structurées d'après les liens personnels prévalant entre les diverses familles, comme c'est le cas dans les villages, mais selon la fonction de chaque individu, la spécialisation de chaque groupe social 347  .

      L'un des principaux promoteurs de l'approche fonctionnaliste est G. Buccellati; mais les applications qu'il en fait concernent surtout la société mésopotamienne. Un autre auteur qui s'approche de cette ligne de pensée, bien qu'il ne soit pas nécessairement lui-même un fonctionnaliste, est L. Handy. Dans son analyse du panthéon ougaritique 348  il classe les diverses divinités selon leurs fonctions et le degré de leur participation dans les affaires divines et terrestres. Il considère en outre que tout le panthéon fonctionne comme une bureaucratie. À la tête de la hiérarchie se trouve le couple El-Athirat, « les divinités autoritaires » qui détiennent l'ultime pouvoir. Ensuite viennent « les divinités actives », les subordonnées des premières qui jouent le rôle de gérants, chacune responsable d'un domaine en particulier et à la tête d'un personnel spécialisé. À la base de la pyramide se trouvent les professionnels divins comme le dieu artisan, les messagers, etc. Pour chaque poste Handy discute des « personnes » en charge, des tâches qu'il implique et des problèmes de mal fonctionnement.

      Les différences fondamentales entre les modèles féodal et bureaucratique d'une part et le modèle des deux-secteurs d'autre part peuvent se regrouper sous les points suivants: dans le premier cas le roi, en tant que souverain, a le droit de propriété sur toute l'étendue de son royaume, qu'il exerce son pouvoir à travers un système décentralisé (féodal) ou centralisé (bureaucratique), alors que dans le deuxième cas les droits de propriété du roi sont limités par endroit. Selon l'hypothèse des deux-secteurs, il y a une stricte dichotomie entre les sphères publique et privée; la première est sous la gérance directe de l'état, le concept de propriété privée n'existe pas, et la main-d'oeuvre est constituée de fonctionnaires spécialisés. La deuxième est constituée de paysans libres qui exploitent leurs propres terres ancestrales et contrôlent ainsi les modes de production. L'autorité palatiale, du moins au niveau économique, ne s'exerce que d'une façon indirecte, et il n'y a aucune division de profession: tous sont des paysans. Aucun des modèles, féodal ou bureaucratique, n'admet une telle opposition au plan social; tous les sujets du roi sont ses vassaux.


1.3.2 LA SOCIÉTÉ OUGARITIQUE D'APRÈS LE MODÈLE PATRIMONIAL DE WEBER

      Le choix du modèle théorique se rapportant à la structure sociale a des répercussions sur d'autres domaines. Premièrement la structure sociale façonne, ou du moins, influence l'économie. Deuxièmement, selon la perspective wébérienne, l'organisation socio-économique se reflète sur le plan religieux. C'est pourquoi il importe de faire le point sur la structure sociale d'Ougarit compte tenu des repercussions qu'elle provoque sur la discussion concernant l'économie et surtout, sur la religion ougaritique.

      Les modèles théoriques discutés ci-dessus n'arrivent pas à donner une interprétation satisfaisante de la société ougaritique. Selon Schloen, le modèle patrimonial de Weber offre une meilleure explication qui est plus conforme à la réalité actuelle. Après avoir discuté des diverses théories et de leurs applications relevant des sociétés du Proche-Orient ancien en général et d'Ougarit en particulier , il définit et explique le patrimonialisme au niveau théorique et l'applique au niveau pratique en se basant sur les données archéologiques, ethnographiques et épigraphiques provenant de la région. En d'autres termes, la structure sociale ougaritique qu'il identifie sur le plan hypothétique, il la confirme en étudiant l'organisation des maisons sur le plan physique. Nous nous contenterons dans cette section de récapituler les grandes lignes de la présentation de Schloen, en insistant sur les points qui nous concernent le plus.

      D'après Schloen, dans la typologie wébérienne de la domination, le patrimonialisme est la forme politique la plus fréquente que la domination traditionnelle assume 349  . Dans ce type de Herrschaft ou domination 350  « obedience is owed not to enacted rules but to the person who occupies a position of authority by tradition or who has been chosen for it by the traditional master » 351  . Dans le système patrimonial, l'état est organisé selon le modèle de la maisonnée patriarcale; le royaume tout entier constitue la maisonnée personnelle du souverain et tous ceux qui l'habitent sont ses « fils » ou ses « serviteurs ». Cette grande maisonnée est à son tour subdivisée en des maisonnées plus petites selon le nombre des habitants du royaume où chaque père est le patriarche de sa résidence dont la grandeur varie selon la fortune familiale. Le principe de l'autorité patriarcale guide les relations à tous les niveaux, tant dans le domaine politique, que social et économique.

Une telle organisation implique, premièrement que le souverain patrimonial gère l'empire comme sa maisonnée personnelle. Le pouvoir et l'autorité sont fortement personnalisés, de sorte que la sphère publique se sépare difficilement de la sphère privée. L'État s'identifie au palais, l'administration du palais se confond avec le gouvernement. La famille du souverain joue un rôle éminent dans la vie publique et dans les affaires de l'État...Le souverain a un droit de propriété sur tous les biens et toutes les terres 352  .

      Deuxièmement, les relations sociales se basent sur le modèle des relations prévalant au sein de la maisonnée patriarcale. Ainsi, les subordonnés sont soient des « fils » soient des « servants », les dirigeants sont soient des « pères » ou des « maîtres » et finalement, les membres d'un même rang social sont des « frères » 353  . D'ailleurs selon Bendix, la différence fondamentale entre le système patrimonial et le féodalisme, une autre forme de la domination traditionnelle 354  , consiste dans le fait que « patrimonial government is an extension of the ruler's household in which the relation between the ruler and his officials remains on the basis of paternal authority and filial dependence. Feudal government replaces the paternal relationship by a contractually fixed fealty on the basis of knightly militarism » 355  . C'est pourquoi le gouvernement organisé selon les principes de la maisonnée patriarcale ne constitue pas une caractéristique du féodalisme 356  .

      Troisièmement, le concept de bureaucratie n'existe pas dans les systèmes de gouvernement basés sur le modèle de la maisonnée patrimoniale. Il ne faut pas confondre la bureaucratie avec la centralisation dont le degré peut varier selon les régimes. Ainsi, même l'administration (mésopotamienne) hautement centralisée de l'époque de Ur III ne peut pas être considérée comme une bureaucratie car elle ne représente pas un gouvernement dont la légitimité dépend d'une domination de type légale-rationnelle, et elle ne jouit pas d'une constitution impersonnelle 357  . Au contraire, ceux qui détiennent le pouvoir le font grâce à un réseau de relations traditionnelles, et ceux qui les servent dans l'administration doivent leurs postes aux relations personnelles qu'ils entretiennent avec les dirigeants et non parce qu'ils ont les qualifications objectives nécessaires 358  .

      En somme, Schloen discute du type idéal patrimonial en fonction de trois concepts qui font ressortir la sociologie wébérienne. Le premier concerne la légitimité. Dans le système patrimonial l'autorité du souverain relève des relations sociales traditionnelles façonnées d'après le modèle de la maisonnée patriarcale où les relations maître-serviteurs/ père-fils sont la norme. Le deuxième concept implique l'organisation interne. Dans le Proche-Orient ancien, aux troisième et deuxième millénaires av. l'è. c., on ne distingue pas entre les réalités mondaine et transcendantale; on ne perçoit aucune tension sur le plan religieux entre ces deux niveaux d'existence. Ceci est un point très important chez Weber, car tant que la société ne voit aucun décalage entre la vie mondaine et transcendantale, elle ne fait aucun effort pour s'organiser selon un principe transcendant afin de rendre la vie d'ici-bas conforme à une réalité transcendantale. En d'autres termes, le souci de conformité entre les deux niveaux d'existence introduit la question de salut et le problème de rationalisation qui, dans la perspective wébérienne, consiste justement à organiser la vie sociale et le comportement individuel d'après un Principe transcendant. Tant qu'il n'y a pas de rationalisation dans l'organisation sociale interne il ne peut y avoir une administration bureaucratique qui présuppose une constitution impersonnelle. C'est pourquoi Schloen insiste sur ce point, tant dans sa critique des autres approches que dans sa propre application du patrimonialisme 359  .

      Le troisième concept relève de la parenté qui joue un rôle crucial dans l'organisation de la société proche-orientale, surtout à l'âge du Bronze, étant donné qu'elle est à la base de la structure sociale. Selon Eisenstadt 360  l'une des caractéristiques des sociétés « pré-axiales » 361  patrimoniales 362  est ce qu'il appelle une élite « embedded » qui, contrairement à l'élite autonome, exerce l'autorité au nom des relations traditionnelles et personnelles et non au nom d'une constitution impersonnelle. Toujours selon Eisenstadt, l'existence de ce genre d'élite implique qu'au niveau symbolique, le centre (social) et la périphérie sont homologues:

The centers that tend to develop in such « patrimonial » societies were ecologically and organizationally but not symbolically distinct from the periphery, and these centers crystallized around elites which were embedded in various types of ascriptive units, even if often broad and restructured ones 363  .

      Schloen attribue cette homogénéité au fait que, dans les sociétés patrimoniales, l'ordre socio-politique ne relève guère d'un principe transcendant abstrait, qui assurerait une légitimité de type légale-rationnelle, mais d'un réseau de relations traditionnelles, qui s'expriment principalement en termes de parenté et qui confèrent une légitimité traditionnelle. Par contre, Schloen croit que dans le modèle patrimonial de Weber cette homogénéité se manifeste non seulement au niveau symbolique mais aussi au niveau de l'organisation (contrairement à Eisenstadt), car dans les deux cas la structure de base est le concept de la maisonnée 364  .

      En conclusion, la discussion de Schloen du modèle patrimonial de Weber évolue autour de trois thèmes principaux; la légitimité du pouvoir, l'organisation socio-politique et le rôle du concept de la parenté dans la structure sociale. Ce modèle décrit un système politique où le souverain gère son royaume de la même façon qu'un patriarche gère sa maisonnée; il a le droit de propriété sur tous les biens et sur toutes les terres; les relations sociales sont traditionnelles et structurées d'après l'organisation patriarcale de la maisonnée où les subordonnés sont soit des « fils », soit des « servants », leurs supérieurs soit des « pères » ou des « maîtres », et où ceux qui sont sur la même échelle sociale se considèrent des « frères ». Vu d'en haut ce système donne l'impression d'être très centralisé. Mais l'omnipotence apparente du souverain est en réalité contrebalancée par la hiérarchie des subordonnés sans lesquels il ne saurait exercer son autorité. En fait, le modèle patrimonial décrit un système similaire à une pyramide composée d'innombrables maisonnées, nichées les unes sur les autres qui diffèrent au niveau de la superficie, mais qui sont identiques en termes de structure; à la tête se trouve la plus grande des maisonnées, celle du souverain. Selon Schloen le type idéal patrimonial de Weber caractérise non seulement la société ougaritique, mais le Proche-Orient en général durant les troisième et deuxième millénaires av. l'è. c.

      Après avoir discuté des divers modèles théoriques et de leurs applications dans le domaine du Proche-Orient ancien, et après avoir établi la viabilité du patrimonialisme wébérien comme un outil d'analyse sociale se rapportant aux civilisations proche-orientales de l'âge du Bronze, Schloen entame la démonstration sur le plan pratique. D'après lui, le modèle de la maisonnée patrimoniale de Weber implique deux conclusions qui peuvent être vérifiées aux niveaux archéologique et épigraphique respectivement. Premièrement, l'homogénéité entre le centre et la périphérie suppose une analogie dans l'organisation socio-économique entre l'urbain et le rural 365  . Ceci devrait se refléter dans l'architecture ougaritique en général où l'organisation de l'espace dans les maisons urbaines devrait être structurellement similaire à celle dans la campagne 366  . Les résultats des fouilles effectuées jusqu'à présent 367  dans la cité même d'Ougarit révèlent les points suivants:

The focus of activity is on the inside, where the ground floor is used for cooking, storage, and stables, and the second floor for sleeping. The flat roof provides extra space for various activities, and the inner courtyard is important as a source of light as well as being the center of circulation for the household 368  .

      C'est d'ailleurs pour cette raison que les maisons comportent très peu de fenêtres extérieures, puisque l'on compte sur la cour intérieure pour illuminer les pièces 369  . Mais la fonction de la cour intérieure ne se limite pas uniquement à cela; elle constitue surtout le centre social et économique où l'on se rassemble pour diverses activités (entreposage, préparation et production de la nourriture) dont la plupart étaient similaires à celles entreprises dans les maisons rurales 370  . Ce genre d'organisation et le style d'architecture décrit ci-dessus, à savoir la maison à cour intérieure (courtyard house) 371  prévalaient un peu partout dans le Proche-Orient ancien 372  , la Grèce mycénienne et classique 373  et subsiste encore dans certains cas en Afrique du nord 374  .

      En se basant sur les données archéologiques et épigraphiques concernant la grandeur des maisons ougaritiques 375  , Schloen conclut que les familles jointes étaient la norme, c'est-à-dire que les fils mariés continuaient à vivre avec leurs parents 376  . Ainsi, plusieurs des maisons urbaines du Bronze Récent étaient habitées par des familles jointes (joint-family) 377  qui dépendaient principalement de l'agriculture pour vivre 378  . Contrairement aux familles nucléaires, ce type de famille, que l'on trouve dans le système de maisonnée patrimoniale, s'adapte mieux au contexte agraire prévalant dans le Proche-Orient ancien, car il permet premièrement de rassembler toutes les ressources nécessaires à l'agriculture, à savoir la terre, les animaux et le personnel humain. Deuxièmement, les risques économiques sont plus faciles à partager par une famille élargie que par une famille nucléaire, ce qui rend à son tour la viabilité du système de maisonnée patrimoniale en tant qu'unité socio-économique encore plus grande 379  .

      La deuxième conclusion que l'on tire du modèle de la maisonnée patrimoniale de Weber et que l'on peut vérifier au niveau épigraphique cette fois-ci, concerne la structure des relations socio-économiques. Ainsi, les rapports patrimoniaux de la maisonnée entre père/maître et fils/serviteur servent de modèles pour la structuration des échanges économiques et politiques entre les supérieurs et leurs subordonnés. Ceci devrait se refléter dans les textes en termes de relations dyadiques entre différents membres de la hiérarchie sociale 380  . À cet effet, Schloen considère comme exemple deux titres administratifs utilisés dans les textes, en l'occurrence hazannu et sakinu. Dans les deux cas les personnages en question servent de lien entre le roi et ses sujets 381  ; ils détiennent l'autorité grâce à leur relation personnelle avec le souverain et non parce qu'ils sont représentatifs d'une bureaucratie impersonnelle où leurs fonctions sont claires et définies selon leurs postes. Ils ne servent qu'à transmettre l'autorité royale et à la faire respecter sans pour autant agir au nom d'une constitution abstraite et clairement départementalisée. Par conséquent, Schloen conclut:

Under premodern conditions of poor communication and transportation, direct supervision and enforcement by the palace would not have been feasible. The hierarchical structure envisioned in the PHM [patrimonial household model] permits decentralization of authority by means of personal dyadic relationships... 382 

      Or, ce système patrimonial avec les trois concepts discutés par Schloen se retrouve justement sur le plan religieux. El, le « père des dieux » est le souverain omnipotent du panthéon ougaritique. Mais pour pouvoir gérer le royaume il se sert de ses « fils » Yam, Ba'al et Mot dont chacun a sa propre maisonnée avec ses propres subordonnés. Ils exercent leur autorité au nom de El dont le consentement est essentiel pour le maintien de leur micro royaume. Les combats fratricides entre ces dieux relèvent des luttes de pouvoir entre des membres appartenant à la même échelle divine. En somme, la pyramide sociale décrite ci-dessus est reproduite au niveau religieux avec la seule différence qu'il ne s'agit plus d'humains mais d'immortels.

      L'ensemble des observations regroupées dans le présent chapitre, tant au niveau de l'économie que de la structure des liens sociaux, nous fournissent le matériau à partir duquel nous pouvons proposer une interprétation des textes concernant le dieu Mot, où l'on tiendra compte des facteurs matériels objectifs et surtout des facteurs idéaux subjectifs 383  . Mais avant d'entamer une telle discussion, il s'agit d'établir d'abord l'ensemble des textes sur lesquels notre étude se basera. Nous proposons donc dans le prochain chapitre de relever les passages du cycle AB qui se rapportent à Mot et de clarifier les problèmes d'ordre textuel et séquentiel.


CHAPITRE 2
ÉTABLISSEMENT DU TEXTE

      Dans ce chapitre nous discuterons des problèmes textuels reliés à une partie des textes mythologiques dont l'ensemble est désigné sous le sigle du cycle AB 384  et dont le héros principal est Ba'al. Au sein de ce corpus nous privilégions l'analyse des passages traitant du dieu de la mort Mot qui, à cause de sa nature même, s'impose comme l'ennemi principal de Ba'al, dieu de la pluie, génératrice de vie. La majeure partie de ces passages se trouve inscrite sur les tablettes 5 et 6 dans KTU 385  . En fait, ce chapitre constitue l'étape préliminaire de notre recherche puisqu'il va permettre d'établir la base de données sur laquelle porteront les interprétations développées dans les chapitres suivants. Étant donné l'ancienneté et l'état quelquefois fragmentaire des passages, la lecture n'en est pas toujours évidente. En outre, comme dans le cas des autres langues sémitiques anciennes, l'absence de vocalisation rend la lecture sujette à diverses interprétations qui diffèrent selon les voyelles insérées par les divers commentateurs et traducteurs. Dans de telles conditions une critique textuelle s'avère nécessaire d'abord pour établir le texte et ensuite pour déterminer la position que l'auteure adopte vis-à-vis ces textes.

      Pour mener à bien une telle analyse, il faudrait reprendre chaque problème textuel, discuter les différentes leçons, pour finalement choisir et justifier l'une d'entre elles. Or, ce travail a déjà été fait en grande partie par G. P. Brubacher dans The Canaanite God of Death in the Myth of Baal and Mot 386  . Ce dernier a analysé en détail les textes se rapportant à Mot pour en dégager et interpréter la vision que le mythe de Ba'al et Mot porte sur la mort.

      Un autre problème plus spécifique du cycle AB concerne l'ordre séquentiel qu'il faut suivre en lisant les textes. Or étant donné que ces textes sont inscrits sur plusieurs tablettes qui ne possèdent aucune numérotation, la séquence inhérente des passages n'est pas toujours évidente. Par conséquent, l'ordre séquentiel est sujet à diverses spéculations. Compte tenu de ces problèmes, ce chapitre propose dans un premier temps, les objectifs suivants:

  1. Puisque le récit contenu dans KTU 1.4.vii-viii, 1.5 et 1.6 ne constitue qu'une partie du cycle AB, donner un résumé concernant les épisodes antérieurs au conflit Ba'al-Mot. On obtiendra ainsi une meilleure assise permettant de situer les événements décrits par les tablettes 4, 5 et 6.
  2. Étant donné que le récit est divisé lui-même en différentes colonnes, au début de chacune d'elle présenter un résumé des événements à venir qui permettra de mieux cerner les problèmes textuels tout en évitant d'être surchargé par le déroulement des événements.
  3. Afin d'éviter des répétitions inutiles, discuter les problèmes textuels uniquement dans les cas de désaccord avec G. P. Brubacher et/ou de propositions nouvelles à suggérer pour une leçon donnée, ou encore pour compléter les informations fournies dans la discussion d'un problème textuel précis.

      Dans un deuxième temps, ce chapitre abordera sommairement la question concernant le problème séquentiel des textes au sein du cycle AB où nous justifierons la séquence adoptée dans notre recherche.


2.1. RÉSUMÉ DE KTU 1.1 À 1.4.vi

      Les tablettes 5 et 6 contiennent la majeure partie du récit de la confrontation entre Mot et Ba'al. Bien que cet épisode constitue le matériau de base pour la présente recherche, le cycle AB débute ailleurs 387  .

      Dans KTU 1.1.v 388  6 I AB 62recto+49+62verso 1.6 qui probablement inaugure le cycle 389  , une conversation se déroule entre Yam et El. L'état trop fragmentaire de la colonne ne permet pas de reconstituer d'une façon satisfaisante le déroulement des événements. Que ce soit dans la première partie (l.1-14) 390  ou la deuxième, El et Yam discutent d'une attaque et le nom de Haddu 391  y est mentionné. Étant donné que par la suite, dans KTU 1.2.iii, Yam et Ba´al s'affrontent, Smith 392  a tendance à croire que El donne des instructions à Yam quant à l'attaque visant le dieu de la pluie. Toujours selon Smith, ceci expliquerait aussi l'attitude passive que le dieu suprême adopte face aux provocations des émissaires de Yam dans 1.2.iii.36-38. Une telle interprétation se base sur l'hypothèse postulée par certains auteurs comme Pope 393  , Kapelrud 394  et Oldenburg 395  selon laquelle un conflit sous-jacent entre El et Ba´al marque le cycle AB, du début à la fin. On suppose que le jeune dieu de la foudre aspire au trône du dieu suprême et que ce dernier ne rate aucune occasion pour appuyer les ennemis de Ba´al, empêchant ainsi son ascension au pouvoir et protégeant son propre règne. L'Heureux 396  , Mullen 397  et Schloen 398  ont critiqué sévèrement et avec raison une telle interprétation. Tout ce que l'on peut dire, c'est que dans cette colonne il est question d'un conflit où le rôle des protagonistes ne peut être clairement déterminé.

      KTU 1.1.iv décrit un banquet présidé par El et durant lequel il proclame son fils Yam roi, en lui donnant le nom de Yw. On ignore cependant les raisons d'une telle proclamation . Par la même occasion El invite le nouveau roi à vaincre Ba´al afin de consolider son règne. À la fin de la colonne, il est encore une fois question de festivités et de sacrifices d'animaux 399  .

      Dans KTU 1.1.iii El envoie ses messagers à Kothar-et-Khasis, le dieu artisan pour qu'ils le convoque à sa demeure. Les émissaires accomplissent leur mission et Kothar-et-Khasis se dépêche de venir à la rencontre du dieu suprême. Une fois en sa présence, El lui donne des instructions concernant la construction d'un palais 400  .

      Dans KTU 1.1.ii El adresse un message à 'Anat par le biais de ses émissaires. Ces derniers une fois en présence de la déesse, délivrent le contenu du message où El la convoque à sa demeure 401  .

      Dans KTU 1.2.iii, il est question de préparatifs entrepris pour la construction d'un palais en l'honneur du dieu de la mer et des rivières, Yam. Parallèlement à ces préparatifs, 'Athtar 402  se plaint en vain de n'avoir pas de palais.

      Dans KTU 1.2.i, il faut supposer que la construction du palais est déjà achevée, car on y voit Yam intronisé. Une fois sur le trône du royaume terrestre, il envoie ses messagers devant l'assemblée des dieux et demande la soumission de Ba'al. Ce dernier, malgré le consentement de El à cette demande outrageuse de Yam, défie l'autorité du dieu de la mer et des rivières.

      Dans KTU 1.2.iv 403  , Ba'al est résigné à combattre et à relever le défi lancé par Yam. Grâce aux massues fabriquées par le dieu artisan, Kothar-et-Khasis, il remporte une victoire décisive.

      KTU 1.3.i décrit un banquet somptueux sur le mont Sapon, le quartier général de Ba'al. Dans 1.3.ii, 'Anat, déesse des sources souterraines et alliée jurée de Ba'al, entreprend une série de massacres contre ses ennemis, d'abord en rase campagne, puis chez elle. À peine revenue de sa mission, elle reçoit (1.3.iii) la visite des émissaires de Ba'al qui viennent lui transmettre une invitation de la part de leur maître. Elle accepte avec grâce (1.3.iv). KTU 1.3.v rapporte comment une fois en présence de Ba´al, celui-ci se plaint de ne pas avoir un palais comme les autres dieux et demande l'aide de 'Anat pour mener à bien sa quête. 'Anat se met à la tâche avec zèle. Elle se dirige immédiatement vers les lieux où réside El et menace de s'attaquer à lui au cas où il refuserait d'accorder la permission pour la construction d'un palais pour Ba´al 404  . Bien que la réponse de El ne soit pas préservée, il ne semble pas que 'Anat ait réussi dans sa mission. Dans 1.3.vi 'Anat et Ba´al envoient le messager de Athirat à Memphis (Égypte), auprès de Kothar-et-Khasis, le dieu artisan.

      KTU 1.4.i débute avec Kothar-et-Khasis en train de fabriquer de l'orfèvrerie destinée à séduire Athirat, parèdre de El, afin qu'elle consente à aider Ba´al à acquérir le droit pour un palais. Dans KTU 1.4.ii, accompagné par 'Anat et chargé de cadeaux, Ba´al se dirige vers la demeure de Athirat. KTU 1.4.iii décrit comment cette dernière les reçoit selon le protocole de l'hospitalité proche-orientale. Le début de KTU 1.4.iv comporte la réponse de Athirat; elle accepte de plaider la cause de Ba´al auprès du dieu suprême. Apparemment, Athirat réussit mieux dans sa mission que 'Anat, puisque El donne son consentement. Aussitôt, dans KTU 1.4.v, Kothar-et-Khasis est convoqué par Ba´al pour lui transmettre ses instructions concernant la construction de son palais. Durant leur entrevue, Kothar-et-Khasis propose d'installer une fenêtre. Ba´al refuse catégoriquement, considérant l'ouverture d'une telle fenêtre une défaillance stratégique que des ennemis pourraient exploiter. Dans 1.4.vi, dès que la construction de son somptueux palais est achevée, une inauguration a lieu à laquelle toutes les divinités sont invitées.


2.2 DISCUSSION DES TEXTES: KTU 1.4vii À 1.6


2.2.1 KTU 1.4.vii: RÉSUMÉ

      Le début de la colonne manque. En outre, quand le texte reprend, les six premières lignes sont fragmentaires et ne permettent pas d'avoir une idée claire des événements qui s'y produisent. Selon J. C. L. Gibson 405  , Ba´al, ou quelqu'un de son entourage, rappelle la victoire que Ba´al a remportée contre Yam et qui a aboutit à l'érection de ce palais. Le banquet inaugural touche à sa fin et les invités prennent congé de leur hôte. Ba´al visite alors son royaume, mène des combats contre des ennemis inconnus et conquiert plusieurs cités. À son retour dans son palais, et à la suite de ses victoires, il se sent assez en sécurité pour accepter l'installation d'une fenêtre, « une brèche dans les nuées » 406  . Confortablement installé sur son trône, Ba´al lance un défi à quiconque oserait questionner son pouvoir. Puis il convoque ses émissaires, Gupn et Ugr, afin de leur transmettre un message destiné à Mot qui, ne s'étant toujours pas incliné, représente une menace à son autorité. La fin de la tablette 1.4.vii est perdue.


2.2.2 KTU 1.4.vii.42-52: TEXTE ET DISCUSSION

      vii

      
42 bkm 407  ytb b'l lbhth 408  Sur ce Ba´al s'assoit dans son palais
43 umlk ublmlk Un roi ou un non-roi
44 ars drkt 409  ystkn occupera-t-il la terre (mon) domaine?
45 dll al ilak lbn Je vais envoyer un ambassadeur
46 ilm mt 'dd lydd au divin Mot, un porte-parole au Favori de
47 il gzr yqra mt El, (son) Champion. Mot crie
48 bnpsh ystrn 410  ydd en lui-même, le Favori complote
49 bgngnh ahdy dymlk en soi. C'est moi seul qui règne
50 `l ilm lymru 411  sur les dieux, qui engraisse
51 ilm wnsm dysb['] les dieux et l'humanité, qui rassasie
52 hmlt ars les multitudes de la terre.


2.2.3 KTU 1.4.viii: RÉSUMÉ

      Gupn et Ugr reçoivent l'ordre d'aller retrouver Mot. A cet effet, Ba´al leur donne des directives précises. Ils doivent se diriger d'abord aux confins de la terre, soulever les deux montagnes qui bouchent l'entrée de sa demeure, puis descendre au royaume de Mot, vers sa capitale souterraine qualifiée de gouffre vaseux. Une fois en présence du maître des lieux, ils doivent l'approcher avec précaution et garder une certaine distance pour ne pas être eux-mêmes engloutis par la mort, ou plus littéralement être avalés d'une seule bouchée, comme des agneaux, et se retrouver dans la gorge de Mot. Finalement, ils doivent délivrer le message de leur maître, Ba´al. Les lignes qui contiennent le message sont trop lacunaires. Il est question d'un banquet organisé par Ba´al et auquel Mot est invité.


2.2.4 KTU l.4.viii: TEXTE ET DISCUSSION

      viii

      
1 idk al ttn pnm Alors vous vous dirigerez
2 'm gr trgzz vers le mont Targhuziz
3 'm gr trmg vers le mont Tharumag
4 'm tlm gsr 412  ars vers les deux collines qui limitent la terre.
5 sa gr 'l ydm Soulevez la montagne sur (vos) mains,
6 hlb lzr rhtm la colline par-dessus (vos) paumes
7 wrd bt hpt et descendez à la Demeure de Liberté,
8 ars tspr dans la terre, soyez comptés
9 byrdm ars parmi ceux qui descendent en terre.
10 idk al ttn Alors dirigez-vous
11 pnm tk qrth au milieu de sa cité
12 hmry mk ksu la Vase, la Fosse est le siège
13 tbth hh ars de sa résidence, le Trou, la terre
14 nhlth wngr de son patrimoine. Mais gardez-vous
15 `nn ilm al valets divins,
16 tqrb lbn ilm de vous approcher du divin
17 mt al y`dbkm Mot, qu'il ne fasse de vous
18 kimr bph un agneau dans sa bouche,
19 klli btbrn comme un chevreau dans l'orifice de
20 qnh thtan son tube vous disparaîtriez.
21 nrt ilm sps La Lumière divine, Shapash
22 shrrt 413  la la Force Brûlante
23 smm byd mdd des cieux est entre (les) mains du Bien-aimé
24 ilm mt 414  des dieux, Mot.
25 balp sd rbt À travers mille arpents, une myriade
26 kmn lp'n mt d'hectares, aux pieds de Mot
27 hbr wql tombez et inclinez-vous
28 tsthwy wkbd prosternez-vous et rendez hommage
29 hwt wrgm et dites la parole
30 lbn ilm mt au divin Mot
31 tny lydd répétez au Favori
32 il gzr thm de El, (son) Champion, (le) message
33 aliyn b'ldu Très Puissant Ba´al
34 [hw]t aliy (la) [paro]le du plus puissant
35 q[rdm] 415  bhty bnt des g[uerriers]: « j'ai bâti ma demeure
36 [dt kspdtm] [d'argent]
37 [hrs hk]ly 416  [d'or] mon [pa]lais
38 [ ] ahy [ ] mes frères
39 [ ] ahy [ ] mes frères
40 [ ] y [ ]
41 [ ] kb [ ]
42 [ ] sht [ ] j'ai crié
43 [ ] t [ ]
44 [ ] ilm [ ] dieux
45 [ ] u yd [ ]
46 [ ] k [ ]
47 [ gpn] wugr [ ] Gupn et Ugr

      KTU 1.5


2.2.5 KTU 1.5. i: RÉSUMÉ

      La partie du texte contenant la réponse de Mot aux messagers de Ba´al est perdue. La tablette 5 débute au milieu d'un discours. Pour le situer, il faut supposer que la première partie de la réponse de Mot à Ba´al devait figurer à la fin de la tablette 4, et ce n'est que la deuxième partie qui est préservée au début de 5 (l.5.i.1-8) 417  . Heureusement pour nous, ce que Mot disait aux émissaires de Ba´al à la fin de KTU 1.4, ceux-ci une fois en présence de Ba´al, le répètent verbatim dans les lignes 14-35 418  . Nous avons ainsi la réponse de Mot à Ba´al préservée au complet 419  .

      Mot ne ménage pas ses mots. Il commence d'abord par décrire l'immense appétit qu'il éprouve envers les êtres humains (« argile ») 420  , un appétit qu'il compare d'ailleurs à celui des lions dans la steppe et des requins dans la mer. Il se moque ensuite de l'invitation envoyée par Ba´al et conclut par une menace. Il compte tuer Ba´al (litt. « l'avaler », l.33-34).

      C'est un passage problématique dont la traduction et l'interprétation présentent maints défis, même pour les plus experts 421  .


2.2.6 KTU 1.5.i: TEXTE ET DISCUSSION

      I

      
1 ktmhs ltn btn brh « Comme tu frappas Lotan, le serpent fuyard
2 tkly btn 'qltn (comme) tu achevas le serpent tortueux,
3 slyt d sb't rasm le Tyran aux sept têtes,
4 ttkh ttrp smm krs (comme) tu enflammas et affaiblis les cieux, (ainsi dans mon) ventre
5 ipdk 422  ank ispi utm je t'écraserai, je consommerai (tes) morceaux
6 drqm amtm 423  lyr éparpillés, je briserai ta force; tu descendras
7 bnps bn ilm mt bmh dans la gorge du divin Mot,
8 bmhmrt ydd il gzr 424  dans la gueule du Favori de El, (son) Champion ».
9 tb' wl ytb ilm idk Les dieux s'en vont et ne s'arrêtent pas, alors
10 lytn pnm 'm b'l ils se dirigent vers Ba´al
11 mrym spn wy'n (vers) les hauteurs de Sapon et ils disent
12 gpn wugr thm bn ilm Gupn et Ugr: « message du divin
13 mt hwt ydd bn (sic) 425  il Mot, parole du Favori de El,
14 gzr pnps nps lbi[m] (son) Champion: mon appétit est l'appétit des lions
15 th[w] hm brlt 426  anhr dans la savane, ou l'appétit d'un requin
16 bym hm brky tksd 427  dans la mer, ou encore la citerne qui attire
17 rumm 'n kdd ayl des boeufs sauvages, ou la source (qui attire) des biches.
18 hm imt imt nps blt Si vraiment mon désir est de consommer
19 hmr pimt bklat 428  de l'argile, sûrement avec mes deux
20 ydy ilhm hm sb' mains je dévorerai, si (mes) sept
21 ydty bs' hm ks ymsk portions sont dans le bol, ou une rivière mélange (ma) coupe.
22 nhr k[l] shn b'l 'm Car [en fait] Ba´al m'a invité avec
23 ahy[] qran hd 'm aryy mes frères, Hadad m'a convoqué avec ma parenté
24 wlhmm 'm ahy lhm pour manger des mets avec mes frères
25 wstm 'm a[ry] yn pour boire du vin avec ma parenté.
26 pnst 429  b'l [ ] [t]'n it'nk As-tu oublié Ba´al que sûrement je te percerai
27 [ ]a [ ]k ktmhs comme tu frappas
28 [ltn 430  btn b]rh tkly [Lotan le serpent fu]yard, (comme) tu achevas
29 [btn 'qltn] slyt [le serpent tortueux], le Tyran
30 [d sb't rasm] ttkh [aux sept têtes], (comme) tu enflammas
31 [ttrp smm krs ipd]k [et affaiblis les cieux]. Je t'[écraserai dans (mon) ventre]
32 [ank ispi utm] [je consommerai tes morceaux]
33 [drqm amtm lyrt] [éparpillés, je briserai ta force. Tu descendras]
34 [bnps bn ilm mt bmhmrt] [dans la gorge du divin Mot, dans la gueule]
35 [ydd il gzr] [du Favori de El, (son) Champion] ».


2.2.7 KTU 1.5.ii: RÉSUMÉ

      Environ 30 lignes manquent à la fin de la colonne i et quelques 12 lignes du début de la colonne ii 431  . L'identité de la personne qui parle dans les lignes 2-7 reste problématique. Il y en a qui refusent d'y reconnaître Ba´al 432  . Brubacher 433  par contre croit que c'est Ba´al qui parle car « the commissioning of messengers and their departure (lines 8ff) is almost invariably preceded by direct discourse by the sender, e.g. 1.2.i.13ff; 1.19ff; 1.3.iv.32ff; 1.4.viii.29ff  ». Dans tous les cas, que ce soit au début (l. 2-7) ou dans les lignes 8-12 où Ba´al dicte son message à ses serviteurs, il n'y a pas de doute, Ba´al capitule devant Mot et se déclare son esclave pour l'éternité. Mot se réjouit de la bonne nouvelle 434  . La fin manque.


2.2.8 KTU 1.5.ii: TEXTE ET DISCUSSION

      II

      
1 [ ]m [ ]m
2 [spt 435  la]rs spt lsmm [Une lèvre vers la te]rre une lèvre vers les cieux
3 [ ] 436  [l]sn lkbkbm y'rb [une lan]gue vers les étoiles; Ba´al entrera
4 [b]'l bkbdh bph yrd dans ses entrailles, dans sa bouche il descendra
5 khrr zt ybl ars wpr quand se fanent (l'arbre d)'olive, le produit de la terre, et le fruit
6 'sm yraun aliyn b'l des arbres. Ba´al le Très Puissant a peur de lui,
7 tt' nn 437  rkb 'rpt le Chevaucheur des nuées le redoute.
8 tb' rgm lbn ilm mt Allez informer le divin Mot,
9 tny lydd il gzr rapporter au Favori de El, (son) Champion
10 thm aliyn b'l hwt aliy (le) message du Très puissant Ba´al, (la) parole du plus puissant
11 qrdm bht 438  lbn ilm mt des guerriers: « salut, O divin Mot
12 'bdk an wd'lmk je suis ton esclave pour toujours ».
13 tb' wl ytb ilm idk Les dieux s'en vont et ne s'arrêtent pas, alors
14 lytn pn< ;m> ; 'm bn ilm mt ils se dirigent vers le divin Mot
15 tk qrth hmry mk ksu au milieu de sa cité, la Vase, la Fosse est le siège
16 tbt hh ars nhlth tsa de sa résidence, le Trou, la terre de son patrimoine. Ils élèvent
17 ghm wtsh thm aliyn leurs voix et s'écrient: « message du Très Puissant
18 bn (sic) 439  b'l hwt aliy qrdm Ba´al, parole du plus puissant des guerriers:
19 bht bn ilm mt 'bdk an salut O divin Mot, je suis ton esclave
20 wd'lmk smh bn ilm m pour toujours ». Divin Mot se réjouit,
21 [ysu] gh wy!sh 440  ik yshn! 441  [il élève] sa voix et s'écrie: « comment m'invite
22 [b'l 'm ahy] yqrun! hd [Ba´al avec mes frères], Hadad me convoque
23 ['m aryy] 442  [ ]p mlhmy [avec mes pairs ] ma nourriture
24 [ ]lt qzb [ ]
25 [ ] smhy [ ]
26 [ ] tb' [ ] ils s'en vont.
27 [wl ytb ilm idk lytn p]nm [Les dieux et ne s'arrêtent pas, alors ils se dirig]ent
28 ['m b'l mrym spn] 443  [vers Ba'al, (vers) les hauteurs de Sapon]


2.2.9 KTU 1.5.iii: RÉSUMÉ

      Dans les lignes qui suivent (KTU 1.5.iii à vi), Mot n'est pas impliqué directement dans le déroulement des événements. Mais l'action ne cesse de progresser et le suspense concernant la reddition et la mort de Ba´al de s'intensifier.

      Le début et la fin de la colonne iii manquent. Celle-ci est trop endommagée pour permettre de reconstituer les événements d'une façon satisfaisante 444  . Tout ce que l'on peut conclure c'est qu'il est question de préparatifs pour organiser un banquet auquel Mot sera invité. Gibson 445  suggère que Ba´al est l'hôte de ce banquet, et qu'il espère dissuader Mot de le tuer. C'est à ce propos que Sheger et Ithm, des divinités en rapport avec le bétail, sont convoquées (dans les l. 16, 17, 24) pour procurer la quantité d'animaux nécessaire pour le menu, étant donné surtout l'appétit que Mot manifeste quand il s'agit de consommer des agneaux 446  .


2.2.10 KTU 1.5.iv: RÉSUMÉ

      Encore une fois , le début et la fin de la colonne iv manquent 447  . Un personnage se présente au milieu d'un banquet (l. 5-7) et demande à l'assemblée des dieux, réunis pour l'occasion festive, de lui révéler l'endroit où se trouve Ba´al. Il s'agit ou bien d'un messager de Mot 448  ou encore de Mot lui-même 449  . Par la suite, Ba´al et son entourage 450  se présentent devant ce personnage. Selon une interprétation 451  , ces derniers vont ensemble chez El pour discuter de la situation concernant la reddition de Ba´al. Selon une autre interprétation 452  , le banquet se tient chez El qui a convoqué l'assemblée des dieux pour justement débattre de cette même situation.


2.2.11 KTU 1.5.v: RÉSUMÉ

      Comme dans le cas des colonnes précédentes, le début et la fin de la colonne v manquent 453  . Dans les lignes qui suivent (1-17), un personnage dont l'identité est encore une fois inconnue, donne des instructions à Ba´al concernant sa descente dans le royaume des morts. Pour certains 454  , il s'agit probablement de El ou d'un de ses émissaires, étant donné le ton autoritaire des instructions. Pour d'autres 455  , on a affaire à Mot, soit directement, soit indirectement par le biais d'un de ses messagers. De Moor 456  et Gibson 457  par contre, suggèrent de voir dans ce personnage Shapash, la déesse du soleil 458  . Quoiqu'il en soit, ce personnage conseille à Ba´al de se procurer un substitut en la personne d'un fils ou d'un frère jumeau, qui serait mis à mort par Mot à la place de Ba'al, et permettrait à ce dernier d'échapper à son destin fatal.

      Ba'al obéit aux instructions et s'apprête à descendre au royaume de Mot, accompagné par son entourage la pluie, les nuages, la foudre, ainsi que ses deux filles, Pidray et Tallay 459  . En cours de route, il entretient des rapports sexuels avec une génisse qui conçoit et donne naissance à un veau. Selon Brubacher 460  , del Olmo Lete 461  et Caquot 462  , Ba'al agit de la sorte non pas pour échapper nécessairement à la mort, mais pour assurer sa succession (échappant ainsi indirectement à la mort?) et garantir la fertilité sur terre. L'endroit où Ba'al et la génisse s'accouplent est désigné sous le nom de dbr (l. 18), situé sur la frontière entre le royaume des morts et celui des vivants (l. 19).

      2.2.12 KTU 1.5.v.12-19: TEXTE ET DISCUSSION 463 

      
12 pnk al ttn tk gr (Alors) tu te dirigeras au coeur du mont
13 knkny 464  sa gr 'l ydm Knkny, soulève la montagne sur (tes) mains
14 hlb lzr rhtm wrd la colline au-dessus de (tes) paumes et descends
15 bt hptt ars tspr dans la Demeure de Liberté, dans la terre, sois compté
16 byrdm ars wtd' ill 465  parmi ceux qui descendent en terre et tu connaîtras l'inanition
17 kmtt 466  ysm' aliyn b'l comme les mortels. Le Très Puissant Ba´al obéit.
18 yuhb 'glt bdbr prt Il aime une génisse dans le Dbr, une vache
19 bsd shl mmt... dans les champs de Shl mmt...

      2.2.13 KTU 1.5.vi: RÉSUMÉ

      Le début de la colonne vi manque 467  . Lorsque le texte redevient lisible, deux messagers, que Gibson 468  identifie avec Gupn et Ugr (les valets de Ba´al), arrivent à la demeure de El, située sur la montagne, à l'embouchure des océans et des rivières (l. 1-3). Ils annoncent au père des dieux qu'à la suite des recherches intensives entreprises pour récupérer le corps de Ba´al, ils l'ont finalement localisé là où il s'était accouplé avec une génisse, au bord du royaume des morts (l. 3-10). Par conséquent, El entreprend des rituels de deuil décrits en détails dans le texte (l. 11-25) et s'inquiète pour le sort de l'humanité maintenant que Ba´al est mort.

      Par la suite, c'est au tour de 'Anat de chercher le corps de Ba´al; elle le localise à l'endroit désigné par les messagers puis entreprend en signe de deuil les mêmes rituels que ceux pratiqués par El (l. 23-31) 469  .

      KTU 1.6 470 


2.2.14 KTU 1.6.i: RÉSUMÉ

      Les rites de deuil entrepris par 'Anat et dont la description avait commencé dans les lignes précédentes (1.5.vi.23-31), continuent au début de KTU 1.6.i.1-8. Puis, avec l'aide de la déesse Shapash, 'Anat porte le corps de Ba´al au sommet du mont Sapon, la demeure du dieu de l'orage, et l'enterre avec tous les honneurs dus à une divinité comme Ba´al, « le Beau-frère des dieux » (l. 8-31). Une fois cette tâche accomplie, 'Anat se dirige vers la résidence de El (l.32-38) où elle annonce officiellement la mort de Ba´al et accuse Athirat d'être tacitement contente de la nouvelle (l. 39-43).

      El passe immédiatement à l'action et entre en consultation avec Athirat pour désigner un successeur, parmi les fils de cette dernière, au trône de Ba´al (l. 44-52). Le candidat qu'ils choisissent est 'Athtar (l. 53-55) 471  . Celui-ci se dépêche à s'installer sur son nouveau trône, mais s'avère être trop petit pour pouvoir l'occuper (l. 56-67) 472  ...


2.2.15 KTU 1.6.ii: RÉSUMÉ

      Environ 30 lignes du début de la colonne ii manquent, ainsi qu'une partie de la fin 473  . Dans les lignes préservées, lorsque l'histoire reprend, du temps s'est écoulé depuis la disparition de Ba´al. 'Anat décide de prendre les affaires en main et de récupérer celui après qui son coeur aspire (l. 4-8) 474  . Elle confronte Mot et le supplie de lui rendre Ba´al (l. 9-11) 475  . Mot fait un long discours (l. 13-25) et décrit les distances qu'il a parcourues pour satisfaire l'immense appétit qu'il éprouve envers l'humanité, puis se vante que ce n'est qu'en avalant Ba´al d'une seule gorgée qu'il a pu être temporairement satisfait 476  .

      Des jours et des mois passent sans que 'Anat puisse récupérer Ba´al (l. 26- 29). Finalement à bout de patience, elle s'en prend à la cause de son malheur, Mot. Elle le taille en pièces et disperse les lambeaux de son corps (l. 30-37) 477  .


2.2.16 KTU 1.6.ii: TEXTE ET DISCUSSION

      II

      
1 l[ ]  
2 wl[ ]  
3 kd [ ]  
4 [ ] 478  .[ym ymm] 479  [Un jour, des jours] passent
5 y'tqn w[rhm `nt] [et la pucelle 'Anat]
6 tngth klb a[rh] le recherche. Comme le coeur de la va[che]
7 l'glh klb ta[t] pour son veau, comme le coeur de la bre[bis]
8 limrh km lb 'n[t] pour son agneau, ainsi le coeur de 'Ana[t]
9 atr b'l tihd m[t] après Ba´al. Elle saisit Mo[t]
10 bsin lps tssq[nh] de l'ourlet de (son) vêtement, elle [le] contraint
11 bqs all tsu gh w[ts]h par le bord de (son) habit, elle élève la voix et s'é[cri]e:
12 at mt tn ahy « toi, Mot, rends-moi mon frère ».
13 w'n bn ilm mt mh Mais le divin Mot répond: « que
14 tarsn lbtlt 480  'nt désires-tu, ô Vierge 'Anat ?
15 an itlk wasd kl Je parcourais et je chassais (dans) chaque
16 gr lkbd ars kl gb' montagne jusqu'aux entrailles de la terre, chaque colline
17 lkbd sdm 481  nps hsrt jusqu'aux entrailles de la steppe. Mon appétit était sevré
18 bn nsm nps hmlt d'humains, mon appétit (était sevré) de multitudes
19 ars mgt ln'my 482  ars terrestres. Je suis arrivé à la Plaisante Terre de
20 dbr 483  lysmt sd 484  shl mmt Dbr, à la belle steppe de Shl mmt.
21 ngs ank aliyn b'l C'est moi qui me suis approché du Très Puissant Ba´al,
22 'dbnn ank imr bpy c'est moi qui en ai fait un agneau dans ma bouche.
23 klli btbrn q[n]y htu hw Comme un chevreau dans l'orifice de mon tube il a disparu.
24 nrt ilm sps shrrt La lumière des dieux, Shapash, la Force Brûlante
25 la smm byd bn ilm mt 485  des cieux était entre les mains du divin Mot.
26 ym ymm y'tqn lymm Un jour, des jours passent, de jours
27 lyrhm rhm 'nt tngth en mois, la pucelle 'Anat le recherche
28 klb arh l'glh comme le coeur de la vache pour son veau
29 klb tat limrh km lb comme le coeur de la brebis pour son agneau, ainsi le coeur de
30 'nt atr b'l tihd 'Anat après Ba´al. Elle saisit
31 bn ilm mt bhrb le divin Mot, avec une épée
32 tbq'nn bhtr tdrynn elle le fend, avec le van elle le vanne,
33 bist tsrpnn avec le feu elle le brûle,
34 brhm tthnn bsd à la meule elle le broie, dans la steppe
35 tdr`nn sirh ltikl elle le disperse pour que sa chair soit dévorée
36 'srm mnth [ltkly] (par) les oiseaux, ses membres soient consommé(s)
37 npr[m] sir lsir ysh par les moineaux. La chair crie à la chair...


2.2.17 KTU 1.6.iii: RÉSUMÉ

      Environ 40 lignes manquent au début de la colonne iii 486  . El a un songe prémonitoire, chargé d'images de prospérité et de fertilité lui annonçant le retour de Ba´al (l. 1-13). El se réjouit et exprime son soulagement de savoir que Ba´al est vivant (l. 14-21). Puis il convoque 'Anat pour qu'elle aille trouver Shapash et lui transmettre ses instructions (l. 22-24).


2.2.18 KTU 1.6.iv: RÉSUMÉ

      La colonne iv est mutilée et environ 38 lignes manquent à la fin 487  . Les instructions du père des dieux (l. 25-29), 'Anat les répète verbatim devant Shapash (l. 36-40): la sécheresse a envahi les sillons dans les plaines, le sol a besoin d'être arrosé par la pluie génératrice de fertilité dispensée par Ba´al. Shapash doit localiser Ba´al et le ramener. La déesse du soleil à son tour recommande à 'Anat d'accomplir des rites en guise de préparations pour le retour de Ba´al, et s'en va à la recherche de ce dernier (l. 41-49).


2.2.19 KTU 1.6.v: RÉSUMÉ

      On suppose que Shapash a bien accompli sa mission puisqu'on voit Ba´al (l. 1-6) en train d'attaquer les fils de Athirat qui, selon G. P. Brubacher 488  , bien qu'incapables d'occuper le trône individuellement, se sont installés « en masse » sur le mont Sapon. Ba´al sort vainqueur de cet affrontement et récupère son trône. Mais au bout de sept ans, Mot revient à la charge et le provoque pour une seconde fois. Après avoir rappelé l'humiliation qu'il a dû subir aux mains de 'Anat, Mot exige en terme de compensation, qu'un frère de Ba´al lui soit livré, faute de quoi il exterminera les multitudes terrestres (l. 7-25). Environ 28 lignes manquent à la fin 489  .


2.2.20 KTU 1.6.v: TEXTE ET DISCUSSION

      
V 7 490  [ym ymm y't qn] 491  l[y]mm lyrhm lyrhm Un jour, des jours passent, de jours en mois, de mois
8 lsnt [mk] bsb' en années. [Puis] au bout de sept
9 snt w[ k] 492  bn ilm mt ans, [ ] le divin Mot
10 'm aliyn b'l ysu avec le Très Puissant Ba´al, il élève
11 gh wysh 'lk b[']lm sa voix et s'écrie: « à cause de toi, Ba´al
12 pht qlt 'lk pht j'ai connu l'abaissement. A cause de toi, j'ai connu
13 dry bhrb 'lk l'épée qui m'a vanné. A cause de toi
14 pht srp bist j'ai connu le feu qui m'a brûlé.
15 'lk [pht th]n brhm À cause de toi [j'ai connu] la meule [qui m'a bro]yé.
16 '[lk] pht [dr]y bkbrt À [cause de toi] j'ai connu le crible [qui m'a van]né.
17 'lk pht [gly ] À cause de toi j'ai connu la flétrissure
18 bsdm 'lk pht dans la steppe. À cause de toi j'ai connu
19 dr' bym tn ahd la dispersion dans la mer. Donne un
20 bahk ispa wytb de tes frères que je m'en nourrisse et détourne
21 ap dan[st] im la colère qui me [tient compagnie]. (Mais) si
22 ahd bahk l[ ] 493  un de tes frères [ ]
23 hn [ ] 494   
24 [ ] 495  akly [bn nsm j'exterminerai [l'humanité]
25 akly hml[t ars] j'exterminerai les multitud[es de la terre]
26 496   


2.2.21 KTU 1.6.vi: RÉSUMÉ

      Les premières sept ou huit lignes de la colonne vi sont trop fragmentaires pour permettre une traduction satisfaisante. Lorsque le texte devient plus intelligible, Ba´al, loin d'être intimidé par l'ultimatum lancé par Mot, relève le défi. La réaction pleine d'indignation de Mot suggère que Ba´al a même eu la prétention de proposer à son rival de manger un de ses propres frères pour assouvir sa faim (l. 9-15) 497  . La confrontation est inévitable. Mot se rend au mont Sapon et les deux s'affrontent. La bataille est décrite en termes de combat entre deux animaux sauvages (l. 16-20) 498  , une scène qui met en évidence la force des deux antagonistes. À un certain moment, les deux tombent, épuisés (l. 21-22). C'est alors que Shapash, en tant qu'émissaire de El, intervient et rabroue les prétentions de Mot au trône, en lui rappelant que El n'approuvera pas sa succession au pouvoir (l. 22-29). Mot s'incline devant la volonté du dieu suprême et accepte le règne de Ba´al sur terre (l. 30-35).

      Il y a une lacune à ce niveau (l. 35-41). Lorsque le texte reprend, il est question d'un hymne offert à Shapash faisant appel à Kothar-et-Khasis pour qu'il la protège contre ses ennemis (l. 42-52).


2.2.22 KTU 1.6.vi: TEXTE ET DISCUSSION

      
VI 499  6 [bn umh bd g]mr limm [le fils de sa mère dans la main du ve]ngeur des peuples
6 [ ] mr limm [ ] les peuples
7 [ ] 500  bn ilm mt [ ] divin Mot
8 [ ] 501  u sb't glmh [ ] ses sept pages
9 [wy'n] bn ilm m [et] le divin Mot [répond]:
10 p[h]n ahym ytn b'l « re[ga]rdez donc! Ba´al a donné mes (propres) frères
11 s!puy 502  bnm umy klyy pour manger, les fils de ma mère pour consommer ».
12 ytb 'm b'l srrt spn Il retourne chez Ba´al, (sur) les hauteurs de Sapon
13 ysu! 503  gh wysh il élève sa voix et s'écrie:
14 ahym ytnt b'l « Ba´al, tu (m')as donné mes propres frères
15 spuy bnm umy klyy pour manger, les fils de ma mère, pour consumer ».
16 yt'n kgmrm Ils se donnent des coups de corne comme des animaux
17 mt 'z b'l 'z ynghn Mot est fort, Ba´al est fort. Ils s'encornent
18 krumm mt 'z b'l comme des boeufs sauvages. Mot est fort, Ba´al
19 'z yntkn kbtnm est fort. Ils se mordent comme des serpents
20 mt 'z b'l 'z ymshn Mot est fort, Ba´al est fort. Ils se donnent des coup de pieds
21 klsmm mt ql comme des coursiers. Mot tombe,
22 b'l ql 'ln sps Ba´al tombe. (D)'en haut Shapash
23 tsh lmt sm' m' crie à Mot: « écoute, je te prie,
24 lbn ilm mt ik tmths divin Mot. Comment tu luttes
25 'm aliyn 504  b'l avec le Très Puissant Ba´al ?
26 ik al ysm'k tr Comment ne t'entendra-t-il pas le Taureau
27 il abk l ys' alt El ton père, (sûrement) il retirera le support
28 tbtk lyhpk ksa mlk de ton siège, (sûrement) il renversera le trône de ton royaume,
29 l ytbr ht mtptk (sûrement) il brisera le sceptre de ta souveraineté ».
30 yru bn il < ;m> ;t tt' Le divin Mot prend peur, il est terrifié
31 ydd il gzr y'r mt le Favori de El, (son) champion. Mot se lève
32 bqlh y[ ] 505  à son appel, il [ ]
33 b'l yttbn [lksi] « qu'on fasse asseoir Ba´al [sur le trône]
34 mlkh l[nht lkht] de son royaume, sur [le coussin du siège]
35 drkth de sa domination ».

      Nous clôturons ainsi la section consacrée à la critique textuelle qui constitue la première partie de ce chapitre. Nous avons pu ainsi établir un texte satisfaisant, tout en justifiant les choix faits quant aux différentes leçons concernant les divers problèmes textuels. C'est justement par rapport à ces choix que nous procéderons dans les chapitres suivants à l'interprétation des passages ainsi traduits. Mais cette analyse, dont le but final est d'éclaircir autant que possible les ambiguïtés relatives à la lecture des passages sélectionnés, restera incomplète tant que le problème de l'ordre séquentiel des textes en question ne sera pas réglé d'une façon satisfaisante. Par conséquent, la deuxième partie de ce chapitre abordera cette question pour tenter d'y apporter quelques solutions, ne serait-ce qu'au niveau des compromis.


2.3 L'ORDRE SÉQUENTIEL DES TEXTES AU SEIN DU CYCLE AB

      Pour pouvoir comprendre adéquatement un texte il ne suffit pas de le traduire mot à mot, il faut aussi percevoir la logique des événements qui s'y déroulent afin de déterminer la vision qui s'en dégage. Pour ce faire, il faut d'abord établir la chronologie des faits qui se succèdent. Alors que la critique textuelle clarifie les démarches entreprises dans la traduction du texte, ce n'est qu'en déterminant la séquence des passages que l'on peut établir une chronologie des événements. Or cet ordre séquentiel n'est pas évident au sein du cycle AB, étant donné que les textes sont inscrits sur plusieurs tablettes, sans système de « pagination » entre elles. Par conséquent, la séquence des passages est sujette à diverses interprétations. À cette étape-ci de la recherche où le contenu du cycle AB a été présenté d'une façon générale à travers le résumé (2.1) et certains passages traités d'une façon plus détaillée (2.2), la question portant sur le problème séquentiel est assez mûre pour être finalement abordée sur ce fond de scène.

      Le nombre ainsi que l'ordre des textes faisant partie du cycle AB constituent l'objet de vives discussions parmi les ougaritologues. Bien que l'unanimité concernant ces questions fasse défaut, il y a cependant quelques consensus à ce propos. Nous donnons ci-dessous un tableau-synthèse, tel que présenté par del Olmo Lete 506  et reproduit par M. S. Smith 507  , concernant le nombre et l'ordre de ces textes.

      
Herdner 1 2 3 4 5 6
Driver 1(+9 ?) 2 3 4 5 6
Jirku 1 2 3 4 5 6
van Zijl 1 ? 2 3 4 5 6
Gray 1 ? 2(+9 ?) 3 4 5 6
Vine 1 ? 2(+9 ?) 3 4 5 6
de Langhe   2 3 4 5 6
Caquot et al   2 3 4 5 6
Ginsberg 1 2(+8 ?) 4 3 5 6
Cassuto 1 3 4 2 5 6
Gordon   2(+9) 3+1(7) 4(+8) 5 6
Kapelrud 2(+9 ?) 3(+1 ?) (7) 4(+8) 5 6
Rin 2(+9) 3+1(7) 4 5 6
de Moor 3 1 2 4 5 6
Gaster 2 4 5 6 3(+10) 1
Lokkegaard 7 3 2(+9) 4 5 6
Aisleitner 5 6 3 1 4 2

      Quelques auteurs attribuent des textes supplémentaires, KTU 1.7 à 1.12, au cycle AB, qui pour la plupart des ougaritologues est constitué des textes KTU 1.1 à 1.6 508  . En effet on trouve dans KTU 1.7 à 1.12 des passages similaires au cycle AB. Ainsi par exemple, 1.7 peut être rapproché de 1.3.ii-iii sans pour autant être une copie conforme de ce dernier. Selon de Moor et del Olmo Lete 509  , 1.7 semble être une variante de 1.3.ii-iii écrite par un scribe autre qu'Ilimalku 510  . Dijkstra 511  pense qu'on peut se servir cependant de ces variantes pour reconstituer les textes au sein du cycle AB. Ainsi par exemple, 1.7 peut aider à combler certaines lacunes dans 1.3.ii-iii. De même, des passages dans 1.8 peuvent être utilisés pour reconstruire des passages similaires dans 1.4.i, iii, iv, v et vii 512  . Un autre facteur qui pousse les chercheurs à exclure les textes KTU 1.7-1.12 du cycle AB relève du domaine de la rédaction. En effet, il est généralement admis que c'est la main d'un seul scribe 513  , en occurrence celle d'Ilimalku 514  , qui a écrit les récits constituant le cycle AB. Or les textes 1.7 à 1.12 ne semblent pas être rédigés par ce même scribe. On trouve aussi des parallèles directs entre le cycle AB et d'autres textes mythologiques comme par exemple entre KTU 1.5.i.11-22 et KTU 1.133 sans que ce dernier fasse nécessairement partie du cycle 515  . Finalement, KTU 1.101 a été également considéré comme un éventuel candidat pouvant appartenir au cycle AB 516  . Mais comme Pardee 517  le fait remarquer le contenu de ce texte ne permet pas de valider une telle hypothèse.

      En ce qui concerne l'ordre des tablettes, tel que reflété dans le tableau, personne ne conteste la séquence 1.5 et 1.6 à cause même de l'existence d'une description conventionnelle des rites de deuil qui figurent à la fin de 1.5.vi et qui continuent au début de 1.6.i 518  . La majorité des auteurs acceptent la succession des tablettes 4, 5, 6 et presque la moitié placent KTU 1.3 immédiatement avant 519  . Les auteurs expriment plus de doutes quant à la séquence 1.1 et 1.2 520  ou encore 1.2 et 1.3 521  . L'ordre séquentiel conventionnel suivi et adopté par la plupart des auteurs est celui de KTU 1.1-1.2-1.3-1.4-1.5-1.6 522  où la séquence 1.4-1.5-1.6 jouit d'un ample consensus. On reconnaît au sein de ce cycle ainsi ordonné trois thèmes principaux: KTU 1.1-1.2 gravitent autour de l'épisode de Yam, KTU 1.3-1.4 évoluent autour de la construction du palais de Ba´al et KTU 1.5-1.6 pivotent autour de l'axe Ba´al-Mot. Étant donné que les passages qui nous concernent se situent dans KTU 1.4, 1.5 et 1.6 nous ne discuterons que des objections faites vis-à-vis l'ordre relatif de ces textes. Pour le reste, nous nous contenterons de donner un bref résumé des principaux problèmes séquentiels concernant ces textes.


2.3.1 LA SÉQUENCE KTU 1.4 et 1.5: DISCUSSION

      La succession de KTU 1.4 et 1.5 est largement adoptée par les ougaritologues. A ce effet et outre le tableau-synthèse, il suffit de consulter les oeuvres de Gibson 523  , van Zijl 524  , de Moor 525  , del Olmo Lete 526  , Brubacher 527  , Smith 528  etc. pour réaliser l'ampleur du consensus. Par contre, Clifford 529  conteste cet ordre. Selon lui, sur le plan épigraphique, il n'y a pas assez d'espace à la fin de 1.4.viii pour inclure la suite du message dicté par Ba´al à ses émissaires, la répétition de ce message devant Mot, ainsi que le début de la réplique du dieu de la mort dont la seconde moitié seulement figure dans 1.5.i où Mot est en dialogue avec les messagers en question, en l'occurrence Gupn et Ugr. Or comme Smith 530  le fait remarquer, on ne peut déterminer l'espace exact nécessaire pour un dialogue quelconque en se basant sur des parallèles, puisqu'il existe diverses variantes abrégées d'un même dialogue. Ainsi par exemple, KTU 1.1.iii.10-16 est une reprise de KTU 1.3.iii.18-29, mais avec l'omission de la phrase abn brq dl td' smm; de même pour 1.3.v.43-52 qui reprend 1.4.i.4-19 et 1.4.iv.47-57 tout en omettant mtb klt knyt 531  , etc. Les passages parallèles nous aide à reconstituer les événements ainsi qu'à reconstruire temporairement le texte, mais ne nous permettent nullement de déterminer le nombre exact de mots utilisés pour décrire ces événements 532  . De Moor 533  , quant à lui, propose une autre explication qui pourrait résoudre éventuellement le problème rapporté par Clifford. Ainsi, il attire l'attention sur les doubles lignes tracées après KTU 1.3.iii.28. Selon de Moor toujours, l'occurrence de ces lignes à cet endroit précis coïncide avec le début d'un passage parallèle dans 1.3.ii.2ss repris dans KTU 1.7. Il conclut: « I venture to propose that by this double line Ilimalku wanted to indicate that he omitted a portion of standard text, in this case the repetition of CTA 3:B.2ss [KTU 1.3.ii.2ss] ». Or des doubles lignes sont aussi tracées entre 1.4.viii.47 et 48. Il suggère qu'elles désignent l'omission d'un passage parallèle à KTU 1.4.vii.55 jusqu'à 1.4.viii.46 où Gupn et Ugr aurait transmis verbatim le message de Ba´al à Mot. Le début de 1.5.i comporte la réplique de Mot que les messagers répètent une fois en présence de leur maître. Tel est aussi le cas pour KTU 1.4.v.103 où le message de Ba´al à Kothar-et-Khasis est cette fois-ci omis; « in this particular case, however, he [Ilimalku] adds to the double line a specific direction » 534  .

      Un autre argument que Clifford 535  apporte pour appuyer sa remarque relève du domaine littéraire. Selon lui il y a des traces de discontinuité entre 1.4.viii et 1.5.i reflétées surtout à travers l'usage de k- (« quand ») pour débuter la première colonne de 1.5, un terme qui est « reminiscent of the opening of other 'cosmogonies'  » 536  . En d'autres termes, KTU 1.5 et 1.6 comporteraient un épisode indépendant de celui rapporté par KTU 1.4. A cet égard, Smith 537  fait remarquer d'abord que « it is clear from the ending of KTU 1.4.viii and the rest of KTU 1.5.i...that this traditional way of opening 'cosmogonies' has been reworked into a dialogue between Ba´al and Mot ». En outre, il rappelle que la section relevant de l'épisode Ba´al-Mot débute en KTU 1.4.viii et non en 1.5.i. Par conséquent, s'il devait y avoir des signes de discontinuité, ils n'auraient pu être placés au sein d'une même unité.

      Clifford remet en question la séquence KTU 1.4 et 1.5 cette fois-ci sur le plan thématique. Il croit que le changement d'attitude de Ba´al, extrêmement arrogant dans 1.4.vii-viii et totalement soumis dans 1.5.ii, est trop brusque pour permettre d'établir un lien entre les deux textes au niveau de la narration. Mais comme Smith 538  le signale, le sort de la carrière royale de Yam présente le même scénario, puisqu'il est roi dans KTU 1.2.ii et victime de Ba´al dans 1.2.iv. Il ajoute que telle était la réalité que devaient affronter les monarques du Proche-Orient ancien, surtout au début de leurs règnes où souvent leur pouvoir était contesté par un rival.

      Pour conclure, les arguments qu'apporte Clifford ne sont pas assez décisifs pour permettre de rejeter la séquence de KTU 1.4 et 1.5. Par contre, la reprise du dialogue engagé par le biais des messagers, d'abord dans le défi de Ba´al à Mot, KTU 1.4.viii, ensuite dans la réponse de Mot à Ba´al, KTU 1.5.i, fait pencher la balance en faveur d'une telle séquence 539  .


2.3.2 LA SÉQUENCE KTU 1.3 et 1.4: RÉSUMÉ

      En ce qui concerne l'ordre séquentiel relatif à KTU 1.3 et 1.4, une bonne partie des auteurs favorisent cette succession 540  . Il y a cependant quelques objections à cet égard, surtout en ce qui concerne le plan thématique. Ainsi Margalit et Clifford 541  remettent en question la séquence KTU 1.3-1.4 et proposent d'y voir deux variantes d'un même événement où une déesse ('Anat dans 1.3.v et Athirat dans 1.4.iv) demande à El, de la part de Ba´al, la permission de construire un palais pour ce dernier. Margalit base son argumentation sur le passage parallèle dans KTU 1.18.i où 'Anat reçoit la permission de El, tout comme Athirat dans 1.4.v. Mais après une comparaison détaillée des trois passages en question, 1.3.v; 1.4.v et 1.18.i, Smith 542  attire l'attention sur les différences qui peuvent avoir un impact sur le déroulement des événements, ce qui expliquerait la divergence des résultats, à savoir l'échec de 'Anat dans 1.3.v. Toujours au niveau thématique, Rummel 543  questionne l'appartenance de 1.3.ii au reste du cycle puisqu'on y voit 'Anat et non Ba´al mener des batailles cosmiques. Smith 544  pense qu'il s'agit plutôt d'une insertion de textes qui appartenaient à l'origine à une tradition littéraire différente, relative à 'Anat, et qui auraient été incorporés plus tard dans le cycle de Ba´al. Comme Smith 545  le fait remarquer, il y a plus de raisons pour appuyer la séquence 1.3-1.4 et moins de facteurs qui puissent l'invalider, surtout si nous prenons en considération le fait que Qodesh-et-Amrur, le valet de Athirat chargé de livrer un message à Kothar-et-Khasis à la fin de KTU 1.3.vi, est en train justement d'accomplir cette mission au début de KTU 1.4.i, une fois en présence du dieu artisan 546  .


2.3.3 LA SÉQUENCE KTU 1.2 et 1.3: RÉSUMÉ

      Quant à la séquence KTU1.2-1.3, elle est bien plus difficile à établir. Les nombreuses lacunes dans le texte rendent impossible de déterminer s'il y a une continuité directe au niveau thématique entre KTU 1.2 et le reste du cycle 547  . Selon Meier 548  les données physiques témoignent contre une telle éventualité. En effet en ce qui concerne la présentation du texte, le format de KTU 1.2 dénote plusieurs divergences: les lignes sont plus longues et par conséquent les colonnes sont moins nombreuses; en outre, les diviseurs de mots sont différents. Au niveau thématique par contre, Meier trouve des similitudes entre 1.2 et 1.4. Smith 549  rappelle que le banquet dans 1.3.i peut être vu comme la célébration de la victoire remportée par Ba´al dans 1.2.iv, établissant ainsi un lien supplémentaire au niveau thématique entre 1.2 et 1.3-1.6. Compte tenu de l'aspect physique et des similitudes sur le plan thématique, Smith 550  conclut que KTU 1.2 faisait partie d'une autre copie du cycle AB au format différent, bien que la rédaction ait toujours été faite par Ilimalku.


2.3.4 LA PLACE DE KTU 1.1 DANS LE CYCLE AB: RÉSUMÉ

      En ce qui concerne KTU 1.1, Smith 551  pense qu'il est probable que « 1.1 belongs either to one of the same copies as 1.3-1.6 or to yet another copy. Although direct narrative continuity between 1.1, 1.2 and the other tablets seems unlikely, the continuity of material and themes may suggest that 1.1-1.6 represent different copies of the cycle ».

      Pour clore cette discussion portant sur l'ordre séquentiel des textes au sein du cycle AB, les conclusions suivantes se dégagent. Premièrement, personne ne conteste la succession 1.5-1.6 due à la présence d'une description conventionnelle des rites de deuil qui commence à la fin de 1.5.vi et se continue au début de 1.6.i. Deuxièmement, en dépit des objections apportées par Clifford sur les plans épigraphique, littéraire et thématique quant à la séquence 1.4-1.5, celle-ci reste valable, surtout si on tient compte de la reprise du dialogue engagé par le biais des messagers qui commence avec le défi de Ba´al à Mot en 1.4.viii et qui continue dans la réponse de Mot à Ba´al au début de 1.5.i. Troisièmement, malgré les problèmes que Margalit, Clifford et Rummel signalent au niveau thématique concernant la séquence 1.3-1.4 et outre les solutions que Smith propose à cet effet, le fait qu'en 1.3.vi Qodesh-et-Amrur soit chargé de se diriger vers la demeure de Kothar-et-Khasis et qu'en 1.4.i, il y ait justement « quelqu'un » s'adressant au dieu artisan, semble être plus qu'une simple coïncidence. Quatrièmement, bien que l'argument épigraphique apporté par Meier témoigne contre une éventuelle séquence 1.2-1.3, la suite logique dans la chaîne thématique au niveau de la narration ne semble pas être interrompue, ce qui fait pencher la balance en faveur d'une tel ordre séquentiel. Finalement, compte tenu de l'état trop lacunaire de KTU 1.1 aucun argument décisif ne peut être apporté qui puisse témoigner pour ou contre la séquence 1.1-1.2. La seule chose qu'on puisse signaler est une certaine continuité au niveau thématique entre 1.1 et 1.2.

      L'importance de l'ordre séquentiel ainsi établi se laisse percevoir dans les implications qu'il apporte quant au plan de construction du cycle, plan qui reflète la vision du mythe de Ba´al. Quel est donc le schéma qui se dégage ?

      
KTU 1.1: négociations préliminaires entre El et Yam concernant la royauté de ce dernier (?)
KTU 1.2.iii: préparatifs pour la construction du palais de Yam
KTU 1.2.i: intronisation de Yam suivie par le défi qu'il lance à Ba´al
KTU 1.2.iv: combat entre Ba´al et Yam
KTU 1.3.i-vi: les négociations pour un palais de Ba´al constituent le thème principal
KTU 1.4.i-iv: les négociations se poursuivent
KTU 1.4.v: préparatifs et construction du palais
KTU 1.4.vi: inauguration du palais=intronisation de Ba´al
KTU 1.4.vii-viii: Ba´al lance un défi à Mot
KTU 1.5-1.6: épisode de Ba´al-Mot dont le point culminant est le combat entre les deux

      En considérant ce tableau, la première chose qui attire l'attention est la symétrie entre 1.1-1.2 et 1.3-1.6. Les étapes parcourues par Yam qui aboutissent à son intronisation sont identiques dans leurs formes aux démarches entreprises par Ba´al pour s'assurer le trône du royaume terrestre. En effet ce qui se passe dans le « mini-cycle de Yam » 552  se reproduit dans le « mini-cycle de Ba´al ». Par conséquent, ce qui se dégage comme schéma principal ce sont les vicissitudes du pouvoir auxquelles le roi nouvellement couronné doit faire face. La première chose qu'il doit accomplir afin de consolider son règne est d'essayer d'éliminer le principal concurrent qui convoite son trône. C'est dans un tel contexte d'ailleurs que nous comprenons les propos que tient El avec Yam au sujet de Haddu dans KTU 1.1.v. Ba´al fait de même, une fois intronisé. Mais, alors que dans le cas de Yam une telle confrontation s'avère être fatale pour son règne, Ba´al réussit à s'en tirer victorieux, non sans l'aide des autres divinités. La documentation historique concernant les monarques du Proche-Orient ancien illustre bien le statut précaire de leur pouvoir. Mais ce qui ressort aussi d'une telle vision, qui est particulièrement vraie dans le cas d'Ougarit, c'est l'état fragile du règne de Ba´al qui, bien que victorieux, doit en fin de compte son pouvoir à El puisque c'est grâce à son intervention que le résultat de la confrontation entre Mot et Ba´al se décide en faveur de ce dernier. Ceci reflète bien le sort des rois d'un petit royaume tel qu'Ougarit où ses dirigeants ne pouvaient détenir les rênes du pouvoir sans le consentement de leurs maîtres, les monarques puissants des empires environnants. Tel est l'axe central autour duquel pivote le cycle AB. Mais, de part et d'autre de cet axe, il y a tout un monde mythique imprégné de diverses réalités qui restent à découvrir. Dans les chapitres qui suivent, nous analyserons un monde en particulier, celui de Mot. En ce qui concerne plus spécifiquement le troisième chapitre, il consistera à étudier le vocabulaire utilisé pour décrire Mot, sa nature, ses activités, pour en dégager des groupes thématiques évoluant chacun autour d'une fonction ou d'un aspect spécifique de Mot.


CHAPITRE 3
MOT À TRAVERS LE VOCABULAIRE UTILISÉ POUR LE DÉCRIRE

      L'objet de ce chapitre vise à étudier Mot, ses aspects et ses diverses activités en nous basant sur le vocabulaire utilisé pour le décrire, dans le but d'en dégager des groupes thématiques se rapportant à des caractéristiques spécifiques de son personnage. Afin de mener à bien une telle étude nous procéderons selon le plan suivant. En premier lieu, les titres de Mot seront considérés. Ils permettront premièrement de déterminer la position de Mot par rapport aux autres divinités et ce faisant, révéleront comment il était perçu dans le panthéon ougaritique. Deuxièmement, l'étude de ses titres permettra aussi d'aborder deux problèmes, l'un concernant la contradiction apparente qui existe dans la représentation d'un personnage « négatif » à qui les titres confèrent un aspect « positif  », et l'autre se rapportant à la divinité de Mot qui est remise en question par plusieurs auteurs. L'emplacement et la description du royaume de Mot seront discutés dans la deuxième section de ce chapitre. Le monde souterrain est rarement le sujet d'une description dans la littérature ougaritique; par conséquent les quelques références dont on dispose dans le cycle AB sont d'une grande importance. En outre, ces passages représentent l'argument principal en faveur de la divinité de Mot puisqu'il y est décrit comme le seigneur divin incontesté de son royaume. La troisième section sera consacrée à l'étude du vocabulaire se rapportant aux divers aspects et caractéristiques de Mot comme son appétit insatiable, ses prouesses de guerrier et les hypothèses concernant les composantes agraires de sa figure, notamment son identification avec le grain et la vigne. La quatrième section traitera des différentes fonctions de Mot, à savoir la gérance du monde souterrain et les relations entre Mot et d'autres divinités dénotant des affinités avec le royaume des morts, en l'occurrence la déesse du soleil Shapash et le dieu de la peste Rashap. C'est dans cette dernière section que nous élaborerons notre propre hypothèse (déjà formulée dans la première section) quant à l'absence de Mot des listes rituelles ougaritiques, ce qui constitue l'argument principal contre sa nature divine.

      


3.1 LES TITRES DE MOT


3.1.1 bn ilm mt

      Le titre standard de Mot le plus souvent utilisé, soit 18 fois dans les passages analysés dans le chapitre 2 (1.4.vii.45-47; 1.4.viii.16, 30; 1.5.i.7, 12-13, 34; 1.5.ii.8, 11, 14, 19-20; 1.6.ii.13, 25, 31; 1.6.v.9; 1.6.vi.7, 9, 24, 30), est bn ilm mt, « Mot, fils des dieux », ou « le divin Mot ». C'est une construction au pluriel qui n'est pas utilisée pour les autres divinités du panthéon ougaritique 553  . Ainsi selon Cunchillos 554  , dans les textes ce titre est presque exclusivement réservé à Mot, puisque bn ilm apparaît 21 fois au total, dont 20 suivi par mt 555  .

      Selon ce titre, Mot est considéré comme étant un dieu, ou un « godling », ou simplement un être divin 556  . Astour 557  suggère que le titre pourrait faire référence spécifiquement aux ilm ars, « les dieux du royaume des morts » dont une forme abrégée est simplement ilm.


3.1.2 ydd il gzr

      Le titre bn ilm mt est souvent mis en parallélisme synonymique avec ydd il gzr, « Mot, Favori de El, son champion ». Les deux titres figurent 6 fois ensemble: 1.4.vii.45-47; 1.5.i.7-8, 12-14, 34-35; 1.5.ii.8-9; 1.6.vi.30-31. ydd il gzr seul figure 7 fois:1.4.vii.45-47; 1.4.viii.31-32; 1.5.i.8, 13-14, 35; 1.5.ii.9; 1.6.vi.31. Une forme abrégée de ce titre est ydd qui figure dans 1.4.vii.48; 1.5.iii.10, 26.


3.1.3 mdd il(m) mt

      Un autre titre de Mot, moins fréquent que les premiers, est mdd ilm mt, « Mot, Bien-aimé des dieux » 558  . Il figure 1 fois:1.4.viii.23-24. Mais ce même titre est employé ailleurs dans le cycle AB pour désigner des personnages autres que Mot. Ainsi par exemple dans KTU 1.3.iii.40 il est utilisé en relation avec Arsh, « an attendant monster of Yam mentioned also in 6.vi.50 [=KTU 1.6.vi.50] but otherwise unknown » 559  . mdd il est aussi employé en relation avec Yam 560  .

      Astour 561  s'étonne de voir les textes ougaritiques employer de tels termes positifs comme titres du dieu de la mort. Il conclut qu'il s'agit d'euphémismes.


3.1.4 tr il abk

      Finalement, il faut aussi considérer tr il abk, « le taureau El, ton père » (1.6.vi.26-27) qui, sans être un titre comme tel, assume la fonction d'un titre dans le sens où il caractérise un aspect particulier de Mot, en l'occurrence sa généalogie. Selon J. L. Cunchillos 562  , l'expression tr bn abk/abh est utilisée pour désigner un dieu, comme par exemple dans KTU 1.6.iv.10; 1.6.vi.26-27.


3.1.5 PROBLÈMES

      Les différents titres de Mot que nous venons d'énumérer posent problèmes. Comment peut-on expliquer cet aspect « positif » que confèrent ces épithètes à Mot dont la demeure est le royaume des morts ? S'agit-il simplement d'euphémismes ? Nous croyons que la réponse est plus ambiguë. Dès le début de l'épisode relevant le conflit Ba'al-Mot et jusqu'au moment même de la confrontation qui constitue le point culminant de cet épisode, il y a une progression graduelle de la tension. Un des éléments de base qui permettent de réaliser cet effet auprès des lecteurs est la construction du caractère de Mot. En fait, ses titres contribuent à tracer le caractère du guerrier tout puissant 563  , à le valoriser autant que possible. Il est le favori de El, son Champion, le Bien-aimé des dieux. Plus cet ennemi de Ba'al est vaillant, hors de l'ordinaire dans ses prouesses, plus le conflit promet d'être plein de suspense et l'éventuelle victoire encore plus signifiante. Lors de la confrontation on nous décrit la force immense et égale des deux belligérants:

16 ils se donnent des coups de corne comme des animaux
17 Mot est fort, Ba'al est fort. Il s'encornent
18 comme des boeufs sauvages. Mot est fort, Ba'al
19 est fort. Ils se mordent comme des serpents
20 Mot est fort, Ba'al est fort. Ils se donnent des coups de pieds
21 comme des coursiers 564  .

      Mot est l'ennemi de taille et sa force divine égale celle de Ba'al. Les protagonistes de ce conflit étant hors de l'ordre commun, le conflit se situe hors de l'ordinaire, et les implications sont universelles; en fait, la destinée de l'humanité est en question. Les titres de Mot contribuent justement à dépeindre ce personnage extraordinaire qu'est Mot. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces titres faisant référence à l'aspect guerrier de Mot servent à le valoriser, et indépendamment de la réalité lugubre qu'il représente, ils louent ce personnage. Cette façon de caractériser un adversaire mythologique est utilisée ailleurs, tant dans le cycle AB que dans la littérature des pays avoisinants. Dans KTU 1.3.iv.35-44 tous les adversaires énumérés et vaincus par 'Anat sont présentés en des termes « positifs »: Yam, le Bien-aimé de El, Nahar, le grand dieu, Arsh, le Bien-aimé des dieux, Atik, le veau de El, Ishat, la chienne des dieux, Zabib, la fille de El.

      En ce qui concerne la littérature mésopotamienne, dans l'épopée de Gilgamesh, Humbaba, le monstre que le roi Gilgamesh et son compagnon Enkidu abattent, est le protégé d'Enlil 565  , ce qui cause d'ailleurs la retribution divine dont la mort d'Enkidu est le résultat direct. Dans Enuma elish, Tiamat qui menace l'ordre dans le cosmos est elle-même une déesse et une adversaire de taille pour Marduk. Finalement, Nergal, le dieu de la mort et le mari d'Ereshkigal, est reconnu entre autres pour ses prouesses de guerrier 566  .

      La contradiction qui existe dans la représentation d'un personnage, qui d'un côté joue un rôle négatif et de l'autre jouit d'une réputation de champion divin, n'est qu'apparente. Plus l'ennemi à vaincre est valeureux, plus la victoire remportée par le vrai champion est glorieuse. Il serait difficile en effet de faire la louange d'une victoire quand l'ennemi vaincu n'est qu'un faible mortel; après tout « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire » !

      Le deuxième problème concerne la nature divine de Mot. Quelques arguments à cet égard méritent d'être considérés:

  1. En dépit de ses titres comme bn ilm, ydd il gzr, mdd ilm et même tr il abk, la question relevant de la divinité de Mot reste problématique d'autant plus que des mortels portent des titres similaires. Ainsi Cunchillos 567  suggère que Mot, qui selon lui incarne le Guerrier par excellence, peut être un ancêtre divinisé comme Krt ou Dnil. Il cite à cet effet les titres du roi Krt, tels que bnm il, sph, « rejeton (des dieux) » , ainsi que ceux du roi Dnil, père de Aqht, tel que mt rpi 568  . Toujours selon Cunchillos, les actions décrites dans les légendes de Krt (KTU 1.14-1.16) et de Aqht (KTU 1.17-1.19) se passent au niveau divin et les personnages qui paraissent être des êtres humains sont en fait des hommes divinisés comme leurs titres l'indiquent.
  2. Selon d'autres auteurs 569  Mot est une simple personnification de la mort et l'absence de son nom des listes des divinités ougaritiques atteste à cet effet.

      Étant donné qu'on ne peut trancher la question du statut divin de Mot en se basant uniquement sur ses titres, nous proposons à cette étape-ci d'élargir l'angle de notre enquête. Le problème principal de cette question concerne l'absence de Mot des textes rituels et sacrificiels ainsi que des listes des divinités 570  . Malgré l'importance de son rôle dans le cycle AB, il est le seul parmi les divinités principales à être absent des listes citant les divers membres du panthéon ougaritique, absence constatée également dans les textes rituels ainsi que dans les listes d'offrandes destinées aux différentes divinités 571  . Quant à de Moor qui lit dans Ugaritica V, 10 rev. 2, [il]mtm rb[m], la prudence s'impose, comme le reconnaît d'ailleurs l'auteur lui-même 572  . Xella 573  , en comparant les noms et les épithètes des divinités dans les panthéons éblaïte et ougaritique, désigne Mot comme l'équivalent du dieu mutu.ut.tum. Encore une fois, la lecture reste douteuse 574  . Dans RS 20.24 qui donne en akkadien les équivalents des noms des divinités ougaritiques citées dans CTA 29 575  , Nergal, le seigneur mésopotamien du royaume des morts, est identifié à Rashap et non à Mot 576  . Astour 577  rappelle que Nergal n'est devenu seigneur du royaume des morts qu'après son mariage avec Ereshkigal, la reine de l'au-delà. Dans RS 20.24 Ereshkigal est l'équivalente de Arsy (dans CTA 29), « Celle-de la Terre », qui est l'une des filles de Ba'al 578  .

      Si vraiment Mot est une divinité à part entière, comment peut-on expliquer une telle absence? De Moor croit qu'il représentait une réalité trop lugubre pour qu'il soit inclus dans le culte. Mais dans les panthéons des pays avoisinants, comme l'Égypte, le Hatti, le royaume d'Emar 579  , etc., les divinités souterraines jouissaient d'un culte officiel. Dans la même ligne de pensée que de Moor, nous croyons que Mot représente la force brute et par conséquent la partie indomptable de la mort qu'aucun culte ne peut satisfaire. Les morts et l'au-delà étaient vénérés à Ougarit, non pas à travers Mot, mais à travers Shapash qui représente un aspect plus abordable de la mort en vertu de son double rôle: étoile brillante des cieux pendant le jour, « veilleuse » du royaume des morts durant la nuit. C'est pourquoi dans les textes rituels c'est Shapash qui ressort comme la divinité recevant les offrandes destinées aux morts 580  .


3.2 L'EMPLACEMENT ET LA DESCRIPTION DU ROYAUME DES MORTS


3.2.1 L'EMPLACEMENT

      Dans KTU 1.4.viii.1-17, Ba'al confie à ses deux messagers la mission d'aller trouver Mot dans son royaume pour lui transmettre le message de leur maître, seigneur du domaine terrestre. À cet effet, il leur donne les directives nécessaires afin de pouvoir localiser Mot, ainsi que les instructions concernant la façon appropriée de l'approcher sans courir le risque d'être eux-mêmes engloutis par la mort. Ce qui nous intéresse dans ce passage ce sont justement les directives que Ba'al fournit pour trouver l'emplacement du royaume des morts 581  :

1 Alors vous vous dirigerez
2 vers le mont Targhuziz
3
vers le mont Tharumag
4 vers les deux collines qui limitent la terre
5 Soulevez la montagne sur [vos] mains,
6 la colline par-dessus [vos] paumes
7
et descendez à la Demeure de Liberté
8
dans la terre, soyez comptés
9
parmi ceux qui descendent en terre.
10
Alors dirigez-vous
11
au milieu de sa cité
12
la Vase, la Fosse est le siège
13
de sa résidence, le Trou, la terre
14
de son patrimoine.

      Pour commencer, les deux montagnes dont il est question, trgzz et trmg, et dont la vocalisation d'ailleurs reste tout à fait arbitraire, dénotent une allure hourrite, tout au moins non-sémitique. Leur emplacement géographique demeure inconnu jusqu'à ce jour. T. H. Gaster 582  les associe aux divinités Tarhu et Sharruma d'Asie Mineure et par conséquent, les situe au nord d'Ougarit. B. Margalit 583  par contre, les localise à l'ouest, où le soleil se couche. Indépendamment de la géographie, le poète situe intentionnellement l'emplacement du royaume des morts aux confins de la terre, dans un endroit qui marque « la frontière de la terre habitée et l'entrée du séjour des morts » 584  . Pour avoir accès à la demeure souterraine de Mot, il faut soulever ces montagnes qui bouchent l'entrée et descendre dans la terre.

      Parmi les formules idiomatiques employées dans le cycle AB, il y en a une qui est utilisée pour désigner entre autres l'emplacement de l'au-delà: ksm mhyt, « [aux] limites des eaux » 585  . Celle-ci est attestée dans KTU 1.5.vi.5 pour décrire la trajectoire parcourue pour atteindre le royaume des morts. Ailleurs, dans KTU 1.16.iii.4, un texte qui n'appartient pas au cycle AB, la même formule est utilisée en dehors du contexte de la mort, simplement pour décrire la distance parcourue jusqu'aux confins de la terre. D'ailleurs que ce soit dans KTU 1.5.vi.5 ou dans 1.16.iii.4, ksm mhyt est mis en parallèle avec qsm ars, qui signifie littéralement « aux extrémités de la terre » 586  . Par conséquent, nous retrouvons dans cet idiome l'idée d'un emplacement lointain, au-delà des régions habitées dont l'accès, pour les « visiteurs » téméraires, exige des efforts surhumains. Quelle autre expression conviendrait mieux pour situer l'entrée du séjour des morts?

      Dans un autre passage (1.5.v.12-13), l'entrée de l'au-delà est cette fois-ci située sous le mont Knkny. Selon Astour 587  , ce nom propre dérive de la racine ougaritique knkn, akkadien kankannu, araméen qanqanna, qui désigne une grande jarre d'argile fixée au sol, utilisée pour garder le vin ou l'huile dans les sous-sols des maisons. De Moor 588  discute longuement de ce terme. Selon lui, il ne s'agit pas d'une jarre mais d'un cylindre creux utilisé comme support à jarre et aussi comme tuyau pour servir des libations aux morts. Astour 589  pense que l'interprétation de de Moor relève plutôt du domaine de la spéculation. En outre, il 590  fait remarquer que ces jarres servaient aussi de cercueils 591  . Le nom Knkny renfermerait ainsi des connotations funéraires, ce que suggèrent du moins les interprétations d'Astour ou de de Moor.


3.2.2 LA DESCRIPTION

      L'au-delà est conçu comme une cité, qrt. Pour décrire cette capitale du royaume de Mot, le poète emploie les mots hmry « vase », mk « fosse, et hh « trou » (1.4.viii.12-13). Astour 592  croit que hmry (1.4.viii.12; 1.5.ii.15) est le nom propre de cette cité 593  . Selon G. P. Brubacher 594  , ces mots servent à indiquer la profondeur où est situé le quartier général de Mot; un abysse vaseux où l'eau et la terre se confondent. Cette conception de l'audelà, comme une fosse souterraine peut être rapprochée de certains passages de l'Ancien Testament, comme par exemple dans les Ps 88:7; 16:10; dans Jb 33:22; Is 38:17, etc. En Is 38:18 on a, en outre, un parallèle direct avec notre texte KTU 1.4.viii.8. On lit: « ceux qui descendent dans la fosse » en faisant ainsi référence aux morts.

      L'association entre la fosse/shéol et l'eau est également attestée dans les textes vétéro-testamentaires: Jb 26:5; 2S 22:5; Lm 3:53, 54. Le Ps 40:3 est particulièrement intéressant; on y lit: « Il me retira du gouffre tumultueux de la vase du bourbier », ce qui rejoint la description donnée par le passage KTU 1.4.viii.11-13 en ce qui concerne le royaume de Mot 595  . Nous retrouvons cette conception de l'au-delà en association avec les eaux souterraines dans la mythologie grecque avec les fleuves infernaux du Styx et de l'Achéron. D'importance mineure 596  certes, ce concept est aussi présent dans la tradition mésopotamienne à travers le nocher Humuttabal naviguant sur le fleuve Hubur.

      Comme mentionné ci-dessus, pour descendre dans le royaume des morts ainsi décrit, il faut passer par une ouverture située en dessous des deux collines jumelles (Trgzz et Thrmg, 1.4.viii.2-3; ou encore simplement sous le mont Knkny, 1.5.v.12-13) qui bouchent l'entrée. Selon Astour 597  cette ouverture est décrite en deux termes parallèles, nps//mhmrt (1.5.i.7-8) dont le premier sens est gorge//gueule et qui par extension peuvent désigner un précipice 598  . Dans l'Ancien Testament mahamorot figure deux fois: 1) dans Ps 140:11 et 2) dans Job 17:2, tel que reconnu par M. Pope 599  , où mahamorot est mis en parallèle avec hattilem (et non hattulim), « les deux collines » qui marquent l'embouchure de la tombe 600  . Mais une fois à l'intérieur du monde souterrain, on ne peut plus sortir de la même façon. Tout ceux qui s'y aventurent le font à leurs risques et périls, car seuls les morts ont droit de résidence. Même les messagers de Ba'al seront comptés parmi les morts, du moins temporairement et ce n'est qu'en observant les instructions données par leur maître (1.4.viii.14-20) qu'ils vont pouvoir rejoindre le monde des vivants. Quant à Ba'al lui-même, Astour 601  fait remarquer que, comme Ishtar en Mésopotamie, il arrive à quitter le royaume des morts seulement grâce à l'intervention de quelqu'un de l'extérieur, en l'occurrence son alliée 'Anat.

      Cette conception du monde souterrain comme un endroit d'où personne ne revient se retrouve dans l'expression bt hptt qui a fait couler beaucoup d'encre. La plupart des auteurs, comme de Moor 602  , Gordon 603  , Loewenstamm 604  , Pope 605  et del Olmo Lete 606  , la considèrent comme un euphémisme. Ils basent leur traduction sur la racine ougaritique hpt/hbt qui signifie « homme libre », d'où la lecture « Demeure de liberté » 607  . L'expression désigne un endroit de reclusion absolue d'où en principe nul ne peut s'échapper. À cet égard, Astour 608  ainsi que les auteurs cités ci-dessus font des rapprochements entre le bt hptt ougaritique et le bet hahopsit de la Bible 609  où Azariah, roi de Judée a passé le restant de sa vie en reclusion, après avoir été affligé de la lèpre. En outre, selon Albright 610  , cette même racine est à la base de la construction bammetym hopsy 611  qui indique clairement quant à elle des liens avec le royaume des morts. L'idée derrière ces expressions, ougaritique ou biblique, est celle d'un endroit où la reclusion est absolue et dont l'entrée est accessible mais la sortie quasiment impossible.

      Margalit 612  propose une interprétation différente. Les similarités entre l'ougaritique hptt et la racine hps en hébreu ne font pas de doute. Mais selon lui, ces mots ne recèlent aucun lien quant à la racine signifiant « liberté », la ressemblance étant purement homographique. Pour comprendre le sens des termes, soit en ougaritique soit en hébreu, il faut les considérer dans le contexte du Ps 88:5-6 où l'on retrouve la même terminologie: nhsbty 'm yrdy bwr...k!mtym hpsy km hllym skby qbr, « je suis compté parmi ceux qui descendent dans la fosse...(je suis) comme les morts, comme (ceux qui sont) grièvement blessés, j'ai un pied dans le tombeau ». Margalit signale avec raison les similarités qui existent entre ce passage biblique et notre texte où on lit: « wrd bt hptt ars tspr byrdm ars « descendez à la Demeure de Liberté dans la terre, soyez comptés parmi ceux qui descendent en terre » 613  . Cependant, il n'offre guère un sens alternatif concernant bt hptt, mais se contente de le placer dans le champs sémantique du monde souterrain. D'où sa traduction « nether-house ». En fait ce qui se dégage de ces deux interprétations peut se résumer ainsi: l'expression bt hptt est utilisée dans un contexte relevant du royaume des morts et dans la même ligne de pensée elle désigne un endroit de reclusion absolue, une terre de non-retour. L'astuce de la part du poète est d'utiliser une terminologie qui marque des ressemblances avec la racine hpt, « liberté », pour décrire un endroit relevant du domaine des morts.

      Une autre formule employée en relation avec la description de l'au-delà est le parallélisme namy ars dbr//ysmt sd shl mmt, « agréable terre de dbr//plaisant champ de shl mmt ». Celle-ci est attestée dans KTU 1.5.vi.6-7; 1.5.vi.28-30; 1.6.ii.19-20 614  . Selon B. Margalit 615  , ces lignes constituent la description canonisée de la région située à l'embouchure de l'au-delà. Il réfute ainsi la théorie suggérée entre autres par Driver, de Moor et Caquot 616  , qui considèrent cette expression comme une simple qualification euphémique du royaume des morts. Toujours selon B. Margalit, il s'agit d'épithètes pour exprimer le concept d'un Shangri Là dans l'au-delà, dans le genre des ChampsÉlysées de la mythologie grecque. Ainsi « sd » et « shl » sont deux termes similaires au grec « pedion » qui veut dire champ. Par conséquent, une traduction littérale de « sd shl mmt » serait: « les champs des Plaines-de-la Mort ». G. P. Brubacher 617  se contente par contre, de traduire « la steppe de shlmmt ». Quant à de Moor 618  , qui se base sur l'étymologie du mot syriaque sahela, « ruisseau », « cours-d'eau », et celle de l'akkadien salhu désignant un canal d'eau, il préfère mettre l'emphase sur cet aspect et traduire par « Rivière de la Mort », voyant ainsi une allusion à une conception similaire au Styx grec et au Hubur mésopotamien.

      En ce qui concerne l'expression ars dbr qui est mise en parallèle avec sd shl mmt, B. Margalit 619  attire l'attention sur le triple sens du mot dbr qui varie selon la vocalisation:

      a)de l'hébreu dober qui signifie pâturage; b)deber (arabe dabr) qui signifie peste, mort; c)debîr (arabe dubur) qui signifie confins. Ainsi selon lui, la terre de Dbr serait la plaine infernale où les animaux font le pâturage et où l'ambiance est plaisante, contrairement aux autres régions du monde infernal. Elle serait en outre située aux confins de la terre, à l'embouchure des océans 620  . G. P. Brubacher 621  préfère quant à lui, une traduction neutre et lit tout simplement « terre de Dbr ».

      Que peut-on conclure sur l'emplacement et les caractéristiques du royaume des morts? Pour commencer, il faut distinguer entre la demeure même de Mot et les régions périphériques de son royaume. La première est souterraine, située dans les entrailles de la terre. Elle est désignée par des termes comme la fosse, le trou, et la vase. En outre, elle est perçue en tant qu'un royaume où Mot, siégeant sur son trône, gouverne avec son sceptre 622  . Quant aux régions périphériques, bien que toujours situées aux confins de la terre, elles sont caractérisées par des termes moins négatifs, surtout si nous prenons en considération le triple sens du mot dbr. En outre, le caractère vaseux de l'abysse ne semble pas s'appliquer à ces régions. Cette différence évidente dans la description a poussé B. Margalit à conclure qu'il s'agissait de deux divisions plus ou moins distinctes du shéol ougaritique, l'une vue dans une perspective similaire aux ChampsÉlysées de la mythologie grecque, et l'autre l'Hadès traditionnel, marécageux et sombre. A notre avis, ce serait là une distinction très poussée. Il s'agirait plutôt d'une région située au-delà des limites de la civilisation, où la terre n'a pas été travaillée par les êtres humains (ce qui n'empêcherait pas le pâturage des animaux sauvages). Cette région serait au-delà du domaine de Ba'al, divinité dont le rôle du point de vue des humains, est de promouvoir la fertilité des terres cultivées grâce à sa pluie régénératrice (comme mentionné dans KTU 1.16.iii.5-10). C'est justement ce genre de terrains que dbr et sd dénotent dans KTU 1.23.68 (qui n'appartient pas au cycle AB, mais qui fait partie des textes mythologiques). Les dieux gracieux qui passent sept ans à parcourir la steppe (sd//mdbr) aux confins de la terre, ne sont capables d'assouvir leur faim qu'une fois admis dans la région cultivée par les êtres humains où se situent les terres ensemencées (mdra ). En ce sens, ces régions périphériques constituent une zone de « no man's land » entre le monde des vivants et celui des morts, sans être situées au coeur même du domaine infernal. Elles annoncent et démarquent en quelque sorte l'embouchure du royaume de Mot.


3.3 LES CARACTÉRISTIQUES DE MOT


3.3.1 MOT, ANTHROPOMORPHE OU OPHIDIEN ?

      Astour 623  , comme d'ailleurs la plupart des auteurs, attribue à Mot une forme anthropomorphique. Par contre, Margalit 624  est persuadé que les textes dépeignent Mot et ses collaborateurs 625  sous une forme ophidienne. Il donne comme exemple le passage KTU 1.4.vii.40-41 qui, à son avis, décrit la morsure de Ba'al par le serpent-Mot. Par conséquent, dans KTU 1.5.i.1-6 Ba'al succombe à l'effet du poison: « Be crushed, (O) coiled-one, fleet serpent, be annihilated, (O) tortuous serpent; wither, (thou) seven-headed entwiner, convulse, (thou of the) sticky venom. Thy (poisonous) bite I am ingesting, in groans and diarrhea I expire » 626  .

      En fait, l'assomption voulant que Mot ne soit autre que Lotan, le serpent fuyard, constitue la prémisse de l'argumentation de Margalit. À cet égard, il est intéressant de considérer le passage KTU 1.3.iv.35-44; 'Anat, s'inquiétant de voir l'arrivée des messagers de Ba'al, et craignant qu'un autre ennemi se soit dressé contre Ba'al, énumère tous les ennemis qu'elle a dû combattre à cet effet. Dans cette liste des adversaires traditionnels figure le serpent tortueux aux sept têtes. En outre, le vocabulaire employé dans KTU 1.3.iv.38-39 est similaire à celui de KTU 1.5.i.1-3 627  3 slyt d sb't rasm le Tyran aux sept têtes . Par ailleurs, il est généralement admis que le Lotan ougaritique est l'équivalent du Leviathan biblique mentionné dans Ps 104:26; Jb 40:25 et dans Ps 74:14 628  où Yahweh justement détruit les têtes (au pluriel) de ce monstre. Dans Enuma elish, l'épopée babylonienne de la création, Marduk le champion des dieux combat et détruit Tiamat qui représente les forces du chaos dans l'univers et qui est décrite en des termes analogues à Lotan. Dans de telles circonstances il serait plus logique de conclure que Lotan, soit à Ougarit soit dans le monde biblique, fait partie du répertoire des ennemis que le Champion divin conquiert sans être pour autant identique à Mot.


3.3.2 L'APPÉTIT VORACE POUR L'ARGILE

      Partout dans le cycle AB, le trait qui caractérise et qui définit plus particulièrement la nature de Mot, est l'appétit vorace qu'il éprouve. Un passage que B. Margalit qualifie d'apologia pro vita sua de Mot 629  , donne une vive description de cet appétit insatiable 630  :

14 ...Mon appétit est l'appétit des lions
15
dans la savane, ou l'appétit d'un requin
16
dans la mer, ou encore la citerne qui attire
17
des boeufs sauvages, ou la source (qui attire) des biches.
18
Si vraiment mon désir est de consommer
19 de l'argile, sûrement avec mes deux
20 mains je dévorerai 631 

      Dans les deux premières lignes, Mot fait référence aux lions et aux requins pour décrire son appétit vorace. L'intention derrière une telle comparaison est de transmettre une image concrète de l'appétit de Mot. Il reste à déterminer de quelle sorte d'image il s'agit. D'abord le lion, en tant que prédateur professionnel, est capable de se procurer la quantité de viande suffisante pour subvenir à ses besoins. De même, le requin est connu pour la frénésie qu'il manifeste pour se gaver, chaque fois que l'occasion se présente. Que ce soit dans le cas du lion ou du requin, il s'agit incontestablement de deux chasseurs dans leurs propres habitats; l'accent est mis sur la férocité et l'efficacité que ces animaux démontrent pour se nourrir. Par contre, pour G. P. Brubacher 632  , l'emphase est mise surtout sur l'énorme quantité consommée par ces bêtes. Particulièrement en ce qui concerne le lion, il est communément admis qu'il n'attaque que lorsqu'il a faim 633  . Dans de telles conditions, le dénominateur commun entre ces deux types d'animaux relève surtout de leur renommée en tant que prédateur plutôt qu'en tant que consommateur.

      Dans les deux lignes qui suivent, l'image des boeufs sauvages et des biches est utilisée. Cette fois-ci nous sommes en accord avec G. P. Brubacher 634  pour décrire l'intensité de l'appétit de Mot. Tout comme ces animaux assoiffés qui se précipitent vers la source d'eau pour étancher leur soif, de même Mot languit après sa nourriture. La clé de compréhension de cette image ne consiste pas tant dans le choix des animaux que dans le fait qu'ils soient assoiffés.

      Outre le sens des images transmises par le poète, l'idée de la justification qui réside derrière ces métaphores tels les lions et les requins qui attaquent pour se nourrir, ou encore comme les boeufs sauvages et les biches assoiffés qui se précipitent vers l'eau, est tout aussi importante. Mot le prédateur a besoin de manger pour subsister...

      Les lignes que nous venons de discuter constituent le passage principal portant sur la description de l'appétit de Mot. Il existe cependant plusieurs allusions à cette caractéristique du dieu de la mort un peu partout dans les textes traitant de l'épisode Ba'al-Mot. En effet, dans KTU 1.4.viii.14-20 où Ba'al donne des directives à ses massagers pour qu'ils sachent de quelle façon s'approcher de Mot, on lit: « 14...Mais gardez-vous, 15 valets divins, 16 de vous approcher du divin 17 Mot, qu'il ne fasse de vous 18 un agneau dans sa bouche, 19 comme un chevreau dans l'orifice de 20 son tube vous disparaîtriez ». Mot emploie la même terminologie pour décrire à 'Anat ce qui s'est passé entre lui et Ba'al lors de leur rencontre: « 21 C'est moi qui me suis approché du Très Puissant Ba'al 22 c'est moi qui en ai fait un agneau dans ma bouche. 23 Comme un chevreau dans l'orifice de mon tube il a disparu » 635  .

      Dans les deux cas, le fait d'avaler quelqu'un sert de métaphore pour décrire en réalité la mort. En effet, dans un autre passage concernant la reddition de Ba'al à Mot, on lit: « 3... Ba'al entrera 4 dans ses entrailles, dans sa bouche il descendra » 636  , suite à laquelle Ba'al disparaît et la stérilité fait rage sur terre 637  . La gorge de Mot représente le couloir que les mortels empruntent et qui les mène à l'au-delà. L'orifice de ce tube/ couloir n'est autre que la bouche de Mot, une bouche dont l'énormité convient bien à l'appétit insatiable de ce dernier: « 2 Une lèvre vers la terre une lèvre vers les cieux 3 [une lan]gue vers les étoiles... » 638 

      Toujours dans le domaine relevant de l'appétit de Mot, la défaite de l'ennemi, en l'occurrence de Ba'al, est décrite en des termes relatifs à la digestion, puisque Mot promet de mettre fin à la vie de Ba'al en l'écrasant dans son ventre: « 4...(ainsi dans mon) ventre 5 je t'écraserai, je consommerai (tes) morceaux 6 éparpillés, je briserai ta force; tu descendras 7 dans la gorge du divin Mot, 8 dans la gueule du Favori de El, (son) Champion » 639  . Similaire au sort que subissent les proies des animaux sauvages 640  , Mot avale Ba'al, l'écrase dans son estomac pour faciliter le processus de la digestion, réduit sa victime en petits morceaux et met fin à son existence. La digestion est achevée et Ba'al n'est plus.

      Une autre allusion à l'appétit de Mot nous permet de constater de nouveau le caractère essentiel de ce trait quant à sa nature. Dans KTU 1.6.v.8-19 la rage de Mot est à son point culminant; après sept ans, il est revenu afin de demander des compensations pour l'humiliation qu'il a dû subir aux mains de 'Anat. La seule chose qui puisse détourner sa colère et l'empêcher d'exterminer l'humanité est que l'un des frères de Ba'al lui soit offert en guise de nourriture: « 19...Donne un 20 de tes frères que je m'en nourrisse et détourne 21 la colère qui me [tient compagnie]. (Mais) si 22 un de tes frères......24 j'exterminerai [l'humanité] 25 j'exterminerai les multitud[es de la terre] » 641  . Ba'al essaie en vain de tromper Mot et de lui offrir un de ses propres frères en terme de compensation, une tentative qui ne fait qu'intensifier l'indignation de ce dernier. La confrontation de Ba'al-Mot s'avère imminente et le sort de l'humanité est sur la balance. Ce n'est que l'intervention de El, par le biais de Shapash, qui assure un statu quo en faveur du dieu de la fertilité et prévient ainsi une calamité à l'échelle cosmique 642  .

      Ailleurs dans l'épisode Ba'al -Mot 643  , l'appétit éternellement insatiable qu'il éprouve pousse Mot à parcourir des distances énormes jusqu'aux confins de la terre afin d'assouvir sa faim: « 15 Je parcourais et je chassais (dans) chaque 16 montagne jusqu'aux entrailles de la terre, chaque colline 17 jusqu'aux entrailles de la steppe. Mon appétit était sevré 18 d'humains, mon appétit (était sevré) de multitudes 19 terrestres » 644  . Ce n'est qu'en avalant Ba'al d'une seule gorgée qu'il réussit à satisfaire, ne serait-ce que temporairement, son appétit vorace.

      Partout dans les passages que nous venons de considérer l'appétit morfal de Mot passe au premier plan. Il constitue en fait la force brute qui pousse Mot à réagir en temps normaux comme en temps de crise. Cet élan insatiable puise sa force dans le besoin le plus instinctif des êtres vivants, en l'occurrence l'instinct de conservation qui constitue le seul et unique motif derrière les actions de Mot.

      Une fois ce motif établi, il reste à préciser la nature de l'objet tant convoité, c'est-à-dire de la nourriture que Mot a besoin de consommer. La réponse nous est donnée dans KTU1.5.i.18-19. Le coeur de Mot se languit d'argile! En ougaritique hmr est un terme problématique dont la traduction ne va pas sans poser de difficultés 645  . Il comporte en fait plusieurs sens possibles 646  :

      a) de l'hébreu homer, qui désigne une unité de mesure pour les non liquides; b) hamor qui signifie âne; c) homer qui signifie argile; d) homer qui désigne quelque chose en grande quantité.

      La traduction principale 647  que nous privilégions est celle « d'argile » et, de « grande quantité » comme sens auxiliaire 648  . Il semble en effet que le rédacteur ait utilisé le double sens accordé au terme hmr pour qu'il signifie à la fois « argile » et « en grande quantité », ce qui conviendrait fort bien pour illustrer l'appétit de Mot. Pour justifier davantage ce choix, nous proposons d'élargir notre enquête en faisant appel à d'autres témoins hors d'Ougarit. Mais, avant de procéder, il s'agit de faire le point sur une question importante. Jusqu'à présent, pour appuyer notre choix, nous nous sommes basée uniquement sur des arguments strictement textuels. Or une autre raison pour laquelle nous avons privilégié le sens d'« argile » est la connotation qu'il implique. En fait ce mot est employé pour symboliser l'être humain. À ce stade-ci, par conséquent, nous proposons d'aborder le problème de notre traduction du point de vue herméneutique. L'équation argile-homme est-elle valide? À cet effet nous considérons un passage 649  parallèle au nôtre où une fois de plus, il est question de l'appétit de Mot: « 17 ...mon appétit était sevré d'humains 18 mon appétit (était sevré) de multitudes terrestres » 650  . En comparant les textes KTU 1.5.i.18 et 1.6.ii.17-19, nous constatons que les termes « argile » et « humains/ multitudes terrestres » sont mis en parallèles pour désigner ce que constitue la base du régime alimentaire de Mot, c'est-à-dire l'être humain 651  .

      Or, pour pouvoir déterminer si une telle association est fidèle au contexte et si elle reflète la mentalité de la région, y compris celle d'Ougarit, il s'avère utile de faire une brève incursion dans la littérature des pays avoisinants afin de voir s'il n'y aurait pas là des parallèles qui pourraient nous être utiles.


3.3.2.1 L'argile dans le monde biblique

      Dans les textes vétéro-testamentaires, ces parallèles ne se font pas rares. Ainsi dans la relation aux divers modes de création de l'homme par Dieu, les textes d'Is 45:9; 64:7; de Jb 4:19; 10:9, pour n'en citer que quelques-uns, reflètent cette vision selon laquelle l'argile représente l'un des éléments constitutifs de l'homme, par extension l'être humain ainsi que sa fragilité. Selon J. C. L. Gibson 652  , il existe en outre un parallèle direct entre nos lignes 18-19 et Jb 33:6 tout comme 4:19 déjà mentionné. Dans un article sur le sujet, G. Couturier conclut 653  qu'alors que la tradition sacerdotale reste muette à ce sujet, la tradition yahwiste considère que l'homme est fait de glaise/terre ainsi que du souffle divin insufflé par Yahweh. Ces parallèles deviennent encore plus évidents en ce qui concerne le sort de l'homme à sa mort. L'expression swb 'el-apr reflète justement ce concept de l'être humain fait d'argile/de terre/de glaise qui redevient poussière à sa mort. Des exemples sont attestés tant dans les traditions yahwiste que sapientiale: Gn 3:17-19; Jb 10:9; 34:15; Qo 3:19-21; 12:7; Eccl 40:1-11; Ps 104:29; 146:4, etc. 654 

      Le moins que l'on puisse dire est qu'une association entre l'homme et l'argile semble bien familière à la conception vétéro-testamentaire de l'être humain, du moins en ce qui concerne les traditions yahwiste et sapientiale.


3.3.2.2 L'argile en Mésopotamie

      Pouvons-nous retrouver le même genre de rapports en Mésopotamie? Pour répondre à cette question, il nous faut considérer brièvement les textes principaux se rapportant respectivement aux mondes sumérien et akkadien.

      Sumer

      Un texte caractéristique du mode de création de l'homme par formation 655  est le mythe d'Enki et NinmaX 656  dans lequel le couple divin façonne l'être humain, comme un potier façonne une statuette, en mélangeant la glaise avec les eaux de l'Apsu 657  , créant ainsi les premiers prototypes humains.

      Selon un autre texte, la glaise aurait été mélangée au sang d'une divinité. Ainsi, le mythe d'AtraXasis 658  , rapporte comment les dieux lors d'un conseil, égorgent une divinité nommée Wê-ila, auparavant inconnue. La déesse-mère mélange alors le sang à la glaise pour produire le premier être humain.

      Akkad

      L'épopée de Gilgamesh, qui constitue un témoin important pour le monde akkadien, mentionne, entre autres, comment sur l'ordre de An, dieu du ciel, la déesse Aruru crée un compagnon (Enkidu) pour le roi Gilgamesh, en le façonnant à partir d'une boule de glaise 659  .

      Selon le récit de création, Enuma elish, l'équivalent babylonien du mythe d'AtraXasis, c'est Marduk, dieu-patron de Babylone, qui prend l'initiative et donne l'ordre à Ea de procéder à la création de l'être humain. On tue à cet égard Kingu, le chef des Igigi 660  révoltés.

      La tradition selon laquelle la glaise aurait été mélangée au sang d'une divinité mineure semble être prédominante en Mésopotamie, puisque deux compositions littéraires majeures comportent ce motif. De plus, selon la perception de cette même tradition, il est intéressant de noter la composante divine dans la formation de l'être humain 661  . Finalement, que ce soit dans le monde sumérien ou akkadien, la relation entre la glaise et la formation de l'homme semble être un concept bien établi en Mésopotamie.

      Nous clôturons cette section en récapitulant les points suivants: le trait caractéristique de Mot est son appétit insatiable pour la consommation de l'argile en grande quantité. Cette argile symbolise l'être humain, puisqu'elle constitue la matière première de sa formation. Les textes justifient cet appétit qu'éprouve Mot envers l'homme; tout comme les animaux ont besoin de se nourrir pour subsister, de même le seigneur de la mort a besoin de l'argile, base de son régime alimentaire, pour continuer à exister.


3.3.3 MUT, LE GUERRIER PAR EXCELLENCE

      Cunchillos 662  s'étonne de ce que Mot, qui représenterait la mort, puisse être caractérisé en des termes positifs comme « le Favori de El, son Champion » ou « le bien-aimé des dieux ». Cela l'amène à reconsidérer l'identité de Mt 663  dans un article consacré à l'étude du titre bn ilm mt et ses variantes 664  . En se basant sur le parallélisme mt et gzr, l'auteur 665  conclut que mt doit signifier quelque chose de similaire à gzr. Pour appuyer son hypothèse il fournit, dans un premier temps, des arguments philologiques. Ainsi en akkadien, mutu peut signifier à la fois « guerrier », « homme » ou « homme marié » ou simplement « mâle ». En hébreu, les sens de ce mot gravitent autour du même champs sémantique qu'en akkadien, alors qu'en éblaïte on lui reconnaît la signification « homme » qui pourrait aussi avoir des connotations de « guerrier ». Compte tenu des informations philologiques fournies par d'autres langues sémitiques, il semble préférable pour Cunchillos de vocaliser le mt ougaritique mutu dont les sens « homme » et « époux »sont reconnus 666  . Par ailleurs, et toujours selon Cunchillos, au moins deux textes ougaritiques dénoteraient clairement le sens de « guerrier ». Dans le premier, KTU 1.127:29 on lit: hm qrt tuhd hm mt y'l bns que Cunchillos traduit: « si la ville est prise, si un guerrier attaque un (homme) civil 667  . Le second texte est KTU 2.10:10-13 où on lit: yd ilm p k mtm 'z mid, « la main des dieux (est) donc très forte comme les guerriers » où mtm pourrait signifier « guerriers » puisque le contexte de la lettre fait allusion à la guerre.

      Dans un deuxième temps, Cunchillos 668  fait appel à l'onomastique pour appuyer ses arguments. Il cite à cet effet des noms théophores porteurs de l'élément mut à Ébla (Ibimut, Itimut, etc.) 669  , Mari (Mut-u-Dagan, Mutu-Ila, etc.) 670  , Tell el-Amarna (Mut-ba'lu). En hébreu, Metûsa'el dans Gen 4: 18 et Metûselah dans Gen 5: 22 représentent des exemples où un des éléments du nom théophore est mt « homme ». À Ougarit on reconnaît les noms Mutba'al dans RS 16.155: 6; RS 17.112: 6 en écriture syllabique et mtb'l dans KTU 4.75.v.21; KTU 4.130.10; KTU 4.310.4 en écriture alphabétique, ainsi que bn mt dans KTU 4.335.15. Cunchillos conclut: « l'existence de MutBa'al nous semble un argument important pour interpréter Mt dans le sens 'homme', 'guerrier' de Ba'al, et le nom de personne BnMut semble exclure l'interprétation Mt égal 'Mort'. Qui s'appellerait 'Fils de la Mort' ? » 671  .

      En se basant sur l'évidence philologique et onomastique Cunchillos réinterprète les passages traitant de l'épisode Ba'al-Mut (KTU 4-5-6) dans le cycle AB dont le fil conducteur est, selon lui, la lutte menée par Ba'al contre les « fils d'Athirat » 672  . Dans un pareil fond de scène, bn ilm Mut confronte Ba'al pour défendre ses frères d'où ses titres « Favori de El, son Champion », « Le bien-aimé des dieux ». Mais son trait caractéristique est son aspect guerrier et c'est en tant que tel qu'il lutte contre Ba'al 673  . Que pourrait-on conclure quant à la nature de ce Mut ? Étant donné qu'il fait partie de ces ancêtres divinisés que sont les rpim et étant donné que ces derniers sont liés à la fertilité, Mut aspire à jouer un rôle analogue à celui de Ba'al en vue d'« engraisser les dieux et les hommes » pour être « celui qui rassasiera les multitudes de la terre » 674  , puisque le but des cultes des morts était « d'assurer le renouvellement de la vie dans la famille qu'ils ont quittée » 675  .

      Cette interprétation de Cunchillos soulève quelques problèmes dont les suivants:

      1) Le fait que mt vocalisé mut signifie « homme » n'implique nullement que le Mt dans les textes appartenant au cycle AB doive nécessairement être vocalisé de la même manière, surtout que le mot môtu signifiant mort est également attesté dans la langue ougaritique 676  .

      2) L'evidence onomastique, encore une fois, n'implique nullement le Mt du cycle AB, puisqu'il n'y a aucune raison d'identifier Mt avec l'élément mut des noms théophores, et de vocaliser le premier en conséquence. Mt dans KTU 1.4-1.6, indépendamment de ce que son trait caractéristique peut être, est l'ennemi juré de Ba'al; il est difficile de comprendre comment une telle inimitié pourrait être sous estimée et même étouffée pour permettre la formation d'un nom avec les éléments Mt et Ba'al (RS 16.155.6; RS 17.112.6; KTU 4.75.v.21; KTU 4.130.10; KTU 4.310.4). Une telle combinaison réfute la prémisse même de la supposition de Cunchillos qui identifie le Mt du cycle AB avec l'élément mut des noms théophores attestés à Ougarit et ailleurs dans la région.

      3) Le sens que Cunchillos confère à Mt relève plutôt du domaine de l'interprétation. Il est indéniable que l'aspect du guerrier vaillant est un des traits de Mot tel que décrit dans le cycle AB, mais s'agit-il vraiment du trait qui caractérise le plus Mt ? C'est douteux, compte tenu des autres références explicites qui figurent dans les textes et qui décrivent un Mt intimement lié au monde souterrain. À ce propos, Cunchillos fait remarquer: « des problèmes, cependant, restent à résoudre dont celui de la description de la demeure de Mut qui est l'argument le plus solide des tenants de l'identification de Mt avec la mort ».

      Que le caractère guerrier fasse partie du répertoire des traits de Mot, l'étude de Cunchillos le démontre d'une façon convaincante, compte tenu surtout de ses prouesses de guerrier qui font de lui un ennemi de taille vis-à-vis Ba'al. Mais que ce trait soit vu comme prédominant pour faire de Mot le Guerrier par excellence tout en négligeant les caractéristiques chthoniennes qu'il dénote, c'est forcer les textes. Pourquoi ne pourrait-on pas avoir un dieu de la mort qui démontre entre autres des talents de guerrier ? À Emar, l'un des titres du dieu de la mort est 'z(z) il, « le Fort de Ilu », « le Vaillant de Ilu » 677  . Le problème de base quant aux conclusions de Cunchillos se situe au niveau de sa méthodologie. Il étudie Mot en se basant uniquement sur les titres de ce dernier et ne pousse pas son enquête davantage pour englober les passages mêmes qui traitent de Mot. L'image qui se dégage est par conséquent partielle et l'interprétation partiale. Mot est le guerrier, certes, mais il est aussi et avant tout le seigneur du royaume des morts et c'est en tant que tel qu'il défie l'autorité de Ba'al et, ce faisant menace, « les multitudes terrestres ».


3.3.4 LE TRAITEMENT SUBI PAR MOT AUX MAINS DE 'ANAT; MOT ASSIMILÉ AU GRAIN?

30... Elle saisit
31
le divin Mot, avec une épée
32 elle le fend, avec le van elle le vanne,
33
avec le feu elle le brûle,
34
à la meule elle le broie, dans la steppe
35
elle le disperse pour que sa chair soit dévorée
36
(par) les oiseaux 678  , ses membres soient consommés
37 (par) les moineaux. La chair crie à la chair... 679 

      Dans les années qui ont suivi la publication de ce texte en 1931, presque tous les ougaritologues 680  étaient d'accord d'y voir Mot identifié au grain qui est moissonné, vanné, une partie cuite en pain, une autre moulue en farine et le reste semé dans les champs où les oiseaux en mangent une partie 681  . Un tel traitement refléterait le rite de « la dernière gerbe » dont la fonction consistait à désacraliser la nouvelle récolte 682  marquant ainsi la fin de la moisson avec la mise à mort de l'esprit du grain représenté ici par Mot 683  . En Égypte, selon une tradition relativement tardive, Osiris subit le même sort quand il est dépecé par son frère Seth 684  . Cet aspect du mythe était célébré à travers le battage du grain durant les rites commémorant la nouvelle récolte de l'orge. Malgré les doutes exprimés par d'autres auteurs qui mettent en question l'existence d'un tel rite à Ougarit 685  , Astour 686  ne croit pas que les arguments fournis sont suffisamment forts pour discréditer cette hypothèse. J. C. de Moor, quant à lui, croit que l'identification de Mot avec le grain nouvellement récolté a eu lieu sous l'influence égyptienne 687  . Par contre, A. Caquot 688  s'oppose à cette hypothèse qui associe Mot avec le grain et apporte à cet effet des objections valides qui méritent d'être considérées. Pour commencer, la succession des supplices subis par Mot ne correspond ni aux étapes de la récolte ni au traitement du grain. Elle reflète par contre la destruction du Veau d'or par Moïse telle que décrite dans Ex 32:20 où même quelques-uns des verbes employés se retrouvent dans notre passage. Ainsi, le Veau est brûlé (srp), broyé (thn) et sa poussière dispersée (zrh; en ougaritique dr'). Le traitement subi par Mot semble être similaire à celui que l'on inflige à un adversaire quand on veut s'assurer de son anéantissement une fois pour toutes, une idée qu'on retrouve dans la tradition vétéro-testamentaire à travers des passages comme 1S 17: 44; 1 R 16: 4; 14: 11; 2 R 9: 10. D'ailleurs dans KTU 1.2.iv.28, 29, 31 Ba'al dispose de son ennemi vaincu, Yam en le dispersant. Caquot signale à cet effet: « le traitement infligé à Yam ressemble à celui que subit Mot selon I AB, II, 30-37 [=KTU 1.6.ii.30-37] » 689  . Il est important de signaler que ce n'est qu'après la destruction complète de l'ennemi, en l'occurrence Mot, que Ba'al est capable de ressusciter et de revenir parmi les vivants 690  . Le deuxième argument que Caquot apporte concerne la façon dont on dépeint Mot dans le cycle AB en général, indépendamment du passage en question. En fait, partout à travers les textes portant sur l'épisode Ba'al-Mot, ce dernier est constamment décrit en des termes relatifs à la mort et au monde souterrain ce qui laisse peu de doute quant à ses fonctions et à sa nature. Finalement, Caquot se demande pourquoi Mot est absent des listes d'offrandes destinées aux divinités; si vraiment il représentait le grain et en tant que tel jouait un rôle positif dans les textes il aurait selon toute probabilité reçu un culte lui aussi. Le silence de ces textes porte à croire que Mot ne représente que la mort qui était trop lugubre pour inspirer un culte.


3.3.5 MOT ASSIMILÉ À LA VIGNE?

      Le poème intitulé « La naissance des dieux gracieux et beaux » 691  est à la base de la discussion portant sur l'identification de Mot à la vigne. Dans un passage problématique, un personnage appelé mt-w- sr est décrit en termes relatifs à la viticulture: « 8 mt-w-sr trône (tenant) dans une main le sceptre de stérilité, (tenant) dans (l'autre) main 9 le sceptre de veuvage. Que les émondeurs de cep l'émondent 10 Que les lieurs de cep le lient. Qu'on abatte son vignoble 11 comme (ce) cep... » 692  La discussion porte sur deux questions principales; la première concerne l'identité de mt-w-sr et la deuxième consiste à interpréter l'imagerie employée dans ce passage.

      À propos de l'identité du personnage mt-w-sr les opinions des auteurs varient selon les traductions qu'ils font des mots mt et sr. Plusieurs 693  considèrent mt-w-sr comme étant une désignation binominale du dieu de la mort Mot suivant ainsi l'interprétation de Virolleaud 694  où mt représente le dieu Mot et où sr signifie prince. Astour entre autres appuie cette hypothèse et considère KTU 1.23.8-11 comme étant le seul texte qui se réfère à Mot en dehors du cycle AB 695  . Quant à la connexion entre le dieu de la mort et la vigne, Astour n'y voit aucune contradiction puisque souvent les divinités chthoniennes sont intimement liées à la fertilité 696  . Caquot 697  à son tour croit qu'il n'y a aucune raison de douter que mt-w-sr soit identique au Mot dont parle le cycle AB. Par contre selon Tsumura 698  , la traduction du mot sr doit se baser sur le sens de sarr en arabe qui signifie le « mal »; Mt-w-sr, « Mort-et-Mal » est un épithète qui désigne Mot et reflète bien ses fonctions de dieu de la mort. En outre, les deux sceptres qu'il tient dans ses mains confirment l'identité ainsi établie de Mt-w-sr; le premier étant le sceptre de veuvage 699  et le second celui de la stérilité 700  . Pour appuyer davantage cette hypothèse, Tsumura cite une incantation araméenne 701  se référant au dieu de la mort qui est représenté en des termes parallèles à notre texte: une arme dans chacune de ses mains il est le Destructeur Puissant qui prend la femme du côté de son mari (veuvage) et enlève les enfants de leurs parents (mort des enfants). Tsumura conclut: « the two staffs in the hands of mt-w-sr in the present Ugaritic text are therefore identical with the two weapons of the Angel of Death on the Aramaic incantation bowl...These two weapons explain the premature death of children and spouses, a function of the god of death, Mot » 702  .

      Plusieurs autres auteurs, cependant, offrent une opinion différente. Ainsi, Cutler et Macdonald 703  réfutent l'hypothèse d'une désignation binominale se référant au dieu de la mort Mot, simplement parce que les noms composés des divinités ougaritiques comportent deux noms propres distincts, ce qui n'est pas le cas en ce qui concerne mt-w-sr 704  . Dans un article récent, Cunchillos 705  défend cette position. En effet, il ne considère pas ce passage comme faisant allusion au dieu de la mort et ce pour les raisons suivantes: premièrement, le titre du personnage en question n'est pas bn ilm mt comme on a l'habitude de le faire en se référant à Mot, mais mt-w-sr. Deuxièmement, mt-w-sr n'est pas désigné en tant que dieu, et troisièmement, étant donné que l'expression mt-w-sr figure dans la partie rituelle du texte, Cunchillos conclut qu'il doit s'agir d'un personnage humain. Aistleitner 706  fait des rapprochements entre sr (l. 8) et bn srm (l. 2) et par conséquent traduit sr par prince et conclut que mt-w-sr est un épithète de El. Gese 707  et Nielson 708  partagent la même opinion. Les interprétations concernant l'imagerie du passage sont aussi diverses que celles portant sur l'identité de mt-w-sr. J. C. de Moor 709  propose de voir dans ce passage non pas l'assimilation de Mot avec la vigne, mais la description de ce dieu en tant qu'épouvantail durant des rites agraires. Cutler et Macdonald 710  divisent le texte KTU 1.23 en deux parties. Les lignes 1-29 constituent la première section qui représente la partie rituelle du texte. Les lignes 30-76 forment la partie narrative qui décrit le rôle que joue El dans la naissance des dieux gracieux. Le passage qui nous concerne (l. 8-11) appartient à la première partie qui, selon les auteurs, est un rituel contre la famine 711  . Mt-w-sr, « mort-et-corruption » 712  est présent en force à cause de la famine. Les émondeurs doivent émonder le cep comme ils auraient coupé les branches d'une vigne affectée par la maladie; « Mt-w-sr is treated as though it were a vine-but an unhealthy one » 713  . Le procédé a pour but de combattre les problèmes au niveau de l'agriculture ou plus précisément de la viticulture et de mettre un terme à la crise à travers la magie mimétique. Dans la deuxième partie du texte, les dieux gracieux (créés par El) en quête de la nourriture localisent des champs fertiles, assouvissent leur faim et par conséquent mettent fin à la famine sur terre.

      Par contre pour Wyatt 714  , metu-w-sr « mari-et-prince » est un épithète du dieu El qui, tant qu'il n'est pas circoncis, reste stérile comme un cep non émondé. Le rite de l'émondement décrit dans le passage symbolise la circoncision de El qui, par conséquent, devient fertile. Les sceptres dont il est question dans le texte doivent être interprétés dans le contexte de ce rite; ils symbolisent le membrum virile du dieu. « What is about to be 'pruned' is an infertile plant, transparently a metaphor for his penis, which after the ritual he will address to its proper function » 715  . D'ailleurs à la ligne 40 les déesses qui vont entretenir des rapports sexuels avec El s'adressent à lui en tant que mari, metu. En vocalisant mt de la sorte, Wyatt élimine toute possibilité quant à une allusion au dieu de la mort. Ailleurs dans le texte, le mot ht « sceptre » est mis en parallélisme synonymique avec mt « corde » qui, à part son assonance avec mt, dénote encore une fois une connotation phallique 716  . Toujours selon Wyatt, l'association d'idées entre la circoncision et la production de fruits telle qu'attestée dans la Bible faisait probablement partie du répertoire proche-oriental et ne constituait pas une conception unique à la société israélite. Ceci dit, étant donné qu'on ne possède aucun témoignage explicite concernant des rites de circoncision à Ougarit, Wyatt admet que son hypothèse relève du domaine de l'interprétation faute de preuve tangible. À propos des attestations bibliques quand à l'absence de tout rite de circoncision dans les milieux cananéens, l'argument le plus solide se base sur la lecture de Gn 34. Or, comme Wyatt l'a démontré dans un article antérieur 717  , les « hivvites » observaient un tel rite bien qu'ils n'étaient pas des Cananéens. La question que se pose Wyatt 718  en conclusion est de savoir si, dans la perspective israélite, les Ougaritains étaient considérés comme des Cananéens.La plupart des auteurs sont d'accord pour voir dans ce passage une description d'un rituel. Par ailleurs, étant donné que Mot est absent de toutes les listes sacrificielles et rituelles il n'est pas probable que le personnage mt-w-sr impliqué dans le rite ci-dessus soit identique au dieu de la mort puisque selon les listes celui-ci ne reçoit aucun culte. Que ce soit lié à la famine (Cutler et Macdonald) ou à la non-circoncision (Wyatt), l'émondement du cep met fin à une étape de non-production. Dans un tel rituel dont le but consiste à promouvoir la fertilité et le rendement agricole il est difficile d'envisager le rôle que pourrait jouer le dieu de la mort. L'hypothèse de Tsumura, bien qu'intéressante, ne tient pas compte ni de l'aspect rituel du passage ni du but visé par le rite. En d'autres termes, l'auteur interprète le personnage de mt-w-sr en dehors du contexte rituel du texte.

      Pour clore cette section sur les caractéristiques de Mot, nous récapitulons les points suivants. Le vocabulaire utilisé dans ses titres met l'emphase sur l'aspect de guerrier de Mot afin de le dépeindre comme l'ennemi de taille et valoriser davantage l'éventuelle victoire emportée par Ba'al sur lui. C'est pourquoi les connotations négatives sont absentes dans cette partie de la description. Mais une fois qu'on considère le vocabulaire employé pour décrire l'essentiel de sa nature, c'est-à-dire l'appétit qui le guide dans sa quête pour les êtres humains, le ton change et l'accent est mis sur l'indomptable caractère de cet appétit morfal. Par contre, le ton s'endurcit et la description devient négative lors de la description du fief de Mot (voir 3.2). Comme partout ailleurs, ce sont donc les thèmes qui déterminent le vocabulaire: Mot le guerrier, Mot la bête à l'appétit insatiable et Mot le seigneur du royaume souterrain. Ce qui manque dans le répertoire du vocabulaire employé pour décrire ce dieu ce sont les références à la fertilité ou la productivité, à n'importe quel niveau. De par sa nature il représente les forces antithétiques de ces concepts. Quant à l'hypothèse l'identifiant au grain, le passage en question (voir 3.3.4) décrit plutôt l'anéantissement complet de l'ennemi. De même, ses supposés liens à la viticulture se sont avérés être mal fondés puisque le personnage de mt-w-sr n'est pas identique à Mot, étant donné que le but du rituel en question est la promotion de la productivité à tous les niveaux.


3.4 LES FONCTIONS DE MOT


3.4.1 MOT, LE SEIGNEUR DU MONDE SOUTERRAIN

      Du début de l'épisode Ba'al-Mot et jusqu'à la fin, on fait allusion à Mot en tant que seigneur incontesté de son domaine, en l'occurrence, le monde souterrain.

      En relation avec la description de sa demeure souterraine nous avons vu comment elle était perçue en tant qu'un royaume dont la capitale est le siège du pouvoir central, puisque le seigneur Mot y réside: « 10 Alors dirigez-vous 11 au milieu de sa cité 12 la Vase, la Fosse est le siège 13 de sa résidence, le Trou la terre 14 de son patrimoine » 719  . En sa qualité de seigneur de ce royaume, Mot reçoit tous les honneurs dus à sa position. Avant d'envoyer ses émissaires, Gupn et Ugr, auprès de Mot, Ba'al donne des directives précises quant à la façon de s'approcher de lui; entre autres il leur dit: « 27 tombez et inclinez-vous 28 prosternez-vous et rendez 29 hommage...30 au divin Mot » 720  . Un peu plus loin, dans KTU 1.5.ii.12, après un revirement surprenant, Ba'al décide de se soumettre devant Mot en se déclarant son esclave. Dans un fond de scène royal, le terme 'abd dénote une attitude de « subservience...much as one monarch subservient to a second referred to himself as 'abd » 721  . En outre, le conflit de Ba'al et Mot concerne mtpt 722  , le règne sur terre qui reflète encore une fois l'aspect royal du conflit ainsi que le statut des belligérants, deux seigneurs qui convoitent le même domaine. Par ailleurs, les titres ydd et mdd dénotent eux aussi un caractère royal. À cet égard, Gaster 723  et M. S. Smith 724  entre autres, suggèrent que l'emploi de tels titres pour désigner Mot et Yam pourrait avoir des implications royales. Wyatt 725  pense que ces deux épithètes ont des connotations royales certaines qui feraient allusion au sang royal des divinités en question qui seraient ainsi considérés comme les héritiers légitimes de El.

      Après sept ans, lorsque Mot revient à la charge pour demander des compensations pour le traitement qu'il a dû subir aux mains de 'Anat, Ba'al se montre intransigeant et le conflit s'avère imminent. Durant la confrontation entre Ba'al et Mot, et lors d'un moment de répit, quand les deux belligérants tombent à terre, épuisés, Shapash, en sa qualité d'émissaire de El, intervient. Elle rabroue les prétentions de Mot au trône du royaume terrestre en tenant le discours suivant: « 26 Comment ne t'entendra-t-il pas le Taureau 27 El ton père ? (Sûrement) il retirera le support 28 de ton siège, (sûrement) il renversera le trône de ton royaume 29 (sûrement) il brisera le sceptre de ta souveraineté » 726  . Le royaume dont parle Shapash n'est autre que le monde souterrain sur lequel Mot règne en tant que seigneur incontesté et surtout avec le consentement du dieu suprême El. Toute tentative d'expansion de la part de Mot pour intégrer le royaume de la terre romprait la balance des forces sur le terrain qui aboutirait à des résultats catastrophiques. Pour éviter une telle éventualité, El menace de retirer son support et de détrôner Mot qui, terrifié, capitule. Grâce à l'intervention de El, le statu quo est réitéré: Ba'al règne sur le monde des vivants, Mot sur le monde souterrain.


3.4.2 LA RELATION ENTRE MOT ET SHAPASH

      Selon Astour 727  « the rule over the spirits of the dead is, rather unexpectedly, ascribed to sapas, the Sun-goddess ». Dans la tradition babylonienne le dieu du soleil, Shamash est lui aussi associé au royaume de la mort 728  , puisque parmi ses titres figure « seigneur des Anunnaki » qui sont les divinités de l'au-delà et « seigneur des etemmu », qui représentent les esprits des morts 729  . Cette association entre le soleil et l'au-delà s'inspire de la croyance voulant que l'astre du jour suit un trajet circulaire qui l'emmène au royaume des morts après chaque coucher du soleil pour remonter dans le ciel chaque matin 730  . La relation de Shapash avec le royaume des morts se reflète dans plusieurs passages. Le premier de ces passages figure à la fin du cycle AB 731  où on fait la louange de la déesse du soleil en des termes associés à l'au-delà: « 44 Shapash, 45 les rp'um 732  (sont) en-dessous 733  de toi, 46 Shapash, les êtres divins 734  (sont) en-dessous de toi, 47 les dieux (viennent) jusqu'à toi 735  , voici, les morts 48 (viennent) jusqu'à toi ». Selon Lewis 736  , ce passage témoigne de l'implication directe de la déesse du soleil dans le culte des morts et plus spécifiquement des ancêtres défunts.

      Le deuxième passage se situe en dehors du cycle AB; il s'agit de KTU 1.161 qui constitue le seul texte à Ougarit qui décrit la liturgie d'un rituel funéraire 737  . Étant donné que le soleil durant son voyage nocturne visite le monde souterrain, il représente le meilleur candidat pour accompagner les morts à leur destination finale. C'est ce que Shapash est en train d'accomplir dans 1.161.18-19 où elle escorte le roi 738  au royaume des morts; elle assume un rôle similaire dans KTU 1.6.vi.45ss 739  . Lewis dans son interprétation du rôle de Shapash se laisse influencer par les différentes fonctions que le dieu mésopotamien Shamash assumait vis-à-vis les morts: « O sms, the Judge, you carry those from Above down to Below » 740  . Toujours selon Lewis 741  , l'information qu'on a sur Shamash fournit les parallèles les plus pertinents à l'étude concernant Shapash, sans pour autant négliger les similarités qui existent avec les traditions égyptienne et hittite. Ainsi par exemple, dans la littérature provenant d'Égypte, les morts voyagent vers l'au-delà sur la barque de nuit de Râ, le dieu du soleil 742  . Dans la prière hittite de Kantuzilis 743  on fait une référence à la descente du dieu du soleil dans le royaume des morts. En outre, Gaster 744  en étudiant le texte KUB XVII.14.iv.21, met l'emphase sur les relations qui existent entre le dieu du soleil hittite et les divinités de l'au-delà.

      Pour revenir à Ougarit, KTU 1.39.12,17 et KTU 1.102.12 décrivent des scènes de nuit où Shapash apparaît en compagnie des divinités chthoniennes qui dénotent aussi des aspects associés à la fertilité, comme par exemple Dagan 745  . Selon Lewis 746  , il s'agit encore une fois de scènes impliquant le culte des morts.

      Pour conclure, en sa qualité de déesse du soleil, Shapash semble avoir des connexions avec le royaume des morts étant donné qu'elle est supposée y séjourner durant la nuit. En outre, elle est mentionnée dans des passages qui présentent un contexte funéraire. Dans de telles circonstances, Astour 747  conclut que Shapash est impliquée dans la gérance de l'au-delà mais sans préciser quel est son statut vis-à-vis Mot, le seigneur du royaume souterrain. Lewis, par contre croit que le rôle qu'assume Shapash en relation avec l'au-delà est limité au culte des morts: elle les accompagne à leur destination finale et préside aux rituels qui rendent hommage aux défunts. Healey ne fait que constater les parallèles qui existent entre les divinités solaires mésopotamienne et ougaritique. Il attribue la connexion entre ces divinités et le monde souterrain à la croyance qu'elles y résidaient durant leur voyage nocturne quotidien. Et il conclut: « These features [les parallèles cananéen-mésopotamiens] must have been part of the original characterisation of the Semitic sun deity, presumed originally to have been female » 748  . Compte tenu des similitudes entre les mondes ougaritique et cananéen, nous sommes d'accord avec Lewis en ce qui concerne son interprétation des rapports de Shapash avec le royaume des morts. À notre avis cela pourrait expliquer l'absence de Mot dans les textes rituels et sacrificiels, puisque toute la partie rituelle de la mort est représentée par Shapash qui sert de facto comme intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts.

      Une pareille division des fonctions n'est pas étrangère aux autres traditions de la région. En Égypte par exemple, Osiris représente l'aspect « positif  » de la mort et c'est en vertu de cela qu'il reçoit un culte officiel, alors que son frère Seth représente l'aspect négatif de la mort. La seule période durant laquelle Seth est inclus dans le culte et dénote une popularité est sous les 19e et 20e dynasties dû au nombre croissant des sémites cananéens qui s'étaient installés en Égypte et qui avaient identifié Seth à Ba'al. D'ailleurs, dès que ce culte syncrétique commence à prendre de l'élan il est violemment étouffé et les noms théophores avec le composant Seth diminuent graduellement pour disparaître de l'onomastique égyptienne sous les 21e et 22e dynasties 749  . À Ougarit la polarisation des fonctions entre Shapash et Mot n'est pas explicite autant qu'en Égypte, entre Osiris et Seth; elle est plutôt implicite, d'où la confusion dans l'interprétation de leurs rôles respectifs 750  dans le monde souterrain.


3.4.3 LA RELATION ENTRE MOT ET RASHAP

      Le culte de Rashap est bien attesté chez les sémites de l'ouest 751  . À Ougarit, son nom figure dans des textes de rituels, des incantations, des noms théophores, mais il n'est mentionné qu'une seule fois dans les textes mythologiques (KTU 1.14.16-21). Il est généralement associé à la guerre, au feu, à la peste et par extension il est devenu le dieu qui protège contre la peste. Mais est-ce qu'il était aussi le seigneur du royaume des morts ? Astour 752  pense que non. Premièrement, parce qu'à Chypre Rashap est identifié à Apollon 753  plutôt qu'à Hadès et deuxièmement, parce qu'à Ougarit il est uniquement associé à la peste comme le dénote le passage dans KTU 1.14.16-21. S'il était le seigneur du royaume des morts, il aurait été le responsable de l'anéantissement de toute la descendance de Keret et non seulement d'une seule partie, uniquement décimée par la peste.

      La fonction principale de Mot est de gérer son domaine, le royaume des morts, à partir de sa capitale où il siège sur son trône. En tant que tel il reçoit tous les honneurs dus à sa position. Comme tout monarque, il lègue certaines de ses responsabilités à ses assistants dont Rashap, le dieu de la peste. Le statut de Shapash vis-à-vis Mot est moins clair. En sa qualité de déesse du soleil elle a des relations avec le monde souterrain mais elle n'est pas impliquée dans sa gérance. Ses fonctions consistent à accompagner les morts vers l'au-delà. En outre, sur le plan cultuel, c'est elle qui reçoit les offrandes destinées aux morts, ce qui explique l'absence de Mot des listes sacrificielles. Quant aux listes énumérant les différentes divinités ougaritiques, elles n'incluent probablement que les noms de ceux et celles qui reçoivent un culte, d'où la raison de l'omission du nom de Mot.

      Dans ce chapitre, nous avons basé notre analyse sur le vocabulaire employé pour décrire Mot afin de pouvoir mieux cerner son caractère polyvalent. Pour commencer, la raison pour laquelle ses titres lui confèrent un aspect positif est pour le dépeindre comme l'ennemi de taille, le guerrier vaillant dont la force égale celle de son adversaire, Ba'al. Plus Mot est fort, plus la victoire emportée sur lui est glorieuse; après tout « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». Et ce n'est qu'une gloire de proportion épique qui puisse convenir à Ba'al, le champion des humains chargé de promouvoir la vie dans le royaume terrestre. Lorsque Mot le guerrier cède la place à Mot la bête qui dévore les êtres humains, le vocabulaire change, on emprunte des mots relatifs aux animaux sauvages afin de mettre l'accent sur le caractère instinctif et en même temps indomptable de l'appétit morfal qu'il éprouve. Comme tout être vivant il doit se nourrir certes, mais son problème consiste dans le fait qu'il a éternellement faim. Le motif de toutes ses actions consiste à satisfaire sa faim et par conséquent le trait qui le caractérise le plus est son appétit constamment sevré de multitudes terrestres. Ba'al en sa qualité de dieu de la fertilité essaye de contenir cet appétit de Mot et de l'empêcher d'exterminer l'humanité en annexant le royaume des vivants au royaume des morts. Lorsque le thème change encore une fois et qu'il s'agit de décrire le domaine de Mot, le ton des passages s'endurcit et le vocabulaire employé se dote de termes négatifs; la vase est la capitale du royaume sur lequel il préside, la fosse le siège de sa résidence.

      En ce qui concerne la question de la divinité de Mot, à l'exception de ses titres qui dénotent un caractère royal, l'argument principal consiste dans la caractérisation de ce personnage en tant que seigneur incontesté de son royaume qui non seulement reçoit tous les honneurs dus à sa position, mais détient la bénédiction de El quant à la légitimité de son règne. Ce n'est que lorsqu'il essaye de s'étendre et d'annexer le royaume terrestre que El menace de retirer son support. D'ailleurs la menace s'avère efficace puisque Mot renonce à sa politique expansionniste. Il est difficile d'envisager que l'ennemi de taille de Ba'al, qui faillit renverser l'ordre dans le cosmos, soit un simple mortel promu au rang divin. Quant à l'hypothèse voulant que Mot ne soit qu'une simple personnification de la mort, la polyvalence même de son caractère témoigne contre une telle caractérisation unidimensionnelle.

      La relation de Shapash avec l'au-delà présente un intérêt particulier. Le fait qu'elle soit directement associée dans les textes rituels au culte des morts suggère qu'elle assume le rôle d'intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts, rôle qui semble être familier aux divinités solaires dans le Proche-Orient ancien. En tant que telle elle représente le côté domptable de la mort, alors que Mot, avec son appétit éternellement insatiable, évoque une réalité inévitable qu'aucun culte ne peut amadouer. Ceci expliquerait l'absence de Mot des listes d'offrandes, puisque c'est à Shapash et non à lui que l'on s'adresse pour le culte funéraire. Une telle entente implicite ne devrait pas nous surprendre. Ailleurs dans les mythologies de la région, le monde souterrain est géré par un couple divin.

      Ces conclusions établies, nous sommes en mesure maintenant de mieux apprécier la figure multidimensionnelle de cette divinité longtemps négligée des commentateurs de la littérature ougaritique. Mais ici ne s'arrête pas notre investigation. Il nous faut analyser cette figure divine dans la perspective sociologique (présentée en première partie), la seule capable de la rendre « vivante ».


CHAPITRE 4
LE PERSONNAGE DE MOT DANS SON CONTEXTE SOCIO-POLITIQUE DIVIN

      Le modèle que nous privilégions pour analyser les documents où se trouve présenté le dieu ougaritique de la mort, Mot, est celui de la maisonnée patrimoniale 754  , un type idéal relevant de la sociologie wébérienne. Dans le premier chapitre nous avons discuté des diverses approches et modèles théoriques se rapportant aux études ougaritiques et à la religion en particulier, afin de déterminer leurs limites et leurs intérêts vis-à-vis la perspective wébérienne. En ce qui concerne le concept du patrimonialisme plus spécifiquement, la discussion a porté sur trois thèmes principaux: la légitimité, l'organisation interne et la parenté. D'après ce modèle, le souverain patrimonial gère son royaume comme sa maisonnée personnelle où il détient le droit de propriété sur tous les biens et sur toutes les terres. Il est à la tête d'une organisation pyramidale composée de multiples maisonnées, l'une nichée dans l'autre. Identiques aux niveaux conceptuel et structurel, elles diffèrent au niveau de la surface, cette dernière étant strictement proportionnelle à la fortune personnelle de chaque famille. L'autorité du souverain relève de celle dont jouit tout patriarche dans sa maisonnée où les relations père/maître et fils/servant sont la norme; ce type d'échange personnalisé façonne d'ailleurs les relations non seulement sur le plan politique, mais sur tous les autres plans de la vie individuelle et communautaire.

      Une telle organisation socio-économique vue en plongée donne l'impression d'un système extrêmement centralisé. Mais l'omnipotence théorique du souverain est, dans la pratique, affaiblie par la diffusion du pouvoir à ses subordonnés, à travers lesquels il doit exercer son autorité. Il en résulte un régime de maisonnées hiérarchisées, associées par des liens verticaux selon les relations maître/servant; la plus inclusive d'entre elles est, bien sûr, celle du souverain dont la légitimité du pouvoir relève de l'autorité patriarcale.

      Dans le paradigme interprétatif de la sociologie wébérienne les facteurs matériaux et idéaux interagissent pour donner forme aux relations sociales qui, à leur tour, guident les divers modes d'échange dans les autres champs d'activités humaines. Le même processus s'applique au domaine religieux qui subit les influences socio-économiques mais contribue en même temps à façonner la vie d'ici-bas.

      Dans ce chapitre qui portera sur l'analyse wébérienne de Mot, il sera justement question du rôle de la structure sociale dans la conceptualisation du dieu de la mort ougaritique. Pour ce faire, le chapitre sera divisé en deux sections. Dans la première, il sera question du panthéon ougaritique selon les trois thèmes discutés dans la partie relevant de la société ougaritique, à savoir l'organisation interne, la légitimité et la parenté 755  . Ceci permettra d'abord de déterminer les similitudes dans la structuration des relations aux niveaux religieux et social, et aidera ensuite à situer Mot dans la hiérarchie patriarcale. Puisque d'après le modèle patrimonial la grande maisonnée qu'est le panthéon est conceptuellement et structurellement identique aux maisonnées personnelles de chacune des divinités, y compris celle de Mot, l'objectif de la discussion portant sur le panthéon consistera à accumuler le plus de données possibles afin de mieux comprendre le contexte socio-économique de Mot. Les domaines divins individuels, qu'ils soient petits ou grands, étant calqués les uns sur les autres et représentant la même organisation aux niveaux conceptuel et structurel, les paramètres de la maisonnée divine établis dans cette section vont contribuer à combler les hiatus rencontrés dans l'étude du dieu Mot. Une telle stratégie s'est avérée indispensable pour contourner le problème des données lacunaires. En fait, une éventuelle séparation entre une divinité et le reste du panthéon relèverait d'une rationalité moderne qui dissèque les différentes parties d'un tout et se spécialise dans chacune des parties ainsi disséquées, oubliant souvent qu'elle ne représente pas une entité autonome mais appartient à un tout. Dans la conceptualisation du monde divin dans le Proche-Orient ancien, la cohésion de l'ensemble est primordiale et l'individualité ne peut survivre qu'au sein de la collectivité de laquelle elle dépend entièrement.

      Dans la deuxième section, nous reprendrons les trois thèmes pour discuter plus spécifiquement de Mot lui-même, à travers ses titres, sa maisonnée, ses liens de parenté.


4.1 LE MILIEU DIVIN OUGARITIQUE D'APRÈS LE MODÈLE DE LA MAISONNÉE PATRIMONIALE DE WEBER


4.1.1 L'ORGANISATION INTERNE

      Il s'agit dans cette partie de déterminer le genre de structure divine et de relations « politiques » prévalant entre El, le maître, et ses subordonnés d'une part, et entre les autres divinités elles-mêmes, d'autre part. Une telle discussion permettra d'établir les points de divergences et de convergences entre les mondes des mortels et des immortels, et de voir l'impact de l'organisation familiale patrimoniale sur la configuration divine.


4.1.1.1 La demeure ancestrale divine en tant que maisonnée

      La maisonnée, qui constitue la base de l'organisation socio-politique au sein de la communauté humaine 756  , est transposée au niveau divin en tant que demeure ancestrale; elle sert de modèle pour façonner les échanges « sociaux » et les relations politiques entre les divinités appartenant aux diverses échelles de la hiérarchie divine. La discussion qui suit portera sur les différents aspects d'organisation relevant de cette unité centrale, afin d'en dégager justement les influences qu'elle exerce.

      La localisation de la demeure ancestrale

      Ce ne sont pas toutes les divinités qui ont droit à leur propre résidence. Il faut qu'elles remplissent certaines conditions au préalable. Mais celles qui en disposent habitent une demeure située dans leur patrimoine ancestral, demeure qui reflète les caractéristiques de la divinité qui l'occupe. Ainsi, par exemple, le poète se réfère à la résidence de El de la façon suivante:

4 [alors] 757  il 758  se dirige
vers [E]l à la source [des (deux) 759  rivières]
[auprès du cours des (deux) océans]

5 [il atteint] la montagne de E[l] et entre
(dans) [la demeure] 760  du roi, [le père des ans] 761  .

      Ailleurs dans le mythe de Ba'al, la montagne de El est identifiée à gr ks. Le dieu suprême envoie ses messagers pour qu'ils convoquent le dieu artisan, Kothar-et-Khasis à sa demeure. À cet effet El dit:

10 [que tes pieds courent vers moi]
11 [que tes jambes] se précipitent vers moi
12 [au milieu de la montagne], le Mont Ks;... 762 

      Et un peu plus loin Kothar-et-Khasis arrive chez El:

21 ...alors il se [dirige vers E]l, [le Bienveillant]
22 au (grand) coeur, au milieu de la montag[ne, le Mont Ks] 763  ,
23 il atteint la montagne de E[l et entre (dans) la demeure du roi],
24 le père des ans... 764 

      La description de la demeure de El a fait couler beaucoup d'encre 765  . Deux courants se dégagent. Les uns 766  mettent l'emphase sur le caractère cosmique. Ainsi, par exemple, Pope 767  croit que la phrase majma' al-bahrein, « la jonction des deux océans », qui fait allusion aux eaux cosmiques dans le Koran 768  , rejoint la description ougaritique dans KTU 1.2.iii.4 où la résidence de El est située « auprès du cours des deux océans ». Par ailleurs, certains parmi ces mêmes auteurs 769  associent les eaux de la demeure de El avec celles du Shéol, en se basant encore une fois sur des similitudes dans la terminologie. Ils établissent des parallèles entre l'ougaritique mbk nhrm, « la source des deux rivières » et apq thmtm « le cours des deux océans » d'une part, et mibbekê neharôt 770  , nibkê yam/tehôm 771  et appîqê yam 772  , d'autre part. Mais s'il y a similarité, elle relève surtout du caractère cosmique des eaux souterraines de l'au-delà plutôt que des affinités de El avec le monde des morts.

      D'autres auteurs 773  par contre insistent sur l'aspect terrestre de l'habitation de El. Plusieurs théories existent quant à sa localisation sur terre. Selon certains, il s'agit de Khirbet Afqa dans le Mont Liban, alors que d'autres l'identifient avec le Mont Haman/Amanus dans la partie nord de la côte syrienne. D'autres encore l'associent au Mont Hermon situé sur la frontière entre le Liban, la Syrie et Israël, et une dernière série opte pour le nord de la Mésopotamie.

      Ce bref excursus permet de constater les difficultés d'interprétation relatives à la demeure de El. Mais la terminologie employée pour décrire cet habitat et les caractéristiques qui s'en dégagent restent l'apanage de la résidence de El et de ce fait définissent son patrimoine qui comprend la demeure ancestrale 774  . Celle-ci est marquée par une montagne (nommée Ks ou Lel) et elle est située à l'embouchure des eaux cosmiques, une localité digne du maître de l'univers. Il est important de signaler que la demeure divine est toujours localisée sur la terre ancestrale de son propriétaire. Par conséquent, on arrive à délimiter le caractère d'un dieu ou d'une déesse à travers les caractéristiques de son domaine ancestral qui, de ce fait, reflète la nature de la divinité en question; la résidence assume ainsi un rôle important dans la caractérisation des personnages divins.

      Les descriptions concernant la demeure de Athirat ne sont pas précises. Elles révèlent cependant deux détails importants. Premièrement, malgré qu'elle soit la parèdre de El, elle a sa propre résidence. On la voit dans KTU 1.4.iv.1-19 donner des instructions à son valet, Qodesh-et-Amrur, en vue des préparatifs pour le long voyage vers la demeure de El qu'elle effectue à dos d'âne, le moyen de transport terrestre le plus commun. Deuxièmement, le lieu où elle habite est situé près de la mer, localisation appropriée à une divinité marine qui porte le titre de « Athirat de la Mer ». À l'approche de 'Anat et Ba'al on nous décrit Athirat, vraisemblablement dans sa maison, préoccupée par ses affaires 775  :

6 elle emporta sa robe dans la mer
7 ses deux habits dans les rivières
8 elle a placé un chaudron sur le feu
9 un pot au-dessus des charbons 776  .

      Même son valet, Qodesh-et-Amrur, dénote des caractéristiques maritimes puisqu'on se réfère à lui en tant que pêcheur 777  , muni d'un filet 778  .

      Une autre divinité dont on connaît la demeure est 'Anat, déesse des sources 779  . La première référence quant au lieu de sa résidence apparaît au début de KTU 1.1.ii, dans la partie reconstituée d'après les parallèles en 1.1.iii.14-23 ainsi qu'en 1.3.iii.20, 29 780  . El donne instruction à ses valets de transmettre un message à 'Anat. Il leur dit: « alors vous vous dirigerez vers Inbb », une montagne dont la localisation et l'étymologie ne sont pas établies 781  . Une allusion plus longue concernant sa demeure provient de la bouche même de 'Anat en 1.3.iv.77-80, juste avant qu'elle ne quitte pour Sapon, la résidence de Ba'al:

77 ...moi je quitte
78 Oughr pour le (plus) lointain des dieux
(je quitte) Inbb
79 pour la (plus) lointaine des divinités
deux étendues
80 au-dessous des sources de la terre
trois distances (au-dessous) des mares 782  .

      Alors que dans le cas des deux premières lignes, il n'y a pas de doute qu'il s'agisse des montagnes de 'Anat, les références faites dans les deux dernières lignes sont moins claires. Selon une vue 783  il pourrait s'agir d'une description d'un voyage souterrain qu'une divinité entreprend pour aller visiter « un collègue »; dans 1.1.iii.c'est Kothar-et-Khasis qui se dirige vers El, alors dans 1.3.iv 78-80 c'est 'Anat qui s'en va chez Ba'al. Par ailleurs, Clifford croit que le passage était conçu à l'origine pour Kothar-et-Khasis d'où les allusions souterraines, étant donné les fonctions de forgeur du dieu artisan. En ce qui nous concerne, nous aimerions bien voir dans les lignes 79-80 une référence à la demeure de 'Anat, surtout à cause de la présence d'un terme comme « source » qui reflète la nature de la déesse. Cependant, même si ces deux dernières lignes ne se réfèrent pas à elle, mais à son voyage souterrain, les deux premières indiquent nettement les montagnes qui marquent le patrimoine ancestral de la déesse. Par conséquent, les textes appartenant au cycle de Ba'al lui accordent ainsi une maison à part 784  .

      Kothar-et-Khasis, le dieu artisan, a lui aussi sa propre demeure décrite pour la première fois par El lors des directives qu'il donne à ses messagers:

1* alors vous vous dirigerez vers le divin Memphis 785  tout entier
1 Kaphtor 786  est le siège de sa résidence, Memphis la terre de son patrimoine 787  .

      Dans un autre passage, le dieu, en se référant à sa résidence, dit:

18 ...moi [je quitte Kaphtor]
19 pour le (plus) lointain des dieux, (je quitte) Memph[is pour la (plus) lointaine des divinités] 788  .

      La double localisation de la demeure du dieu artisan-forgeron refléterait, sur le plan divin, le commerce des métaux entre l'Égypte, le bassin méditerranéen et l'Ougarit 789  . Par ailleurs, l'emplacement de sa double résidence en dehors du royaume d'Ougarit lui confère des origines à l'extérieur du Levant. Mais s'il y a eu importation dans le domaine religieux, elle a dû se faire avant la fin du troisième millénaire, puisque d'après les textes d'Ebla, Kothar-et-Khasis était déjà vénéré en Syrie en ce temps-là 790  .

      La description de la demeure de Ba'al est la plus détaillée, étant donné qu'il représente la figure principale du cycle AB, qui porte d'ailleurs son nom. Son patrimoine ancestral est situé sur le mont Sapon, le quartier général de ses opérations. Son problème majeur c'est qu'il n'a pas sa propre demeure comme toutes les autres divinités, et qu'il est obligé de vivre avec ses femmes sous le toit de son père, El.

50 ...il n'y a pas de maison pour Ba'al
51 comme les dieux ni de cour comme les fils de Athirat;
52 le logement de El est l'abri de son fils,
53 le logement de la dame Athirat de la Mer
54 est le logement des nobles mariées,
55 le logement de Pdry, fille de la bruine,
56 l'abri de Tly, fille du brouillard,
57 le logement de Arsy, fille de... 791 

      Après des manoeuvres diplomatiques intenses, Ba'al obtient la permission de construire une maison sur le mont Sapon. L'implication immédiate de cet épisode dans la présente discussion concerne la localisation de la demeure familiale: elle est construite sur la propriété ancestrale du maître de la maison. En effet, Ba'al donne l'instruction à Kothar-et-Khasis de lui bâtir un palais somptueux sur sa montagne:

115 qu'en hâte la demeure soit bât[ie]
116 qu'en hâte le pal[ais] soit édifié
117 au milieu des hauteurs de Sapon
118 que la maison occupe mille arpents,
119 que le palais (occupe) dix mille hectares 792  .

      Pour conclure cette section sur la localisation de la demeure ancestrale des divinités, nous en relevons les points les plus importants. Premièrement, la maison est toujours construite sur un territoire marquant le patrimoine ancestral, souvent délimité par une (ou des) montagne(s). Deuxièmement, la demeure et son emplacement reflètent les caractéristiques de la divinité, maîtresse des lieux. Ainsi, la résidence de El, le créateur de l'univers, dénote des traits cosmiques, alors que celle de sa parèdre semble avoir des relations avec le monde marin. De même, les demeures de Kothar-et-Khasis et de Ba'al sont en rapports directs avec leurs fonctions divines; quant à 'Anat, sa résidence est bien délimitée par ses montagnes et pourrait indiquer des relations avec les sources souterraines.

      La terminologie générique relative à la demeure ancestrale

      Dans les textes se rapportant au cycle de Ba'al on remarque qu'une terminologie technique commune est utilisée par rapport à la demeure ancestrale en général, indépendamment du vocabulaire relatif aux traits spécifiques de chaque maison. Autrement dit, si l'on omet les références caractérisant les habitations de chacune des divinités, nous retrouvons des termes qui s'appliquent à la demeure ancestrale per se. Ainsi, une expression qui revient dans les descriptions est « ars nhlt » 793  ou sa variante « gr nhlt » 794  . Cette phrase a déjà été mise en relation avec le domaine de Kothar-et-Khasis: « Kaphtor est le siège de sa résidence, Memphis la terre de son patrimoine » 795  , où « ars nhlth » est mis en parallèle avec « ksu tbth » 796  .

      Le terme nhlt, attesté en ougaritique, l'est également dans d'autres langues sémitiques, y compris l'hébreu biblique 797  . Selon Lewis 798  , contrairement à la vue généralement acceptée par les exégètes voulant que nahala(h) fasse référence au peuple ou à la terre d'Israël en tant que possession de YHWH 799  , le terme conférerait un sens associé à la propriété ancestrale. Il cite à cet effet les textes de Rt 4: 5, 10; Nb 27: 1-11; 36: 1-12; 38: 8 et 1 R: 21 qui offrent des contextes parallèles à celui de 2 Sm: 14:16 où nahala(h) signifie la propriété foncière patrimoniale 800  . Pour comprendre l'importance de la sauvegarde de la propriété familiale, il faut considérer le rapport du culte ancestral avec la question de l'héritage. Selon la coutume il fallait à tout prix perpétuer le nom de la famille, et cette tâche relevait habituellement des responsabilités du fils aîné 801  . Un point réitéré dans les formules de malédictions provenant des divers pays du Proche-Orient ancien concerne justement le nom familial et son oubli à jamais 802  . Il y avait plusieurs façons de s'assurer de la perpétuité du nom, dont la plus commune était l'invocation du défunt durant le culte funéraire célébré in situ par ses descendants 803  . Or, la tombe du père était habituellement située sur la propriété ancestrale, d'où la règle de léguer la propriété au fils aîné, dont l'une des premières obligations consistait à honorer le culte ancestral 804  . Malamat 805  , dans son étude sur l'organisation et les institutions tribales à Mari et en milieu vétéro-testamentaire, se sert justement du terme nahala(h) et de ses équivalents sémitiques, nihlatum à Mari, nhl à Ougarit, pour prouver le sens traditionnel d'héritage dans l'usage de l'hébreu biblique de nahala(h). À la fin de son article il conclut:

The Mari documents offer us a real parallel to the Old Testament concept of nahala(h). In both Mari and Israel, the patrimony was conceived in basically similar terms, namely, as an essentially inalienable piece of land...[which] could not, at least in theory, be sold to any would-be purchaser, and its transfer from one owner to another could only be affected through inheritance 806  .

      À travers le champs sémantique de la racine nhl, se révèlent ainsi les interrelations entre les concepts de parenté, de propriété et de mort dans le Proche-Orient ancient en général 807  .

      Forshey 808  conteste le rapport entre nahala(h) et la terminologie d'héritage. Après une étude approfondie sur la racine nhl et ses diverses occurrences dans la littérature proche-orientale, il conclut que le sens premier du terme est affilié au concept de propriété foncière sans toutefois dénoter de relations avec les coutumes tribales d'héritage, tel que postulé par Malamat et d'autres dans le domaine 809  . Mais selon Lewis 810  , la racine nhl est d'une grande complexité car elle exprime à la fois plusieurs concepts, dont la propriété foncière; il serait par conséquent imprudent de la dissocier catégoriquement de tout contexte ayant rapport avec le patrimoine, surtout à la lumière d'expressions comme nahalat 'abotai dans 1R 21:3.

      En ce qui concerne la variante « gr nhlt », elle est utilisée, entre autres, dans la description de la demeure de Ba'al: « 26 (viens) sur ma montagne le divin Sapon 27 dans (mon) sanctuaire, sur la montagne de mon patrimoine » 811  . Plusieurs auteurs 812  ont noté le parallélisme entre l'expression vétéro-testamentaire kehar nahalteka 813  et l'ougaritique gr 814  nhlt, toujours dans le domaine de la terminologie se rapportant au concept de patrimoine ou d'héritage ancestral transmis de père en fils.

      D'autres mots relevant de la terminologie de la demeure et employés dans le cycle de Ba'al sont bt, bht, hkl, hzr, mzll et mtb. Le premier sens du mot bt dénote une construction pour l'habitation, à savoir une maison, un temple (demeure des dieux), un palais ou encore des structures plus spécifiques au sein de cette habitation, comme par exemple une salle. Mais bt peut aussi désigner les gens qui y demeurent, c'est-à-dire une famille, et par extension une parenté, un clan ou un peuple tout entier 815  . L'usage de bt en tant que sociomorphème est d'ailleurs attesté dans l'Ancien Testament où l'expression bt YHWH, qui fait habituellement référence au temple de YHWH, peut parfois désigner sa communauté 816  . Mais plus intéressant encore pour notre propos est le concept de bet ab, « blood-related family of a living eldest male » 817  , et les connotations sociologiques qu'il comporte dans l'Ancien Testament 818  . Que ce soit en milieu vétéro-testamentaire ou dans le Proche-Orient ancien en général, ce ne sont pas des individus en tant qu'unités indépendantes, ni des familles nucléaires qui sont engagées dans les relations sociales. La grille sociale consiste plutôt en un ensemble de « maisons » ou de familles, certaines plus dominantes que d'autres sur l'échelle hiérarchique. Selon Smith, durant les époques exilique et post-exilique, on a voulu rétablir l'institution de bet ab en créant des liens familiaux fictifs afin de préserver la religion de YHWH en promouvant justement la solidarité sociale (juive) 819  . À cet effet il est important de préciser que, soit à Ougarit 820  , soit en Israël 821  , les fouilles archéologiques aussi suggèrent que l'occupation des maisons était basée sur le principe de la famille élargie (extended) ou bet ab. Bien que l'expression bet ab en tant que telle n'existe pas dans le cycle de Ba'al 822  , le concept y est 823  . Il est pratiquement impossible, dans n'importe quelle société agricole traditionnelle, de séparer la sphère religieuse des domaines socio-politique et économique car la religion reste enracinée dans la communauté locale, dans le concept de la parenté et de l'organisation de l'état 824  . D'après Horsley:

What bound the whole together, subordinate houses/lineages and ruling houses, other than the military power of the ruling houses, was the belief that the people were dependent upon the divine powers, and particularly that the land belonged to the local god(s), and that the people were his/her/their servants, with the ruling house(s) being the chief servants/regents of the gods 825  .

      Un autre mot appartenant au répertoire de la terminologie générique relative à la demeure ancestrale est bht, qui à son tour réfère à une grande maison 826  ; en arabe le terme désigne une cour. Ce vocable reflète bien les données archéologiques selon lesquelles les maisons à Ougarit 827  , comme celles dans le bassin méditerranéen en général 828  , étaient dotées d'une cour intérieure. Le mot hkl reste dans le même champ sémantique que bt; il désigne un palais ou un temple 829  , mais contrairement à bt, il n'est pas utilisé en tant que sociomorphème 830  . Quant à hzr, il dénote à la fois une cour et une résidence 831  , ce qui reflète encore une fois la réalité architecturale. mzll qui provient du verbe zll, « faire de l'ombre », signifie une toiture et par extension une maison, voire un abri à l'ombre 832  . Finalement, mtb qui dérive du verbe ytb, « s'asseoir », désigne à la fois un siège et l'endroit où l'on siège, c'est-à-dire une résidence 833  . La combinaison la plus fréquente entre ces termes met en parallèle bht et hkl 834  ; elle est employée en relation avec la construction d'un palais, que ce soit dans le cas de Yam (1.2.iii) ou de Ba'al (1.3.v, 1.4.v-viii). Le deuxième parallélisme le plus fréquent est celui entre bt, hzr, mtb et mzll 835  utilisé pour exprimer la frustration de Ba'al de ne pas posséder une résidence comme les autres divinités.

      Bien que ces derniers termes se rapportant à la demeure ne dénotent pas nécessairement une organisation sociale spécifique, comme dans le cas de ars/gr nhlt, ou de bt ab, ils reflètent néanmoins une réalité architecturale confirmée par l'ethnographie et l'archéologie, à savoir des maisons dotées de cours intérieures. Il s'agit d'un détail important pour notre propos, car il implique que les habitations dépendaient principalement de la lumière fournie par ces cours pour l'éclairage des pièces au rez-de-chaussée. Les fenêtres extérieures aux étages supérieurs étaient rares, un fait qui se reflète dans le mythe et que l'on discutera plus en détails dans la section suivante.

      À la lumière de ces constatations nous pourrions conclure que le vocabulaire employé pour décrire la demeure des différentes divinités reflète deux réalités, l'une se rapportant à l'organisation sociale, à savoir le patrimoine, l'autre à l'architecture, à savoir la construction des maisons ou des temples s'ouvrant sur des cours, intérieures ou extérieures selon le cas. Cette deuxième constatation introduit le prochain point de discussion qui porte sur les données archéologiques en général, et sur le rôle de la fenêtre dans l'architecture sacrée d'Ougarit, en particulier.

      « L' archéologie » de la demeure ancestrale: l'architecture sacrée à Ougarit et la question de la fenêtre dans le mythe de Ba'al

      Tel que constaté plus haut, le mythe de Ba'al renferme plusieurs termes décrivant la demeure des diverses divinités ougaritiques. Ceci laisse supposer qu'il devait exister de nombreux édifices consacrés au culte. Or, jusqu'à aujourd'hui on n'a pu identifier que quatre temples dans la ville d'Ougarit, dont celui de Ba'al  836  . Dans cette section il sera question des différents témoignages littéraires et archéologiques se rapportant au sanctuaire de Ba'al dans le but de trouver une explication plausible concernant l'incident de la fenêtre dans le cycle AB. S'agit-il d'un indice architectural, symbolique ou autre ? Pour répondre à cette question, il importe d'abord de faire le point sur les caractéristiques de l'architecture sacrée ougaritique, en considérant le cas du temple de Ba'al, afin de déterminer si l'objection du dieu à l'ouverture d'une fenêtre dans son palais relève de considérations d'ordre architectural. Pour ce faire les témoignages textuels et archéologiques seront brièvement évoqués pour permettre d'établir les caractéristiques architectoniques du temple de Ba'al, surtout en ce qui concerne le problème de l'éclairage et l'emploi des fenêtres à cet effet. Ce n'est qu'après avoir traité de ces questions que nous envisagerons d'autres possibilités, et tenterons d'en dégager une hypothèse quant à l'incident de la fenêtre.

      D'après les textes, le mont Sapon est la montagne sacrée de Ba'al. Mais ce dernier reste un haut-lieu ouvert, sans construction tant que El n'a pas donné son consentement pour l'érection d'un palais-temple pour le dieu de la fertilité. Après bien de manoeuvres diplomatiques un édifice est finalement construit par Kothar-et-Khasis, le dieu forgeron-architecte. En ce qui concerne les matériaux de construction, tout y évoque le grand luxe: du bois de cèdre, des briques d'or et d'argent, des pierreries diverses. Un seul détail relève vraiment de l'architectonique: la mention d'une fenêtre qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Il ne s'agit évidemment pas de prendre à la lettre ces évocations poétiques, plus impressionnistes que descriptives. Il faut prendre en considération la part d'amplification littéraire qui caractérise un récit mythique. Tous ces facteurs considérés, il n'en reste pas moins que le palais de Ba'al est le reflet mythique de son temple terrestre. Si détaché qu'il paraisse de la réalité physique, il fait transparaître néanmoins certaines contingences réelles, issues d'une tradition culturelle particulière.

      Premièrement, les matériaux évoqués attesteraient du rôle que joue le bois dans les constructions en pierres, surtout le bois de cèdre provenant des montagnes libanaises et de l'Hermon 837  . Mais il n'y a aucune indication quant à l'usage précis de ce bois; est-il employé pour le placage, l'aménagement intérieur ou la charpente ? Quant aux allusions à l'or, l'argent et les diverses pierreries, elles servent à mettre l'accent sur la splendeur de l'ornementation sans pour autant fournir des précisions à cet égard.

      Un autre indice serait fourni par la patrie d'origine du dieu architecte lui-même. Kaphtor, identifié à la Crète 838  , témoignerait de l'influence du monde égéen sur la culture technique levantine, attestée d'ailleurs par d'autres trouvailles archéologiques 839  .

      Finalement, il y a la mention de la fameuse fenêtre qui engendre un certain nombre de questions. Il n'y a aucune indication architecturale quant à la localisation de cette fenêtre; est-ce une ouverture dans le mur, dans le toit ou dans une terrasse ? Symboliquement, elle constitue une « brèche dans les nuages » par laquelle le dieu de l'orage envoie sa pluie bénéfique. Il n'est pas improbable que le temple terrestre de Ba'al ait eu une particularité architecturale correspondant à cette brèche. Mais dans l'état actuel des témoignages textuels il est impossible d'en savoir davantage.

      En ce qui concerne les textes se rapportant au mythe de Ba'al, ce ne sont pas les allusions à son temple qui manquent. Mais, étant donné que l'on a affaire à des témoignages relevant du domaine mythique, leur but ne consiste pas à décrire objectivement une réalité, qu'elle soit architecturale ou autre. Exception faite des quelques indices qui restent dans l'ordre des conjectures, les informations concernant l'architecture du temple de Ba'al sont fragmentaires. Par conséquent, on se tourne vers l'archéologie pour tenter de combler ces lacunes. Malheureusement, là encore les indications précises laissent à désirer.

      Le temple de Ba'al, tout comme celui de Dagan d'ailleurs, a été découvert dès les premières années des fouilles, commencées en 1929 840  . Les deux sont situés sur l'acropole, à l'endroit le plus haut de la ville, où leurs imposantes fondations sont encore visibles. Ils offrent beaucoup de caractéristiques communes, mais étant donné que c'est le temple de Ba'al qui nous intéresse, la discussion qui suit s'y concentrera  841  .

      Ces deux sanctuaires se situent, du point de vue architectural, dans la typologie des temples syriens classiques dit in antis qui ont prévalu du troisième au premier millénaire av. l'è. c 842  . Citons à titre d'exemples, le temple D de Tell Mardikh-Ebla II qui remonte à la fin du troisième millénaire, le temple VII de Tell Atshana-Alalakh de 1700 av. l'è.c., le double sanctuaire de Meskene-Emar du 14e s. av. l'è. c., etc. Les éléments constants de ce type de construction sont: la hauteur des monuments bâtis eux-mêmes sur des points élevés des sites; une division, soit bipartite où la cella est précédée par un vestibule in antis, soit tripartite où le vestibule est cette fois-ci précédé par un porche in antis; et finalement l'épaisseur considérable des murs. Le tout dénote une structure axiale 843  . Le temple de Ba'al, bien qu'il appartienne à cette catégorie, présente cependant quelques variations. La cella est légèrement barlongue et le vestibule est nettement plus étroit, même si dans l'ensemble, le bâtiment est plus long que large 844  . De plus, contrairement à la plupart des autres sanctuaires où les murs extérieurs sont dans le prolongement les uns des autres, à Ougarit ces murs ne sont pas continus, même si le plan reste toujours axial 845  . Cependant, malgré les variations locales, l'architecture de ces temples relève d'un même modèle axial de typologie in antis où le locus sacré est complètement isolé de l'extérieur grâce au vestibule ou au porche.

      Dans cette discussion sur l'architecture sacrée à Ougarit, ce qui nous intéresse en premier lieu c'est la question de l'éclairage et l'usage des fenêtres à cet effet. Malheureusement, les données archéologiques ne nous renseignent pas plus que les témoignages textuels. En effet, l'élévation des murs subsistants n'est pas assez importante pour fournir des indications exactes quant au problème de l'éclairage. Callot 846  , dans son étude sur l'architecture domestique à Ougarit, traite de cette question en deux volets. Selon lui, le rez-de-chaussée (qui servait principalement aux activités utilitaires telles que la cuisine, le commerce ou l'artisanat) était dépourvu de fenêtres extérieures. L'éclairage nécessaire des pièces était assuré par la cour intérieure. L'étage supérieur par contre, dépendait totalement de ces ouvertures dans les murs pour éclairer cette partie de la maison destinée à l'habitation. Callot précise cependant que ces fenêtres n'étaient ni grandes ni nombreuses pour ne pas laisser la chaleur estivale pénétrer dans les chambres 847  .

      Évidemment l'architecture sacrée diffère de l'architecture domestique; la première accommode les divinités tandis que la deuxième sert les intérêts d'habitation des mortels. Malgré cette différence à la fois conceptuelle et structurelle, on peut néanmoins supposer quelques corrélations dans l'ordre technique. Ainsi, les étages supérieurs des temples-tours devaient eux aussi être pourvus d'un minimum de fenêtres, qui servaient de puits de lumière. Mais cette question de l'éclairage acquiert une toute autre dimension quant nous considérons le rez-de-chaussée puisqu'il abrite la cella et le vestibule, tous les deux de caractère sacré. Orrieux 848  soulève des questions utiles à cet égard. Tout d'abord, en discutant de l'organisation interne et de l'architecture du temple de Salomon, il le décrit comme ayant une division tripartite et dénotant une succession axiale de ces trois sections  849  . Il rapproche ces caractéristiques de celles des temples palestiniens datant de l'époque située entre la fin du Bronze Ancien et le début du Bronze Récent, ainsi que des temples syriens de la même époque, y compris celui de Ba'al à Ougarit  850  . En ce qui concerne le problème de l'éclairage en particulier, il suggère une situation comparable à celle du temple de Karnak où l'on observait une obscurité progressive depuis la salle des offrandes jusqu'au sanctuaire: « [on passait] de la lumière de la cour à la pénombre de la salle d'offrandes puis à l'obscurité complète du sanctuaire » 851  . Parallèlement, dans le temple de Salomon, « l'ensemble formé par le Debir et le Hêkal était...éclairé par les fenêtres aménagées à la partie supérieure des murs, alors que le Debir avait pour seule ouverture sa porte de communication avec le Hêkal, habituellement fermée » 852  . Par analogie, nous pourrions supposer que, bien que le vestibule et surtout la cella du temple de Ba'al étaient intentionnellement mal éclairés pour préserver le caractère mystique que confère la pénombre, des fenêtres étaient quand même aménagées dans les étages supérieurs pour offrir le minimum d'éclairage nécessaire. Il en résulte que l'objection de Ba'al à l'ouverture d'une fenêtre dans son palais ne reflète pas une caractéristique architecturale de sa résidence sur terre. Quel est donc l'importance de cette péripétie dans l'épisode de la construction d'un palais-temple pour le dieu de l'orage ?

      Pour répondre à cette question nous aimerions attirer l'attention sur un passage du livre de Jérémie où nous trouvons des parallèles qui pourraient fournir une explication quant à la signification de l'incident de la fenêtre dans le mythe de Ba'al. Dans le passage vétéro-testamentaire il est question de la mort qui entre par les fenêtres et envahit les palais: « la mort est montée à nos fenêtres, elle est entrée dans nos palais » 853  . Que ce soit en hébreu ou en ougaritique, le contexte est similaire, à savoir des fenêtres dans des palais; de plus, on a recours à une terminologie similaire, en l'occurrence hln (KTU 1.4.vi.6; Jr 9: 20) en parallèle avec urbt (KTU 1.4.vi.5), bht (1.4.vi.5) en parallèle avec hkl (1.4.vi.6) et 'rm (Jr 9: 20). Par ailleurs, bien que l'Ancien Testament utilise un mot qui ne figure pas dans le répertoire ougaritique des termes relatifs à la maison 854  , le choix du terme 'rm met l'accent sur l'aspect militaire de la bâtisse qui, de ce fait, est considérée dans le sens de forteresse 855  . Ceci s'applique bien au contexte ougaritique pour deux raisons. Premièrement, Ba'al n'accepte d'installer une fenêtre dans son palais qu'après avoir mené des campagnes militaires victorieuses sur terre 856  . Une telle attitude porterait à conclure qu'il considère la fenêtre comme une défaillance stratégique et ce n'est qu'après avoir consolidé son règne qu'il se sent assez fort pour se permettre, littéralement, une ouverture dans les murs de sa citadelle. Deuxièmement, la réplique terrestre de son palais n'est autre qu'une tour qui, du moins de l'extérieur, a l'allure d'une forteresse. D'ailleurs, une variante de ces temple-tours en Palestine a été prise pour un fortin, ce qui explique le nom de migdol qu'on leur attribue 857  . Dans un tel contexte on serait tenté de voir derrière la réticence de Ba'al la crainte de fournir à ses ennemis l'opportunité de se faufiler dans son palais-citadelle. Et qui d'autre est mieux qualifié pour s'y introduire que son adversaire le plus redoutable, Mot qui, d'après les textes vétéro-testamentaires, a l'habitude d'entrer par les fenêtres et d'envahir les maisons. Dans les lignes lacunaires 858  qui suivent, la mention de Yam pourrait faire partie justement du répertoire traditionnel des ennemis de Ba'al énumérés antérieurement par 'Anat 859  . Il faut aussi se rappeler par ailleurs de la façon dont le personnage Mot est décrit dans le mythe. Il y est caractérisé, entre autres, comme l'adversaire par excellence 860  . Quant à l'allusion à Pidray et Tallay, elle reflète encore une fois la crainte de Ba'al face à un éventuel danger qui guetterait ses filles; cette peur se justifie et se concrétise si l'on tient compte du passage dans Jérémie où la mort s'empare des enfants et des jeunes gens 861  .

      L'incident de la fenêtre dans l'épisode de la construction du palais de Ba'al représente, certes, un premier sens symbolique; il s'agit de la brèche dans les nuages qui permet à la pluie de tomber sur la terre. Mais cette péripétie ne comporterait-elle pas aussi un sens secondaire ? Nous avons vu dans la discussion ci-dessus que l'objection de Ba'al à l'ouverture d'une fenêtre ne reflète guère des considérations d'ordre architectural puisque son temple terrestre devait être muni de fenêtres pour fournir le minimum d'éclairage nécessaire. Le passage dans le livre de Jérémie et les parallèles que nous avons établis permettent de formuler l'hypothèse que l'objection de Ba'al relève des préoccupations d'ordres stratégique et militaire. Toute ouverture dans les murs de sa citadelle permettrait à ses ennemis de se faufiler dans son palais, surtout que Mot, son adversaire principal, a l'habitude de s'infiltrer par les fenêtres. Ce n'est qu'après avoir consolidé sa position qu'il accepte la suggestion de Kothar-et-Khasis et le fait suivre peu après par un ultimatum à Mot. Le contexte militaire représente l'un des éléments principaux du mythe de Ba'al où le dieu de l'orage doit d'abord vaincre ses divers ennemis pour accéder au trône terrestre et pouvoir ensuite le garder. Par conséquent, des considérations d'ordre stratégique ne seraient pas étrangères ni au décor ni à l'esprit des textes.


4.1.1.2 L'organisation sociétale de la demeure ancestrale divine

      Jusqu'à présent il a été question de la localisation de la demeure ancestrale divine, de sa terminologie générique et de l'archéologie, à travers l'architecture sacrée. À cette étape-ci de la discussion et compte tenu du contexte patrimonial transparaissant dans la terminologie architectonique relative à la demeure ancestrale, le problème de l'organisation interne de la maisonnée se pose; ce qui intéresse de plus près notre propos c'est le droit à la résidence à part. Qu'est-ce qui permet aux descendants d'un patriarche de fonder une maisonnée à part, ne serait-ce que subordonnée ? Quels sont les conditions d'une telle expansion ? S'appliquent-elles à tous les membres ? Et les critères prévalant au niveau divin refléteraient-ils ceux du niveau humain ? Autant de questions que nous traiterons dans cette section en examinant les indices qui nous sont fournis dans le cycle de Ba'al. En premier lieu, la discussion portera sur le problème de prendre une résidence à part sur le plan divin, en considérant les cas de 'Athtar, Ba'al et 'Anat. En second lieu, les critères s'appliquant au monde des immortels seront comparés à ceux prévalant dans le monde des mortels.

      La question de résidence à part dans le cycle de Ba'al

      À l'occasion des préparatifs pour la construction d'un palais en l'honneur du dieu de la mer et des rivières, Yam, 'Athtar se plaint de ne pas avoir un palais comme les autres divinités 862  . Selon les commentateurs, l'argument qui confirme ou infirme le droit à un palais est donné à la ligne 22 863  : « tu n'as pas de femme comme en ont les dieux »; en d'autres termes, le dieu qui n'est pas marié ne peut pas avoir un palais et ainsi, prendre résidence à part. Mais les opinions divergent quand il s'agit d'identifier la personne à laquelle cette remarque est adressée. Pour les uns 864  , elle est destinée à 'Athtar. Dans le cadre de la conversation entamée dans les lignes précédentes entre Shapash et ce dernier, la déesse du soleil le met en garde contre la rétribution de El qui a déjà fait son choix en faveur de Yam, désigné pour gérer le royaume terrestre. Après avoir entendu les plaintes de 'Athtar et son désir d'avoir un palais, Shapash reprendrait la parole à la ligne 22 pour expliquer à celui-ci que, contrairement à Yam 865  , son état civil ne lui permet pas d'avoir sa propre demeure, et que la décision de El est finale 866  . D'autres auteurs 867  par contre, croient que c'est 'Athtar lui-même qui fait la remarque à Yam, s'indignant que le dieu de la mer non plus n'a pas de femme. Donc, selon les uns la conversation se déroule entre Shapash et 'Athtar qui est le sujet de la remarque, alors que d'autres voient un dialogue entre 'Athtar et Yam, à qui s'adresse la reflexion. L'état lacunaire du passage ne permet pas de trancher la question en faveur d'une option ou de l'autre. Mais ce qui importe, c'est qu'indépendamment de l'identité du destinataire, la remarque faite à la ligne 22 expose le coeur du problème qui relève de l'état civil de la divinité. Une telle conclusion resterait conjecturale si le passage évoqué constituait l'unique indice fourni par les textes. Or, un argument similaire à celui utilisé à la ligne 22 se répète en relation avec Ba'al.

      Dans le cadre des manoeuvres diplomatiques entamées pour obtenir la permission de El de construire un palais pour Ba'al, la première démarche que le dieu de l'orage entreprend est de convoquer 'Anat sur mont Sapon 868  . Une fois en sa présence, Ba'al se plaint de ne pas avoir de maison comme les autres divinités:

1* [Il n'y a pas de maison pour Ba'al comme les dieux ni de cour]
1 comme les fils [de Athirat]; [la demeure de El est l'abri]
2 de son fils, [la demeure de la dame Athirat de la mer]
3 est la demeure de Pidray, [fille de brume],
4 (est) [l'abri] de Tallay, fille de [bruine],
5 (est) [la demeure de Arsay], fille de...
6 (est) [la demeure] des nobles [épouses]  869  .

      L'argument qu'apporte Ba'al pour plaider sa cause est plus fort que celui de 'Athtar. Contrairement à ce dernier, le dieu de la pluie a trois épouses et malgré ce fait il est obligé de demeurer encore avec El et Athirat, faute d'une résidence privée. Il n'a aucune difficulté à convaincre 'Anat par un tel argument et celle-ci jure de plaider sa cause auprès de El. Il est intéressant de signaler que la victoire militaire sur Yam n'est même pas mentionnée. Alors qu'un tel triomphe sur son adversaire constituait une condition nécessaire pour prouver sa vaillance en tant que futur roi de la terre, elle n'est pas suffisante pour lui procurer une demeure à part. Le seul argument qu'il utilise dans son plaidoyer est le fait qu'il soit marié, un argument qui revient systématiquement d'ailleurs tout au long des démarches diplomatiques visant à assurer le consentement du dieu suprême 870  .

      Si le fait d'être marié est la condition nécessaire et suffisante pour qu'un dieu ait droit à sa propre résidence, tel qu'illustré par les exemples de 'Athtar et Ba'al, il en va tout autrement pour les déesses. Dans la discussion portant sur les diverses demeures des différentes divinités, il a été question de la « maison » de 'Anat et du caractère de son habitation, ce qui implique qu'on lui avait accordé le droit de prendre résidence à part. À prime abord cette constatation cause des problèmes.

      Les textes n'indiquent nulle part que la déesse est mariée. Les quelques allusions à ses relations sexuelles avec Ba'al restent conjecturales. L'état civil de la déesse est ambiguë, c'est le moins que l'on puisse dire 871  . Pourtant, elle a sa propre résidence. Deux possibilités peuvent être évoquées. Elle peut être (à la rigueur) « mariée » à Ba'al mais avoir quand même sa résidence, tout comme Athirat a la sienne malgré qu'elle soit la parèdre de El. Le problème avec cette interprétation concerne la relation qu'elle entretient avec les épouses « officielles » du dieu de l'orage. Elle n'entre jamais en contact direct avec elles. D'ailleurs, si elle fait partie du harem du dieu pourquoi n'est-elle pas mentionnée chaque fois que les autres le sont? L'ambiguïté de l'aspect sexuel de sa relation avec Ba'al laisse entrevoir qu'elle n'est pas une simple concubine du dieu.

      L'autre possibilité c'est qu'elle soit célibataire, mais qu'elle possède sa propre maison. Son titre btlt, qui est le plus fréquemment utilisé pour la qualifier 872  , pourrait éclaircir quelques points. Selon l'usage, le mot est traduit par « vierge » 873  ce qui correspondrait bien au statut d'une célibataire dans une société patriarcale. Mais une telle traduction est depuis quelques temps contestée par plusieurs auteurs 874  . Selon eux, le terme ne dénoterait pas une virgo intacta per se, mais une catégorie d'âge qui correspondrait grosso modo à l'adolescence, et le mot serait exclusivement employé au féminin. Par ailleurs, la btlt peut être mariée, étant donné l'âge précoce des mariages dans l'antiquité, mais elle ne deviendrait femme adulte que lorsqu'elle aurait enfanté. Par conséquent, dans le cas de 'Anat, son titre indiquerait simplement qu'elle est sans enfant et qu'elle n'a pas encore atteint l'âge adulte, ce qui expliquerait son caractère belliqueux qui relève plus de l'adolescence. Ceci n'empêche pas qu'elle ait un côté érotique, d'où les indications ambiguës concernant de vraisemblables relations sexuelles avec Ba'al. Cette interprétation rejoint dans un certain sens celle de Caquot 875  qui voit dans le titre btlt (qu'il traduit néanmoins par « vierge ») une indication qui exclut tout caractère de génitrice. Schloen 876  quant à lui suggère que les termes bn et bt, fils et fille, réfèrent à l'âge adulte, alors que gzr (jeune homme, héros) et pgt (jeune fille), employés pour désigner les garçons et les filles respectivement, dénotent l'adolescence et la virginité. Étant donné que bt il  877  ne figure pas parmi les titres de 'Anat, faudrait-il conclure, d'après le raisonnement de Schloen, que cette dernière n'était pas considérée une adulte, mais une adolescente ? Dans tous les cas, l'explication fournie par les différents auteurs ne clarifie pas plus la situation de la résidence à part de 'Anat. Elle nous laisse au contraire avec un autre problème, celui de l'âge de la déesse. Comment une jeune fille apparemment non mariée pourrait-elle avoir sa propre demeure ?

      Dans les deux possibilités considérées jusqu'ici, on a traité le problème de résidence d'un point de vue strictement humain sans tenir compte de la dimension divine de la question. Le sujet de notre enquête n'est pas une simple mortelle, mais une déesse; par conséquent, d'autres facteurs entrent en jeu dont le plus important concerne le lieu de culte. Elle peut être une « adolescente », mais en tant que divinité elle était vénérée et disposait de son propre culte, ce qui implique qu'elle avait son propre lieu sacré. Que ce dernier soit distinct de celui du dieu de l'orage et offre ses propres caractéristiques a déjà été démontré dans la section se rapportant aux demeures des divinités 878  . Par ailleurs, lorsque Ba'al veut s'entretenir avec 'Anat il envoie ses messagers pour qu'ils la convoquent au mont Sapon 879  . Pour répondre à cette invitation il faut qu'elle voyage de grandes distances, ce qui reflète encore une fois le caractère distinct des deux lieux 880  . On pourrait, à la rigueur, penser que les descriptions se rapportant à l'habitation de 'Anat ne réfèrent qu'à sa terre ancestrale sans qu'elle ait un palais-temple construit sur ces lieux. Ce ne serait pas un cas exceptionnel, d'autant plus que Ba'al était maître du mont Sapon avant d'avoir une maison à lui pour y habiter avec sa famille, d'où sa plainte de ne pas posséder de palais comme les autres divinités. Mais tel n'est pas le cas de 'Anat. Les textes témoignent explicitement que, dans le cadre des massacres qu'elle entreprend, elle se bat d'abord en rase campagne, puis dans sa propre demeure:

4'Anat a fermé les portes de (sa) demeure et elle rencontre les pages
5 au pied de la montagne; et voici que 'Anat
6 se bat dans la vallée

..........................................................

17 Et voici que 'Anat se dirige vers sa maison,
18 la déesse se rend à son palais;
19 mais elle n'était pas rassasiée de son massacre dans la vallée 881  .

      Il est important de signaler que les mots qui réfèrent à la demeure de 'Anat, tels bht, bt et hkl, appartiennent à la même terminologie employée pour désigner la demeure ancestrale per se. 'Anat a sa propre maison tout comme les autres divinités, et ce malgré sa jeunesse et surtout son statut civil.

      Que pourrait-on conclure quant au droit de résidence à part au niveau divin ? Pour commencer il y a une distinction à faire entre les dieux et les déesses en ce qui concerne ce droit. Dans le cas des divinités mâles le fait d'être marié constitue la condition nécessaire et suffisante pour prendre résidence à part. Il faut bien sûr que le dieu en question soit assez important pour disposer d'un culte au niveau terrestre. La situation diffère quant il s'agit de déesses. Les considérations sociales cèdent la place aux soucis religieux: une déesse comme 'Anat qui bénéficie d'un culte au niveau terrestre acquiert un palais au niveau divin malgré sa jeunesse et son statut civil. Il est inutile d'insister sur le fait que, sur le plan terrestre, aucune jeune fille célibataire n'aurait un tel privilège. Même lorsqu'elle a des enfants, le jour où son mari meurt la femme perd le droit à la résidence à part, sauf dans le cas où elle a un ou des fils tel qu'illustré par exemple en 2 Sm 14. Ceci nous amène justement à considérer problème de la résidence au niveau humain.

      La question de la résidence à part au niveau humain

      Dans cette section nous verrons à établir les paramètres des règles sociales concernant le droit à la résidence à part pour les hommes et les femmes afin de déterminer les similitudes et les différences avec les conditions prévalant au plan divin. Tel que mentionné à la fin de la dernière section, l'épisode de la veuve dans 2 Sm 14 reflète la situation de la femme et de ses droits de résidence à part dans une société patriarcale. À moins d'avoir un fils ou, au cas échéant, qu'elle se remarie, elle n'a pas le droit de demeurer dans la maison de son mari défunt 882  . Mais cet exemple relève du milieu vétéro-testamentaire, qui n'est qu'indirectement lié à notre enquête. Ce qui intéresse directement notre propos ce sont les conditions de résidence à Ougarit même.

      Dans son étude sur la société ougaritique à l'époque du Bronze Récent, Schloen 883  considère les données archéologiques en général, et l'architecture domestique en particulier, pour en tirer des conclusions sur l'organisation et la grandeur des maisons, ainsi que sur celles des familles qui les occupent. Selon l'interprétation qu'il donne des données archéologiques provenant des tranchées de la ville sud, du centre ville et du quartier résidentiel 884  , les diverses superficies des maisons à Ougarit indiquent une organisation sociale constituée d'un mélange de familles, de l'étape nucléaire à la phase élargie, une situation similaire à celle prévalant dans d'autres pays de la région 885  . Selon les statistiques établies d'après les maisons découvertes jusqu'à présent dans les trois secteurs mentionnés ci-dessus, 80% de ces habitations auraient pu loger trois générations à la fois, ce qui indiquerait des familles élargies où le patriarche (avec sa/ses femmes) réside avec ses fils mariés et leurs enfants 886  . Schloen est bien conscient des limites des données archéologiques et des conclusions que l'on peut en tirer 887  . Tout le site n'a pas encore été fouillé. Les mètres carrés d'espace calculé par personne (entre 6 à 10 m2) sont basés sur les données provenant d'un nombre limité de tranchées, dont celle du quartier résidentiel qui n'est pas représentatif des maisons ougaritiques typiques du Bronze Récent puisqu'il était habité par des hauts fonctionnaires possédant des habitations plus riches et surtout plus larges que d'ordinaire. Le centre ville et la ville sud sont de ce point de vue plus représentatifs 888  , mais les relevés archéologiques ne couvrent pas encore assez de surface 889  ; la proportion de l'espace occupé par la partie résidentielle par rapport à la non résidentielle ne peut être déterminée dans l'état actuel des données. Autant de problèmes qui rendent l'interprétation de l'organisation interne de la famille ougaritique hasardeuse. Cependant, Schloen croit que l'on peut combler ces lacunes en faisant appel aux données archéologiques des pays avoisinants et aux études ethnographiques. Les conclusions que l'on tire deviennent dès lors plausibles, voire même probables.

      À titre d'exemple nous reprenons brièvement le cas des maisons A, B et C de la tranchée du centre de la ville, dans la partie nord-est du chantier A 890  . Selon les constatations de M.Yon et de ses collègues, tout le nord-est de l'îlot était occupé par une seule vaste demeure qui aurait inclus la maison B, la maison A en partie et la portion orientale du moins de la maison C. Ultérieurement, cette vaste demeure aurait été subdivisée en plusieurs maisons plus petites: la partie occidentale serait devenue la maison A; la partie sud aurait subi des modifications telles la construction du vestibule et de l'escalier (1271) pour abriter les occupants de la maison C; le reste, centré sur l'ancien vestibule (1067), aurait desservi la maison B qui contient le puits (1071) et la tombe (1068) de la vaste demeure antérieure. Il en résulte un espace habité réparti en des unités plus nombreuses mais aussi plus petites, pour satisfaire selon les auteurs, des besoins de surpopulation 891  . D'après Schloen 892  , la répartition de la grande demeure en plusieurs maisons plus petites refléterait la subdivision d'un patrimoine ancestral où le fils aîné aurait hérité de la maison la plus avantagée (maison B) qui à son tour était assez grande pour loger une famille élargie. Les familles ainsi réparties ont continué à partager les installations comme le puits, la tombe (maison B) et même le puisard (maison C). Schloen conclut: « the smaller sizes of the neighboring houses, and the presence in house B of important facilities that were probably shared by its neighbors, indicate patterns of social interaction that are well-known in later Middle Eastern cities » 893  . Par ailleurs, toujours selon Schloen 894  , tout l'îlot (maisons A-G) aurait été habité par les membres d'un même clan urbain ou « famille » patronymique qui auraient utilisé la même tombe pour enterrer leurs morts. M. Yon et ses collègues 895  acceptent la cohésion de l'îlot sur le plan humain (qui se reflète d'ailleurs dans l'interdépendance des habitats et le partage des aménagements utilitaires) mais ne font aucune allusion au type d'organisation sociale qui aurait pu inspirer ce genre d'agglomération.

      Le manque de preuves archéologiques tangibles ouvre la voie à la formulation d'autres hypothèses. Ainsi, les conclusions de Schloen sont contestées par O. Callot, l'un des architectes sur le site d'Ougarit. Callot pense que l'on ne dispose pas de renseignements suffisants pour évaluer le nombre d'habitants par maison et, à plus forte raison, pour tirer des conclusions quant à l'organisation familiale ou sociale 896  . De plus, et malgré cette constatation, il se fie aux calculs faits par Liverani pour proposer, sous réserves, qu'en permettant un espace de 10 m2 par personne, une surface de 80-100m2 abriterait en moyenne de six à huit habitants, incluant les serviteurs. Or, un tel nombre indique une configuration familiale nucléaire (plutôt qu'élargie). En effet, dans le cas de la maison A, Callot 897  suggère qu'elle était probablement habitée par une famille où la polygamie pouvait être envisagée, sans toutefois considérer la possibilité d'une famille élargie. Mais cette hypothèse, empruntée à Liverani, se base sur les premisses d'un modèle théorique marxiste qui voit une stricte dichotomie entre les secteurs public-urbain, et privé-rural 898  . Une telle interprétation veut que les familles soient nucléaires-polygames en milieu urbain, en opposition aux campagnes, caractérisées par des familles nucléaires-monogames (faute de moyens financiers).

      Ainsi, qu'il s'agisse des conclusions de Liverani et de Callot ou de celles de Schloen concernant la nature des familles ougaritiques, elles sont toutes tributaires de différents modèles théoriques adoptés et restent conjecturales. En l'absence de données archéologiques irréfutables la question ne peut être tranchée, d'où l'importance du témoignage textuel.

      Schloen, parallèlement aux données archéologiques, prend aussi en considération quelques textes administratifs 899  faisant la recension de certaines familles, pour en déduire le nombre de membres par famille, afin de déterminer si les familles élargies (extended/joint) étaient la norme à Ougarit. D'après ces textes, on remarque que le patriarche vit avec sa/ses femmes et ses enfants, ce qui inclut ceux d'âge adulte, les adolescent(e)s et, selon les cas, les fils mariés. Cependant, ni les femmes des fils mariés ni leurs jeunes enfants ne sont inclus dans ces listes qui, pourtant, signalent les n'rm et les n'rt, les serviteurs et les servantes. Citons à titre d'exemple KTU 4.360, le texte le plus représentatif pour parler des familles urbaines ougaritiques 900  . On y lit:

      
1 bn b'ln biry bn b'ln de bir
2 tlt b'lm trois maris
3 w adnhm tr w arb' bnth et leur seigneur le taureau et ses quatre filles
4 yrhm yd tn bnh yrhm avec ses deux fils
5 b'lm w tlt n'rm w bt aht mariés et trois servants et une fille
6 bn lwn tlttm b'lm bn lwn: six maris
7 bn b'ly tlttm b'lm bn b'ly: six maris
8 w ahd hbt : et un client 901 
9 w arb' att : et quatre épouses
10 bn lg tn bnh bn lg, ses deux fils
11 b'lm w ahth mariés et sa soeur
12 b srt à srt
13 sty w bnh sty et son/ses fils

      Selon les témoignages textuels il semblerait que certains des fils mariés demeurent dans la maison ancestrale avec leurs parents et leurs jeunes frères et soeurs, alors que les filles, une fois mariées, vont habiter la maison patriarcale de leurs époux 902  . Par ailleurs, d'après les statistiques faites par Schloen 903  seulement 15% des maisonnées mentionnées par les textes représentent des familles à l'étape élargie, c'est-à-dire celles qui incluent des fils adultes, mariés ou non. Les autres 85% se trouvent dans la phase nucléaire du cycle patriarcal où le nombre des habitants d'une maisonnée ne dépasse guère quatre (sans les servants) et où les enfants n'ont pas encore atteint l'âge adulte. En fait, 22% des 85% des familles sont constituées d'un seul couple qui n'a pas d'enfant, ou encore dont les enfants sont très jeunes et par conséquent ne sont pas inclus dans les listes de recension.

      Par ailleurs il est important d'attirer l'attention sur quelques détails dans KTU 4.360 qui mettent en relief des similarités entre l'organisation aux niveaux humain et divin. Il faut tout d'abord noter l'emploi de adnhm tr à la ligne 3 pour exprimer la séniorité ainsi que l'autorité qu'exerce un père sur ses fils et sur toute la famille dans le contexte du réseau social. La même association entre les termes taureau et père est reprise dans les textes mythologiques où l'on mentionne El en tant que le père taureau des différents dieux. Par exemple, dans KTU 1.2.i.16 etc., Yam se réfère à El comme « le taureau mon père », de même pour 'Anat dans KTU 1.3.v.7 etc., Ba'al dans KTU 1.3.v.43 etc. et Mot dans KTU 1.6.vi.26-27 etc. L'image que l'association père-taureau confère, la puissance sexuelle mâle et l'autorité, acquiert une dimension additionnelle dans le mythe de Ba'al où elle indique la légitimité sans nécessairement impliquer une relation biologique, comme dans le cas de Ba'al par exemple. Nous traiterons de cet aspect de la terminologie père-taureau plus en détail lors de la discussion du concept de la légitimité. Il faut aussi signaler que l'attribut taureau semble réservé exclusivement au patriarche, le mâle aîné; dans le cycle de Ba'al par exemple, en aucun endroit les autres dieux ne sont identifiés en tant que taureau, à l'exception de El. Même Ba'al, lorsqu'il s'accouple avec une génisse qui conçoit et donne naissance à un veau, n'est pas explicitement désigné comme un taureau 904  .

      Une autre notion transparaît à travers les textes de recension: celle de la hiérarchie. Le père reste le maître, le patriarche absolu, même de ses fils mariés. À cet effet le terme adnhm par exemple, KTU 4.360 ligne 3, exprime cette idée d'une façon explicite. La même idéologie se retrouve dans le cycle de Ba'al où El représente l'autorité suprême dans le panthéon. Dans KTU 1.1.iv.17 on s'adresse justement à El en tant que adn.

      D'après les témoignages archéologique et textuel et malgré les divergences quant à la proportion des familles élargies par rapport aux familles dans la phase encore nucléaire du cycle, le caractère patrimonial de l'organisation sociale humaine permet certaines conclusions. Les fils mariés restaient dans la maison de leur père. Mais à un moment donné, pour des raisons économiques ou démographiques, une large demeure peut être séparée en maisons plus petites, quitte à continuer de partager les installations communes. À défaut d'une seule maison, on forme ainsi un îlot d'agglomération basé sur la parenté. La situation diffère toutefois dans le cas des filles qui, une fois mariées, quittent la demeure ancestrale pour s'installer dans la maison patrimoniale de leurs époux. Par contre, tant qu'une fille est célibataire, elle demeure avec ses parents ou la/les famille(s) de son/ses frère(s).

      De telles conclusions s'accordent bien avec les conditions prévalant au niveau divin, mais uniquement dans le cas des fils. Normalement ils continuent de demeurer dans la maison ancestrale après leur mariage ou, faute d'espace disponible, ils peuvent prendre une résidence à part, subordonnée à celle du patriarche. Une telle situation existait d'ailleurs un peu partout dans le Proche-Orient ancien, y compris en milieu israélite, tel qu'attesté par l'organisation des bet 'ab 905  . Il en était tout autrement pour les filles. Le décalage dans les règles humaines et divines doit être attribué aux préoccupations religieuses. Une déesse qui jouit d'un culte a besoin d'une « maison » où les mortels peuvent l'adorer, d'autant plus qu'une divinité comme 'Anat (et Athirat) est l'héritière de la toute puissante et populaire déesse-mère, vénérée dès le Néolithique. On ne saurait refuser un temple-maison à une divinité si importante...

      Les membres de la maisonnée divine

      La question des membres de la maisonnée divine n'est pas simple. On ne dispose de listes de recension, comme dans le cas des textes administratifs, où l'on énumère les membres de la famille ainsi que la population servile. Le problème se complique encore plus quand il s'agit de la maison d'une déesse. Compte tenu de ces obstacles nous proposons ici de considérer le cas de Ba'al qui est relativement mieux « documenté » que ceux de ses collègues divins. Le but de cette section est de recueillir le plus d'informations possible sur la question afin de déterminer s'il y a d'éventuels parallèles avec la constitution des maisonnées terrestres.

      Si l'on retient la structure humaine comme indicatif, il faudrait s'attendre à trouver au niveau divin des familles patrimoniales composées du chef de la famille, de sa/ses femme(s), de ses enfants et des serviteurs, surtout que l'on a affaire à des souverains régnant sur divers domaines. Or, comme dans le cas de l'organisation familiale au plan terrestre, on remarque que les familles divines présentent différentes étapes du cycle patrimonial. Ainsi, dans la maisonnée de El, « le père des ans » 906  et sa parèdre, Athirat 907  , « créatrice des dieux » 908  , les enfants sont déjà des adultes; certains ne sont pas mariés, comme 'Athtar, d'autres le sont et demandent de prendre résidence à part, tel Ba'al qui, avant la construction de son palais, demeurait dans la maison de son père avec ses trois filles-épouses 909  . Par conséquent, la maisonnée de El comporte au moins deux générations d'adultes. En revanche, la famille de Ba'al semble être à la phase nucléaire du cycle étant donné que, selon les renseignements fournis par les textes mythologiques, elle est constituée par le jeune chef de famille, ses femmes et, à la rigueur. un enfant mâle 910  . Quant aux familles des autres divinités, par exemple Yam, les textes restent muets à cet égard.

      Étant donné que l'on dispose de plus de données sur la maisonnée du dieu de l'orage, ce qui est d'ailleurs normal puisqu'il s'agit de textes relatant les aventures dans son ascension au trône terrestre, la discussion dans cette section se limitera à la constitution de sa maisonnée.

      Les particularités qui reflètent le statut de Ba'al ne relèvent pas du fait qu'il est le chef de sa famille, mais plutôt de l'importance de la population servile de sa maison et des hommes de son entourage. Il n'y a rien d'exceptionnel, surtout dans le contexte du Proche-Orient ancien, à ce qu'un adulte mâle soit entouré de ses femmes et de son enfant. Pourtant, le geste que pose Ba'al envers son fils, juste après sa naissance, est en soi significatif: « 22 et [elle con]çoit et elle enfante un fils 911  , 23 le [très puissant Ba']al le revêt 24 de [son mante]au » 912  . Le fait que Ba'al couvre son nouveau-né de son manteau reflète le comportement d'un patriarche qui, par ce geste, indique son successeur 913  . C'est un procédé assez courant dans une société patrimoniale. Il a aussi ses parallèles en milieu vétéro-testamentaire tel qu'illustré par Ex 29: 5; Nb 20: 26; 1 R 19: 19; Is 22: 21 914  .

      D'une manière générale Ba'al, ses épouses 915  et son fils mentionné ultérieurement dans un contexte bien spécifique, à savoir celui de la mort, refléteraient à première vue l'image d'une famille traditionnelle ayant l'homme à sa tête. Mais le dieu de l'orage n'est pas un simple chef de famille. Il commande aussi tout un entourage en tant que souverain d'un domaine royal. Il a tout d'abord des valets divins, dont Gpn et Ugr, les seuls nommés dans les textes. Ba'al a recours à leur service à plusieurs reprises 916  ; ils remplissent principalement la fonction de messager. Les termes utilisés pour les qualifier sont glm (1.3.iv.49; 1.4.vii.52-53;), qui signifie « jeune homme », mais aussi « page », et 'nn (1.3.iv.76; 1.4.viii.15;), « valet ». Cependant malgré leur fonction de messagers, ils ne sont explicitement identifiés comme ml'ak dans aucun passage. Pourtant, tout au long de KTU 1.2.i les pages (glmm) du dieu Yam, envoyés pour transmettre le message de leur maître devant l'assemblée divine, sont systématiquement désignés comme les messagers (ml'ak) du dieu de la mer et des fleuves 917  ; les seules mentions de ml'ak dans le mythe de Ba'al sont d'ailleurs limitées à cette colonne 918  . Par conséquent, même si le glm en tant que page accomplit plusieurs tâches, le rôle de messager semble être une de ses principales fonctions 919  . D'une manière générale, dans le cycle de Ba'al, glm et sa forme féminine glmt paraissent être les équivalents de n'r et n'rt mentionnés dans les listes de recension où ils font justement partie de la population servile 920  .

      Ce ne sont pas que les glmm divins qui servent Ba'al. Il y a aussi des divinités comme dans le passage KTU 1.3.i.2-17 où un dieu mineur du nom de Prdmn 921  sert la table du « prince, maître de la terre » lors d'une célébration. Il est important de noter la présence du mot 'bd à la ligne 2; qu'il soit utilisé en tant que substantif 922  , pour signifier valet (de Ba'al), ou en tant que verbe 923  pour exprimer l'action de servir, c'est l'unique cas dans le mythe de Ba'al où ce terme est employé dans un contexte domestique. Dans le reste du cycle il dénote simplement la subordination politique  924  .

      L'entourage de Ba'al comprend aussi des hommes de main, des personnes de confiance qui lui sont dévouées. Dans un passage situé juste avant la descente du dieu dans la gueule de la mort, on énumère les membres de cet entourage qui, à part ses deux filles-épouses 925  , comprend:

6 ...et toi, prends (avec toi)
7 tes nuages, tes vents, ta foudre
8 ta pluie, (prends) avec toi tes sept
9 valets, tes huit « sangliers » 926  .

      Ces lignes mettent en évidence deux aspects, voire même deux dimensions du personnage de Ba'al. Il est d'abord un souverain et en tant que tel dispose d'un cercle de nobles, des hommes de main qui l'entourent et le suivent partout. Mais en sa qualité de dieu de l'orage, il reflète aussi une réalité cosmique, d'où la présence d'éléments comme les nuages, les vents, la foudre et la pluie. En d'autres termes, si on considère Ba'al dans une dimension sociologique, il représente le chef patrimonial qui, lorsqu'il s'en va, emmène avec lui ses hommes de compagnie. Vu dans une dimension cosmique, lorsque Ba'al, le dieu de l'orage disparaît, il amène avec lui tous les éléments attachés à cette réalité. Cette double dimension sociologique et cosmique transparaît tout au long du mythe dans la façon dont le panthéon est structuré et dans la manière dont les personnages divins sont interliés 927  .

      Pour conclure cette section sur les membres de la maisonnée divine, d'après les observations basées sur l'organisation de la demeure de Ba'al nous constatons que, tout comme les mortels, la maison au niveau religieux est constituée d'abord par le chef de la famille, ses/sa femme(s) et ses/son enfant(s). Étant donné qu'il s'agit de souverains, cette maison inclut aussi une population servile qui comprend des glmm, des glmt et diverses divinités mineures (liées à la fertilité ?) au service de Ba'al. Finalement, il y a aussi les hommes de mains, des « clients » du souverain qui n'habitent pas nécessairement dans la même maison, mais sont ses subordonnés.

      En fait, la maisonnée divine et son organisation interne en général, d'un point de vue conceptuel et structurel, ne semble pas différente de son équivalent terrestre; aux deux niveaux les familles sont organisées de la même façon. Étant donné qu'il s'agit d'une maisonnée de souverain, en dehors du noyau familial, l'organisation et la présence des autres membres de la maisonnée divine rapprochent plus la demeure de Ba'al de celle du roi d'Ougarit que de celle d'un simple paysan. En d'autres termes, la maisonnée divine tout comme son équivalent terrestre, représente une organisation patrimoniale où la famille est patrilinéaire, patrilocale et dénote un caractère patriarcal.


4.1.1.3 L'organisation politique des maisonnées divines

      La relation entre les différentes maisonnées: les camps de Ba'al et de Athirat à travers la terminologie familiale patrimoniale

      Jusqu'à présent la discussion s'est concentrée sur la maisonnée car elle constitue la base de l'organisation interne au niveau social humain, tel que l'a démontré Schloen dans son étude wébérienne de la société ougaritique. Sans reprendre l'analyse de Schloen, nous avons dégagé dans les sections précédentes les convergences et les divergences entre les maisonnées terrestres et célestes. Il s'est avéré qu'à quelques différences près, la maisonnée céleste reflète l'organisation de son équivalent terrestre, à savoir une structure patrimoniale.

      Étant donné que la maisonnée constitue la base du réseau social, elle influence également les échanges entre les membres de la société, notamment au niveau politique 928  . Dans cette section nous voulons justement voir comment l'organisation de la maisonnée influence la « politique » divine et les relations entre différentes divinités. La terminologie empruntée à l'organisation familiale patrimoniale nous servira d'étalon.

      Si l'on considère la structure du panthéon ougaritique, indépendamment du modèle social que l'on privilégie, on trouve une organisation hiérarchique divisée en divers domaines. Le réseau socio-politique qui lie ces domaines présente des particularités significatives pour notre propos, car il dénote des caractéristiques empruntées à l'organisation de la maisonnée et de la famille en particulier, caractéristiques qui se reflètent dans la terminologie employée. À cet effet l'expression bn atrt, « les fils de Athirat » (ou la variante atrt wbnh, « Athirat et ses fils ») 929  mérite d'être examinée. Pour commencer, les nombreuses occurrences de la phrase laissent entrevoir une tradition bien « établie » et non une formule simplement poétique. Par ailleurs, cette expression est mise en parallèle avec ilt wsbrt arhh, « Elat et la compagnie de sa parenté (kinsfolk) » 930  . Un tel parallélisme mène à deux conclusions. Premièrement, l'expression indique un groupement, une association de divinités (mineures) attachées à la déesse Athirat. Deuxièmement, elle montre l'usage d'emprunter des mots à la terminologie familiale pour indiquer que telle ou telle divinité appartient au « camp » de Athirat; que les liens de parenté soient fictifs ou non, c'est une autre question 931  .

      Un autre groupement, cette fois-ci autour de Ba'al, se reflète dans l'expression lim/hmlt bn dgn, « le peuple/la multitude du fils de Dagan » 932  , à savoir le dieu de la foudre et sa parenté. Lors de l'inauguration de son palais, Ba'al invite les divinités du panthéon à un banquet: « il convoqua ses frères (ahh) dans sa demeure, sa parenté (aryh) dans son palais, il convoqua les soixante-dix fils de Athirat » 933  . Il semble y avoir une progression en crescendo dans cette phrase; on commence d'abord par la proche famille pour englober éventuellement tout le reste. Ainsi les frères et la parenté de Ba'al sont considérés ensemble, puis viennent les fils de Athirat; la distinction entre les deux groupes est faite par la répétition du verbe sh, « convoquer ».

      Dans un autre passage relevant de l'organisation socio-politique divine, qui revient à deux reprises suite à la nouvelle de la mort de Ba'al, on voit respectivement El et 'Anat s'exclamer: « qu'adviendra-t-il du peuple du fils de Dagan, qu'adviendra-t-il de sa multitude? » 934  . Les termes lim (peuple) et hmlt (multitude) employés ici, et le mot ary (parenté, dépendant) mentionné ci-dessus, relèvent en effet d'une organisation sociale patriarcale, sinon patrimoniale, basée sur la parenté. Les références aux personnages se font à travers le père; ainsi par exemple, Ba'al est identifié en tant que fils de Dagan. Mais il y a aussi les fils de Athirat qui, contrairement à ce que l'on attendait, sont désignés selon une généalogie, fictive ou non, matrilinéaire. Cependant, l'existence de « familles » ou de coalitions matrilinéaires ne réfute nullement le caractère patriarcal du panthéon ougaritique. Ainsi par exemple, au moins un des byt 'abwt énumérés dans Esd 2: 1-70//Ne 7: 6-63 a pour chef-ancêtre une femme, sans que ceci remette en question le caractère patriarcal et patrilinéaire de la société israélite post-exilique 935  . De telles descendances peuvent être des vestiges de sociétés matriarcales du Néolithique qui ont subsisté tant sur le plan social que religieux. Dans le cas des bn atrt et lim/hmlt bn dgn, ils reflètent une situation analogue à celle prévalant dans la région en général, et à Ougarit en particulier: chaque chef de famille est patriarche de sa maisonnée constituée par des membres de la famille immédiate ainsi que par des parents et des clients-dépendants (ary), avec éventuellement leurs propres maisonnées subordonnées à celle du patriarche. En l'absence du patriarche le lim ou hmlt est comme un corps sans tête, d'où l'exclamation de El et ultérieurement de 'Anat.

      Que bn atrt et lim/hmlt bn dgn représentent deux coalitions politiques distinctes, définies par une terminologie familiale patrimoniale devient encore plus évident lorsque l'on considère la concurrence qu'elles se font dans la lutte au pouvoir. Une telle rivalité se reflète, par exemple, dans l'exclamation de 'Anat, venue annoncer la mort de Ba'al: « maintenant, que Athirat et ses fils se réjouissent, Elat et la compagnie de sa parenté » 936  . Cette compétition devient encore plus réelle si l'on prend en considération le fait que le successeur de Ba'al désigné par El provient justement de l'association des bn atrt; à cet effet le dieu suprême dit à la déesse Athirat: « donne un de tes fils que je le fasse roi » 937  . Par ailleurs, lors de son retour, Ba'al doit combattre ces mêmes bn atrt pour libérer son trône et regagner le pouvoir du domaine terrestre 938  . Le malaise politique entre les camps de Athirat et de Ba'al se reflète également dans la réaction de la parèdre de El voyant arriver ses rivaux, le dieu de la foudre accompagné par 'Anat: « est-ce que mes ennemis (sont venus) abattre mes fils, ou mettre fin à la compagnie de ma parenté ? » 939  .

      Cependant, la rivalité entre ces deux camps ne doit pas être perçue comme une animosité entre Ba'al, fils de Dagan, et El, de par sa relation avec Athirat, tel que suggéré par certains auteurs comme Pope et Oldenburg entre autres, selon lesquels un conflit de pouvoir sous-jacent entre les deux dieux marquerait le cycle AB, du début à la fin 940  . Il s'agit plutôt d'une concurrence entre deux « partis politiques » rivaux, qui se manifestent à travers deux maisonnées distinctes, tel que le montre la terminologie empruntée à l'organisation familiale patrimoniale. El reste au-dessus de ces querelles et n'intervient qu'en sa qualité de juge et d'autorité suprême dans le panthéon ougaritique.

      Jusqu'à présent nous avons discuté de l'organisation politique du panthéon ougaritique en termes de différentes coalitions, voire des maisonnées distinctes, qui se font la concurrence afin d'accéder au trône du royaume terrestre; pour ce faire nous nous sommes servie de la terminologie utilisée dans divers passages. Les deux principaux « camps » que nous avons pu ainsi détecter étaient ceux organisés autour de Athirat et de Ba'al. Mais, alors que l'on ne dispose d'aucun détail supplémentaire quant aux membres de la parenté-clients de Athirat (sauf qu'ils sont mentionnés en tant que tels ou en tant que fils de la déesse), les textes contiennent plus d'indices en ce qui concerne les membres de la maisonnée politique du dieu de la foudre, notamment son alliée fidèle, 'Anat. Quels sont donc les indications que fournit le cycle AB à ce sujet ?

      Pour commencer, le fait que c'est 'Anat qui enterre Ba'al après sa reddition devant Mot 941  , indique qu'elle fait partie de la « famille » du dieu de la foudre, puisque ce sont normalement les proches immédiats qui s'occupent des funérailles. De même, en signe de réjouissance pour le retour de Ba'al parmi les vivants, Shapash donne à 'Anat des instructions, dont la suivante: « que les enfants de ta famille (umtk) portent des couronnes » 942  . Non seulement c'est elle qui l'a enterré, mais ce sont les enfants de sa famille qui doivent porter les couronnes en guise de célébration. Tout comme lors de la mort du dieu le lim ou le hmlt de Ba'al était désemparé, on peut maintenant se réjouir de son retour, et les enfants de la famille de 'Anat sont les premiers impliqués.

      Un autre indice qui reflète l'appartenance de 'Anat à la maisonnée politique de Ba'al est donné dans le passage se rapportant à l'indemnisation que Mot exige du dieu de la fertilité 943  . À ce sujet il est intéressant de noter que les compensations que Mot demande concernent non pas 'Anat, la cause directe de son « humiliation », mais Ba'al. Ceci laisse entendre que, comme dans n'importe quelle armée, c'est l'officier en charge qui est responsable de l'action de ses soldats. Ba'al en tant que patriarche de sa maisonnée et de celles de ses dépendants, est responsable des actions des membres de sa « famille ». De plus, le fait que Mot demande un des « frères » de Ba'al en guise de compensation n'implique pas nécessairement ses frères dans le sens généalogique du mot 944  , mais des membres appartenant à sa maisonnée politique, voire ses dépendants. D'ailleurs c'était une pratique courante que les subordonnés se substituent à leur maître en cas de nécessité, comme par exemple en ce qui concerne le travail de corvée dû au roi d'Ougarit 945  .

      La nature des rapports politiques entre Ba'al et 'Anat se clarifie plus si l'on considère à cet effet le propos que tient 'Anat à Mot lorsqu'elle le confronte: « toi, Mot, rends-(moi) mon frère » 946  . L'usage du mot « frère » implique deux choses. Premièrement, le terme ne peut désigner un lien biologique puisque, du point de vue généalogique, 'Anat est la fille de El et Ba'al est le fils de Dagan 947  . Le fait qu'elle se réfère à lui comme son frère ferait donc allusion non pas à une « réalité » strictement biologique, mais plutôt politique. En fait elle se sert d'une généalogie fictive pour renforcer une alliance politique, tout comme dans la société israélite exilique et post-exilique on avait créé des byt 'abwt basés sur des généalogies fictives pour promouvoir la solidarité socio-politique et religieuse 948  . Ce point nous amène à notre deuxième constatation selon laquelle on emprunte une fois de plus des termes à l'organisation familiale pour indiquer des relations politiques au niveau divin, exactement comme on le faisait sur le plan humain.

      Le passage mentionné ci-dessus n'est pas l'unique exemple où les relations de 'Anat et Ba'al sont décrites en termes fraternels  949  . La terminologie a des connotations politiques et implique l'adhésion à un même camp au sein du panthéon ougaritique. Autrement dit, 'Anat appartient à la maisonnée politique de Ba'al. Même si elle a sa propre résidence, étant donné qu'elle est une femme, dans la hiérarchie divine elle et sa maisonnée sont subordonnées à celle de Ba'al, ce qui est conforme à la logique d'une société patrimoniale.

      Retenons, pour conclure cette section sur les relations entre les différentes maisonnées divines, que la terminologie utilisée dans divers passages du cycle AB est indicative de certaines caractéristiques socio-politiques. Premièrement, que ce soit dans le cas du camp de Ba'al ou celui de Athirat, les deux sont définis en termes de coalition basée sur la parenté, comme les mots bn, ah et ary le suggèrent. Deuxièmement, ces mêmes termes, ainsi que d'autres tels que lim et hmlt, désignent en outre une organisation similaire à celle de la maisonnée patrimoniale où la famille, la parenté et les dépendants sont réunis autour du chef de la famille, le patriarche. Le fait que Athirat soit une femme n'infirme nullement le caractère patrimonial d'une telle structure; elle constitue l'exception à la règle qui reflète probablement quelques vestiges d'une société matriarcale ancienne. Finalement, l'emploi de termes tels que bn et ah ne doit pas être considéré comme l'indice de liens biologiques. Ce sont plutôt des emprunts à l'organisation familiale qui servent à consolider des relations politiques, tout comme dans la société israélite exilique et post-exilique on avait créé des byt 'abwt fictifs afin de promouvoir la solidarité socio-politique et religieuse. En fait, on s'inspire de l'exemple de l'autorité du père sur ses fils pour établir et façonner l'autorité du patriarche sur ses subordonnés (tant au niveau humain que dans la sphère du divin).

      Le protocole socio-politique entre les maisonnées: le banquet

      Du début à la fin du mythe de Ba'al, un motif revient constamment, celui du banquet 950  . Selon nous, il reflète deux concepts, l'un se rapportant à la légitimité, l'autre à l'organisation basée sur la parenté. Dans cette section, la discussion portera sur le deuxième aspect de ce motif 951  . D'après les conclusions de la section précédente, l'organisation politique au sein du panthéon ougaritique reproduit celle de la maisonnée patrimoniale en empruntant des termes caractéristiques des relations familiales, comme frère, soeur, fils, parenté, etc. Dans cette partie de la discussion nous voulons vérifier ces constatations en considérant la coutume du banquet et ce qu'elle reflète au niveau de l'organisation socio-politique.

      Le sens même du mot banquet implique la participation de plusieurs personnes pour partager ensemble un repas 952  . Dans le mythe de Ba'al il n'existe pas de mot spécifique pour décrire un tel événement 953  . À cet effet on emploie des termes comme trm 954  , « manger », ytb llhm 955  , « s'asseoir pour manger ». Étant donné qu'il s'agit à chaque fois d'une activité collective, ce qui intéresse notre propos est de savoir comment est déterminée la liste des invités divins. Dans la plupart des descriptions de ces banquets l'emphase est mise sur la quantité et la qualité de la nourriture offerte, des facteurs qui, comme de nos jours, servent à glorifier l'hôte. Ainsi, par exemple, lors de l'inauguration de son palais, Ba'al organise un somptueux festin 956  :

40 ...il immole des boeufs
41 ainsi que des moutons, il abat des taureaux,
42 et de gras béliers, des veaux
43 de l'année, des agneaux, des masses de chevreaux;

.......................................................

47 il fournit aux dieux des béliers et du vin
48 il fournit aux déesses des brebis et du vin
49 il fournit aux dieux des boeufs et du vin
50 il fournit aux déesses des vaches et du vin
51 il fournit aux dieux des sièges et du vin
52 il fournit aux déesses des trônes et du vin
53 il fournit aux dieux des jarres de vin
54 il fournit aux déesses des tonneaux de vin
55 pendant que les dieux mangent et boivent
56 et se nourrissent en tétant la mamelle
57 avec un couteau salé ils coupent
58 [une bête gras]se, ils boivent des hanaps de vin
59 dans une coupe d'or, le sang des arbres.

      Occasionnellement les textes nous donnent des renseignements sur les membres participants à de tels banquets. Ainsi, Ba'al invite les divinités suivantes pour « pendre la crémaillère » dans son palais:

44 il convoqua ses frères dans sa demeure
45 sa parenté dans son palais,
46 il convoqua les soixante-dix fils de Athirat 957  .

      Ces quelques lignes sont la seule source d'information concernant la liste des invités au banquet de Ba'al. Elles pourraient être considérées comme une simple description poétique, une façon comme une autre d'énumérer les personnages présents; mais c'est d'une manière similaire que Ba'al invite Mot à son palais, pour lui demander de renoncer à ses prétentions au trône terrestre, ce qui provoque la réaction suivante chez le dieu de la mort:

22 ainsi Ba'al m'a convoqué avec mes frères
23 Hadad m'a appelé avec ma parenté
24 mais pour manger du pain avec mes frères
25 et pour boire du vin avec ma parenté 958  .

      L'occurrence des mêmes termes clés comme ah, « frère », ary, « parenté/clients » et le verbe sh, « convoquer » qui est mis en parallèle avec qra, « appeler » est notable. De telles répétitions laissent supposer qu'il ne s'agit pas d'un simple procédé poétique, mais d'une formule « canonisée » qui reflète le protocole suivi lors d'une convocation à un banquet: on n'invite pas le patriarche d'une maisonnée sans convoquer aussi les autres membres de son entourage formé par sa parenté et ses dépendants-clients. D'ailleurs, la même coutume se poursuit de nos jours, sauf que « l'entourage » d'une personne se limite à la famille immédiate étant donné qu'en milieu urbain moderne les familles sont nucléaires. Par contre, dans le cas d'Ougarit et d'après les démonstrations de Schloen, la configuration sociale était basée sur une organisation en famille élargie où entre deux et trois générations vivaient ensemble dans une même demeure ou dans un même réseau d'habitation. D'après la formule ci-dessus, une situation similaire devrait prévaloir au niveau divin, où en sus de la structure de la famille élargie, le caractère royal des protagonistes doit être aussi pris en considération avec tout ce qu'il implique comme hommes de main et entourage royal.

      Pour conclure cette section, il a semblé significatif de considérer le motif du banquet si fréquent dans le mythe de Ba'al afin de faire transparaître le protocole socio-politique divin qui exigeait que l'on invite le patriarche d'une maisonnée avec toute sa parenté, une coutume qui reflète encore une fois la structure familiale élargie (patrimoniale) qui prévalait tant au niveau social que divin.

      La hiérarchie dans l'organisation divine des maisonnées

      Dans un premier temps il a été question de la maisonnée divine en terme de demeure ancestrale. Ainsi, indépendamment de l'ordre hiérarchique en cours dans le panthéon ougaritique, nous avons d'abord considéré la maisonnée en tant que telle en mettant l'accent sur ses divers aspects relevant de l'organisation interne, à savoir la terminologie employée pour la décrire, les données archéologiques, le droit à une demeure à part et finalement les membres qui l'habitent. Dans un deuxième temps, c'est l'organisation politique des maisonnées divines entre elles qui a constitué le sujet de la discussion et a porté notamment sur la relation des différentes maisonnées et des camps politiques qui en résultaient ainsi que sur le protocole en cours dans le motif du banquet. Suite à cette analyse à deux volets, nous avons constaté que, d'une manière générale, l'organisation interne du panthéon ougaritique, tant au niveau domestique que socio-politique, reflétait une structure familiale élargie organisée en terme de maisonnée de caractère patrimonial.

      Cependant, toute discussion portant sur la formation du panthéon ougaritique ne peut passer outre la question de l'ordre hiérarchique, essentielle à tout pouvoir, qu'il soit divin ou terrestre. Or, jusqu'à présent il a été question des maisonnées de diverses divinités sans que l'on prenne en considération la position qu'elles occupent dans la hiérarchie divine. À cet effet on a vu dans la partie de la présente thèse concernant la société ougaritique que, selon le modèle du patrimonialisme wébérien, la maisonnée du simple citoyen et celle du roi sont identiques aux niveaux conceptuel et structurel, la grandeur seule varie en fonction de la fortune familiale et de la position que le patriarche de chaque maisonnée occupe dans la hiérarchie sociale. Dans un semblable réseau social, les maisonnées sont nichées l'une dans l'autre selon un ordre croissant de grandeur où celle du roi est bien sûr la plus grande et englobe tout le royaume 959  . En ce qui concerne le niveau divin, nous avions déjà signalé que la structure interne de la demeure des différentes divinités était identique. Il s'agit à présent de déterminer l'ordre hiérarchique de ces maisonnées au sein du panthéon ougaritique.

      El, en sa qualité de dieu suprême, occupe le sommet de l'échelle hiérarchique divine. À travers le déroulement des événements dans le mythe de Ba'al, nous pouvons constater le rôle concret qu'il assume en tant que patriarche de la grande maisonnée qu'est le panthéon ougaritique. L'une des circonstances où un tel rôle transparaît concerne 'Anat, entre autres. Dans les sections précédentes 960  nous avons démontré comment cette déesse appartenait à la maisonnée politique de Ba'al (tout en possédant sa propre demeure) et, en tant que telle, assumait certaines responsabilités, notamment l'appui inconditionnel à ce dernier. En effet, chaque fois que le dieu de la foudre a besoin d'aide c'est 'Anat qui accourt; que ce soit auprès de Athirat ou de El, pour la construction du palais, pour le retrouver après sa « disparition », pour le revendiquer auprès de Mot, pour l'enterrer selon tous les honneurs dus, etc. Pourtant, c'est à la maisonnée de El que revient la décision finale durant les moments critiques. Ainsi, lorsque les messagers 961  localisent le corps de Ba'al, c'est à la résidence de El qu'ils se dirigent, et c'est là que la mort du dieu de la fertilité est officiellement confirmée suite au rapport donné par ces messagers 962  . D'ailleurs, après avoir enterré Ba'al, 'Anat elle-même se rend à la demeure du dieu suprême 963  , car c'est à la maisonnée de El de désigner un successeur au trône du royaume terrestre 964  . Ce qui est encore plus significatif c'est que le rêve prémonitoire survient à El 965  et non à une autre divinité, même pas à 'Anat, l'alliée fidèle de Ba'al. Un tel événement fait transparaître une fois de plus la position qu'occupe El à la tête de la hiérarchie divine; en sa qualité de patriarche du panthéon ougaritique lui seul a l'autorité d'entamer les démarches nécessaires pour localiser Ba'al et le ramener auprès des vivants. En effet, aussitôt après son rêve, il convoque 'Anat pour qu'elle communique à Shapash l'ordre d'aller à la recherche du dieu de la fertilité. Il est intéressant de signaler ici le fait que la déesse du soleil reçoit l'ordre de El indirectement, via 'Anat; partout ailleurs dans le mythe, en sa qualité d'envoyée plénipotentiaire de El, elle est chargée de représenter le point de vue de ce dernier 966  , ce qui implique un contact direct entre les deux. D'ailleurs c'est uniquement dans le cas de Ba'al que 'Anat prend la relève 967  et transmet la volonté de El directement à Ba'al, comme par exemple en ce qui concerne le décret de la construction du palais.

      Nous avons considéré le cas de El et de 'Anat à titre d'exemple pour faire ressortir la façon dont la hiérarchie opère au sein du panthéon ougaritique; 'Anat a beau être l'alliée fidèle de Ba'al, dans les moments décisifs du mythe c'est El qui a le dernier mot. Or, le statut de chaque maisonnée dépend du statut que son patriarche occupe sur l'échelle hiérarchique. Par conséquent, par ordre décroissant de grandeur le panthéon ougaritique compte de haut en bas les maisonnées de El et de sa parèdre Athirat qui, même si elle dispose de sa propre demeure, reste cependant subordonnée à celle de son époux, tout comme dans le cas de Ba'al et 'Anat discuté auparavant 968  . Viennent ensuite les maisonnées des fils et des filles du couple créateur et procréateur. À cet égard, l'expression « une maison comme (celle) des dieux, une cour comme (celle) des fils de Athirat » revient constamment dans le cycle AB 969  et fait allusion justement à la demeure ancestrale des divinités. Sur cette échelle de la hiérarchie sont incluses les maisonnées de Ba'al, 'Anat, Mot et Yam. Vient ensuite le dieu artisan Kothar-et-Khasis avec sa maisonnée dont la terminologie technique est identique à celle employée pour décrire les demeures des autres divinités, tel que discuté dans les section précédentes 970  . Finalement, au bas de la pyramide figurent les messagers divins qui ne disposent pas nécessairement de leurs propres résidences mais demeurent probablement dans la maisonnée de leurs maîtres ou maîtresses. Tel est le cas pour Qodesh-et-Amrur qui sert à la fois comme messager et valet de Athirat 971  . Par analogie, tel doit être aussi le cas pour les mlakm (ou glmm) de Yam 972  , les glmm de 'Anat 973  et pour Gupn et Ugr, les messagers de Ba'al 974  .

      À première vue notre classification hiérarchique des diverses divinités du panthéon ougaritique ne diffère pas beaucoup de celle de Handy 975  . L'ordre est presque identique dans les deux reconstructions 976  . La différence fondamentale réside dans la structure qui relève du modèle théorique sur lequel la reconstitution se base. Handy considère le panthéon ougaritique comme un mécanisme bureaucratique qui fonctionne tant bien que mal selon les paramètres définis par son concept de la bureaucratie, une forme modifiée et plus « réaliste », d'après lui, que celle identifiée par Weber 977  . Pour nous, et pour les raisons citées dans le premier chapitre, la structure sociale reflétée au niveau divin ne peut pas être une bureaucratie telle que postulée par Handy. Selon nous, la structure hiérarchique du panthéon ougaritique fait transparaître celle prévalant au niveau social certes, mais elle est basée sur la famille élargie organisée en maisonnée patrimoniale. D'ailleurs les multiples termes empruntés à la sphère domestique dans le but de décrire les relations politiques au plan divin convergent en ce sens 978  . En outre, la position centrale qu'occupe le motif du palais de Ba'al témoigne de l'importance accordée à la demeure ancestrale et du symbole socio-politique qu'il implique dans le cycle AB.

      Au terme de cette discussion portant sur l'organisation interne du panthéon ougaritique telle que reflétée dans le cycle AB, nous récapitulons les points les plus importants. Le concept de la maisonnée transparaît dans le mythe à travers la demeure ancestrale. Après avoir considéré les différentes descriptions de demeures appartenant à diverses divinités, nous constatons premièrement que chaque habitation reflète les caractéristiques du personnage divin qui l'occupe; deuxièmement, qu'elle est toujours bâtie sur le patrimoine ancestral ou ars nhlt; troisièmement que si l'on passe outre aux références se rapportant aux traits individuels de chacune des résidences, il y a une terminologie technique commune pour décrire la demeure ancestrale comme bt, hkl, bht, hzr, mtb et mzll. Parmi ces mots, bt qui représente aussi un sociomorphème, reflète une organisation sociale patrimoniale, à savoir une structure patriarcale, patrilinéaire et patrilocale, alors que bht et hzr traduisent une réalité architecturale, en particulier l'importance des cours tant pour les maisons que pour les temples. Quant aux occupants de la demeure ancestrale la première question qui se pose concerne la résidence à part; en d'autre termes qui a le droit de prendre une résidence à part ? Selon le témoignage des textes mythologiques et administratifs et d'après les données archéologiques, les fils, même après leur mariage, continuent normalement d'habiter la maison de leur père. Mais, pour des raisons financières ou spatiales, ils peuvent aussi résider dans une demeure à part qui reste toutefois dépendante, physiquement et politiquement, de la maisonnée ancestrale. Ceci est vrai tant sur le plan humain que divin. Il en va cependant tout autrement dans le cas des femmes. Ainsi, alors que les mortelles continuent à résider dans la demeure ancestrale tant qu'elles ne sont pas mariées, les déesses peuvent posséder leur propre habitation sans égard à leur état civil. Un tel décalage entre les mondes terrestre et céleste relève des soucis religieux. En effet, on ne pourrait refuser une maison à des déesses comme 'Anat ou Athirat dont le culte nécessite un temple.

      À l'exception du patriarche et de son/ses épouses (ou de la matriarche), la maisonnée comprend les divers membres de la famille immédiate, une population servile, ainsi que des parents et des clients-dépendants qui peuvent avoir leurs propres demeures, mais restent subordonnés à la maisonnée du patriarche. Ceci conduit à l'organisation politique entre les maisonnées. Une fois encore, et grâce à la terminologie parentale, nous constatons premièrement, qu'il y a au moins deux camps politiques distincts qui se font concurrence pour accéder au trône terrestre. Il s'agit du « parti » de Ba'al, le lim/hmlt bn dgn et de celui de Athirat désigné par bn atrt // ilt wsbrt arhh. Deuxièmement, cette même terminologie permet de conclure que l'on emprunte un vocabulaire à la sphère familiale afin de définir des relations politiques. À cet effet les mots ah, bn, ary ne dénotent pas nécessairement des liens biologiques mais servent à promouvoir et à consolider la solidarité politique tout comme dans la société israélite exilique et post-exilique l'on se servait de bt 'abwt fictifs dans le but de promouvoir l'identité ethnique. Cette organisation politique basée sur la structure familiale, fictive ou actuelle, se retrouve aussi dans le protocole diplomatique où le banquet sert à rapprocher, voire même consolider les relations entre diverses maisonnées puisqu'il rassemble les « familles » des deux côtés. En effet, d'après les textes mythologiques il est inconcevable d'inviter un patriarche sans son entourage socio-politique.

      La base de la structure divine est la maisonnée qui reproduit à quelques variantes près, celle prévalant au niveau humain. Le motif de la demeure ancestrale revient constamment tout au long du mythe de Ba'al, que ce soit à travers les formules poétiques, les références et descriptions des habitations des diverses divinités, ou dans l'épisode se rapportant à la construction du palais de Ba'al. Une telle structure apporte avec elle tout un bagage de vocabulaire domestique dont on se sert pour caractériser et consolider les relations au niveau politique tant dans le monde des mortels que dans celui des immortels. Mais toute organisation, quelle soit politique, divine ou autre, a besoin d'un charte qui régularise le comportement et surtout l'autorité de chacun des membres. Ce point nous amène justement à la prochaine discussion: le concept de légitimité dans le panthéon ougaritique d'après le cycle AB.

      4.1.2 LE CONCEPT DE LÉGITIMITÉ TEL QUE REFLÉTÉ DANS LE CYCLE AB

      Dans les pages précédentes il a été question de la structure interne du panthéon ougaritique, d'après le témoignage fourni par le mythe de Ba'al. Ceci nous a permis d'établir l'ordre hiérarchique au sein de cette formation divine organisée en termes de maisonnées patrimoniales. Or, toute organisation implique une distribution de l'autorité d'une manière justifiable, voire légitime, si elle veut être institutionnalisée. Dans cette section nous voulons justement relever les diverses méthodes, les différentes expressions qui font paraître le pouvoir légitime des divinités, notamment celui des patriarches des maisonnées, en l'occurrence El et Ba'al. Ceci permettra d'établir une grille des modes de légitimation que nous comparerons ultérieurement 979  avec ceux utilisés pour décrire le pouvoir de Mot.


4.1.2.1 Le décret de El: une condition indispensable pour toute légitimation

      La partie centrale 980  du cycle AB gravite autour de la question du palais de Ba'al et des demarches entreprises pour permettre sa construction. Malgré la victoire écrasante que le dieu de l'orage remporte sur Yam, faisant ainsi preuve d'une prouesse digne d'un roi, en dépit du fait qu'il est marié et que ses trois filles-épouses sont obligées d'habiter dans la demeure ancestrale de El et de Athirat, la construction de son palais ne peut être entamée: il n'a pas le consentement de El. Le palais en tant que tel est le signe par excellence de la royauté et symbolise la tutelle sur un domaine donné. Mais, pour que ce règne soit accepté, il faut d'abord qu'il soit approuvé par le chef du panthéon, d'où toutes les formalités concernant le consentement de El. En fait, les manoeuvres diplomatiques destinées à soutirer la permission du dieu suprême occupent une place plus grande dans les textes 981  que la description de l'érection du luxueux édifice 982  . Ceci porte à conclure qu'en terme d'importance, le décret de El occupe le premier plan alors que les détails techniques de l'édification, quoique sortant de l'ordinaire, passent au second plan et ce pour une raison bien concrète: il ne peut y avoir de palais sans la permission de El.

      Puisqu'elle ne peut être réalisée sans le décret de El, la construction d'un palais pour une divinité marque par conséquent la légitimité de l'autorité du dieu ou de la déesse en question. Ceci s'applique aussi au cas de Yam dont la royauté est reconnue par El avant même celle de Ba'al, étant donné que le dieu de la mer obtient le droit d'ériger un palais avant le dieu de l'orage 983  . Par ailleurs, dans un passage lacunaire situé peu après l'ordre de construction, dans une scène qui semble décrire le banquet inaugural du règne de Yam, El proclame son fils roi en lui donnant le nom de Yaw 984  . Ceci met en évidence l'interrelation entre l'exercice de la royauté et la légitimité octroyée par El.

      Outre l'événement de la construction du palais qui développe d'une façon explicite l'omnipotence accordée au décret de El, d'autres références, bien que moins élaborées, laissent entrevoir la même idée. Ainsi, à deux reprises dans le mythe, nous retrouvons l'expression suivante:

26 Comment ne t'entendra-t-il pas, le Taureau
27 El, ton père (sûrement) il retirera le support
28 de ton siège, (sûrement) il renversera le trône de ton royaume
29 (sûrement) il brisera le sceptre de ta souveraineté 985  .

      Ce passage et son contexte nous permettent de dégager quelques conclusions. Premièrement, à chaque fois c'est Shapash, en tant que porte-parole de El, qui délivre le message. La première menace est adressée à 'Athtar afin qu'il renonce à se plaindre de ne pas disposer de palais comme les autres divinités, et qu'il ne questionne pas la décision de El consentant à la construction d'une demeure pour Yam 986  . Le deuxième ultimatum est adressé à Mot pour qu'il cesse de convoiter le royaume des vivants, et qu'il accepte le règne de Ba'al sur terre en tant que promoteur de la vie 987  .

      Selon une deuxième conclusion, l'avertissement ainsi délivré constitue l'ultime menace car il s'agit en fait d'ôter la légitimité du souverain en question et de mettre fin à son règne. On remarque que les divinités capitulent dans les deux cas. À ce propos la réaction de Mot est particulièrement intéressante:

30 Le divin Mot prend peur, il est terrifié
31 le Favori de El, (son) champion; Mot se lève
32 à son appel, il [ ]
33 « qu'on fasse asseoir Ba'al [sur le trône]
34 de son royaume, sur [le coussin du siège]
35 de sa domination »  988  .

      Troisièmement, c'est uniquement au nom de El que cet ultimatum est délivré, ce qui indique que le dieu, en sa qualité de chef suprême du panthéon, détient le pouvoir absolu en ce qui concerne la question de la légitimité, d'où l'omnipotence de son décret.

      Ailleurs dans le mythe, une autre expression reprend à la fois l'idée de l'autorité ultime de El ainsi que de la légitimité que lui seul peut octroyer; il s'agit de il mlk dyknnh 989  , « El, le roi qui l'a installé (sur le trône) » ou « El, le roi qu'il l'a créé ». Dans le premier cas, le concept de légitimité est explicitement présent dans l'acte d'intronisation par El. En l'installant comme roi, le dieu suprême lui donne sa bénédiction et confère la légitimité au règne du souverain en question. Dans le deuxième cas, il pourrait y avoir plusieurs explications. Selon l'une, on pourrait prendre le mot « créer » à la lettre et y voir une allusion à la fonction de El en tant que procréateur des divinités. Par ailleurs, on pourrait aussi considérer le sens symbolique du terme et y voir une référence à l'autorité absolue de El et à son pouvoir d'instituer ou de destituer un roi, voire de le créer en tant que souverain. À notre avis ce serait plutôt dans ce deuxième sens que l'expression serait employée, d'autant plus qu'à chaque fois elle est utilisée par rapport à Ba'al qui, d'un point de vue strictement généalogique, est fils de Dagan, donc « créé » par ce dernier. À la rigueur on pourrait aussi considérer la possibilité d'un sens double, un jeu de mot entre procréation et installation, voire légitimation 990  .

      Pour conclure, le seul et unique droit de légitimation appartient à El, dont le décret constitue la condition nécessaire et suffisante pour la confirmation ou l'infirmation de l'autorité de n'importe quelle divinité dans le panthéon. La terminologie employée pour décrire la légitimité d'un règne comprend dans son répertoire des mots comme alt tbt 991  , « support de siège », ksi mlk 992  , « trône du royaume », ht mtpt 993  , « sceptre de règne/souveraineté, nht lkht drkth 994  , « le coussin du siège de sa domination », tous utilisés en relation, indirecte ou directe, avec El. Mais la marque la plus explicite de la légitimité d'un pouvoir est le décret pour la construction d'un palais pour une divinité, décret qui ne peut être octroyé que par El et uniquement dans le cas où le dieu suprême admet le pouvoir de telle ou telle divinité sur un domaine donné, comme par exemple en ce qui concerne Yam et postérieurement Ba'al. En d'autres termes, un dieu ou une déesse ne peut posséder une demeure ancestrale, marque de sa royauté, sans le consentement de El. Cependant, une fois obtenu ce décret ne doit pas être pris pour acquis, car il peut être révoqué à n'importe quel moment comme en font foi les avertissements de Shapash à 'Athtar et Mot.

      Pour clore cette discussion sur le décret de El, nous citons la description qu'en donne un passage se rapportant au cycle AB: « Ton décret, El, est sage, ta sagesse (est) éternelle; ton décret (confère) une vie de bonne fortune  995  .


4.1.2.2 Le banquet: reconnaissance des invités de l'autorité de l'hôte

      Dans les pages précédentes 996  , nous avons considéré le motif du banquet dans son contexte socio-politique, comme partie intégrante du protocole établi entre les diverses maisonnées. Le banquet sert à consolider les liens politiques, d'autant plus que ce sont des familles entières, voire des clans, qui y participent. Dans cette section nous voulons discuter de ce motif en sa qualité de véhicule de légitimation.

      Tout au long du cycle AB les divers banquets représentent des occasions soit pour inaugurer le règne du nouveau souverain, soit simplement pour sceller les liens entre différents camps 997  . Mais, dans tous les cas, le dénominateur commun est l'acceptation de l'autorité de l'hôte par ses invités. Ainsi, que ce soit dans le cas du banquet présidé par El afin de proclamer Yam roi 998  , ou celui pour inaugurer le palais nouvellement construit pour Ba'al 999  , pour ne citer que quelques exemples, l'hôte est le patriarche des lieux, et tous ceux et celles qui acceptent l'invitation reconnaissent son autorité sur eux et, ce faisant, légitiment son pouvoir. D'ailleurs il est important de signaler que El n'est jamais l'invité d'une divinité; quand il est présent à un banquet c'est toujours lui qui préside 1000  . En ce qui concerne le festin de Ba'al en particulier, on notera qu'il n'est fait aucune mention de la présence de El lors de cet événement. Ceci ne réfute pourtant pas l'autorité de Ba'al qui a été confirmée par le dieu suprême au moment où il a consenti à la construction de sa résidence. Au contraire, sa présence aurait créé une situation inadmissible; Ba'al, étant le maître des lieux, doit présider à son propre banquet. Un tel acte en présence de El aurait mis en question l'autorité de ce dernier qui, en sa qualité de dieu suprême, ne se soumet à aucune divinité.

      Il en va par contre tout autrement en ce qui concerne l'absence de Mot au même événement. En effet, en assistant au festin de Ba'al, le dieu de la mort aurait de ce fait accepté le règne de Ba'al sur terre et légitimé sa souveraineté, d'où son indignation suite à l'invitation. Parallèlement, et malgré l'état lacunaire des textes, on peut supposer que la même raison incite le dieu de l'orage à s'absenter de la célébration marquant la royauté de son rival, Yam, au début du cycle AB 1001  .

      Avant de clore cette section il est important de considérer une expression où l'imagerie de la table rejoint justement le concept de légitimité. Il s'agit de ytir/yt'r tr il abk(h) lpn zbl ym, lpn tpt nhr 1002  , « le taureau El, ton (son) père, fera arranger (la table) devant le prince Yam, devant le juge Rivière ». Cette expression est utilisée dans le contexte des préparatifs pour la construction d'un palais pour le dieu de la mer et des rivières, Yam, préparatifs qui suscitent le mécontentement de 'Athtar. Ce qui nous importe c'est la relation qui existe entre l'érection d'un palais, signe de légitimation 1003  , et « l'arrangement de la table »:

20 ...dans une maison résidera
21 le prince Yam, dans un palais (résidera) le juge Rivière 1004 
le Taureau El, son père fera arranger (la table) devant le prince Yam,
22 devant le juge Rivière 1005  .

      Le verbe tir/t'r au causatif (D), dans un sens strict, signifie « faire arranger ». Mais, compte tenu des autres utilisations du terme 1006  , il est compris dans un contexte lié à la nourriture, d'où la traduction « faire arranger la table » ou encore « servir de la nourriture » 1007  . Par conséquent, le concept de légitimité, conféré par la construction d'un palais, est exprimé également par le biais de l'imagerie de la table tel qu'indiqué dans le passage relevé ci-dessus; en faisant en sorte que la table soit arrangée devant Yam, El lui permet d'être l'hôte d'un banquet, conséquence logique des événements. En effet, en lui accordant le droit de devenir le propriétaire d'un palais, El lui confère l'autorité du souverain ainsi que la possibilité de présider à des banquets dans sa propre demeure.

      La démonstration de cette section a porté sur le motif du banquet en tant que véhicule de légitimation; ce qui suit en récapitule les principaux points. Premièrement, celui qui préside le banquet est habituellement le maître des lieux, le patriarche de la demeure. Deuxièmement, tous ceux et celles qui assistent à un tel festin acceptent l'autorité de l'hôte sur eux et, de ce fait, légitiment son pouvoir. C'est pourquoi El n'est jamais l'invité d'une divinité. Il est toujours l'hôte car, en sa qualité de dieu suprême, aucun être divin ne possède une autorité supérieure à la sienne, d'où son absence au banquet de Ba'al. Quant à Mot, sa présence éventuelle à pareil événement signifierait sa soumission à l'autorité de l'hôte, d'où son indignation suite à l'invitation de Ba'al car elle n'est, en fait, qu'un défi masqué visant à obtenir sa renonciation au trône du monde des vivants. Finalement, l'expression ytir/yt'r il abk (/h) lpn zbl ym vient renforcer ce lien entre la légitimité et le banquet car la justification du pouvoir conférée par la construction d'un palais dans les lignes précédentes, s'exprime par le biais de l'imagerie de la table: faire arranger la table devant une divinité signifie légitimer son pouvoir en l'acceptant comme l'hôte des lieux.


4.1.2.3 Expressions et titres symbolisant l'autorité légitime de la divinité

      Dans cette section il sera question des diverses expressions et différents titres qui laissent entrevoir la légitimité du pouvoir de la divinité concernée. Le but d'une telle discussion est de répertorier le vocabulaire utilisé pour décrire le règne des dieux et des déesses afin de le comparer ultérieurement à la terminologie employée pour qualifier le pouvoir de Mot.

      ysthwy

      Contrairement à d'autres termes qui sont utilisés uniquement en relation avec des divinités spécifiques 1008  , ce verbe connaît un usage répandu dans le cycle AB 1009  . Il s'agit en fait d'une forme rare, à savoir la forme st de la racine hwy qui ainsi employée signifie « se prosterner » 1010  . Souvent, ysthwy est mis en parallèle avec d'autres verbes qui appartiennent tous au même champ sémantique: yhbr wyql ysthwy wykbdnh, « il fait hommage (à ses pieds) et il se baisse, il se prosterne et il l'honore ». Comme nous l'avons précisé plus haut, ce terme revient plusieurs fois, en relation avec différentes divinités. Ainsi, Yam ordonne à ses pages d'aller se présenter devant El et l'assemblée divine afin de leur communiquer son message; mais avant d'en livrer le contenu il faut qu'ils tombent (npl) aux pieds du dieu suprême et se prosternent. Dans un autre passage c'est au tour des valets de Ba'al de faire preuve du même protocole, cette fois-ci devant 'Anat. Sans énumérer tous les exemples se rapportant à l'usage de ysthwy, il est possible d'en tirer quelques conclusions. Dans tous les cas, à une exception près, ce sont des valets divins qui se prosternent devant la divinité à laquelle ils doivent délivrer leur message. Un tel geste exprime la légitimité du pouvoir de la divinité en question puisque c'est au nom de son autorité reconnue par les autres membres du panthéon qu'on lui rend cet hommage. Le seul cas où c'est une déesse qui se prosterne, et non un messager, concerne El; il s'agit en effet du passage où Athirat vient le visiter pour plaider la cause de Ba'al. Mais un tel comportement se manifeste uniquement à l'égard de El, ce qui s'explique d'ailleurs par la position qu'il occupe dans la hiérarchie divine. Le protocole n'est pas observé entre des égaux mais entre des divinités où l'une a préséance sur l'autre qui, en se prosternant, reconnaît cette hiérarchie et, ce faisant, légitime l'autorité de son interlocuteur.

      mlkn aliyn b'l tptn win d'lnh et klnyy qsh nbln klnyy nbl ksh

      mlkn aliyn b'l tptn win d'lnh « le très puissant Ba'al est notre roi, notre juge, et nul n'est au-dessus de lui » 1011  . Les deux occurrences de cette expression sont situées dans le contexte des plaidoiries que font respectivement 'Anat et Athirat auprès de El afin d'obtenir la permission de construire un palais pour Ba'al. Il s'agit d'une formule littéraire qui vise à mettre l'emphase sur le caractère légitime du règne de Ba'al, un règne qui reste officieux tant que manque le palais, marque de la royauté par excellence. Les deux déesses, en reconnaissant l'autorité du dieu de l'orage, justifient à la fois son règne et le but de leur mission: obtenir l'autorisation de El.

      À cette étape dans la progression du mythe, le règne de Ba'al est établi de facto suite à sa victoire écrasante contre Yam. Son pouvoir est reconnu par d'autres divinités, 'Anat et Athirat entre autres. Il y a cependant une nuance à considérer. Alors que l'allégeance de 'Anat était assurée avant même la victoire, étant donné que Ba'al et 'Anat appartiennent au même camp politique, voire maisonnée patriarcale, il en est tout autrement en ce qui concerne Athirat qui préside le camp dit « des fils de Athirat », une coalition concurrente à celle du dieu de l'orage. La procréatrice du panthéon est perplexe à la vue de Ba'al et de son alliée; sa première réaction est de craindre une éventuelle hostilité de leur part, un règlement de compte maintenant que l'autre clan a le dessus. Ba'al par contre a d'autres préoccupations. Athirat et « ses fils » ne représentent plus pour lui une menace considérable. En revanche, il reconnaît en elle une « alliée » de valeur. Là où 'Anat a échoué, Athirat pourrait réussir. En fait, ce sont des gains politiques mutuels qui poussent la parèdre du dieu suprême à aider Ba'al et à faire légitimer son règne par El. Elle a tout intérêt à conclure une alliance, même temporaire, avec Ba'al qui s'est imposé de facto grâce à ses prouesses et à ses capacités physiques visiblement supérieures à celles des autres divinités. En revanche, Ba'al a absolument besoin de gagner la collaboration de Athirat, d'où les somptueux cadeaux qu'il lui offre. Elle représente le dernier recours, celui qui lui permettrait d'officialiser son règne par le biais d'un palais. La consolidation et la légitimation de son règne sont des facteurs cruciaux pour Ba'al s'il veut être en mesure de confronter le plus puissant de ses ennemis, Mot, le maître reconnu (donc légitime) du monde des morts. klnyy qsh nbln klnyy nbl ksh « toutes les deux nous lui porterons l'aiguière/goblet, toutes les deux nous lui porterons la coupe » 1012  , est une autre expression dont les deux occurrences renvoient encore une fois au contexte de l'autorisation sollicitée par 'Anat et Athirat respectivement afin de permettre la construction d'un palais pour Ba'al 1013  . Il s'agit probablement d'une formule conventionnelle puisque la première fois qu'elle est utilisée, malgré l'emploi de suffixes duels avec kl, « tout », seule 'Anat est identifiée en tant qu'interlocutrice 1014  . Ce n'est qu'après, lors du plaidoyer de Athirat auprès de El, que l'usage de tels suffixes est justifié, compte tenu de la participation de 'Anat à cette mission, tel que mentionné explicitement dans le texte 1015  . Il est intéressant de noter, par ailleurs, que l'imagerie décrite dans cette formule pourrait offrir des liens avec un contexte de banquet où des divinités inférieures servent la table devant le patriarche des lieux et lui offrent à boire, comme par exemple dans le passage KTU 1.3.i.10-11 où Rdmn sert Ba'al: « il met une coupe (ks) dans sa main, un hanap (krpn) dans ses deux mains ». À chaque fois, que ce soit dans le cas d'un festin actuel ou d'une simple formule conventionnelle, le geste implique la reconnaissance de l'autorité de la divinité servie et, par conséquent, la légitimation de son pouvoir.

      Les expressions ou formules considérées ci-dessus font allusion au règne de Ba'al qui, malgré ses exploits sur le terrain contre Yam, malgré ses alliances politiques et la reconnaissance de son autorité par certains de ses collègues divins, jouit d'un pouvoir précaire et transitoire tant que El n'a pas officiellement légitimé sa souveraineté en lui accordant le droit de construire un palais. Or, la consolidation et la légitimation de son règne sont d'une importance vitale pour Ba'al s'il veut garder le trône du monde des vivants et rabrouer les aspirations politiques de Mot qui lui, est déjà le seigneur légitime d'un domaine, le royaume des morts.

      'bd

      Le terme 'bd, « serviteur, esclave », figure dans plusieurs passages du cycle AB 1016  , ce qui reflète en soi une certaine idéologie. Il est employé pour décrire les relations non pas entre des égaux, mais celles prévalant entre un supérieur et son inférieur, entre un maître et son serviteur, un genre de relation qui qualifie d'ailleurs les échanges verticaux entre père et fils et, par extension, entre patriarche et subordonné. Le terme exprime la soumission d'un personnage à l'autorité, reconnue supérieure, d'un autre . Ainsi, au début du cycle AB, El déclare Ba'al le serviteur de Yam:

36 ...Ba'al est ton serviteur ('bd), o Yam, Ba'al est ton serviteur ('bd)
37 o Rivière, le fils de Dagan est ton prisonnier (asr);
lui, il t'apportera des tributs comme les dieux
38 lui, (il t'apportera) des cadeaux comme les fils des saints 1017  .

      Dans ce passage les ramifications politiques du terme 'bd sont davantage mis en relief, à travers le parallélisme entre 'bd et asr, « serviteur » et « prisonnier », où l'on indique les obligations de Ba'al envers Yam: payer des tributs. Il est intéressant de noter le contexte royal: tout comme sur terre les rois vaincus payaient des taxes à leurs maîtres conquérants, le dieu de l'orage, encore prince, doit offrir des cadeaux à Yam, déjà roi 1018  , en guise de soumission à son autorité et de reconnaissance de sa royauté. Ce dernier point est important pour notre propos car plus tard dans le mythe, Ba'al se déclarera le serviteur de Mot et, ce faisant, acceptera la légitimité de son règne sur lui 1019  .

      Il faut cependant être sensible aux nuances impliquées dans l'utilisation du terme 'bd. Ainsi, en ce qui concerne les épisodes Yam-Ba'al et Mot-Ba'al, 'bd suppose une soumission d'une divinité à l'autre avec toutes les répercussions politiques qu'un tel acte peut entraîner. Mais il y a au moins un cas dans le cycle AB où le mot est utilisé comme formule conventionnelle et ne comporte pas les mêmes conséquences socio-politiques. Il s'agit du passage où Athirat plaide la cause de Ba'al devant El, afin de le persuader d'accorder la permission de construire un palais pour le dieu de l'orage. À la fin du plaidoyer El se déclare le serviteur de sa parèdre:

59 alors je suis un serviteur, un valet de Athirat
60 alors je suis un serviteur (pour) manier la truelle
61 si la servante Athirat briquette
62 les briques 1020  .

      Il n'est nullement question ici de la suprématie politique de Athirat sur El dans la hiérarchie divine. Le dieu utilise le terme 'bd pour exprimer sa soumission à la volonté de la déesse concernant un problème spécifique, à savoir le palais de Ba'al; loin d'être une sujétion, c'est surtout une façon galante d'accepter la demande d'une femme 1021  .

      Des termes de parenté évoquant un concept de légitimité

      Dans les sections précédentes 1022  il a été question des emprunts terminologiques à l'organisation familiale qui servaient à marquer la consolidation des relations au niveau politique. Dans cette section nous considérerons l'usage du vocabulaire familial en tant que véhicule de légitimation.

      La formule tr il ab(y/k/h) 1023  qui indique un lien de parenté, fictif ou actuel, est utilisée pour conférer d'abord le pouvoir que El exerce sur telle ou telle divinité. Cette idée est notamment présente dans al ysm'(k) tr il ab(k/h) 1024  . Mais il existe aussi un second volet à cet usage; le fait même que El soit considéré le père d'une divinité sous-entend qu'il accepte son règne et le légitime. Une telle conception est confirmée par l'exemple que nous discuterons plus loin où El proclame son fils roi et inaugure ainsi son règne. El est mentionné explicitement en tant que père de plusieurs divinités dont 'Athtar 1025  , Yam 1026  , 'Anat 1027  , Ba'al 1028  et Kothar-et-Khasis 1029  . Mais en sa qualité de bny bnwt 1030  , « le créateur des créatures », El est en fait le géniteur de l'univers tout entier. Sa parèdre aussi jouit d'une position similaire puisqu'elle est la qnyt ilm, « la procréatrice des dieux » 1031  . Il est important de mettre l'emphase sur le pouvoir absolu conféré aux parents, notamment aux pères. En reconnaissant l'enfant ils lui octroient la légitimité. Ceci est vrai tant sur le plan divin que terrestre, ce qui explique justement la stigmatisation des bâtards, des enfants sans père, dans une société patriarcale. C'est pourquoi le fait que Ba'al soit considéré le fils de El, malgré le caractère « fictif  » des liens (étant donné que Ba'al est originairement le fils de Dagan), légitime automatiquement l'existence même de Ba'al ainsi que sa souveraineté sur le royaume de la terre.

      En fait tr il ab (y/k/h) reflète le concept selon lequel on se sert de l'autorité du père sur ses fils afin de légitimer l'autorité du maître/patriarche sur ses subordonnés.

      Un autre exemple qui reflète l'importance de la terminologie parentale par rapport au concept de légitimité se trouve au début du cycle AB, dans un passage concernant l'intronisation de Yam 1032  . Durant le banquet marquant l'inauguration du règne du dieu de la mer, El le proclame roi en se référant à lui en tant que son fils. À la même occasion, El exerce sa prérogative parentale en lui donnant un nom: sm bny yw « le nom de mon fils est Yw » 1033  . Comme nous l'avons mentionné auparavant 1034  , il n'est pas inhabituel qu'un souverain se choisisse un nouveau nom lors de son intronisation. Mais l'intérêt particulier du passage relève du fait que c'est El qui nomme le nouveau roi. Ceci témoigne d'abord de l'ampleur du pouvoir du dieu suprême sur Yam, un pouvoir similaire à celui qu'exerce un père sur son fils. Deuxièmement, ce même détail indique combien le règne de Yam dépend de El; en choisissant lui-même un nom pour Yam, le père des dieux définit littéralement la royauté de celui-ci, d'autant plus qu'en sa qualité de patriarche tout-puissant il peut instituer ou destituer la souveraineté de n'importe quelle divinité dans le panthéon ougaritique. Tant que El reste satisfait de la conduite de ses enfants/subordonnés, leurs règnes gardent leur légitimité. Mais il ne s'agit pas d'une situation permanente, car à n'importe quel moment il peut « renverser le trône du royaume » de la divinité désobéissante, « retirer le support de son siège » et « briser le sceptre de sa souveraineté »; bref mettre fin à son règne.

      Toujours à l'occasion de l'intronisation de Yam, El lui donne un second nom qui sert de titre. Il le nomme « le bien-aimé de El »: smk mdd il 1035  . Tout comme dans le cas du premier nom, le fait même que El octroie un tel titre à Yam indique le consentement, voire la bénédiction, du dieu suprême à l'autorité qu'exercera le dieu de la mer en tant que nouveau souverain. Quelle meilleure façon de lui conférer son support que de l'appeler « le bien-aimé de El »?.

      Pour clore cette section récapitulons les grandes lignes de la discussion qui a porté sur la terminologie de la parenté en tant que véhicule de légitimation. L'emprunt des termes de parenté assume une double fonction. D'un côté il met en évidence le pouvoir absolu qu'exercent les parents, notamment les pères, sur leurs fils, un rapport qui est transféré au niveau politique et qui définit les relations entre un patriarche et ses subordonnés. À cet effet al ysm'(k) tr il ab(k/h) constitue un exemple représentatif. D'un autre côté, le fait même d'être identifié comme « fils de » confère à la personne en question un statut de légitimité qui est vitale pour l'exercice de n'importe quel pouvoir tant au niveau divin que terrestre 1036  . Ainsi lorsque El nomme Yam, Yw, ou encore « le bien-aimé de El », il justifie l'autorité de ce dernier au nom d'une généalogie bien déterminée. De son côté, le « fils », en acceptant une telle justification de son pouvoir, admet la suprématie inconditionnelle de son « garant ». C'est pourquoi d'ailleurs lorsque Shapash, au nom de El, menace de mettre fin au règne que Mot exerce en tant que souverain du royaume des morts, ce dernier n'a d'autre choix que d'obéir à la volonté de El et de capituler immédiatement.


4.1.3 LE THÈME DE LA PARENTÉ: SYNTHÈSE

      Le concept de parenté est omniprésent dans le mythe de Ba'al. L'emploi extensif de la terminologie empruntée à l'organisation familiale atteste ce fait. Dans le cadre des discussions portant sur les thèmes de l'organisation et de la légitimité, l'importance de la structure familiale a d'ailleurs transparu. Il s'agit dans cette section de reprendre certains des points relevés et de les présenter dans une perspective basée exclusivement sur le thème de la parenté.

      D'après les discussions des sections précédentes, notamment celles portant sur la légitimité et l'organisation interne 1037  , nous pouvons constater que le thème de la parenté assume une triple fonction au sein du mythe de Ba'al. Premièrement, on se sert de la terminologie parentale pour caractériser des liens au niveau politique, sans qu'il s'agisse nécessairement de liaisons de parenté actuelles. À cet effet bn atrt, lim/hmlt bn dgn font justement transparaître un tel usage où les termes empruntés à la sphère familiale désignent en fait des coalitions politiques; le clan dit « des fils de Athirat » et celui dit « le peuple/la multitude du fils de Dagan » représentent deux partis qui se font concurrence afin d'accéder au trône terrestre. Grâce à ses prouesses, c'est Ba'al qui en sort victorieux, mais à chaque fois qu'il succombe à une défaillance c'est la coalition des fils de Athirat qui est prête à prendre la relève 1038  . Par ailleurs et toujours dans la même ligne de pensée, les termes ah, « frère », ary, « parenté », sont utilisés pour désigner et définir l'entourage socio-politique d'un patriarche, tel que reflété dans le protocole suivi lors de l'invitation à un banquet 1039  . Ainsi, pour célébrer l'inauguration du règne de Ba'al, le dieu de l'orage invite à son nouveau palais ses frères (ahh), sa parenté (aryh) et les soixante-dix fils de Athirat. Un tel inventaire met en évidence une structure patriarcale divine où les relations familiales servent de modèles pour qualifier des liens politiques 1040  .

      Cet emprunt de terminologie à la sphère familiale ne sert pas uniquement à caractériser les liens au niveau politique, mais aussi à les consolider, ce qui nous amène à la deuxième fonction du thème de la parenté. Tout comme dans la société israélite exilique et post-exilique on créait des byt 'abwt fictifs afin de promouvoir la solidarité socio-politique et religieuse, les termes de parenté employés au niveau divin servent à renforcer les relations entre diverses divinités au sein du panthéon ougaritique 1041  . Ainsi par exemple, 'Anat se réfère à Ba'al en tant que son frère 1042  , alors que, selon la généalogie fournie par les textes mythologiques, elle est la fille de El tandis que le dieu de l'orage est le fils de Dagan ultérieurement « adopté » par le dieu suprême d'Ougarit. Par conséquent, loin d'être une référence strictement généalogique, le terme ah dénote dans ce contexte la position d'alliée qu'occupe 'Anat vis-à-vis Ba'al. En outre, conformément à la structure sociale patriarcale, tout allié du patriarche de la maisonnée est considéré comme étant un membre de cette maisonnée, d'où l'emploi de termes familiaux pour définir des liens politiques. Dans le cas de 'Anat ceci est particulièrement vrai, car même si elle dispose de sa propre maison ancestrale, le fait qu'elle soit une femme l'oblige à appartenir à la maisonnée d'une divinité mâle, Ba'al 1043  .

      La troisième fonction du thème de la parenté consiste à légitimer le règne d'un souverain divin. Le fait que El soit considéré le père d'une divinité sous-entend qu'il accepte son règne et le légitime 1044  . Dans une société traditionnelle patriarcale comme celle d'Ougarit, un fils qui ne jouit pas de l'acceptation, voire de la bénédiction, de son père se voit condamné à une vie marginale, d'où la stigmatisation des enfants illégitimes. Cette question prend encore plus d'ampleur au niveau politique, dans le cas des rois, de leur succession et du pouvoir exercé. La première préoccupation d'un usurpateur du trône est de légitimer son règne en se donnant une généalogie bien définie. La même préoccupation transparaît au niveau du panthéon ougaritique. Ainsi, lors de l'intronisation de Yam, El le proclame roi en le désignant comme son fils et en lui donnant un (nouveau) nom, un acte qui relève du privilège de chaque parent 1045  . Le règne de Yam acquiert par conséquent sa légitimité de par la généalogie promulguée par El qui, outre ses liens « biologiques » avec le nouveau roi, est aussi le dieu suprême du panthéon, ce qui consolide encore plus le pouvoir du dieu de la mer.

      Mais l'acceptation du père qui est indispensable pour tout statut de légitimation et ce tant aux niveaux social, politique que divin, comporte un autre aspect qui relève du pouvoir absolu dont jouit le père sur son fils. Tout comportement de la part du fils qui est considéré comme un acte de désobéissance par le père peut entraîner le retrait de son appui. Ceci est particulièrement vrai dans le panthéon ougaritique où El détient le droit ultime de faire ou de défaire le règne d'un de ses fils/subordonnés; à cet effet on précise que El peut « retirer le support du siège » du souverain dissident, « renverser le trône de son royaume » et « briser le sceptre de son règne ». La suprématie inconditionnelle du père sur ses fils, et par extension du patriarche sur ses subordonnés, s'avère donc être le prix à payer afin de s'assurer la légitimation indispensable pour n'importe quel règne, qu'il soit terrestre ou céleste.

      Ce concept de parenté non seulement contribue à façonner les échanges sur le plan divin, mais confère aussi un statut de légitimité. On se sert de pseudo-liens de parenté pour légitimer le pouvoir de diverses divinités. En d'autres termes, on justifie l'autorité d'un souverain/patriarche sur ses subordonnés à travers l'autorité qu'exerce un père sur ses fils. C'est ainsi que El, le père de tout le panthéon, jouit d'un pouvoir absolu sur ses fils. Les souverains de différents domaines se voient obligés de lui obéir plutôt que de courir le risque de perdre son appui et, par conséquent, la légitimité de leur règne qui de facto mettrait un terme à leur autorité.


4.2 LE ROYAUME DE MOT D'APRÈS LE MODÈLE DE LA MAISONNÉE PATRIMONIALE DE WEBER


4.2.1 L'ORGANISATION

      La discussion portant sur l'organisation du milieu divin ougaritique s'est basée en premier lieu sur la demeure ancestrale et sa structure de maisonnée patrimoniale, car elle constitue la base de l'organisation sociale tant aux niveaux terrestre que divin. Or d'après le modèle de la maisonnée patrimoniale de Weber, la demeure de Mot doit être conceptuellement et structurellement identique à celle de ses homologues divins. Par conséquent, le but de la présente section est d'étudier l'habitat du dieu de la mort sur les plans conceptuel et structurel, afin de mettre en évidence une telle théorie. Nous aborderons d'abord la question par le biais de la description et de la terminologie associées à la résidence de Mot, car elles reflètent sa structure.


4.2.1.1 La demeure de Mot: description et terminologie

      Dans le chapitre précédent 1046  nous avons étudié la résidence de Mot en tant qu'entité à part sans la situer dans l'ensemble auquel elle fait partie intégrante, à savoir le panthéon ougaritique. Dans cette section, il s'agit de comparer les résultats de la discussion portant sur la demeure de Mot avec ceux concernant les maisonnées de ses collègues divins dans une perspective wébérienne.

      De par la description du domaine de Mot 1047  , des points communs peuvent être établis entre les demeures ancestrales de ses collègues divins et sa propre résidence. Ainsi, d'après les témoignages textuels, qui varient selon les passages, l'habitat de Mot dans le mythe de Ba'al est marqué soit par deux montagnes, en l'occurrence les monts Targhuziz et Tharumag 1048  , soit par une seule, à savoir le mont Knkny 1049  . Dans les deux cas, le fait qu'une montagne délimite le domaine divin est conforme à la façon dont les autres habitations divines sont décrites: les monts Ks ou Lel associés à El 1050  , Oughr et Inbb à 'Anat 1051  , Sapon à Ba'al 1052  . L'association entre une divinité et la montagne qui lui est consacrée relève habituellement d'une connexion d'ordre cultuelle ou religieuse. Ainsi par exemple, le mont Sapon, bien qu'il n'abrite pas le temple du dieu de l'orage, est néanmoins perçu comme le lieu de son épiphanie, en bonne partie à cause de la présence des nuages qui engloutissent son sommet. Parallèlement, les montagnes Targhuziz et Tharumag, dont on ignore l'emplacement géographique exact 1053  , sont localisées en dehors d'Ougarit, à la limite des terres habitées, marquant ainsi la frontière du monde des vivants et l'entrée du royaume des morts, le patrimoine de Mot. Il existe cependant une différence fondamentale qui relève de la nature même du dieu en question; alors que les résidences des autres divinités sont localisées sur les montagnes, celle de Mot se trouve en dessous de la terre, une localisation appropriée pour une divinité de la mort.

      Par ailleurs, selon la description fournie par ces mêmes textes, les diverses caractéristiques du domaine de Mot reflètent bien la nature de la divinité qui l'habite; la cité-capitale où siège Mot sur son trône est une fosse vaseuse, un trou de bourbier d'où le dieu de la mort gère son royaume. Cette description morbide rend bien compte des fonctions du maître des lieux, tout comme d'ailleurs les demeures ancestrales des autres divinités, dont les caractéristiques individuelles varient selon leurs occupants 1054  .

      La terminologie employée pour décrire le domaine de Mot présente à son tour des points communs avec celle relevant des habitations de ses collègues. Ainsi la formule ars nhlt 1055  , « terre de patrimoine », figure dans le répertoire des termes caractérisant les demeures de Kothar-et-Khasis, de Ba'al 1056  ainsi que de Mot: « la Fosse est le siège de sa résidence, le Trou, la terre de son patrimoine » 1057  . Si l'on passe outre les adjectifs substantivés, on retrouve la même formule employée par rapport à la demeure de Kothar-et-Khasis: « Kaphtor est le siège de sa résidence, Memphis, la terre de son patrimoine » 1058  .

      En revanche, dans la conceptualisation du domaine de Mot il est intéressant de noter l'utilisation du mot qrt, « ville », pour le caractériser, contrairement aux autres divinités dont les demeures sont perçues comme des maisons-temples et non des cités 1059  . L'autre exception à cette règle concerne Kothar-et-Khasis dont le quartier général est Kaphtor ou Memphis, deux villes situées en dehors d'Ougarit 1060  . Par conséquent, tout le vocabulaire technique se rapportant à la maison per se, comme bt, bht, hkl, hzr, mzll, mtb,fait défaut dans la description du domaine de Mot 1061  . Il s'agit d'un détail important qui relève à notre avis d'une réalité cultuelle. Nous rappelons que, par rapport à l'absence du nom de Mot dans les textes rituels et sacrificiels, nous avons suggéré 1062  qu'il ne fallait pas y voir un indice de la non-divinité de Mot, mais plutôt l'absence d'un culte dédié au dieu de la mort. En effet, en vertu de l'aspect indomptable que représente la mort, aucun culte ne pouvait satisfaire son appétit insatiable pour l'argile, d'où l'absence de son nom des listes rituelles. Par contre, en sa qualité de déesse du soleil, Shapash, faisant le pont entre le monde des vivants et celui des morts, représente un aspect plus apprivoisable de la mort, d'où les sacrifices funéraires qui lui sont offerts. Par conséquent, le manque d'une terminologie propre au palais-temple refléterait dans le cas de Mot une réalité cultuelle, à savoir l'inexistence de son temple sur terre. À ce sujet, il faut rappeler que le palais d'une divinité est supposé représenter la réplique de son temple sur terre. C'est d'ailleurs une telle conviction qui a poussé C. Schaeffer à interpréter le site du temple de Ba'al à la lumière des textes mythologiques. Le fait que le vocabulaire technique du palais-temple fasse défaut dans la description de la demeure de Mot rejoint donc les constatations faites au niveau des textes cultuels. Dans la prochaine section, il s'agit de voir combien l'organisation interne et politique du domaine de Mot est conforme à celle de ses collègues, et si la nature du dieu peut influencer la structure de sa demeure sur ce plan.


4.2.1.2 L'organisation interne du domaine de Mot

      On ne dispose pratiquement d'aucune information concernant l'organisation interne du royaume de Mot. Les quelques indices qui nous sont fournis par la terminologie nous révèlent d'abord un caractère nettement royal. Le domaine souterrain que Mot gère est décrit en termes de royaume avec sa capitale où se trouve le trône, et où siège son monarque, le dieu de la mort. À cet effet les expressions ksu tbth, « siège de sa résidence », ars nhlth, « terre de son patrimoine », ht mtptk, « sceptre de ta souveraineté », ksa mlkk, « trône de ton royaume », attestent le caractère royal de l'organisation du monde infernal. En outre, quand Shapash, au nom de El, rappelle Mot à l'ordre, le discours qu'elle prononce est en lui-même significatif de cet aspect royal:

27 ...(sûrement) il retirera le support
28 de ton siège, (sûrement) il renversera le trône de ton royaume
29 (sûrement) il brisera le sceptre de ta souveraineté  1063  .

      Comme n'importe quel souverain et parallèlement à ses collègues, Mot aussi dispose d'un entourage royal. Malheureusement, le cycle AB ne fournit aucune indication précise à cet égard. Les quelques allusions parviennent de passages disparates, notamment ceux concernant une invitation de Ba'al à Mot. Suite à ce geste le dieu de la mort est indigné:

22 car [en fait] Ba'al m'a invité avec
23 mes frères, Hadad m'a convoqué avec ma parenté
24 pour manger des mets avec mes frères
25 pour boire du vin avec ma parenté.
26 As-tu oublié Ba'al que sûrement je te percerai 1064  .

      Il est important de signaler que l'entourage royal de Mot est décrit par le biais d'une terminologie empruntée à la sphère familiale, identique à celle employée pour définir le cercle de fidèles autour de Ba'al 1065  . Or nous rappelons que cette terminologie de la parenté est indicative d'une certaine structure socio-politique selon laquelle les liens politiques sont conçus en termes d'organisation familiale patrimoniale où la parenté et les apparentés sont groupés autour du chef de la famille, le patriarche de la maisonnée. C'est pourquoi d'ailleurs toute invitation s'adressant au maître de la maisonnée implique les autres membres, d'après le protocole d'une société patriarcale traditionnelle 1066  . Mais en sus du modèle de la famille élargie, organisée selon les modes patrilinéaire, patrilocal et patriarcal, il ne faut pas oublier le statut royal de chacun des protagonistes divins qui sont les souverains reconnus des domaines précis. Par conséquent, la parenté (ah) et les dépendants (ary) de Mot forment les rangs des hommes de mains, du cercle des nobles qui entourent le monarque du royaume des morts. Dans une perspective strictement religieuse ces personnages seraient des divinités d'importance mineure, des « démons » du monde infernal, y compris probablement Rashap 1067  . Il s'agit d'une situation tout à fait analogue à celle du dieu de l'orage dont l'entourage est constitué par des divinités attachées au domaine de la fertilité, comme la foudre, les nuages, les vents, etc. 1068 

      En ce qui concerne la famille immédiate de Mot, le fait qu'il ait sa propre résidence sous-entend qu'il est marié. Selon les discussions se rapportant à l'organisation familiale, nous avons conclu qu'au niveau divin, comme au niveau terrestre, les fils continuaient d'habiter la maison de leur père même après le mariage. Mais, à un moment donné, pour des raisons diverses telles que le surpeuplement, le manque d'espace, etc., ils pouvaient déménager afin de fonder une maison à part, qui restait cependant subordonnée à celle du père 1069  . Par conséquent, pour que Mot, « le fils des dieux » (bn ilm), « le bien-aimé de El » (mdd il), habite ailleurs que dans la maison de son père El, il doit nécessairement être marié. Cette conclusion est une déduction basée sur une supposition théorique et non pas sur des données textuelles, car le mythe de Ba'al reste muet à ce sujet. Pourtant, une telle hypothèse n'est pas invraisemblable, puisqu'ailleurs dans le Proche-Orient ancien, les royaumes des morts étaient gouvernés par des couples divins tels que Ereshkigal et Nergal en Mésopotamie, Osiris et Isis en Égypte, Hadès et Perséphone en Grèce. D'ailleurs, d'un point de vue politique, le mariage est nécessaire pour garantir un héritier légitime qui, à son tour assurerait la succession au trône. En outre, dans une perspective sociologique, l'institution du mariage permet de perpétuer le nom de la famille à travers les fils. Il est vrai que dans un contexte comme le nôtre, les préoccupations terrestres s'imposent avec moins d'intensité, étant donné la nature immortelle des protagonistes; toutefois, assurer sa descendance reste un facteur important tel que reflété, par exemple, dans l'épisode de la génisse inséminée par Ba'al: juste avant sa disparition dans les entrailles de Mot, Ba'al s'accouple pour assurer sa succession 1070  .

      En conclusion, l'organisation interne de la demeure de Mot témoigne d'un caractère royal certes, mais aussi d'une structure patrimoniale. De plus, le fait que Mot possède une résidence à part indique qu'il doit être marié, bien que les textes ne fournissent aucune information à ce sujet. En tant que patriarche d'une maisonnée, Mot est en contact avec d'autres membres du panthéon qui sont à leur tour les maîtres de leurs propres domaines patrimoniaux. Afin de déterminer la position de Mot vis-à-vis ses collègues, il faut donc considérer l'organisation de sa demeure au plan politique.


4.2.1.3 La demeure de Mot dans l'organisation politique

      La structure de la maisonnée patrimoniale qui constitue la base de l'organisation sociale sur les plans terrestre et divin influence, voire façonne les échanges entre les divers membres du panthéon. Ceci se vérifie, entre autres, au niveau politique. Dans la première partie de ce chapitre, nous avons détecté deux coalitions dans le cycle de AB, l'une groupée autour de Athirat, l'autre autour de Ba'al. Par rapport à ces deux camps politiques, il ne fait aucun doute que Mot n'appartient pas au parti de Ba'al, référé dans les textes comme lim/hmlt bn dgn, « le peuple/la multitude du fils de Dagan ». Mais ceci implique-t-il nécessairement qu'il doit appartenir au camp « des fils de Athirat » ? D'après Cunchillos une telle conclusion est inévitable puisque Mut confronte Ba'al dans le cadre de la lutte menée par ce dernier contre « les fils de Athirat ». En fait, Mut le guerrier ne fait que défendre les membres de sa famille d'où ses titres tels que « Favori de El, son champion » (ydd il gzr), et « le Bien-aimé de El » (mdd il) 1071  .

      Il est vrai qu'à chaque fois que l'occasion se présente, « les fils de Athirat » tentent de remplacer Ba'al. Ainsi lorsque le dieu de l'orage est obligé d'abandonner son poste pour se rendre dans les entrailles de Mot, c'est 'Athtar, un membre des « fils de Athirat » qui est le premier candidat désigné par El et Athirat pour occuper le trône du royaume terrestre 1072  . À son retour, Ba'al est obligé de combattre ces mêmes fils de Athirat, qui se sont installés en masse sur le mont Sapon, afin qu'il libère son trône et reprenne les rênes du pouvoir 1073  . Mais si Mot est vraiment le champion de sa famille, pourquoi n'est-il pas celui qui prend justement la relève en l'absence de Ba'al ? Pourquoi sa candidature n'est-elle pas posée lors des délibérations ? Comme nous l'avons précisé dans les chapitres précédents, les titres positifs de Mot marquent un souci de le présenter en tant qu'ennemi de taille de Ba'al et non pas en tant que champion du panthéon ougaritique 1074  . Ceci ne récuse pas la possibilité que Mot puisse faire partie de la coalition des fils de Athirat. Si tel est le cas, ce n'est pas en tant que leur champion élu qu'il appartient à leurs rangs, mais simplement en vertu de sa descendance de El et de Athirat.

      Au terme de cette discussion portant sur l'organisation du domaine de Mot, récapitulons les points principaux. La description de la demeure de Mot sur le plan physique montre des caractéristiques similaires à celles des autres divinités ougaritiques; elle est délimitée par des montagnes, localisée sur la terre ancestrale ou le patrimoine, et reflète la nature du dieu qui l'occupe. Mais il y a aussi des différences qui relèvent surtout de la fonction du maître des lieux. Ainsi, contrairement aux autres, la résidence du dieu de la mort est située en dessous de la terre et elle est conçue non pas en tant que palais-temple, mais comme une cité, capitale du royaume infernal. En ce qui concerne la terminologie, nous retrouvons là encore des convergences et des divergences entre le vocabulaire employé pour décrire les résidences des collègues divins de Mot et celui utilisé pour caractériser la sienne. Alors que des termes comme nhlt sont communs, la terminologie propre à la maison-temple fait défaut, ce qui reflète à notre avis une réalité cultuelle. Mot, en vertu de l'aspect indomptable de la mort qu'il représente, ne jouit d'aucun culte sur terre et, par conséquent, ne dispose d'aucun temple, d'où l'absence de la terminologie spécifique au palais-temple.

      Bien que l'on ne dispose d'aucune information explicite, l'organisation interne du domaine de Mot semble identique à celle des autres, si l'on tient compte de certains indices, tels sa résidence à part et la terminologie employée pour décrire son entourage. Ces allusions nous permettent de formuler l'hypothèse que le domaine que gère Mot est organisé selon la structure d'une maisonnée patrimoniale royale où il assume le rôle du patriarche, à la tête d'une famille élargie qui comprend des parentés et des clients-dépendants, un cercle d'hommes de mains constitué par des divinités mineures associées à l'au-delà, comme par exemple Rashap.

      Finalement, en ce qui concerne les affinités politiques de cette maisonnée, il est évident que son patriarche n'appartient pas au camp du peuple/multitude du fils de Dagan. Ceci implique-t-il qu'il fait nécessairement partie de la coalition des fils de Athirat ? Rien ne le confirme ni ne l'infirme explicitement.


4.2.2 LÉGITIMITÉ


4.2.2.1 Le premier signe de la légitimité de Mot: sa résidence

      Sous le thème de la légitimité se rapportant au milieu divin de Mot, nous avons démontré que rien ne se passait au sein du panthéon ougaritique sans l'accord de El, d'où l'omnipotence de son décret. Le meilleur exemple qui prouvait notre hypothèse était l'importance attachée aux manoeuvres diplomatiques afin d'obtenir le consentement de El en vue de la construction d'un palais pour Ba'al. Or, si le dieu de l'orage ne peut avoir sa résidence sans la permission du dieu suprême, il en est de même pour ses collègues divins, y compris Mot. Si la reconnaissance du règne d'une divinité sur un domaine quelconque est directement liée à sa possession d'une résidence 1075  , alors la juridiction du dieu de la mort est bien établie, avant même celle de Ba'al qui acquiert son palais ultérieurement. En ce qui concerne la question de la légitimité, le fait que la demeure de Mot soit conçue en terme de cité-capitale au lieu de palais-temple, ne change rien à la situation. L'important est que son autorité sur le monde infernal est bel et bien reconnue par El, d'où l'existence de sa « demeure ».

      Outre la présence de la résidence de Mot, qui constitue en elle-même une preuve nécessaire et suffisante de la légitimité de son règne, il y a toute une terminologie conventionnelle qui l'atteste aussi. Ainsi, lorsque Shapash, en sa qualité d'émissaire de El, intervient pour mettre fin à la confrontation entre Ba'al et Mot, la façon dont elle formule la menace est significative:

26 comment ne t'entendra-t-il pas le Taureau
27 El ton père. (Sûrement) il retirera le support
28 de ton siège, (sûrement) il renversera le trône de ton royaume,
29 (sûrement) il brisera le sceptre de ta souveraineté 1076  .

      En fait, toute l'argumentation de la déesse est basée sur l'appui de El au règne de Mot et de son éventuel retrait au cas où ce dernier désobéirait à la volonté du dieu suprême. Elle menace en réalité de mettre fin à la souveraineté de Mot en lui retirant la légitimité que El avait jusqu'à présent fournie. Que le pouvoir exercé par le dieu de la mort sur le monde infernal soit légitime ne fait pas de doute, les expressions utilisées par Shapash pour le qualifier en font foi: le support de ton siège (alt tbtk), le trône de ton royaume (ksi mlkk), le sceptre de ta souveraineté (ht mtptk), des termes qui relèvent de la légalité d'un règne, un statut qui ne peut être octroyé que par El 1077  . D'ailleurs, pour que l'on puisse menacer quelqu'un de lui ôter un privilège, implique qu'il jouissait de ce privilège auparavant. Par conséquent, alors que la terminologie du palais-temple fait défaut dans le vocabulaire se rapportant à la résidence de Mot, les termes de légitimité par contre sont bien présents dans la caractérisation de son règne. Ceci confirme son statut légal au sein du panthéon, un statut conféré surtout par sa demeure ancestrale, marque de royauté certes, mais avant tout signe du consentement de El.


4.2.2.2 Mot et son invitation à un banquet: un défi masqué

      Les références à la légitimité du dieu de la mort ne se limitent pas à sa possession d'une demeure ancestrale ni à la terminologie légale qui caractérise son règne. D'autres indices existent, notamment en ce qui concerne le protocole du banquet et l'invitation qui lui est adressée à cet effet. Il n'y a aucune raison apparente pour expliquer l'indignation profonde ressentie par Mot suite à l'invitation de Ba'al pour participer ensemble au banquet sur le mont Sapon. Au contraire, on pourrait croire qu'il s'agit d'un geste réconciliateur de la part du nouveau monarque. Pourtant, le dieu de la mort non seulement refuse catégoriquement, mais lance un défi à son rival et l'invite à descendre dans sa gorge, voire à capituler:

22 car [en fait] Ba'al m'a invité avec
23 mes frères, Hadad m'a convoqué avec ma parenté
24 mais pour manger des mets avec mes frères
25 mais pour boire du vin avec ma parenté.
26 As-tu oublié Ba'al que sûrement je te percerai ?

................................................................

33 ....Tu descendras]
34 [dans la gorge du divin Mot, dans la gueule]
35 [du Favori de El, son Champion] 1078  .

      Si l'on tient compte des remarques faites dans la discussion portant sur le motif du banquet en tant que véhicule de légitimation 1079  , la réaction de Mot devient compréhensible. La présence à un festin oblige l'invité à reconnaître, ne serait-ce que d'une façon indirecte, l'autorité de l'hôte sur lui. Par conséquent, l'invitation que Ba'al envoie à Mot est une feinte, un défi masqué demandant la soumission du dieu de la mort, d'où l'indignation de ce dernier et le contre défi qu'il lance à son tour; sinon pourquoi une convocation à un banquet sur le mont Sapon irriterait-elle autant le rival de Ba'al ? Étant donné que la question de la royauté sur le monde des vivants n'est pas encore réglée, du moins aux yeux de Mot, il ne peut assister à un tel événement; ce n'est qu'à la fin du mythe, et sous les menaces de Shapash, qu'il acceptera finalement, et malgré lui, le règne de Ba'al. Pourtant, le fait que Ba'al l'invite à un banquet révèle le statut légitime de Mot. En effet, un monarque à la fois puissant et arrogant comme Ba'al n'aurait pas daigné convoquer un personnage insignifiant, un exclu de l'olympe ougaritique pour partager sa table. S'il a recours à un tel procédé c'est pour amadouer un rival redoutable dont la souveraineté est aussi reconnue que la sienne.


4.2.2.3 Expressions de légitimation

      Nous avons considéré aux pages précédentes 1080  les diverses indications quant à la légitimité de l'autorité de Mot, à savoir sa demeure ancestrale, la terminologie légale employée dans la caractérisation de son règne ainsi que son invitation chez Ba'al. Il y a pourtant d'autres indices qui attestent également ce fait. Le verbe ysthwy en est un exemple. Nous avons discuté dans ce chapitre les implications de l'usage du mot par rapport aux autres divinités dans le panthéon 1081  . Tout comme dans le cas de ses collègues ysthwy indique la reconnaissance de l'autorité de la divinité devant laquelle on se prosterne, l'utilisation de cette forme verbale en relation avec Mot exprime la même idée. Ainsi, parmi les directives que Ba'al donne à ses valets avant qu'ils aillent délivrer son message au dieu de la mort, il leur dit:

26 ...aux pieds de Mot
27 tombez et inclinez-vous,
28 prosternez-vous et rendez hommage,
29 et dites la parole
30 au divin Mot,
31 répétez au Favori
32 de El, (son ) Champion, (le ) message
33 du très puissant Ba'al 1082  .

      Ba'al demande à ses messagers de se prosterner devant Mot, comme il se doit devant toute divinité dans le panthéon, selon le protocole en cours 1083  . Ceci implique que la souveraineté du dieu de la mort sur le monde infernal est une chose acquise, un fait établi; c'est au nom de cette autorité reconnue par les collègues divins que les valets doivent rendre hommage au « roi/patriarche » Mot. Les problèmes commencent quand ce dernier refuse de partager la table avec le nouveau souverain du royaume terrestre et, ce faisant, n'accepte pas de reconnaître son autorité, tout comme d'ailleurs Ba'al avait défié l'autorité de Yam suite à l'intronisation de ce dernier. Il s'agit dans les deux cas de « frères » rivaux qui convoitent le même trône. Il faut cependant prendre en considération les enjeux qu'une telle lutte de pouvoir implique. Tout au long du cycle AB, ce n'est pas le règne de Mot sur le monde des morts qui est à la base des « querelles fratricides »; l'autorité qu'il exerce est aussi légitime que celle de ses confrères. Par contre, sa politique expansionniste qui ambitionne de s'accaparer du monde des vivants risque d'anéantir les multitudes terrestres; le sort de l'humanité tout entière est sur la balance. C'est pourquoi El intervient dans la confrontation entre Ba'al et Mot, entre la fertilité et la mort, alors qu'il ne fait rien en ce qui concerne celle entre Ba'al et Yam, malgré le fait qu'il avait lui-même intronisé le dieu de la mer.

      Un autre terme qui indique la légitimité du règne de la divinité en question est 'bd qui est employé, entre autres 1084  , en relation avec Mot. Ainsi, lorsque Ba'al capitule devant le contre défi lancé par Mot, il annonce sa reddition en se déclarant l'esclave, 'bd, du dieu de la mort. À cet effet il envoie ses valets pour qu'ils délivrent l'avis suivant:

10 (le) message du très puissant Ba'al, (la) parole du plus puissant
11 des guerriers: « salut, O divin Mot
12 je suis ton esclave pour toujours » 1085  .

      Les connotations politiques d'un tel énoncé sont plus évidentes dans le passage que nous avons cité dans la discussion portant justement sur l'emploi du terme 'bd 1086  , où cette fois El déclare Ba'al l'esclave de Yam tout en précisant que dorénavant il lui portera des tributs comme les autres divinités. En d'autres termes, en signe de soumission à l'autorité de Yam, Ba'al doit lui payer des taxes tout comme sur terre les rois vaincus payaient des taxes à leurs conquérants. C'était d'ailleurs la convention qu'un monarque vassal se réfère à lui-même en tant que l'esclave de son maître en guise de sujétion 1087  . Parallèlement, lorsque le dieu de l'orage se dit l'esclave de Mot, il accepte en fait la supériorité de ce dernier sur lui et, ce faisant, légitime son autorité sur le monde des vivants. Les conséquences de sa reddition sont lourdes; en l'absence du dieu de la fertilité la sécheresse fait rage sur terre et fend les sillons dans les champs 1088  . Mot a provisoirement le contrôle de la terre.


4.2.2.4 Termes de parenté indiquant la légitimité

      Sous le thème de la légitimité nous avons considéré les différents véhicules de légitimation concernant Mot, soit la possession d'une demeure et la terminologie légale qui lui est associée, le banquet, ainsi que des termes comme ysthwy et 'bd. Dans cette section il sera question du vocabulaire de parenté en tant qu'outil de légitimation.

      Lors de la discussion portant sur ce même sujet, mais par rapport aux collègues du dieu de la mort, nous avons relevé des expressions, des termes spécifiques conférant un statut de légitimité à la divinité à laquelle ils étaient destinés 1089  . La première de ces formules est tr il ab(k/h) qui, comme nous l'avons précisé auparavant, comporte un double aspect; d'une part elle reflète le pouvoir exclusif dont jouit El en tant que père des dieux, et d'autre part, elle représente la légitimité attribuée à la divinité désignée en tant que fils de El. Or, cette même expression est employée par rapport à Mot, dans la menace que lui adresse la déesse du soleil à la fin du cycle:

26 comment ne t'entendra-t-il pas le Taureau
27 El ton père. (Sûrement) il retirera le support
28 de ton siège, .... 1090 

      Le fait que El soit considéré le père de Mot signifie qu'il l'accepte comme son fils et légitime l'autorité de ce dernier. Cette idée est élaborée plus explicitement dans le cas de Yam qui, à l'occasion de son intronisation, est officiellement désigné comme le fils de El 1091  . Mais cette légitimation comporte un prix, à savoir le pouvoir prépondérant du père sur le fils; et c'est justement au nom de cette autorité que Shapash s'adresse à Mot attestant ainsi la toute-puissance de El, le père, sur ses fils, les subordonnés.

      Les trois titres de Mot 1092  sont autant d'exemples de l'influence de l'organisation familiale (patrimoniale) sur la structure politique divine. bn ilm mt (« Mot, fils des dieux »), qui est son titre standard le plus souvent utilisé, est formulé selon un terme de parenté, « fils », pour exprimer la généalogie divine du dieu de la mort, afin de mettre l'emphase sur la place légitime qu'il occupe au sein du panthéon. De même, ydd il gzr (« le favori de El, son champion) et mdd il (« bien-aimé de El ») servent à justifier, au nom de El, l'autorité de Mot, tout comme durant l'intronisation de Yam, El inaugure le règne du nouveau roi en lui octroyant plusieurs attributs dont mdd il. 1093  Les deux derniers titres ne contiennent pas explicitement des termes de parenté certes, mais ils expriment une relation d'intimité qui relève quasiment de celle qui existe entre un père et le fils « favori ». D'ailleurs c'est cette même idée qui est derrière l'octroie du titre de mdd il à Yam qui, à cette étape dans la progression du mythe, est celui que El a élu pour gouverner le royaume de la terre 1094  .

      Tout au long du cycle AB, la légitimité de Mot ne représente pas un problème; il est le maître reconnu de sa maisonnée patriarcale, conçue en tant que cité, capitale du royaume des morts. Son patrimoine, ses titres, les terminologies légale et parentale qui lui sont associées prouvent l'acceptation unanime dont jouit ce dieu au sein du panthéon. C'est d'ailleurs ce qui fait de lui un ennemi plus redoutable que jamais. La situation se complique quand il commence à convoiter le trône du royaume terrestre. Le problème ne réside pas dans le fait qu'il défie l'autorité de Ba'al, le souverain actuel du royaume des vivants; le dieu de l'orage avait utilisé le même procédé pour accéder lui-même au pouvoir. Ce qui distingue la confrontation entre Ba'al-Yam de celle de Ba'al-Mot c'est l'enjeu, car la destinée de l'humanité tout entière est dans la balance. Le trône du royaume des vivants ne peut être occupé par le dieu de la mort dont la seule ambition est de consommer de « l'argile » en quantité illimitée.


4.2.3 LA PARENTÉ

      Une fois encore, comme dans le cas de la discussion portant sur le thème de la parenté par rapport au milieu divin de Mot, il s'agit dans cette section d'inverser les lentilles, afin de mettre l'emphase sur l'importance du concept de la parenté en relation avec le dieu de la mort.

      La parenté assume une triple fonction dans la conceptualisation de Mot et de son domaine au plan socio-politique. D'abord elle sert à définir et à caractériser les relations que Mot entretient avec sa famille et ses dépendants en tant que patriarche d'une maisonnée patrimoniale. Ainsi il se réfère à cet entourage immédiat par le biais d'une terminologie spécifique relevant de l'organisation familiale:

22 Car [en fait] Ba'al m'a invité avec
23 mes frères, Hadad m'a convoqué avec ma parenté
24 pour manger des mets avec mes frères
25 pour boire du vin avec ma parenté 1095  .

      Tout comme on se sert d'expressions comme bn atrt, lim/hmlt bn dgn pour désigner des coalitions politiques, on utilise un vocabulaire analogue pour caractériser les liens de Mot avec ses collaborateurs, indépendamment du fait qu'ils se situent au sein du camp des bn atrt ou ailleurs. Partout dans le cycle AB, les termes ah et ary sont employés pour désigner l'entourage socio-politique d'un patriarche, tel que reflété, entre autres, dans le protocole suivi lors de l'invitation à un banquet. Mot ne fait pas exception. Au contraire, il confirme cette règle. Cette façon conventionnelle de définir les échanges socio-politiques reflète d'ailleurs l'organisation patrimoniale de la société ougaritique où les relations entre père et fils servent de modèle pour façonner celles entre un maître et ses subordonnés.

      Mais cette convention contribue aussi à consolider les liens socio-politiques, ce qui nous amène à la deuxième fonction du concept de parenté. Étant donné que la structure familiale patrimoniale est à la base de l'organisation sociale, la conceptualisation des échanges aussi bien que leur consolidation se fait en termes de liens familiaux. Ceci est vrai tant au niveau terrestre que divin. C'est ainsi que ah, ary, bn servent à promouvoir la solidarité au sein d'une coalition politique. Cette même mentalité se répercute d'ailleurs dans les mariages politiques arrangés par lesquels on tente de créer non plus des liens de parenté fictifs, mais actuels.

      Finalement, la troisième fonction du concept de parenté sert à justifier l'autorité d'une divinité, aussi bien que d'un mortel. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de l'expression bn (de) x, qui sert de véhicule de légitimation. Dans une société patrimoniale où le père exerce un pouvoir absolu, toute autorité doit avoir une généalogie bien établie où le droit de gouverner est transmis de père en fils. Ceci est vrai autant au plan humain que divin. Par conséquent, lorsque l'on se réfère à Mot comme le fils du taureau El 1096  on justifie et légitime le règne du dieu de la mort en précisant sa généalogie. Ses deux titres, ydd il gzr et mdd il 1097  servent une fonction similaire. Bien qu'en terme de formulation ils ne puisent pas dans le vocabulaire familial, il caractérisent néanmoins les bonnes relations qu'un fils exemplaire, voire favori, doit entretenir avec son père, en l'occurrence El, dont le décret a le pouvoir de faire ou défaire la souveraineté d'un monarque. Si Mot est le bien-aimé de son père, cela sous-entend qu'il jouit de sa bénédiction, d'où la légitimité de son règne. Par ailleurs, son titre de bn ilm 1098  reflète encore une fois son statut légal, car il justifie la position du dieu au sein du panthéon en le désignant comme le fils des dieux.

      En conclusion, le concept de la parenté est omniprésent dans le mythe de Ba'al. Ceci n'est pas surprenant compte tenu de l'organisation de la société ougaritique basée sur la structure familiale patrimoniale. La terminologie de la parenté, qui revient constamment dans les textes, en est ainsi la preuve la plus évidente. Comme au niveau terrestre, le concept de parenté sert une triple fonction sur le plan divin: modeler, consolider et justifier les échanges entre les diverses divinités. Mot représente un exemple parmi d'autres. La façon dont on caractérise son entourage et la formulation même de ses titres confirment cette fonction du concept de parenté dans la conceptualisation socio-politique du domaine de Mot. Ainsi désigné il se caractérise non seulement en tant que dieu, mais aussi en tant que patriarche/ souverain dont le règne est aussi légitime que celui de ses collègues, tant qu'il se soumet à la volonté du dieu suprême, son père.

      Le but de la deuxième partie de ce chapitre consistait à comparer le domaine de Mot à celui de ses homologues, dans le cadre des thèmes portant sur l'organisation, la légitimité et la parenté. Ceci nous a permis de voir les points de convergences et de divergences entre les maisonnées de Mot et celles de ses collègues, notamment aux niveaux structurel et conceptuel. Ce point est particulièrement important pour notre propos car, selon le modèle de la maisonnée patrimoniale de Weber, l'organisation dans les diverses maisonnées doit être identique à ce niveau là. La deuxième partie de ce chapitre a donc servi à mettre en évidence une telle théorie.

      À quelques différences près, Mot s'est avéré être, comme les autres divinités, le maître légitime d'un domaine ancestral. Les divergences que nous avons repérées relèvent de sa nature même. Ainsi, en ce qui concerne la description physique de son domaine, et contrairement à ses collègues, la résidence de Mot est située sous la terre, conçue en tant que cité-capitale plutôt que palais-temple, d'où l'absence de terminologie strictement domestique dans cette description. Ceci refléterait à notre avis une réalité cultuelle: en vertu de l'aspect indomptable de la mort qu'il représente, il ne jouit d'aucun culte sur terre et, par conséquent, ne possède pas une maison qui constituerait la réplique d'un temple terrestre éventuel. Mais si la terminologie domestique fait défaut, il n'en est pas de même pour la terminologie légale. Mot est référé en tant que maître incontesté de son domaine ancestral et souverain d'un royaume, assurément morbide. Les expressions telles que « terre de patrimoine (ars nhlt) », « support de siège (alt tbt) », « sceptre de souveraineté (ht mtpt) », etc. attestent le caractère légitime de son règne. Par ailleurs, de par le protocole divin basé sur une organisation patrimoniale, le statut légal de Mot transparaît encore une fois, notamment en ce qui concerne les règles observées pour l'invitation à un banquet, ou la convention de se prosterner devant un souverain légitimement reconnu. De même, la caractérisation de son entourage, la formulation de ses titres, la façon dont Ba'al se déclare son esclave, reflètent tous le statut légal dont il jouit au sein du panthéon en tant que fils de El. Finalement, l'influence de la structure de la famille patrimoniale se remarque aussi à travers le concept de parenté qui sert à définir, consolider et justifier les liens que Mot entretient avec son milieu divin; ses titres, la caractérisation de son entourage l'attestent une fois de plus. Conclusion: Mot se présente comme le chef d'une maisonnée patrimoniale dont l'organisation au niveau conceptuel et structurel est similaire à celle de ses collègues. Il fait bel et bien partie de « l'olympe » ougaritique. Mais ses ambitions et sa politique expansionniste mettent sa position en danger du moment où il commence à convoiter le trône du royaume des vivants afin qu'il puisse donner libre cours à son appétit morfal. Finalement ce qui fait trembler ce dieu, l'ennemi de taille du vaillant Ba'al est pourtant bien banal; El, qui ne peut permettre l'anéantissement des multitudes terrestres, menace de mettre fin au règne de Mot en révoquant sa légitimité. Comme tout autre « chef  » politique, ce dernier craint de perdre son trône et se soumet à la volonté du dieu suprême en reconnaissant la souveraineté de Ba'al.

      Dans le cycle AB, Mot représente un personnage complexe qui révèle des aspects multiples. Il se manifeste sur trois niveaux différents 1099  . Premièrement, il incarne la mort au niveau personnel en tant que la « bête » à l'appétit insatiable qui cherche constamment à consommer l'être humain. Il veut s'emparer du monde des vivants afin d'avoir libre accès à sa source d'approvisionnement, gardée jalousement par Ba'al, le promoteur de la vie. Deuxièmement, il se manifeste au niveau communautaire. En effet, il menace le bien-être social en vertu de la sécheresse qu'il répand une fois qu'il a le contrôle du royaume terrestre, ne serait-ce que temporairement. Dans une société principalement agraire, qui dit sécheresse dit famine, le visage concret de la mort. Finalement, Mot se manifeste sur le plan cosmique, car dans l'éventualité où il s'emparerait du monde des vivants, il exterminerait toute la multitude terrestre. Il représente un danger non plus pour une communauté locale, mais pour l'humanité tout entière. Pourtant ce personnage, normalement lugubre, ne diffère pas de ses collègues divins. Il est le fruit de son environnement socio-économique et, sur le plan social, il est dépeint exactement comme les autres. La seule chose qui le différencie c'est son occupation. Mais le tissage qui lie ensemble tous ces aspects de Mot et lui permet d'avoir un caractère tridimensionnel se constitue justement des traits sociaux que son personnage révèle; s'il est « vivant », si sa personne nous parle, c'est parce qu'il est d'abord un être social qui, malheureusement pour lui et surtout pour nous, a une carrière morbide.


CONCLUSION GÉNÉRALE

      Dans l'introduction de la présente thèse nous avions postulé l'hypothèse que Mot est le chef d'une maisonnée patrimoniale dont l'organisation est structurellement et conceptuellement identique à celle des autres divinités du panthéon ougaritique. Par conséquent, il devrait être considéré comme un dieu à part entière autant par les humains que par ses collègues divins. Pour démontrer cette hypothèse nous avons privilégié l'approche de Max Weber, et plus précisément, son modèle de la maisonnée patrimoniale, comme assise d'analyse. Or dans la perspective wébérienne, toute tentative de comprendre un phénomène religieux (de l'extérieur) doit prendre en considération les facteurs matériels, objectifs aussi bien que les facteurs idéaux, subjectifs, relatifs à l'expérience religieuse. Il fallait donc, dans le cas de Mot, relever les facteurs socio-économiques qui avaient influencé la perception native de la mort à Ougarit.

      Pour mener à bien notre démonstration nous avons divisé la présente thèse en quatre chapitres. Le premier a traité des questions proprement théoriques pertinentes à notre propos. Dans la première partie, la discussion a porté sur les différentes interprétations du cycle de Ba'al, notamment celles proposées dans une perspective historique, cosmogonique et saisonnière. Une importance particulière à été accordée à l'explication saisonnière compte tenu de sa prédominance quant au conflit Ba'al-Mot. Bien que nous partageons avec cette dernière l'opinion que l'environnement géo-physique a un impact sur la conception du monde divin, nous avons jugé sa portée trop restrictive quant à son explication des rôles respectifs des différentes divinités dans le cycle de Ba'al. L'interprétation saisonnière ne révèle à la rigueur qu'un seul aspect du mythe de Ba'al; elle se situe dans la ligne des lectures unidimensionnelles. En somme, cette première partie nous a permis de faire un tour d'horizon afin de dégager les forces et les faiblesses des principales interprétations concernant le cycle AB.

      Dans la deuxième partie de ce même chapitre, nous nous sommes familiarisée avec les divers modèles théoriques appliqués cette fois-ci à l'étude de la société ougaritique. À cet effet nous avons discuté de l'économie et de la société ougaritiques en fonction des modèles proposés jusqu'à présent. Il a été notamment question du féodalisme, du fonctionnalisme et du modèle des deux secteurs d'orientation marxiste. Compte tenu de l'intérêt des conditions socio-économiques pour notre propos et de la popularité actuelle de la lecture marxiste avec certains auteurs, nous avons accordé une importance particulière au modèle marxiste. Nous avons constaté que les partisans du modèle des deux secteurs, en ne considérant que les facteurs objectifs (les modes de productions) dans leurs analyses, étaient prisonniers de leur propre subjectivité. La stricte dichotomie qu'ils imposent entre les secteurs public et privé va à l'encontre des données archéologiques et épigraphiques ainsi que du savoir faire ougaritique. Résultat: c'est une construction théorique qui force la réalité historico-culturelle.

      À Ougarit, comme ailleurs dans la région, la société était caractérisée par des liens traditionnels, fortement personnalisés où les sphères publique et privée se distinguent difficilement. Or, d'après l'étude de la société ougaritique faite par Schloen, celle-ci est organisée selon la structure de la maisonnée patrimoniale, un type idéal wébérien. Celui-ci, par souci de la perception native de la réalité, accorde plus d'importance au contexte culturel. Ainsi selon ce modèle, les relations entre père/fils, maître/serviteurs prévalant au sein de la maisonnée patriarcale façonnent les échanges à tous les niveaux; « le privé » modèle et englobe « le public ». Tout le royaume est la maisonnée personnelle du souverain dont l'autorité relève du type de pouvoir qu'exerce un père sur ses fils. Chaque individu est à son tour le patriarche de sa propre maisonnée qui est conceptuellement et structurellement organisée d'une manière identique à celle du roi. Seule la superficie varie selon la fortune personnelle. Il s'agit en fait d'une structure sociale pyramidale où la plus petite maisonnée est nichée dans la plus grande. En l'absence d'une infrastructure adéquate, le palais garde ainsi le contrôle par le biais des relations personnelles dyadiques. Résultat: contrairement au modèle des deux secteurs, l'interprétation wébérienne nous a paru plus conforme à la réalité socio-culturelle de la région et au savoir faire ougaritique.

      Le premier chapitre nous a donc permis de justifier le choix de notre modèle théorique et d'identifier les facteurs matériels (environnement et économie) et idéaux (perception native à travers la structure sociale) susceptibles d'influencer le façonnement du monde divin ougaritique. À la lumière des conclusions que nous avons tirées nous pouvions faire les constatations préliminaires suivantes. Premièrement, les conditions géo-physiques favorisent l'agriculture irriguée d'où l'importance de la pluie. La prédominance de Ba'al, dieu de l'orage, est directement proportionnelle au rôle vital que joue la pluie dans l'agriculture. De même, l'apport des sources souterraines à l'alimentation hydrique d'Ougarit explique l'importance de 'Anat, déesse des sources souterraines, et clarifie les raisons de son alliance avec Ba'al. Les chapitres suivants devaient nous permettre de vérifier si l'on pouvait détecter des indices similaires dans le façonnement du caractère de Mot. Deuxièmement, l'impact de la structure sociale sur le monde divin doit en principe se traduire selon les paramètres de l'organisation patrimoniale. Il fallait donc vérifier l'influence d'une telle configuration sur le panthéon ougaritique en général et sur Mot en particulier. Il fallait notamment voir si les maisonnées divines étaient organisées d'une façon identique aux plans structurel et conceptuel, y compris celle de Mot.

      Mais avant d'entamer la discussion sur Mot, il fallait d'abord établir dans le deuxième chapitre les textes sur lesquels nous allions baser notre recherche. Au sein du cycle AB nous avons privilégié les passages qui traitent de Mot, à savoir KTU 1.4 à 6. La première partie de ce deuxième chapitre était consacrée à la critique textuelle des passages en question, afin d'éclaircir autant que possible les ambiguïtés textuelles. Étant donné l'ancienneté et l'état fragmentaire des passages, la lecture n'en n'a pas été toujours évidente. De plus, comme dans le cas des autres langues sémitiques, l'absence de vocalisation rend la lecture sujette à diverses interprétations qui varient selon les voyelles insérées par les commentateurs. Cette partie du chapitre a non seulement servi à établir le corpus de la thèse, mais aussi à justifier la lecture que nous faisions des passages et les reconstitutions que nous adoptions.

      Mais un tel exercice aurait été incomplet sans une mise en lumière du problème de l'ordre séquentiel, d'où la discussion de la deuxième partie du deuxième chapitre. Étant donné que les récits sont inscrits sur plusieurs tablettes, et compte tenu qu'il n'existe aucun système de « pagination » entre elles, la séquence au sein du cycle de Ba'al est problématique. Pourtant, nous avons démontré qu'un certain consensus existe quant à la séquence des tablettes 4, 5 et 6, celles qui contiennent les récits du conflit entre Ba'al et Mot. Ainsi, personne ne conteste que KTU 1.6 suit immédiatement 1.5 à cause même d'une description conventionnelle des rites du deuil qui commencent à la fin de 1.5 et continuent au début de 1.6.i. Par ailleurs, la majorité des auteurs, tels Gibson, van Zijl, de Moor, del Olmo Lete, Smith inter alia, acceptent la succession des tablettes 1.4 et 1.5. Ils se basent à cet effet sur le message de Ba'al adressé à Mot, message dont une partie de la réplique figure dans 1.5.i où le dieu de la mort est justement en dialogue avec les émissaires de Ba'al chargés de la commission. Alors que l'ordre séquentiel constitue un point d'engorgement dans les études portant sur le cycle AB en général, il posait finalement des difficultés minimes en ce qui concerne notre propos.

      Une fois notre corpus établi, nous avons procédé, dans le troisième chapitre, à l'analyse du vocabulaire utilisé pour décrire les aspects et les fonctions de Mot afin d'en dégager des groupes thématiques évoluant chacun autour d'une fonction ou d'un aspect spécifique du dieu. D'une manière générale, nous pouvons résumer les résultats de notre discussion sous trois thèmes principaux. Le premier concerne les titres du dieu de la mort. Ses titres lui confèrent un aspect positif et le dépeignent comme le guerrier vaillant dont la force égale celle de son adversaire, Ba'al. Il s'agit d'une stratégie encore courante qui consiste à glorifier l'ennemi afin de valoriser la victoire remportée par le héros. Par conséquent, la contradiction existant entre les titres positifs et la caractérisation d'une figure divine morbide comme Mot, s'est avérée n'être qu'apparente, voire même nécessaire. Ces titres servent à le présenter comme l'ennemi de taille du dieu de l'orage.

      Le deuxième thème se rapporte à l'appétit morfal de Mot, éternellement sevré de multitudes terrestres. Mot est alors décrit en termes bestiaux et on utilise un vocabulaire relatif aux animaux sauvages pour mettre l'emphase sur le caractère instinctif, et en même temps indomptable, de l'appétit insatiable qu'éprouve Mot. La description dénote le caractère d'une apologia pro vita sua, plutôt que d'une condamnation. Comme tout être vivant, le dieu de la mort a besoin de manger pour subsister. Mais, malheureusement pour nous, c'est l'être humain, symbolisé par l'argile, qui constitue la base de son régime alimentaire.

      Le ton des passages change et s'endurcit lorsque l'on aborde le troisième thème qui traite du royaume souterrain de Mot. Le vocabulaire emprunte alors des termes négatifs: la vase est la capitale du royaume sur lequel il préside, la fosse le siège de sa résidence. C'est uniquement par rapport à ses fonctions que sa caractérisation acquiert un ton proprement négatif; une réaction naturelle longuement anticipée d'ailleurs.

      En ce qui concerne les fonctions de Mot, et notamment la gérance du royaume des morts, la relation implicite qui existe entre lui et la déesse du soleil, Shapash, nous a paru d'une importance particulière. Le fait même que le culte funéraire à Ougarit soit adressé à Shapash nous a poussée à conclure que, premièrement, la déesse entretient des liens directs avec le monde souterrain, liens qui sont renforcés en vertu de sa nature solaire. Deuxièmement, ceci éluciderait à notre avis le mystère de l'absence de Mot des listes sacrificielles, puisque c'est Shapash qui assume la gérance du culte. Une telle division des tâches serait en effet consistante avec les natures respectives des deux divinités. L'une, de par son trajet quotidien, fait littéralement le pont entre les mondes des vivants et des morts, et par conséquent, représente le côté accessible, voire domptable de la mort, d'où les sacrifices à son nom. L'autre par contre, en sa qualité de bête sauvage à l'appétit éternellement insatiable, reste indomptable, d'où la futilité de tout culte visant à l'amadouer. Par conséquent, si le nom de Mot n'est pas inclus dans les listes rituelles et sacrificielles, ce n'est pas parce qu'il n'est pas une divinité à part entière, mais parce qu'il représente une réalité inévitable et inaltérable que rien ne peut changer.

      Nous aurions aimé trouver des corrélations entre la réalité géo-physique d'Ougarit et la caractérisation de Mot, à travers certains de ses aspects. Or, tel ne fut pas le cas, du moins pas d'après le cycle AB. Certains auteurs ont identifié Mot avec le grain, à cause du traitement qu'il subit aux mains de 'Anat. Celle-ci le fend, le vanne, le brûle, le broie à la meule et le disperse dans la steppe 1100  . Contrairement à ces auteurs, nous ne croyons pas qu'il s'agisse d'une identification de Mot avec le grain nouvellement récolté. Le passage symbolise plutôt le sort que l'on inflige à un adversaire pour l'anéantir une fois pour toutes. La même idée se retrouve dans la tradition vétéro-testamentaire 1101  . D'ailleurs, dans KTU 1.2.iv.28-31 Ba'al dispose de son ennemi vaincu, Yam, en dispersant ses restes. Par conséquent, l'interprétation de ce passage en termes de punition infligée à l'ennemi s'accorde mieux avec la caractérisation de Mot que celle qui veut l'identifier au grain moissonné 1102  . Ainsi, tout au long des passages traitant de Mot dans le cycle de Ba'al, il n'y a aucune allusion quant à un éventuel aspect lié à la fertilité. Comme Caquot 1103  le fait remarquer, si Mot représentait le grain et en tant que tel jouait un rôle positif dans les textes, il aurait selon toute probabilité reçu un culte lui aussi. Si les listes cultuelles ne le mentionnent pas c'est parce qu'il était perçu uniquement dans le contexte de la mort.

      Il y a une raison pour laquelle les composantes géo-physique et agraires manquent dans sa caractérisation. La réponse à notre avis réside dans les conditions sociales prévalant à Ougarit. Dès le début de la présente thèse nous nous sommes basée sur la prémisse que les conditions socio-économiques se reflètent sur le plan divin. C'est pourquoi d'ailleurs nous avons choisi un modèle théorique capable de mettre en relief cette interaction. Pourtant il ne s'agit pas d'un effet de miroir; tout ce qui se passe sur terre ne se répercute pas automatiquement dans la religion. Il y a un décalage temporaire important, accentué par le caractère traditionaliste du domaine religieux. Comme Weber le fait remarquer, par sa nature même, la religion s'oppose à toute innovation. Dans le cas des religions polythéistes ceci est particulièrement vrai, car en l'absence d'une tendance rationaliste 1104  , elles restent prisonnières de l'esprit traditionaliste « stéréotypé » (la plupart du temps) par la magie 1105  . C'est pourquoi par exemple, la réalité agraire est si influente dans la caractérisation de Ba'al, la divinité principale du cycle AB, malgré le fait qu'à l'époque de la rédaction des récits mythologiques d'autres domaines de l'économie ougaritique étaient en plein essor, notamment le commerce. Mais, à notre avis, les semences de cette nouvelle réalité socio-économique sont déjà en germination au niveau divin, tel que reflété par exemple par le dieu artisan Kothar-et-Khasis. Ainsi, la double localisation de sa demeure ancestrale ferait écho au commerce des métaux entre l'Égypte, le bassin méditerranéen et l'Ougarit 1106  . De même, la raison pour laquelle les composantes agraires font défaut dans la description de Mot, c'est que l'agriculture n'est plus la principale source de revenus. C'est pourquoi les préoccupations agraires sont tout au plus implicites dans la caractérisation de Mot, qui reflète plutôt la spécialisation des tâches opérant dans la société ougaritique en général et dans le milieu urbain en particulier. Le citadin, maître d'une maisonnée patrimoniale avec son lot de terrain qui lui assure la quantité de nourriture nécessaire pour sa subsistance, dispose aussi d'autres sources de revenus. Il y en a qui sont des fonctionnaires du palais, des marchands, des artisans, d'autres encore des collecteurs d'impôts. Mot, lui, collecte des vies humaines. En l'absence de caractéristiques explicitement agraires, la clé de la compréhension de la figure divine de Mot si situait donc dans ses composantes sociales qui font l'objet du prochain chapitre.

      Une fois ses titres, ses caractéristiques et ses fonctions établis, nous pouvions entamer la discussion du statut socio-politique de Mot au sein du panthéon ougaritique, statut qui refléterait finalement la perception native de la mort. C'est ce que nous avons fait dans le quatrième et dernier chapitre, le point culminant de notre recherche. À cet effet nous avons divisé le chapitre en deux parties. Dans la première, la discussion a porté sur le milieu divin ougaritique en général, selon trois thèmes, à savoir l'organisation interne, la légitimité et la parenté. Ces thèmes avaient été considérés lors de l'analyse wébérienne de la société ougaritique d'après le type idéal patrimonial (ch. 1). D'après ce modèle, les maisonnées personnelles de chacune des divinités doivent être organisées d'une façon identique sur les plans conceptuel et structurel, y compris celle de Mot. Le but dans cette première partie était d'établir les paramètres de la maisonnée divine per se et de voir comment elle influence la structure des échanges politiques (concept de légitimité) et sociaux (concept de parenté) au niveau divin. Au terme de notre discussion nous avons constaté premièrement que, la maison est toujours construite sur le patrimoine ancestral de la divinité souvent délimitée par une (ou des) montagne(s). Deuxièmement, la demeure et son emplacement reflètent les caractéristiques du maître ou maîtresse des lieux. Par ailleurs nous avons démontré que l'on empruntait des termes à l'organisation familiale afin de consolider les relations politiques et de légitimer l'autorité des divinités. Ainsi par exemple, l'expression tr il ab(k/h/y), « le taureau El (ton/son/mon) père »confère la légitimité à la personne désignée; durant l'intronisation de Yam, El le proclame roi en le nommant son fils 1107  . De même, le titre « le bien-aimé de El » est une autre illustration de ce mécanisme de légitimation. En effet quelle meilleure façon de conférer son support à quelqu'un que de l'appeler son bien-aimé. On notera au passage que seul El détient le pouvoir de légitimation qu'il octroie à travers son décret, la condition nécessaire et suffisante pour la confirmation ou l'infirmation de l'autorité de n'importe quelle divinité dans le panthéon. Outre l'emploi de la terminologie familiale pour fins politiques, tout le protocole socio-politique est également basé sur l'organisation de la maisonnée. Le meilleur exemple est la coutume du banquet; on adresse l'invitation non seulement au maître de la maisonnée mais à toute sa famille et aux membres de son entourage.

      À la fin de cette première partie nous avons premièrement défini les constantes de la maisonnée divine. Deuxièmement, nous avons démontré que l'organisation politique au sein du panthéon ougaritique reproduit celle de la maisonnée patrimoniale. Elle emprunte des termes et des coutumes caractéristiques de la configuration familiale afin de consolider et légitimer les échanges au niveau politique. Ce n'est qu'après avoir étudié le milieu divin ougaritique en général que nous pouvions discuter de Mot exclusivement. L'objectif était de cueillir le plus de données possibles afin de mieux le comprendre. En fait, il aurait été inconcevable d'étudier Mot séparément de son contexte divin; une telle distinction relèverait d'une attitude atomistique qui dissèque les différentes parties d'un tout et se spécialise dans chacune de ces parties, oubliant souvent qu'elle ne représente pas une entité autonome. Dans la mentalité du Proche-Orient ancien, la cohésion de l'ensemble est primordiale et l'individualité ne peut survivre qu'au sein de la collectivité de laquelle elle dépend totalement.

      Dans la deuxième section du quatrième chapitre, nous avons repris les trois thèmes pour discuter plus spécifiquement de Mot lui-même, à travers sa maisonnée, ses titres, ses liens de parenté, etc. La description de la demeure de Mot sur les plans conceptuel et structurel a montré des caractéristiques similaires à celles des autres divinités; elle est délimitée par des montagnes, et localisée sur la terre ancestrale. Mais alors qu'au niveau de l'organisation ces maisonnées sont identiques, elle dénotent sur le plan « physique » des caractéristiques différentes qui varient selon les fonctions du maître ou de la maîtresse des lieux. C'est ainsi que la demeure de Mot, contrairement aux autres, est située sous la terre. En outre, elle est conçue en tant que cité-capitale et non comme un temple-palais, d'où l'absence de terminologie strictement domestique dans la description générique. Ceci refléterait à notre avis une réalité cultuelle: en vertu de son caractère indomptable, il ne jouit d'aucun culte sur terre et, par conséquent, ne possède pas une maison (dans le sens architectural du terme) qui représenterait la réplique d'un temple terrestre éventuel.

      Mais si la terminologie domestique fait défaut , il n'en est pas de même pour le vocabulaire légal. Des expressions telles que « terre de patrimoine », « sceptre de souveraineté » employées à l'égard de son pouvoir attestent le caractère fortement légitime de son règne. Ce statut est conféré surtout par sa demeure ancestrale, marque de royauté certes, mais avant tout signe du consentement de El. Nous rappelons qu'il fallut faire preuve de grands manèges politiques pour que Ba'al puisse avoir droit à son palais, droit dont Mot jouissait bien avant le dieu de l'orage, depuis le début du mythe.

      Par ailleurs, les trois titres de Mot sont autant d'exemples du statut légitime qu'il occupe au sein du panthéon ougaritique. On notera au passage que la formulation de ses titres reflète l'influence de l'organisation familiale sur la structure politique divine. Ainsi, bn ilm mt, « Mot, fils des dieux », qui est son titre standard le plus souvent utilisé, est formulé selon un terme de parenté, « fils », pour exprimer la généalogie divine du dieu de la mort, et met l'emphase sur son statut légitime. De même, ydd il gzr, « le favori de El, son champion » et mdd il, « le bien-aimé de El », servent à justifier, au nom de El, l'autorité de Mot, tout comme durant l'intronisation de Yam, El inaugure le règne du nouveau roi en lui octroyant plusieurs attributs, dont mdd il.

      Partout dans le cycle AB, les termes ah et ary, « frère » et « parenté », sont employés pour désigner l'entourage socio-politique d'un patriarche, tel que reflété notamment dans le protocole suivi lors de l'invitation à un banquet. Mot ne fait pas exception, au contraire il confirme la règle. Cette façon conventionnelle de caractériser les échanges socio-politiques reflète encore une fois l'organisation patrimoniale de la société où les relations familiales modèlent celles au niveau politique. En fait le concept de parenté assume une triple fonction. Non seulement il sert de modèle pour structurer les échanges en dehors de la maisonnée, mais il sert à consolider les liens et à justifier l'autorité, qu'elle soit divine ou terrestre. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de l'expression bn (de) x et par extension tr il abk. Dans une société patrimoniale où le père exerce un pouvoir absolu, toute autorité doit avoir une généalogie bien établie où le droit de gouverner est transmis de père en fils. Par conséquent, lorsque l'on se réfère à Mot comme le fils du taureau El, on justifie et légitime le règne du dieu de la mort en précisant sa généalogie.

      Le but de la deuxième partie du quatrième chapitre consistait à comparer le domaine de Mot à celui des autres divinités afin d'en dégager les points de convergences et de divergences, notamment au niveau de l'organisation des maisonnées. Ceci est particulièrement important pour notre propos car, selon le modèle patrimonial de Weber, cette organisation doit être identique aux plans conceptuel et structurel. À quelques différences près, Mot s'est avéré être, comme les autres, le patriarche d'un domaine ancestral patrimonial. Les divergences repérées relèvent de sa nature et non de son statut, pleinement reconnu par El. La caractérisation de son entourage, la formulation de ses titres, la façon dont on s'adresse à lui, font transparaître le statut légal dont il jouit au sein du panthéon. Résultat: Mot fait bel et bien partie de « l'Olympe »ougaritique en tant que dieu à part entière. Mais ses ambitions et sa politique expansionniste mettent sa position en danger du moment où il commence à convoiter le trône du royaume des vivants, afin qu'il puisse donner libre cours à son appétit morfal. Finalement, ce qui fait trembler ce dieu, la nemesis du vaillant Ba'al, est pourtant bien banal; El menace de mettre fin à son règne en révoquant sa légitimité. Comme tout autre « chef  » politique, Mot craignant de perdre son trône, se soumet à la volonté du dieu suprême et reconnaît la souveraineté de Ba'al.

      En conclusion, Mot se dégage comme un personnage complexe, multidimensionnel. Il se manifeste notamment sur trois niveaux différents. Au niveau personnel, il est décrit en termes de bête sauvage à l'appétit insatiable, constamment sevré d'humains. Sur le plan collectif, il menace la communauté d'Ougarit d'extinction en retenant Ba'al « prisonnier » et en l'empêchant d'envoyer sa pluie génératrice vitale. Finalement, au niveau cosmique il met en péril le bien-être des multitudes terrestres en voulant englober définitivement le monde des vivants. Mais ses divers aspects auraient pu être des manifestations disparates d'un personnage en mosaïque (comme les figures de fertilité associées aux Ba'al locaux de par le Proche-Orient ancien), n'eut été de la composante sociale de son caractère, la maille qui tisse les différentes parties en un tout. C'est cette composante qui le rend tridimensionnel en le présentant comme un chef de « famille » (patrimoniale) qui, malheureusement pour lui et surtout pour nous, a une carrière morbide. Cette spécialisation des fonctions reflète la transition d'une communauté proprement agraire à une société de plus en plus urbanisée, transition qui commence à avoir des répercussions au niveau divin. Mais les fondements de la structure sociale restent les mêmes; la maisonnée patrimoniale façonne les échanges à tous les niveaux de la vie communautaire, d'où les relations fortement personnalisées et traditionnelles. Mot et ses collègues sont le fruit de leur environnement socio-économique et culturel. En tant que figures d'autorité, ils sont perçus comme des chefs de maisonnées patrimoniales. Mais, alors que Ba'al dénote encore des caractéristiques proprement agraires, parallèlement à ses attributs sociaux, Mot est avant tout le seigneur du royaume des morts.

      La présente thèse se situe, de par sa méthodologie, dans le domaine de la sociologie des religions. L'ordre social constitue la problématique fondamentale de cette discipline; quels sont les facteurs qui permettent de maintenir la cohésion au sein du collectif, malgré la trame serrée des égoïsmes individuels. Pour résoudre cette problématique, des classiques comme Comte, Durkheim et Weber ont entrepris d'identifier les formes originelles de ce consensus social. La principale forme de cohésion ayant attiré leur attention a été la religion. Mais alors que les deux autres s'intéressent à la religion en tant que mécanisme intégratif de l'organisme social, Weber essaie de comprendre le rôle de la religion dans le changement de l'ordre social. La prémisse méthodologique wébérienne s'appuie sur la conviction que derrière tout agir individuel il y a une intention, derrière toute action un sens. La tâche fondamentale du sociologue est de comprendre et de rapporter l'ensemble des significations que les individus attribuent à leurs actions, d'où l'effort de Weber d'identifier une typologie de l'action. Or selon Weber, la religion constitue l'un des stimulants principaux de l'agir humain. Il démontre cette thèse notamment à travers l'affinité élective qu'il détecte entre le calvinisme et le capitalisme, autrement dit entre une éthique religieuse et un ethos économique.

      Mais dans la perspective de la sociologie wébérienne cette influence n'est pas unilatérale. La configuration socio-économique, inspirée par une éthique religieuse, se reflète à son tour sur le plan divin et le façonne à son image. Dans les sociétés comme celle d'Ougarit où il n'y a aucune distinction entre le sacré et le séculier, on ne perçoit pas le monde d'ici-bas comme étant aliéné du monde céleste, au contraire. Par conséquent, le problème de la prédestination ne se pose pas, car on ne sent pas le besoin d'organiser la société humaine selon une éthique religieuse particulière afin de la rendre conforme autant que possible à un monde spirituel modèle. Le processus de rationalisation, qui consiste justement à organiser la vie mondaine selon un principe transcendant, n'est pas déclenché. L'agir humain, et par conséquent la configuration socio-économique, reste prisonnier de l'esprit traditionaliste, d'où l'invraisemblance d'une éventuelle bureaucratie rationnelle et impersonnelle dans le Proche-Orient ancien durant les troisième et deuxième millénaires av. l'è. c. Les échanges fortement personnalisés, les relations patriarcales, les types de résidences patrilocaux, la descendance patrilinéaire, relèvent tous des caractéristiques de la société ougaritique, caractéristiques qui se reflètent, comme nous l'avons démontré, au plan divin.

      Les prospectives que notre étude ouvre sont à deux volets. Premièrement, il serait intéressant de prendre le modèle patrimonial de Weber et de l'appliquer individuellement aux autres divinités ougaritiques, comme nous l'avons fait dans le cas de Mot. Une telle analyse permettrait de relever les divergences et les convergences des composantes sociologiques entre diverses figures divines. Les différences refléteraient à notre avis des soucis religieux et cultuels alors que les ressemblances confirmeraient la base sociologique commune, en particulier à travers l'organisation de la maisonnée divine. Dans le cas de notre propre démonstration, nous avons vu comment le vocabulaire générique décrivant les résidences était le même pour toutes les divinités, alors que la localisation, par exemple, différait selon les fonctions spécifiques de chaque dieu ou déesse. Ceci s'est avéré particulièrement vrai dans le cas de Mot dont la résidence est située en dessous de la terre, localisation idéale pour un dieu de la mort.

      Le deuxième volet consisterait à élargir l'horizon de l'enquête pour étudier dans une perspective wébérienne l'apport des conditions socio-économiques au façonnement du monde divin dans les autres cultures du Proche-Orient ancien. Selon une première constatation, nous croyons qu'il y aurait plus de caractéristiques en commun entre les configurations divines des panthéons hittite et ougaritique par exemple, que celle prévalant dans la religion mésopotamienne. Ainsi en ce qui concerne la géographie physique, l'empire hittite et le royaume d'Ougarit dénotent une hydrographie similaire, marquée par l'absence de grandes rivières. Par contre, en Mésopotamie le Tigre et l'Euphrate représentent des ressources hydriques permanentes considérables. Ces conditions ont nécessairement dû influencer la configuration sociale qui se reflétera à son tour sur l'organisation divine. Par ailleurs, des cités-états comme Émar et Ébla, avec des affinités socio-culturelles beaucoup plus proches de celles d'Ougarit, doivent avoir des panthéons encore plus similaires à celui de la cité-état ougaritique.

      Il faudrait également considérer le milieu israélite, surtout à l'époque pré-exilique quand il représente relativement plus de similarités socio-culturelles avec ses voisins cananéens. Une piste prometteuse serait de comparer le bet 'ab avec la maisonnée patrimoniale wébérienne pour en dégager les similitudes et les disparités conceptuelles et structurelles au plan de leur organisation. Il serait intéressant par la suite d'étudier la perception de la mort dans un tel milieu en attachant un intérêt particulier à l'influence des conditions socio-économiques d'une part et les contraintes d'une religion principalement monothéiste, de l'autre. Il est évident que dans le cas de la religion israélite il ne s'agit pas d'étudier une figure divine de la mort mais un concept. Toutefois l'héritage culturel commun va nécessairement se répercuter sur le plan divin, non seulement par le vocabulaire mais même au niveau conceptuel. Ainsi, le passage dans le livre de Jérémie 1108  où il est question de la mort qui entre par les fenêtres et envahit les palais est étrangement évocateur du passage dans le cycle AB 1109  où Ba'al refuse d'ouvrir une lucarne dans sa demeure royale craignant l'infiltration d'un ennemi éventuel.

      Si Mot réagit, se met en colère et se méfie, est humilié et s'indigne, bref s'il est vivant, c'est parce qu'il est calqué à notre image, et plus spécifiquement à l'image du bn Ougarit du deuxième millénaire av. l'è. c. C'est pourquoi il fallait utiliser une approche sociologique comme celle de Weber pour pouvoir justement mettre en relief ces composantes sociologiques car elles contiennent le secret de la vie du dieu ougaritique de la mort.


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