Introduction : Le Sourcier de l'Éden

Juliette vint me voir aussi [...]. Elle n'avait devant elle que la sentinelle la plus avancée de toute la littérature française, ce matin-là, sur le front de la clarté, de la luminosité, de l'évidence [...]. Si bien que je ne lui refusai pas de lire la Prière sur la Tour Eiffel que je venais justement d'écrire.(I, p. 842-843) 1 

      Des quelques expressions giralduciennes spectaculaires -- assez rares du reste -- que les chercheurs isolent dans l'espoir d'y trouver une voie d'accès à l'oeuvre, nous avons choisi d'exploiter celle qui nous semble offrir le plus de promesses, celle qui nous paraît résumer une entreprise toujours recommencée, jamais achevée, constamment remise en chantier, la construction de l'Élysée et le dessin d'une idylle, celle où Giraudoux, dans un passage qui contient une partie essentielle de son Art poétique 2  , s'est idéalisé lui-même, dans la Prière sur tour Eiffel (1923), par cette phrase restée célèbre : «je suis le sourcier de l'Éden! 3  » On l'ampute assez généralement de ce qui précède et plus encore de ce qui suit dans le texte. On se souvient surtout du dernier mot. Mais ne méprisons pas ce lieu commun de la recherche giralducienne, il a sa raison d'être : pour banale qu'elle est devenue, l'expression est aussi la plus juste, et même la plus précise des descriptions du projet d'écriture giralducien. On en retrouve la trace, l'orbe ou la marque dans toute l'oeuvre : dans les récits poétiques, dans les romans, le théâtre, les essais et même dans les articles et les oeuvres à caractère politique.

      Que faut-il entendre par cette expression? Giraudoux en donne le meilleur éclaircissement treize ans plus tard -- ce qui, notons-le, démontre une singulière endurance de sa pensée -- dans Les cinq tentations de La Fontaine (1936). Quelques pages avant la fin de la cinquième et dernière conférence 4  , dans un passage où il évoque l'espoir de Saint-Évremond de voir venir La Fontaine à Londres, il imagine quel plaisir cela aurait été pour l'exilé «de montrer à celui qui, tout sa vie avait rêvé de la liberté, mais en sourcier, devinant où elle était sans jamais pouvoir l'atteindre, de la lui montrer en personne.» Notons cette explication : le sourcier devine où est ce qu'il cherche, mais ne peut l'atteindre. Cette quête est le but de l'écriture chez Giraudoux.

      Des Provinciales, publiées en 1909, aux oeuvres posthumes, on ne trouve pas un texte, même parmi les pièces de théâtre les plus graves, qui ne soit travaillé de l'intérieur par la tentative, par tous les moyens poétiques, rhétoriques, stylistiques, de poser la question du bonheur, et de décrire, d'étudier des êtres purs ou parfaits et de montrer comment leur présence affecte leur entourage. Pas une oeuvre où ne soit mis en scène l'examen des conditions de possibilité pour un humain de vivre sur terre une vie divine : un chapitre d'un plan en neuf chapitres de Siegfried et le Limousin s'intitule « École de bonheur » 5  . Dieu est partout dans l'oeuvre de Giraudoux, mais s'il est bien absconditus, ce n'est pas, dans l'oeuvre romanesque, un dieu jupitérien et foudroyant trônant au plus haut des cieux. Ce n'est pas Jéhovah, qui est sévèrement condamné. Dieu, même chrétien, n'est pas le sacré : il est une sorte de compagnon général, d'ami à tout faire et en toutes choses, présence, petit animal, chat 6  , belette, météore. Son rôle est de donner à la liesse, à l'idylle, au jeu littéraire une garantie de non-gratuité. Dans une préface de 1928 à Suzanne et le Pacifique, Giraudoux écrit : «Il est possible [...] de vivre divinement notre vie habituelle»  7 

      L'image du sourcier de l'Éden est inséparable d'une autre métaphore giralducienne au long cours, peu commentée cependant, celle de l'écluse, qui revient très fréquemment dans l'oeuvre romanesque. Quelques lignes avant le passage où Giraudoux se déclare le sourcier de l'Éden dans la Prière sur le tour Eiffel, il définit le poète comme écluse du langage 8  . Que veut-il dire? Quelle est la fonction de l'écluse ? Que signifie cette métaphore, appliquée au travail du poète?

      Arrêtons-nous un instant au titre du morceau, qui évoque évidemment la Prière sur l'Acropole. Giraudoux, en répondant à Renan, c'est-à-dire en substituant la figure du poète à celle de l'homme de savoir comme héros moderne, tente en même temps la substitution de la foi en la poésie à la foi en la raison : « Mais pour la raison, maître, j'ai peur de t'avoir moins suivi. Que tu nous la dépeignais belle, pourtant, à cette époque » 9  . Ce n'est pas la raison, dit Giraudoux, qui donne accès au réel, mais la poésie et l'intuition. Entre 1900 et 1928, c'était là une opinion assez commune dans les milieux littéraires, imprégnés de bergsonisme; c'était l'opinion des romantiques allemands d'Iéna que Giraudoux et la jeune littérature 1900 avaient redécouverts; c'était aussi celle des surréalistes. Mais qu'en est-il de l'écluse? De nouveau, Giraudoux donne lui-même la solution, une dizaine d'années plus tard cette fois, au chapitre III de Combat avec l'ange (1934, mais écrit en 1932). Le Président dit à Jacques : «Tu ne vois pas que je suis dans mon écluse? -- Dans votre écluse? demande Jacques. Le Président explique:

«...toutes les fois où je sens ma vie changer d'allure, de régime, je me mets au lit...Quand je me lève, ma pensée a un autre rythme, d'autres convictions; mon point d'émotion est déplacé. Tu pourrais nommer cela ma transfusion. Je l'appelle mon éclusage, parce qu'il me semble surtout dans ces moments changer de niveau. Voilà... Les portes sont refermées derrière moi. J'attends que celles de devant s'ouvrent» 10  .

      Retenons cette explication : l'écluse est le point de contact et de passage entre deux niveaux de réalité. La complémentarité entre la fonction du sourcier et celle de l'écluse saute aux yeux. Le sourcier devine où est l'Éden sans pouvoir l'atteindre, mais le poète peut, en se faisant écluse du langage -- écluse, et non éclusier-- trouver cet accès en devenant le lieu où le langage change de niveau, en laissant sa pensée changer de rythme, en laissant son point d'émotion se déplacer, en acceptant une transfusion.

      Chez cet écrivain avare de confidences et de théorisations sur son propre art, nous n'avons pas trop de ces deux clés, le sourcier et le poète-écluse du langage, pour ouvrir la fabrique de ses romans. Mais nous tenons bien là, croyons-nous, les éléments fondamentaux de la poétique giralducienne, et donc de la conception giralducienne de la poésie, assez classique au demeurant, puisqu'il s'agit de la conception orphique du poète capable de communiquer avec l'au-delà et d'en ramener de quoi abreuver les hommes. Giraudoux-Orphée, Giraudoux-Amphion. Cela sonne juste en effet.

      Cette clef nous semble expliquer, justifier les choix rhétoriques et stylistiques de l'auteur, son parti-pris de confiance dans les pouvoirs du langage, et nommer la source vive, le moteur de l'écriture giralducienne : le désir d'Éden. Nous disons bien le désir d'Éden, plutôt que la nostalgie de l'Éden, car tout indique que pour Giraudoux l'Éden n'est ni un mythe, ni quelque chose d'irrémédiablement perdu. Dans la période qui nous occupe (1905-1926 approximativement), le lyrisme giralducien est tout entier positif et concentré dans un hymne à la vie et à ses plus humbles habitants. C'est la vie toute entière, sa richesse, ses innombrables résonances et correspondances que Giraudoux constitue en Éden. L'Éden s'étend à la terre entière, minuscule point relié à l'immensité du Cosmos. Rien fors la laideur et le vice, nous le verrons, n'en est exclu. Ce n'est plus le sort des bergers, le refuge de la nature et la vie simple chers à l'antique pastorale, loin de la fureur et du bruit, c'est toute la vie, avec toutes ses amusantes bizarreries qui est l'Arcadie heureuse de Giraudoux. En principe, du moins. Toute son époque, au moins entre 1905 et 1929, a célébré la vie, surtout dans les années de l'immédiat avant-guerre. Cela est attribuable à plusieurs facteurs, au nombre desquels il faut compter la lassitude des miasmes symbolistes, mais aussi à la découverte, peu avant le tournant du siècle, d'écrivains étrangers, et surtout de Walt Whitman, d'Emerson, à la redécouverte de Novalis et d'autres romantiques allemands, qui avait favorisé une réaction de vitalité, de santé et de goût de vivre parmi les jeunes littérateurs qui atteignaient la vingtaine au début des années 1900, et un regain de confiance dans les pouvoirs de la littérature. Les nombreuses enquêtes sur la jeunesse à la veille de la guerre le démontrent 11  . C'était l'époque du sport, des jeux olympiques (repris en 1896), de l'hygiène, de l'électricité, de la clarté, du naturisme d'un Saint-Georges de Bouhélier, de l'unanimisme d'un Jules Romains. Toute l'époque a rêvé d'Arcadie et d'idylle. Puvis de Chavannes et Maurice Denis l'ont fait en peinture 12  . Après Mallarmé, des poètes comme Henri de Régnier et Albert Samain ont écrit des églogues. Dans Polyphème de Samain, représenté au Théâtre de l'Oeuvre en 1904, on écoute la plainte d'amour du cyclope qui se crève l'oeil par désespoir d'amour pour Galatée qui lui préfère le jeune berger Acis. Lycas, le jeune frère de Galatée est innocent et charmant, tous les éléments du décor sont là : bergers, nymphe, nature, amour, innocence, locus amoenus, mais Samain ne rénove guère Théocrite 13  , ni la forme pastorale. Ce n'est pas le monde de l'idylle, c'est le monde de Balzac, ou pire c'est le monde trivial du fait divers de bas étage et du théâtre de boulevard. Pierre Louÿs lui aussi donne dans l'antiquaille. L'Arcadie de Giraudoux est à la fois plus noble et plus profonde, son « classicisme moderne » -- c'est la grande question littéraire autour des débuts de la NRF -- mieux ancré, par sa formation, dans l'antiquité et le classicisme. Gide, point d'aboutissement des élans naturistes, enseigne quant à lui la ferveur. Giraudoux n'est donc pas un cas isolé. Ce qui le distingue, c'est la consistance et l'unité de son rêve, et sa continuité obsessive par-delà la guerre. Giraudoux croit que par la magie du langage, ou mieux par l'hygiène du langage -- le style --, il est possible de reconquérir de «petits coins d'Éden 14  » -- occupation qu'il attribue à La Fontaine. Formé à la rhétorique, c'est-à-dire à la Paideia grecque et son héritière directe la Bildung allemande, son univers épistémique est tout entier tissu de valeurs « sûres », « éternelles » qui viennent du classicisme, de l'Antiquité classique, des classicismes français et allemand (Goethe, Schiller). L'humanité de l'homme n'est pas une question. Pour nous autres, lecteurs de la fin du XXe siècle, qui avons connu le soupçon, la méfiance, et la déconstruction, la fin de la nature humaine, la fin de l'homme, et la fin de l'histoire, un tel enthousiasme, un tel optimisme humaniste semble une naïveté qui prête à sourire. Plusieurs, à partir des années 60 surtout, ont rejeté avec agacement Giraudoux et son monde nouveau-né, sa fraîcheur matinale et printanière fondée sur les archétypes de chaque chose. L'innocence préservée (ou retrouvée) a toujours scandalisé l'homme ordinaire 15  car il la ressent comme un reproche ou une humiliation. Chez Giraudoux le respect de la vie, l'élévation des vues ne laissent pas d'être impressionnants, d'être une leçon (humiliante parfois) et un rappel. Toute cette époque, intensément préoccupée de morale, était volontiers donneuse de leçons. C'est l'un des charmes -- désuets -- de la IIIe République.

      Giraudoux-Orphée, Giraudoux-Amphion. Mais que fait cet Amphion? Le sourcier entrevoit ce que peut être l'Éden -- «Je sais maintenant ce que faisaient Adam et Ève», écrit-il dans Berlin en1930. Il se soumet alors à un éclusage. Livre-t-il alors sa parole prophétique expliquant aux humains comment réaliser le bonheur de l'humanité ? Le vrai travail du poète consiste à innocenter la vie, à diviniser Adam et Ève. Le vrai ennemi c'est Jéhovah, qui cherche à substituer le sacré au divin, la soumission à la liberté. C'est lui qui fait «pulluler» dieux et mythologies.

      Giraudoux a en fait, tout bonnement, réalisé à un point inégalé le rêve poétique par excellence : recréer le monde. Les chercheurs ont relevé la quantité remarquable de présentatifs dans la prose giralducienne : les fameux «c'était...». Ce tour grammatical est le fiat lux giralducien, c'est la joie de la nomination, c'est la jubilation de Genèse II, avant la Chute. C'est la source principale du sublime giralducien, et elle correspond parfaitement à la définition du sublime chez Longin d'après Boileau : «le merveilleux dans le discours» 16  , que Giraudoux, prix d'excellence ay lycée et khâgneux émérite, connaissait évidemment. Le sublime, qui est redevenu une question contemporaine, parce que «nous en provenons», dit Jean-Luc Nancy 17  , ce sublime vient en partie chez Giraudoux du statut entièrement rénové de la métaphore : la métaphore giralducienne n'est pas fioriture, mais heuristique; elle n'est pas approximation, mais vérité (poétique). Elle pose et ne dérive pas. «Giraudoux, écrit Jacques Robichez, a écrit sur Racine un article d'un intérêt capital pour qui ne s'intéresse pas à Racine, mais à Giraudoux 18  »; celui-ci y dit deux choses très importantes :

Sa méthode, son unique méthode, consiste à prendre de l'extérieur, par le style et la poétique comme par un filet, une pêche de vérités dont il ne soupçonnait lui-même que la présence, et à utiliser jusqu'à l'extrême les dispositions naturelles d'une culture et d'un langage à modeler, dès que le talent les caresse, la réalité morale. 19 

      Dans cette pêche miraculeuse, on reconnaît l'art du sourcier, mais un peu plus loin dans le même texte, Giraudoux n'a pas dédaigné de préciser aussi en quoi consiste le filet :

La métaphore n'est pas comme chez ses devanciers un paraphe, une provocation poétique, un léger accès d'oubli de la réalité, ou un épanouissement, mais le moment où le langage humain se change, en raison de l'élévation de l'acoustique et de la tension poétique, en le langage de la poésie même. 20 

      Tel est le travail de la métaphore : «elle est le reflet, l'éclat, le crépitement causés par la fable en heurtant sa peau divine à notre atmosphère 21  ». Nulle part Giraudoux n'a été plus clair sur la divinité de l'activité créatrice métaphorique. Et comme pour bien montrer que ce ne sont pas ses attributs qui rendent le monde divin, mais son organisation même, il ajoute : «le nom, l'adjectif, le verbe reprennent leur valeur absolue, et vierges, amantes, épouses qui, chez les autres poètes, se donnent corps et âme au vocabulaire, ne se confient dans Racine qu'à la syntaxe. 22  » Jamais auparavant, chez aucun écrivain, l'humble adverbe et conjonction comme n'avait été porté à ce statut générateur essentiel. La métaphore est d'ailleurs le modèle de la narration romanesque chez Giraudoux, qui se fait par parallèles successifs, plus que par progression dans le temps 23  . Pour que cela soit possible, pour que la métaphore soit création, il faut qu'il n'y ait ni monde supérieur qu'elle essaierait de signifier, ni sens propre dont elle serait le sens figuré ou dérivé, mais seulement un monde divin, c'est-à-dire l'Éden. Dans son beau livre sur Giraudoux romancier, Natacha Michel écrit : «Le divin est l'état du monde quand justement il est incomparable, quand n'existe ni monde antérieur ni supérieur, ni monde trivial qu'on a rendu meilleur ni monde céleste à quoi aspirer. Le monde est divin quand rien ne le précède ni ne le surplombe, quand il est à lui-même sa propre métaphore. 24  » C'est à la description de quelques aspects de ce monde divin que se consacre ce travail.

      Il y a certes des différences importantes entre les premières oeuvres, marquées par le lyrisme, et les dernières, de plus en plus marquées par la fonction critique -- la responsabilité, l'engagement --, mais c'est toujours le bonheur qui est l'enjeu. La problématique du paradis et du bonheur est si présente que le Dictionnaire des mythes littéraires, à l'article «Éden», reconnaît expressément que «Refusant toute suite au chapitre second de la Genèse, affirmant sa volonté de s'en tenir à l'idylle, champion de l'édénisme, et plus précisément, « sourcier de l'Éden », Jean Giraudoux -- ou le héros de Juliette au pays des hommes --, offre le plus éclatant témoignage de l'attitude naturiste : « ... Je vis encore, comme l'autre [Adam] dans cet intervalle qui sépara la création et le péché originel. J'ai été excepté de la malédiction en bloc... »»  25  .

      De ses débuts littéraires entre 1906 et 1909 jusque vers 1924 ou 1925, un peu avant le commencement de l'oeuvre dramatique, nulle oeuvre de Giraudoux où l'auteur ne cède à son désir de scénographier voluptueusement un décor idyllique et d'y installer des êtres uniformément jeunes, beaux, ardents; de chanter le printemps, les saisons, l'enfance, l'innocence (ou l'innocuité), la fraîcheur, l'aurore, le matin, la première fois en toutes choses; nulle oeuvre où il ne privilégie enfants, vieillards et petits animaux 26  , et innocente presque tout le reste de la création : âge mûr, manies, travers, orgueil, malice, cancres et fonctionnaires, en rapetissant leur responsabilité, en effaçant la faute, en vertu d'une sorte de charité poétique divine. C'est pourquoi nous devons, dans la perspective de ce travail, privilégier cette période, où Giraudoux révolutionne la prose française, et où il est le plus personnel 27  . Nulle part Giraudoux ne résiste au plaisir littéraire de peindre l'agréable, le tendre, le plaisant, l'humblement humain sous les traits de la grâce, et d'élever le pathétique au rang du sublime. Pas d'oeuvre qui ne tente de meubler un «monde compatissant et doux 28  », et d'y «laisser toutes choses venir à [soi] veloutées 29  ». Partout Giraudoux désigne, en utilisant toutes les ressources poétiques à sa disposition, une vie conforme à l'idée qu'il se fait du Paradis selon Genèse II, une vie qui n'a pas encore été alourdie par le fardeau du péché, et qui s'adonne encore à la joie de la nomination (Genèse, 2, 19-20). Mais c'est surtout dans l'oeuvre narrative qu'il le fait avec le plus de liberté. D'ailleurs, vue de la fin du XXe siècle, c'est l'oeuvre romanesque qui s'avère la partie la plus personnelle de l'oeuvre de Giraudoux, la plus originale, la plus intemporelle et la plus fraîche, tandis que le Théâtre, qui s'adressait à un public, qui fut le grand événement théâtral de l'avant-guerre et qui conféra à son auteur la célébrité et l'amena au pouvoir politique, paraît plus marqué par son époque et le savoir-faire de Louis Jouvet. Les oeuvres de jeunesse sont portées principalement par un éblouissement esthétique, qui graduellement se nuance et s'infléchit pour faire place, ou plutôt laisser place à un élan éthique. Albérès avait bien vu les deux pôles de cette oeuvre, qui se tient et existe dans leur tension, son titre génial le dit explicitement : Esthétique et morale dans l'oeuvre de Jean Giraudoux 30  . Et Albérès avait bien vu aussi l'affinité de cette exigence éthique avec Spinoza, ce qu'il appelait « la morale de l'harmonie » dans Simon le Pathétique 31  . C'est cette exigence éthique qui lentement s'impose à Giraudoux et qui l'amène au théâtre 32  . En mai 1928, à la première de sa première pièce Siegfried, Giraudoux, après avoir rappelé en quoi consiste le roman, déclare :

Ce n'était vraiment pas ce que je cherchais cette fois, car j'avais à parler de l'Allemagne, et le mégaphone lui-même n'est pas assez sonore dans ce cas. [...] c'est là un sujet qu'il convient de méditer un peu plus en commun dans ces assemblées générales que sont les théâtres 33  .

      Le théâtre est donc perçu par Giraudoux comme un moyen de s'adresser à ses concitoyens. L'écrivain que la bourgeoisie de la IIIe République à son déclin célébrait comme un magicien, un enchanteur, dont la hauteur de point de vue et le style miroitant faisait l'admiration et l'envie de ses cadets, Sartre 34  , Nizan 35  , Anouilh entre autres, Giraudoux fut un écrivain politique, ou du moins « engagé ». Chris Marker, écrivain et cinéaste marxiste, le soulignait déjà en 1952 36  , et Paul Guimard, autre socialiste, l'a redit récemment 37  . Certes pas au sens sartrien de cette expression, mais au sens strict: un écrivain préoccupé du sort des hommes dans la cité. Le théâtre de Giraudoux s'ancre dans la vie civile et politique de son époque. Il le déclare lui-même en 1928 lors d'un entretien avec une journaliste: « j'ai conçu mon oeuvre comme une chronique de notre temps » 38  . En 1934, décrivant le rôle de l'écrivain, il déplore que la littérature soit devenue « seulement un divertissement », paradant « dans des opérations de faste qui n'intéress[ent] en rien le sort du pays », et ajoute:

Ce que les lecteurs de 1934 lui demandent c'est justement le contraire de ce que réclamaient leurs pères. Ils ne leur demandent pas de chefs-d'oeuvre, ni d'entretenir à côté d'eux ce ronron littéraire qui est l'écho des époques heureuses et bourgeoises; ils leur demandent une sensibilité et un vocabulaire.

      Et il termine son article en affirmant :

que l'écrivain doit devenir, dans le travail du pays, un élément toujours présent, mobilisable chaque jour, un ouvrier de toute heure, un journalier, c'est-à-dire un journaliste  39  .

      C'était pourtant un divertissement que cherchait le public aisé et cultivé qui goûtait et fêtait Giraudoux. Et on a un peu de mal aujourd'hui à imaginer comment cet écrivain à la réputation de légèreté, de brillance et de préciosité put se déclarer ou se souhaiter « rénovateur » du monde, dans un sens politique. La responsabilité qu'il s'attribue n'est pas de transformer la société, mais de transfigurer le monde. Son projet est un projet avant tout littéraire. Comme son cher Ronsard l'avait fait avant lui dans sa Bergerie, Giraudoux introduit le politique dans l'idylle 40  . Rien ne s'y oppose, puisque il s'agit encore et toujours du bonheur. Ce que le talent de Giraudoux a offert de plus politique, son apologie du sport, sa défense de l'urbanisme, son idée de la France éternelle, sa promotion de la femme, sa défense de l'imagination et de la noblesse de sentiments face à Goebbels -- ce ministère de l'imagination qu'il avait réclamé et qui devint le ministère du Mensonge 41  --, c'est le Giraudoux des années 30, le journaliste, l'homme de théâtre 42  , le diplomate et l'homme politique qui ont donné cette inflexion au parcours de l'oeuvre. Ces prises de position sont le résultat prévisible et éthique d'une épistémé trempée comme un acier à la recherche de l'Éden. Personne ne contestera que le Giraudoux de La Guerre de Troie n'aura pas lieu ou de La Folle de Chaillot s'adresse à l'actualité politique et économique de son temps, comme l'auteur d'Électre, d'Ondine et de Pour Lucrèce s'adresse à son actualité morale. Le théâtre fut pour Giraudoux une manière d'engagement, car c'était pour lui une sorte de pendant de l'arène politique, une assemblée civile où l'on discute des problèmes de l'heure, du moral de la nation et des grands sentiments. Sa langue s'y affinait, s'y raffinait pour devenir outil rhétorique 43  , instrument de persuasion, de combat au profit d'une vision où culminait, en quelque sorte, sa recherche de l'idylle. Au théâtre Giraudoux a accompli sa poétique en rhétorique, comme l'a souligné jadis Claude-Edmonde Magny 44  . Raison de plus pour se pencher sur les années de constitution de cette esthétique fondamentale et sur les oeuvres narratives. La «cohérence interne 45  » de l'oeuvre de Giraudoux est d'ailleurs remarquable. On l'a souvent souligné. Non seulement les thèmes, mais les mots mêmes de l'oeuvre narrative se retrouvent dans l'oeuvre dramatique et dans les essais et articles. «Le ton ne change pas» 46  . Quel que soit le genre, le message giralducien demeure le même. Mais Giraudoux prosateur, loin des contraintes de la scène et du public, sans subir l'influence de Louis Jouvet, laisse courir son imagination, revient à ses thèmes, à ses images, à ses obsessions, à ses lubies, et au travail non bridé de la métaphore tel qu'il aime s'y livrer. Le Giraudoux de l'oeuvre pré-théâtrale, le romancier, nous donne accès d'une manière plus complète à son monde personnel, et aux secrets du sourcier.

      À partir de 1925 ou 1926, -- c'est-à-dire l'année de la parution dans le même mois de Janvier de Bella, de Nouvelles morts d'Elpénor, et de Première disparition de Jérôme Bardini, trois oeuvres qui marquent un net tournant tragique -- avec l'apparition, dans Bella, du personnage de Fontranges, image paternelle, une certaine sublimation du narcissisme des oeuvres de jeunesse s'effectue, qui mène à un engagement plus personnel dans la Cité et à l'éclosion de l'oeuvre dramatique à partir de 1928, où Giraudoux met plus volontiers en scène une tension entre désir et réalité. Mais le sourire eudémoniste ne disparaît pas. Il y acquiert même un tour plus rhétorique, et les synonymes et antonymes du mot Éden continuent à proliférer partout dans l'oeuvre 47  . Le personnage qui, sous le nom de Forestier, dès 1922, à la fin de Siegfried et le Limousin «se promenait sur l'Europe comme un sourcier...», qui trouvait «que peu de nationalités d'ailleurs paraissaient enviables! 48  » , et qui, un peu plus loin, déclarait :

Tout ce que je demande aujourd'hui c'est que l'on me redonne pour patrie un pays que je puisse du moins caresser.(I, p.780)

      ou le personnage qui, à peu près à la même époque, faisait dire à Suzanne:

Il me demanda ma province, et se mit alors à me parler du Limousin comme si c'était non point mon pays de départ, mais mon but et un lointain éden. (I, p. 489)

      on le retrouve encore en 1936, autour de la figure du poète La Fontaine. L'Éden et sa recherche divinatoire continuent donc à irradier l'oeuvre de sa problématique.

      D'un bout à l'autre de l'oeuvre on peut montrer de plusieurs manières la continuité remarquable de cette problématique, ainsi que son évolution. Par le traitement de l'espace, en particulier, qui est toujours jubilation de l'espace et de la géographie, espace choisi, privilégié, abondamment décrit, et toujours traité comme locus amoenus, c'est-à-dire le lieu paradisiaque par excellence. Qu'on songe au premier chapitre de Suzanne et le Pacifique ou aux promenades de Siegfried et le Limousin. Mais en voici un exemple antérieur, dans la plus pure tradition du poème pastoral, qui affleure dans l'une des premières oeuvres, l'allégorie La Nostalgie (1909) :

Un berger jouait du pipeau; à ses pieds, le ruisseau coulait; dans le ciel, un oiseau volait.

      C'est là un locus amoenus de la plus belle eau, parfaitement conforme au topos classique. Il est immédiatement suivi dans le texte d'une des premières descriptions de cette province innocente de Provinciales, véritable décor de pastorale qui reviendra continuellement dans l'oeuvre, métaphore généralisée du Jardin :

C'était un de ces paysages que l'ombre bistre, que la poussière poudre, qui sont rustiques avec apprêt, et qui vous renvoient votre tristesse ainsi qu'ils retournent l'écho 49  , adoucie, ironique, un peu niaise. (I, p. 86)

      L'espace provincial se pare de toutes les qualités sentimentales et humaines; dans toutes les premières oeuvres il apparaît comme échappant à la complication de la civilisation, à l'enflure, et à la surcharge, péchés bourgeois. Le locus amoenus peut aussi être la ville, mais c'est alors pour ses aises et son luxe (Bella, et surtout le Paris d'Églantine); il peut être un parc (Choix des élues), ou une île (Suzanne et le Pacifique). Remarquons que nul espace nouveau n'est inventé -- pas d'u-topos --, aucun ailleurs n'est chargé de revêtir les caractéristiques du Paradis, qui condamnerait implicitement l'ici : la rédemption est celle de l'ici et du maintenant, du lieu et du temps de l'énonciation. L'ekphrasis du fiat est si omniprésente que le décor est fréquemment le héros principal et souvent l'espace lui-même pense 50  .

      On peut montrer la continuité édénique dans l'oeuvre par le traitement du temps, généralement hors Histoire, souvent marqué dans le locus amoenus par les saisons, le printemps surtout, et l'été. Quant aux personnages, ils n'ont pas de passé. Le récit giralducien tente toujours d'échapper au temps soit en remontant à l'enfance, idéalisée et immobilisée dans le souvenir, soit en omettant les repères nécessaires, ce qui a pour effet de situer le temps de la narration dans une pure durée bergsonienne, soit en montrant comment le héros réintègre un temps idyllique -- Edmée et Claudie dans le parc Washington, par exemple, au chapitre iii de Choix des élues, Jérôme (et Fontranges) aux Chutes du Niagara. Le temps est alors suspendu, ou du moins change de statut.

      Certaines récurrences thématiques aussi se dessinent : par exemple le rôle de la tendresse, celui du bonheur et de l'harmonie. L'une des plus significatives est cette conception de la souffrance comme bonheur, qu'on retrouve, à vingt ans de distance, dans Simon le Pathétique (1918), dans Bella (1924), et dans Ondine (1939). Le chapitre vi de Simon le Pathétique, par exemple, ouvre ainsi:

J'étais heureux... Comment donc souffrir? direz-vous... Impossible de me torturer dans le présent; [...] Je souffris donc de mon passé, de mon enfance. (I, p.335)

      Dans ce roman, Giraudoux indique que «l'école du sublime» -- titre collectif des trois premiers chapitres dans les versions de 1918 et de 1923 -- mène au «triomphe du pathétique» -- titre collectif des derniers chapitres dans ces mêmes versions 51  . Dans Bella (1926), Giraudoux termine un paragraphe par «Tout était bien. Ils étaient heureux», et commence le suivant par : «Ils souffraient. Du moins le jour...» (I, p. 964). La méthode oxymorique de cet éden est liée au stoïcisme de Giraudoux, stoïcisme mis au service de son épicurisme : «pour qui aime le pathétique, il n'y a pas d'amour malheureux 52  ».

      Autre marque de continuité de l'édénisme: la récurrence du personnage masculin « parfait », qui est le type même du lycéen Simon le Pathétique (1918), et qu'on retrouve en l'adulte Pierre dans Choix des élues (1939), et en un autre adulte, Réginald, dans La Menteuse (1969, écrit en 1936). Pensons aussi à cet acharnement des héros giralduciens à s'affranchir des dieux qui tendent à proliférer: « C'est que nous étions campés sur l'effleurement d'un terrain non condamné par Jéhovah », lit-on dans La Prière sur la tour Eiffel (I, p. 853).

      On peut encore montrer cette continuité édénique par la permanence de l'esthétique et des « tics » stylistiques et rhétoriques qu'elle utilise -- ce «jeu de prosopopées, d'apostrophes et d'hyperboles, mais aussi d'ellipses et de litotes, [grâce auquel] le monde [...] fait écho, joyeux, moqueur, désespéré 53  » ; -- et surtout le jeu des antithèses, symétries et oxymores, véritable discordia concors généralisée qui envahit l'oeuvre et qui est la signature la plus probante de ce désir de réintégrer l'unité, de rapprocher, de rendre compatible ce qui autrement s'opposerait, et qui réalise l'harmonie qui est tout l'enjeu de la phrase.

      Pensons enfin à tout ce qui est exclu du monde giralducien. Il met d'emblée hors jeu toutes les forces inquiétantes, tout ce qui pourrait détruire la paix de l'éden. Caractéristique de l'idylle est l'exclusion du monde économique et de ses soucis et problèmes. Nulle part dans l'oeuvre de Giraudoux on ne trouvera soulignés, ou utilisés à des fins narratives ou dramatiques les inégalités sociales, la misère, l'exploitation de l'homme par l'homme, le regard des voisins, les injustices du sort, le marasme, la crise du commerce, le malheur, les usuriers et les rentiers, les banques et les investissements, les entreprises, les rendements et les salaires, la propriété et les monopoles, la sueur et le travail, la croissance, la prolifération (de la population, du sens), la famille, la consommation, le marché, manufacturier, colonial, urbain, et les impôts, la lutte des classes, la bêtise, le vice, les passions viles, etc. qui sont le monde du roman du XIXe siècle. Ce sont les problèmes et les malheurs que fuit l'idylle et qui sont au contraire le sol sur lequel se bâtissent réalisme et naturalisme et que l'utopie littéraire corrige par de nouvelles institutions. L'idylle chez Giraudoux refuse, mais ne nie pas. Elle cherche rarement à s'évader, mais elle est avant tout une forme littéraire, et ses préoccupations 'sérieuses' sont secondaires par rapport à l'art du poète dont elles sont tributaires 54  ; c'est d'autant plus le cas que l'idylle est morale et philosophique chez Giraudoux, et qu'elle a quelque chose à prouver, un exemple à donner. Contrairement à ce qu'on a dit, Giraudoux ne nie pas la Chute : tout l'art giralducien en est un d'équilibre. Reprenons la citation en la complétant :

Dieu non plus ne pense pas continuellement à Dieu. Il est possible, pour vous comme pour lui, de vivre divinement notre vie habituelle, comme il l'est de vivre sportif une vie domestique, par la légèreté des pas dans l'escalier et la façon de soulever sa fourchette à table. Ce qu'on appelle l'équilibre, est l'équilibre accordé à l'homme quand il a pour contrepoids ce Dieu qu'il ne discute et ne divulgue pas.(I, p. 1592)

      Ses personnages se maintiennent à l'état prélapsaire 55  sur ce qui peut, certes, nous paraître une espèce de corde raide ou de fil du rasoir philosophique et moral, dans le pathétique. Le pathétique giralducien est la capacité de ressentir, d'éprouver l'émotion 56  et «il est d'abord dans la vibration engendrée par une écriture toute métaphorique. Le paysage, l'heure, les saisons se projettent sur les coeurs, soudains sombres ou ensoleillés 57  .» Il faut donc admettre l'existence de ce que j'appellerai un radical épistémologique, qui sous-tend toute l'oeuvre, et qui constitue l'éthos 58  giralducien.

      Peut-être d'ailleurs cette manière d'art poétique qu'est La Prière sur la tour Eiffel fut-il une prise de conscience 59  ! Prise de conscience de l'un de ces « éclusages », étapes-passages dans l'accomplissement de la mission 60  du poète. Si c'est bien le cas, par cette image du « sourcier de l'Éden », Giraudoux résumerait alors ce qui est au coeur de tout ce qu'il a écrit jusqu'en 1923 et annoncerait l'orientation de ses projets, on serait tenté de dire de son programme. Ce programme, on le connaît, il s'agit de la rédemption du monde par l'écriture 61  . Comme l'enseigne Simon le Pathétique, en se mettant à l'école du sublime, on obtient le triomphe du pathétique 62  . C'est pourquoi la Prière sur la tour Eiffel est un texte capital. Giraudoux a joué avec ce problème littéraire de multiples manières, mais «l'Éden sert à Giraudoux de référence constante 63  ». «Viens jouer avec moi les jeux du paradis terrestre», écrit-il dans Le Sport 64  . «Songe à l'homme innocent», dit Holopherne à Judith 65  . Le même rêve d'innocence opposé aux terreurs religieuses et au Dieu de la Bible réapparaît dans le Supplément au voyage de Cook. Jérôme est sauvé grâce à un enfant, le Kid, qui lui fait redécouvrir l'innocence. Edmée s'évade de sa vie bourgeoise, retrouve avec la liberté l'unité, l'innocence des gestes simples et le pur plaisir de vivre sans souci du lendemain. Quelquefois tout commence par une tabula rasa, comme dans Première disparition de Jérôme Bardini, où Jérôme quitte une petite vie provinciale calme et parfaite; ou comme Edmée et Claudie qui découchent et s'éloignent du foyer au fonctionnement si prévisible, si mécanique. Les indifférents, Jacques, Bernard et Manuel, ainsi que Simon ne sont pas vraiment sortis de cette sorte d'Éden qui est moins adoration de soi ou égoïsme qu'extase d'émotion pure centrée sur le moi et de métamorphose en train de se vivre, et c'est ce qu'ils décrivent. Giraudoux décrit «l'enchantement d'un monde qui endort ses servitudes 66  » , il décrit un repos, une suite de repos, disait Sartre 67  , qui cherchait toute la matérialité et l'épaisseur du roman du XIXe siècle, c'est-à-dire, pour Giraudoux, exactement les déchets du roman; ce que Giraudoux donne à voir ce n'est pas les yeux, les nez, les bouches de ses personnages, mais «leurs regards, les saveurs, les odeurs qu'ils respirent 68  »; ce sont les émotions et les métamorphoses; «il ensevelit dans l'inconnaissance toute la rançon psychologique et morale de nos désirs. Il annihile tout ce que l'habitude engourdit. Ici, le beau est l'éclat de la matière vu par un esprit. Chaque geste suscite des charmes naturels et frais comme des sentiments», dit encore l'auteur de Papillon de neige. Giraudoux décrit ce que nous appellerons, pour suivre ses maîtres allemands, une idylle. L'idylle, pour Schiller, devait avoir pour but de peindre l'état heureux de l'humanité en action, de représenter l'homme dans un état d'innocence, c'est-à-dire dans un état d'harmonie et de paix avec lui-même et avec la nature extérieure. Giraudoux a tenté de concilier, nous y reviendrons, une esthétique littéraire alexandrine, «puisée aux vieux livres 69  », Théocrite en particulier, à la Khâgne de Lakanal, et une esthétique néo-classique, prise, lors de ses études d'allemand, chez Schiller et Goethe, avec certains ajouts en provenance des romantiques allemands 70  .

      Or étonnamment, cet édénisme si avoué, si évident qu'il s'impose au lecteur néophyte au bout de quelques pages, si omniprésent dans toute l'oeuvre des débuts jusqu'à la toute fin qu'il en est devenu un lieu commun parmi les spécialistes, noté, remarqué, souligné, commenté, célébré ou ridiculisé mille fois, n'a fait l'objet d'aucun travail systématique qui se serait donné pour but d'en éclairer les origines, fixer les limites, montrer la mise en oeuvre littéraire, expliquer la signification. On dispose d'une thèse allemande déjà ancienne sur le messianisme de Giraudoux 71  , et d'un certain nombre d'études thématiques très précieuses pour le chercheur. Le plus souvent l'édénisme giralducien est rapporté à la nostalgie de la pureté, de l'enfance, au sentiment d'un lien avec le cosmos, à l'androgynisme, à des thématiques élevées au rang de mythes comme la province, l'île, la jeune fille, le couple idéal, ou une condamnation du masculinisme de la civilisation. Il est traité comme l'un des meubles anciens -- encombrants -- du domaine giralducien, péché de jeunesse, travers ou manie d'écrivain, rarement comme la force structurante de l'oeuvre, ce qu'il est pourtant de tout évidence, tant cet appel de l'être est profond et authentique.

      À lire la critique savante sur l'oeuvre narrative de Giraudoux, on remarque une constante : les situations romanesques, les personnages, l'espace et le temps giralduciens, y sont généralement approchés comme s'il s'agissait de situations réalistes et d'êtres réels dont les modèles sont dans la réalité commune, la seule différence étant qu'ils sont traités par l'écrivain avec une originalité, un goût, une étrangeté qui deviennent dès lors l'objet de l'étude. Cette manière d'aborder les textes giralduciens est à l'origine de nombreux contresens car elle revient à prendre pour critère de comparaison le roman réaliste dans le goût du XIXe siècle, dont le type est le roman balzacien. Certes Giraudoux partage avec ses contemporains un réel de référence dans lequel il puise divers éléments; mais on ne peut saisir le «réalisme giralducien» que si l'on comprend qu'il s'agit d'un réalisme expérimental, et d'une construction où la vraisemblance n'est que convention. Commenter le « réel » giralducien comme une vision personnelle originale du réel de référence qu'un autre écrivain pourrait lui aussi décrire à sa façon, a conduit bien des critiques, surtout dans les années 50-60, à écrire que Giraudoux niait le réel, qu'il s'évadait des réalités ou bien à commenter son style en parlant de féerie, de feu d'artifice, de miroitements, de style à facette, «prismatique 72  », à utiliser toute une panoplie d'adjectifs plus propres à la description d'articles de verroterie qu'à celle du style d'un écrivain. Ceci laisserait à penser que Giraudoux serait un auteur léger et n'ayant pas le sens du tragique de la vie. C'est tout le contraire. Comment un auteur aussi taraudé que Giraudoux par la question divine, par la question de l'Éden, par la question du bonheur pourrait-il être privé du sens du tragique? Les premiers à commettre ce contresens furent, dans les années 20, les Lucien Dubech, les Marcel Azaïs qui ne voyaient en Giraudoux que pédantisme, vanité et contorsion 73  . Ces accusateurs ont eu de nombreux successeurs et si certains trouvent Giraudoux «agaçant» aujourd'hui, c'est au moins en partie à cause de l'hégémonie de la conception dix-neuvièmiste du roman, malgré la soi-disant liberté absolue du roman 74  . Le réel giralducien est un coup de sonde poétique et la confiance «excessive» dans le langage qu'on a tant reprochée à Giraudoux (son prétendu cratylisme!) n'est que l'investissement le plus complet et le plus adéquat que le poète ait en son pouvoir de faire -- mais c'est aussi le seul -- pour ouvrir pour lui-même et son lecteur attentif cette zone de liberté et de beauté qui est la vérité poétique qu'il espère atteindre. Comme le dit Yves Bonnefoy, en conclusion à ses propos d'ouverture au colloque du centenaire de la Revue d'histoire littéraire de la France, l'expérience des poètes «n'est nullement de rêver le monde, de substituer le rêve à la vérité : car plutôt serait-ce, et c'est tout différent, de chercher de la vérité au fond du rêve.» 75  Giraudoux le déclara lui-même dans son Heure avec Frédéric Lefèvre, en juin 1923 : «Je ne fais pas de livre, au sens où l'on entend communément. 76  » Comme le soulignent Guy Teissier et Pierre d'Almeida dans leur annotation, cette déclaration doit être considérée comme «l'expression d'un refus conscient des formes traditionnelles de la narration romanesque» 77  .

      Il suffit de prendre presque n'importe quel texte de Giraudoux, des Provinciales (1909) jusqu'à Choix des élues (1939) pour l'observer. Giraudoux, comme le jeune narrateur du Roman de la Rose, rêve un jardin 78  ; une fois à l'intérieur, il le décrit sur le mode hyperbolique, car toute la nature y est rassemblée de façon artificielle afin de mettre en scène, de produire dans l'écriture le paradis terrestre. Le mythe arcadien, auquel se mêlent chez Giraudoux les références bibliques, joue ici à plein, car le point de départ, l'intention de Giraudoux et la construction font éclater toute possibilité de référent réel. La seule logique à l'oeuvre est désormais la logique poétique. Comment s'étonner que l'inventio fasse fi de toute vraisemblance. Ce n'est pas son but, puisqu'il s'agit de décrire l'état d'une âme. Mais Giraudoux ruse, peut-être, car il ne cherche pas à nous rappeler que nous avons affaire au tableau d'une expérience intérieure -- ou d'un voyage intérieur 79  , qui tient lieu et place de ce qu'à la même époque on a appelé monologue intérieur.

      L'un des critiques qui a cru avoir pénétré le secret de Giraudoux, mais qui tombe dans le même piège de la norme réaliste, le catholique Louis Chaigne, écrit : «Il tente, à défaut d'introduire ses personnages désincarnés dans la béatitude des dieux, d'offrir à ces dieux, comme part de béatitude, le sort même des mortels.» 80  Chaigne lui eût-il fait grâce s'il avait admis comme Xavier Tillette que pour Giraudoux, «le paradis n'a jamais été perdu. Giraudoux en a décrété ainsi. Son univers est d'emblée le paradis retrouvé. Nul besoin d'en forcer les portes ou d'en ranimer la nostalgie. Car l'homme n'en a pas été chassé. L'Éden luit dans sa fraîcheur inaltérable, dans sa grâce ingénue. C'est toujours, au moins quelque part, le premier matin du monde et sa jeunesse innocente, le climat vierge de l'origine qui respire un bonheur limpide.» 81 

      Le manifeste se trouve tout entier dans la Prière sur la tour Eiffel :

Aujourd'hui je vais tout t'avouer, et tu verras pourquoi tu m'avais distingué parmi tes élèves, et tu verras d'où vient ce que j'écris...

C'est justement que j'ai un poids de moins à supporter. C'est que je vis encore, comme l'autre [Adam], dans cet intervalle qui sépara la création et le péché originel. J'ai été excepté de la malédiction en bloc. Aucune de mes pensées n'est chargée de culpabilité, de responsabilité, de liberté...

Les quelques modifications que l'on me doit ici-bas sont celles que j'aurais apportées au jardin d'Ève. Une certaine manière neuve d'approcher les enfants, les petits animaux et de parler d'eux en leur présence. Une certaine manière d'offrir, au lieu de votre bouche à une autre bouche, votre langage à un autre langage; mais l'on me doit surtout la publication de ce journal qui donne les nouvelles précises, non des hommes, immuables par définition, mais de tout ce qui est par rapport à eux éphémère, c'est-à-dire les saisons, les sentiments, les dignités non-humaines de l'univers, et vous tient au courant des maladies et des prospérités qui affectent par exemple l'honneur, l'automne et les périssables constellations. Je suis le rédacteur du premier journal, le vrai, de cette race immortelle si malheureusement déposée sur une planète condamnée sans espoir. (I, p.852)

      Ce qui nous amène à poser de nouveau le principe directeur de l'écrire giralducien -- principe qui sera aussi le fil d'Ariane de notre méthode : toute la technique poétique giralducienne consiste à rechercher, à trouver, à se tenir et à se maintenir par le langage et la poésie sur ce fil du rasoir philosophique que serait un monde prélapsaire, et pour ce faire à construire l'idylle. Nous tenons ici la veine poétique giralducienne. Une telle conception de l'art ne peut s'appuyer que sur une philosophie, une métaphysique, une épistémologie, et, puisqu'elle se fait hors du genre codifié de la pastorale, elle ne peut qu'apparaître comme un geste chargé de sens, une protestation contre un état de choses. En ceci Giraudoux est homme de son temps, et son esthétique s'inscrit dans ce qu'on a appelé le tournant politique de l'esthétique. C'est ce à quoi se consacre le chapitre sur la naïveté épique dans ce travail.

      Mais d'abord une question se pose : où Giraudoux avait-il emprunté (reconnu?) sa philosophie du langage et de la littérature? Comment l'a-t-il constituée ? Si nous examinons la formation de Giraudoux, et ce qu'en ont dit les chercheurs jusqu'ici, deux réponses viennent à l'esprit : d'une part sa fréquentation des poètes grecs : Homère et Pindare surtout; d'autre part la théorie romantique allemande de la littérature, la métaphysique du Märchen de Novalis, à lui communiquée par Charles Andler à Normale en 1903-1904 82  . Nos propres recherches en ajoutent deux autres : la théorie du Roman de Friedrich Schlegel et, avant tout, Théocrite, qui font l'objet de prochains chapitres. Mais commençons par un retour en arrière sur les premiers pas de cette recherche, étape où la question générique des textes giralduciens a ouvert notre perspective générale sur l'édénisme giralducien.


Chapitre I : De l'utopie à la pastorale

all history's a winter sport or three:
but were it five, i'd still insist that all
history is too small for even me;
for me and you, exceedingly too small.
e.e. cummings, 1x1

      Un bref retour sur les débuts de ce travail devrait permettre d'en préciser le sens. Notre intention initiale était d'entreprendre une étude générale de la pensée de Jean Giraudoux, projet peut-être plus difficile qu'immense, mais dont cependant la moindre difficulté n'était pas de définir le véritable objet. Si nous supputions une «pensée» à l'auteur Giraudoux, c'est que ses oeuvres frappent le lecteur par leur originalité et lui laissent à des degrés variables une empreinte d'étrangeté ou de nouveauté. Si le monde dans lequel sont plongés les personnages de Giraudoux est reconnaissable à de nombreux meubles communs avec le nôtre, ces meubles y jouissent d'un statut complètement revalorisé, c'est un monde qui ne fonctionne pas comme notre monde de référence, c'est un monde qui obéit à des règles particulières, un monde neuf et personnel à l'auteur, que la lecture des contemporains ne nous restitue pas. Du constat que ce monde resplendit par l'harmonie et la paix, l'absence de conflit qui s'y expose, la non-violence qui en émane, la tendresse et la bonté qui président aux rapports entre les humains et les animaux, entre les humains et une nature souvent personnifiée, d'où tout drame (luttes, querelles, misère, méfaits, brutalité) et toute psychologie (passions, haine, cupidité) sont exclus, où la guerre elle-même est vue sous ses aspects fraternels, nous avons cru pouvoir nous consacrer à un projet plus précis et nous en tenir à ce qui nous apparaissait comme l'une des caractéristiques majeures de la pensée giralducienne : l'utopie. Au départ donc, partant d'une compréhension de l'oeuvre littéraire comme «moment d'un processus dont les principes agissants sont en dehors d'elle et sont plus fonctionnels que réels», et du fait que «l'oeuvre exprime moins la vie ou la personnalité de l'auteur qu'elle ne vise à satisfaire ses besoins et aspirations» 83  , nous envisagions de répondre à cette question : l'espace et le temps giralduciens ne dessinent-ils pas une utopie hors de l'histoire 84  ? Et sous-tendant ce monde utopique n'y avait-il pas une pensée, voire une philosophie giralduciennes ?

      Poser des questions «philosophiques» aux textes giralduciens, nous ne sommes pas le premier à en éprouver la tentation. Les « esprits philosophiques », Alain Duneau l'a noté naguère au cours d'un colloque consacré aux rapports de Giraudoux avec la pensée allemande, se sentent « interpellés, interrogés, séduits, voire fascinés par l'écriture littéraire de Giraudoux » 85  . Par deux fois (au moins) Jacques Body fait allusion à la «pensée» de Giraudoux et semble l'indiquer comme un sujet à creuser. La plus récente mention se trouve dans son introduction à l'édition qu'il a dirigé des Oeuvres romanesques complètes de Giraudoux dans la collection de la Pléiade : «Cette image d'un esprit fantaisiste, qui n'est pas fausse, et que Giraudoux lui-même a créée et plus ou moins entretenue par une sorte de modestie, a été lentement et timidement complétée par une autre vue : l'oeuvre de Giraudoux a un contenu, Giraudoux a une pensée sinon une philosophie, cette pensée a un sens 86  ». Jacques Body précise que par «oeuvre» il entend tout l'oeuvre et non pas seulement l'oeuvre narrative, à laquelle nous nous limitons dans ce travail. Dans la conclusion d'un article paru en 1982 portant sur la réception du Moyen Âge dans l'oeuvre de Giraudoux, Jacques Body formule la même constatation de manière différente : il rappelle le nom des critiques qui «ont pris aussi Giraudoux pour un penseur» et il ajoute : «il faudrait aller plus loin, jusqu'à un traitement esthétique de la pensée, des philosophies. Charles Andler professait qu'il n'y avait pas de grande esthétique sans arrière-plan philosophique, sans Weltanschauung 87  ». En effet, des articles de Benjamin Crémieux dans les années 20 à la grande thèse de René Marill Albérès en 1957, en passant par les articles d'Albert Thibaudet, d'André Rousseaux, de Jean Prévost, et les études de critiques aux opinions aussi opposées que le maurassien Robert Brasillach et le marxiste Chris Marker, nombreux sont ceux qui ont fait de Giraudoux non pas sans doute un philosophe mais un penseur. Dans son livre récent, Roland Quilliot n'hésite pas à ranger Giraudoux «parmi les métaphysiciens 88  » Notre question n'est donc ni naïve ni vraiment nouvelle, du moins dans sa généralité. Éclairer la spécificité, voire l'étrangeté du projet d'écriture giralducien par l'étude de la « pensée » de l'écrivain, tel était le chemin que nous entendions suivre.

      Mais quelles questions poser à l'oeuvre de Giraudoux, alors qu'elle brille par l'absence de doute, d'ambiguïté, d'ambivalence? Comment interroger les textes soi-disant «ravissants», «musicaux» 89  de cet auteur à la réputation d'illusionniste et de poète? Comment résisteraient-ils à une attaque au moyen de concepts, lui qui les fait danser? Le chantre du printemps, de l'aube et de la jeunesse, celui que l'abbé Brémond appelait, paraît-il 90  , «notre libellule», aurait-il par exemple une philosophie de l'existence? Rien ne serait moins étonnant à une époque où le roman est en «crise», où toute la littérature française à la recherche fébrile de valeurs et s'interroge précisément sur «l'existence». Aurait-il des vues sur la liberté, la Connaissance, ou Dieu? Ne tient-il pas, d'un bout à l'autre de son oeuvre, tout un discours sur Dieu, qui est si présent qu'on a parfois l'impression qu'il n'y a jamais que deux personnages en scène : Giraudoux et Dieu 91  ? Giraudoux s'est un peu moqué des philosophes et déclaré inapte à la philosophie 92  , mais il demeure tentant de chercher dans son oeuvre les éléments d'une « doctrine », comme on aurait dit à son époque, voire d'une «sagesse» 93  , d'une anthropologie, comme on dirait aujourd'hui plus modestement, au sens philosophique d'une vue et d'une interprétation de la condition de l'homme dans le monde? Roland Quilliot pense que le Théâtre de Giraudoux est «un effort pour penser systématiquement la condition humaine 94 

      Remarquons que la biographie de Giraudoux autorise ce genre d'approche. Du khâgneux, lauréat de version grecque au Concours Général en 1902, c'est-à-dire de l'érudit, et du normalien seiziémiste puis germaniste, on peut dire qu'entre l'année scolaire 1896-1897, date de son premier accès au prix d'excellence en classe de 3ème classique au lycée de Châteauroux, et 1907, date de l'échec à l'agrégation d'allemand, Giraudoux a acquis un bagage culturel exceptionnel. Il a lu tout ce qu'on lisait alors de la littérature française -- avec délices, semble-t-il 95  --, «jusqu'à Chateaubriand non compris 96  », toutes les oeuvres importantes de l'antiquité gréco-latine 97  , et tous les grands textes de la littérature allemande, en particulier du classicisme, des trois grandes phases du romantisme et du Biedermeierzeit. Nous devrons toujours garder en mémoire, au cours de ce travail, cette érudition giralducienne, profuse, «généreuse», comme l'a qualifiée Jacques Body, et surtout «gratuite».

      L'élève séduit, envoûté par le germaniste Charles Andler à Normale en 1903 et 1904 avait sans doute aucun une Weltanschauung, un regard particulier sur le monde. Mais il n'a pas dédaigné d'affirmer lui-même avoir une doctrine. Nous en possédons une preuve, plutôt anecdotique, il est vrai. André Beucler rapporte, dans Les Instants de Giraudoux 98  , les propos de René Lalou, qui s'était vu confier, en 1930, par Giraudoux, le soin d'extraire de ses ouvrages un volume de morceaux choisis 99  . Giraudoux avait refusé d'intervenir dans le choix des textes, mais un jour « en lui communiquant mon plan, dit Lalou, j'ajoutai que, dans la dernière partie, j'avais parlé de sa « doctrine ». Ce mot ne lui semblait-il pas excessif ou pédant? La réplique fut immédiate : «Bien sûr que j'ai une doctrine, s'écria-t-il» et Giraudoux aurait ajouté : «au reste, je vois que vous n'avez pas oublié le passage où Suzanne, dans l'île, dit ses vérités à Robinson.» Beucler ne précise ni où ni quand eut lieu l'entretien entre Giraudoux et Lalou, ni comment il apprit ce qui précède de Lalou, mais il est exact que Lalou parle de doctrine dans son introduction aux Textes choisis et qu'il a intitulé en effet la troisième partie «Doctrine et rêveries humaines».

      Giraudoux s'est par ailleurs réclamé lui-même, en termes très clairs, d'une philosophie particulière, du stoïcisme. Dans la première «heure avec» le journaliste Frédéric Lefèvre, publiée dans Les nouvelles littéraires le 2 juin 1923, il attribue (ou assigne) à la littérature française contemporaine «surtout une valeur morale et poétique, beaucoup plus que de divertissement». Nous reviendrons sur cette assertion importante. Quelques paragraphes plus loin, en réponse à une question du journaliste sur ses intentions, il ajoute, de son propre chef : «il y a une philosophie que j'ai toujours appréciée : c'est la philosophie stoïcienne.» Et il précise immédiatement le contexte d'emploi de ce mot : «Au cours de ces dernières années, j'ai eu souvent l'impression que beaucoup d'écrivains français, à la fois par le respect qu'ils avaient de l'univers et par la distance qu'ils entendaient garder avec lui, avaient donné un exemple analogue à celui de cette secte 100  ». Que Giraudoux ici fasse référence surtout à lui-même ne fait pas l'ombre d'un doute. Nous espérons montrer que cette référence aux Stoïciens ne se résume pas, comme on l'a cru, à la seule distance que Giraudoux entendait garder avec l'univers 101  . Au contraire, on y discerne à la fois le rêve de maîtrise du monde par la pensée qui caractérise la philosophie stoïcienne, tentative de construire une Citadelle intérieure  102  , refuge de sérénité d'où il peut d'autant mieux agir dans le monde; on y reconnaît l'aristocratisme giralducien, l'auteur demeurant toujours conscient, en bon normalien, d'appartenir à une élite -- la chose étant d'autant plus sensible, dans le contexte français d'alors, à un provincial de milieu très modeste «monté» à Paris; mais on y reconnaît aussi -- car Giraudoux parle d'abord de «respect» envers l'univers -- sa fameuse «politesse envers la création». Dans cette simple réponse à un journaliste se résument les deux thèmes fondamentaux du stoïcisme : l'autonomie de l'individu (autarkéia) et son rattachement à l'univers.

      Ces propos datent de juin 1923. Quelques autres indices du stoïcisme giralducien sont bien cachés dans le mémoire que présenta Giraudoux pour le Diplôme d'Études Supérieures en juin 1906 et qui portait sur les Festgesänge du poète du romantisme allemand tardif Platen-Hallermünde. Parmi les quelques passages caractéristiques de ce travail, en voici trois : il sont d'un Giraudoux d'à peine 24 ans, revenant d'un séjour en Allemagne qui a été sa première année de liberté et d'indépendance financière, où il a sillonné l'Europe; il tente d'expliquer un passage du poète quand tout à coup il s'envole :

Platen n'a aucune prétention [intention biffé] à être moraliste, et à mettre ses lecteurs en garde contre l'ubriV (ubris). Il regarde simplement le monde. Il constate son instabilité, mais pourquoi ne pas voir dans cette instabilité même un sûr garant du bonheur; pourquoi ne pas attribuer les coups du sort à un sort intelligent, ou du moins bienveillant. Que savons-nous de la vie, de quel droit notre esprit borné se distingue-t-il un bonheur et un malheur; il faut accepter, sans murmurer et sans douter.

      un peu plus loin :

N'y a-t-il pas d'ailleurs un certain plaisir à se donner pieds et poings liés au monde; à s'abandonner, sûr de rester en lui, comme un radeau à la mer; n'y a-t-il pas une divine harmonie dans la succession régulière du jour et de la nuit, et du bonheur au malheur.

      enfin :

La mort d'ailleurs n'est pas à craindre; on n'a à craindre d'elle que son retard; car elle est un remède contre le destin; le seul véritable malheur qui puisse affliger l'homme c'est la vieillesse, le passage interminable [biffé: peut-être "inferna"?] de la jeunesse à la mort. 103 

      Tout lecteur un peu attentif de Giraudoux se persuade aisément que la poésie et la légèreté apparentes de cet auteur sont une prise de position et masquent la profondeur d'où elle sourdent, que la poésie et la légèreté sont les formes privilégiées, choisies, qui révèlent cette profondeur, parce qu'elles traduisent au mieux une vision du monde personnelle. Ancrées dans la personnalité de l'auteur, elles en sont la stratégie «par défaut». Dès lors, ne peut-on déduire de l'oeuvre de Giraudoux une anthropologie d'allure assez stoïcienne, ou plutôt «épicuro-stoïcienne» 104  , qui serait le fondement épistémologique -- ou gnoséologique 105  -- de la position giralducienne devant l'univers (et l'une des explications possibles de son aristocratisme), tandis que le mode de manifestation dans l'écriture en serait la conscience, la présence du « politique », du politique comme dimension constitutive de l'être au monde de tout humain vivant au sein du groupe -- dimension civique et non pas seulement civile --, et en l'occurrence une nuance particulière du politique, son aspect idéal et idéologique : la dimension utopique?

      Si en effet tout romancier bâtit un univers romanesque plus ou moins original, Giraudoux ne semble-t-il pas rechercher un espace hors du commun et une durée hors du temps ? Ne construit-il pas presque à chaque page un univers idéal? Les oeuvres de Giraudoux ne révèlent-elles pas un univers moral où est mise en scène toujours la même tentative, celle, tous azimuts (mais toujours comme un enjeu à l'intérieur du langage), d'examiner quelles sont les conditions de possibilité pour un humain de vivre sur terre une vie divine? Entendons : une vie conforme à l'idée que Giraudoux se fait du divin (et non pas du sacré), c'est-à-dire en particulier une vie débarrassée du fardeau du péché 106  ? Mais la question est : si nous tenons bien là l'enjeu principal de la pensée giralducienne, si ce que les critiques unanimes ont appelé l'édénisme de Giraudoux est bien le coeur actif, l'axe de désir d'où procède son oeuvre, est-il légitime de parler alors d'une pensée «utopique»? Y a-t-il une pensée de l'utopie chez Giraudoux, un discours ou un rêve utopiques, ou bien est-ce notre lecture qui affuble sa pensée du qualificatif d'utopique à cause de l'horizon d'attente qui est le nôtre?

      Nous avions quelques raisons de supposer la présence d'une pensée «utopique» chez Giraudoux. Des Provinciales (1909) à La folle de Chaillot (1945), l'oeuvre est traversée de part en part par la description d'une vision du monde qu'on dirait proposée comme un programme. La rhétorique de Giraudoux varie assez peu, mais, par le jeu des antithèses et des hyperboles, parfois cette vision est exposée clairement, comme dans la lettre à Simon de Suzanne et le Pacifique mentionnée plus haut; parfois elle est sous-jacente ou tacite ou incarnée par un héros, dont Simon le pathétique est l'un des premiers et sans doute le prototype, à moins que ce ne soient les jeunes filles Suzanne et Juliette. Les héros de Giraudoux en général semblent déjà habiter un monde meilleur -- à tout le moins un monde personnel hors du commun --, être en contact avec une parcelle d'eux-mêmes qui les relie directement au Cosmos, et ce privilège les «condamne» soit au bonheur (Maléna), soit à être exemplaires (Simon, Suzanne, Isabelle, mais aussi Judith, Électre, Hector, Ondine, Edmée), en tout cas plus libres, plus responsables, et en même temps plus ardents, plus vivants, et doués d'une innocence merveilleuse qui les protège contre tous les corrupteurs du monde. «Tous les personnages de Giraudoux exigent désespérément un monde meilleur», écrivait Chris Marker en 1952, citant, à son dire, un auteur cubain de la Révolution, José Triana, traducteur de Giraudoux 107  . Tous les personnages de Giraudoux exemplifient un type d'humanité si idéale et si rare qu'on est tenté de la qualifier d'utopique. Il y a par ailleurs dans l'oeuvre une affirmation esthétique et une affirmation pédagogique -- Giraudoux dit « poétique et morale » -- et il suffit de lire Giraudoux un peu assidûment, de le suivre jusqu'à ses dernières oeuvres pour constater qu'il y a un hygiénisme chez lui 108  , de même qu'il y a un élitisme, une sorte d'illuminisme et peut-être un messianisme, qui s'exacerbent avec le temps et ne sont aucunement des thèmes, mais les manifestations d'une rhétorique profonde, i.e. d'une épistémologie (ou d'une gnoséologie) -- ce qui est beaucoup plus significatif -- dont la présence n'a rien d'étonnant chez un auteur éduqué et formé selon les idéaux de la jeune IIIe République entre 1890 et 1910, marqué par de solides études classiques et l'idéalisme allemand. Comment ne pas percevoir ce courant d'un bout à l'autre d'une oeuvre qui commence par décrire des mondes souriants ou enchantés (Provinciales, L'École des indifférents, Amica America) et qui se termine sur des écrits et des discours politiques, «hanté[s] par le rêve d'une cité radieuse 109  » : Pleins pouvoirs, Sans pouvoirs, Nécessité d'une dictature de l'urbanisme 110  , à quoi il faut ajouter les Messages du Continental 111  , La folle de Chaillot...?

      De la déclaration juvénile qu'on trouve dans les textes manuscrits datant du temps de ses études :

«  Pourquoi je voudrais être agrégé?
Je voudrais, monsieur, rénover le monde. »  112  (I, p. 1209)

      à la réplique d'Aurélie dans La Folle de Chaillot (1945):

Il s'agit du monde...
[...] Nous avons à prendre toutes quatre une décision qui peut le transformer et en faire le paradis. (Théâtre 113  , p.994)

      comment ne pas voir la continuité? Comment ne pas percevoir que cette oeuvre contient certains des éléments non pas certes d'un «projet de société» mais au moins d'une vision idéale de la société?

      C'était commettre une multiple erreur. C'était d'abord par un regard rétrospectif réinterpréter toute l'oeuvre de Giraudoux à la lumière de ses dernières pages, où le monde édénique de sa première manière s'inverse, où son monde s'assombrit, comme tous les critiques l'ont constaté, alors que l'Europe s'apprête à sombrer de nouveau dans la guerre, puis y sombre effectivement; c'était contempler l'oeuvre de Giraudoux depuis son oeuvre théâtrale, à laquelle il doit certes sa célébrité, qui est plus politique que l'oeuvre romanesque, mais moins exclusivement poétique; c'était projeter sur l'ensemble de l'oeuvre certains détails non littéraires de la biographie de l'écrivain, sa défense du sport 114  , le fait qu'il se fit, dans les années 30, le champion des femmes 115  , sa foi en l'urbanisme, qui, il est vrai, s'exprime dès 1918 116  et fut le sujet de nombreux articles 117  ; mais c'était confondre "société" et "Cité" 118  , faire enfin un emploi abusif, vague et non littéraire du mot utopie. Nous allons y revenir. C'était ensuite appeler utopique une vision de l'aventure humaine simplement empreinte d'idéal, mais que nous ne comprenons plus, une certaine idée de l'éducation et de la culture proche de la Paideia grecque ou de la Bildung allemande, courante sous la très kantienne IIIe République 119  mais qui nous est devenue étrangère et qui est sans doute désormais irréalisable 120  . Si le Giraudoux étudiant a bien écrit, pour lui-même, «je voudrais rénover le monde», il avait d'abord écrit, puis biffé : «Le rénover dans sa forme, et le régénérer dans son essence» (I, p.1992). Ceci n'a guère à voir avec le projet d'un gouvernement idéal, ou la réforme de l'organisation sociale.

      C'était constater encore une fois l'étrangeté du roman giralducien quand on le compare au roman réaliste, et -- autre effet de cette lecture -- confondre la relative absence de chair, de passion dans les rares dialogues giralduciens avec la sécheresse d'un programme, ou du moins d'une sorte de maïeutique menant à une démonstration.

      C'était enfin commettre une erreur sur l'écriture giralducienne qui associe la rigueur de l'entraînement rhétorique reçu au lycée par la pratique de l'ars dictaminis 121  , des pointes et concetti puisés dans la topique de la littérature classique, avec la fantaisie, le goût du merveilleux, de l'enjouement, formes du sublime qui furent la zone de liberté de ce même classicisme français 122  . Giraudoux y a puisé à pleines brassées -- il a d'ailleurs confessé sa préférence pour «le beau langage vivant des XVIe et XVIIe siècles» 123  . Son écriture ne se tient jamais enfermée dans une diégèse stricte : elle s'échappe constamment et s'en tient rarement au fil d'une narration, a fortiori à celui de l'exposition d'un programme. L'écriture giralducienne est avant tout une écriture poétique, où, chose remarquable, la métaphore n'est pas enjolivure mais précision et découverte du monde. L'écriture giralducienne crée un monde dont le mode de développement n'est pas la dialectique ou le conflit, mais le commencement et le parallèle. C'était enfin faire un contresens sur le rôle de la poésie. Nous nous y attardons dans les chapitres suivants.

      De la constatation que Giraudoux préféra la construction d'univers idéaux à l'étude du réel (c'est-à-dire qu'il ne confondit pas le réel avec la science naturelle) et la description de personnages exemplaires, ou plus exactement archétypiques, à celle des passions humaines ordinaires et des problèmes sociaux, à l'affirmation que son oeuvre serait celle d'un utopiste 124  au sens littéraire du mot, même partiellement, il y a un très grand pas à franchir. Ce concept d'utopie est en fait extrêmement problématique. Depuis les années 50, qui ont vu le grand départ de l'utopologie, aujourd'hui un champ de recherches bien établi et foisonnant, le mot est employé dans une variété de sens, selon le champ de recherches où on l'emploie. Le créateur du mot, Thomas More, lui conféra lui-même son ambivalence constitutive en le décrivant à la fois comme u-topie, non-lieu, lieu inexistant, et eu-topie, bon lieu, lieu du bonheur 125  , ce qui dès le départ le proposait à diverses avenues de la critique. Le mot utopie est le plus souvent employé comme attribut d'une idée, d'une entreprise, d'un désir dont le caractère est d'être idéal, c'est-à-dire plus parfait que tous les modèles offerts par la nature, perfection conçue par l'esprit, hautement souhaitable ou désirable en soi, mais généralement inaccessible, par sa nature même, irréalisable, impossible, chimérique 126  . Le chercheur littéraire, quant à lui, ne saurait se mettre en position de juger l'eu-topie, comme se le proposent le politicologue, l'économiste et le sociologue; ce n'est pas sa tâche, du moins pas la première. Sa tâche est plus proche de celle de l'historien; il s'intéresse avant tout à décrire comment, par quel travail de la langue l'écrivain parvient à créer l'u-topie, à construire ce lieu imaginaire comme un lieu de bonheur. Il s'intéresse aux modèles qui ont pu lui servir, aux contextes historique, social et personnel dans lesquels l'écriture s'est accomplie, qui ont pu infléchir la pensée de l'auteur et où ils se réfléchissent, se déforment 127  , prennent forme -- contextes qui permettent d'éclairer les intentions de l'auteur. Il s'attache à la réception des oeuvres, et d'une manière générale à comprendre une oeuvre dans son temps, mais le psychologisme des jugements esthétiques ou moraux sur "l'homme et l'oeuvre" a fait son temps. L'histoire n'est plus seulement science du passé, mais anthropologie du temps, et l'histoire littéraire est anthropologie des espaces-temps littéraires 128  .

      Le philosophe René Schérer, dans un article récent, affinait cette définition de dictionnaire de l'utopie et distinguait trois grands types de formulation de l'utopie 129  :

      -- L'utopie-fiction, qui est un récit décrivant une société aux institutions parfaites, localisée dans un lointain ailleurs, la plupart du temps une île, ou une presqu'île comme dans le cas de l'Utopia de Thomas More, qui en est le prototype;

      -- l'utopie-projection, qui est un traité, où se préfigure et se travaille un ordre social, domestique ou économique à mettre en place;

      -- l'utopie-aspiration, de caractère esthétique ou mystique, telle que l'a définie Ernst Bloch dans L'Esprit de l'utopie et Le Principe Espérance, et comprise dans ce sens aussi par Theodor Adorno et Walter Benjamin.

      Cette catégorisation est certes un peu artificielle, car ces trois types d'utopie se recoupent souvent, et se succèdent d'ailleurs dans le temps 130  ; mais elle a pour elle de montrer clairement les différents types d'investigation dont peut être susceptible ce concept très riche qu'est l'utopie, de montrer que l'utopie peut faire l'objet d'une recherche historique, sociologique, philosophique aussi bien que littéraire. Tout dépend de sa forme, c'est-à-dire du type de discours. L'utopie-projection relève de la sociologie et de la politique, tandis que l'utopie-aspiration relève avant tout de la philosophie, voire de la théologie. La seule formulation qui appelle de plein droit une étude littéraire est celle qui prend la forme de l'utopie-fiction, car dans ce cas, au contraire des deux autres, il s'agit de la mise en oeuvre littéraire d'une spatialité et d'une temporalité imaginaires, ce qui est le propre de la fiction romanesque. L'utopie-aspiration propose un plan, des idées; l'utopie-aspiration exprime un appel, une espérance, qui sans nul doute se retrouvent au coeur des autres formulations et en particulier de l'utopie-fiction; cependant seule l'utopie-fiction recrée un monde plus ou moins complet, plus ou moins cohérent, mais incarné dans un texte dont le fonctionnement peut être décrit. Seule l'utopie-fiction est avant tout un texte. Ces distinctions peuvent paraître insuffisantes; que serait une utopie-fiction qui ne contiendrait pas aussi la description des lois justes régissant un État parfait, ou le plan d'un système économique susceptible d'assurer le bonheur général, ou la description des moeurs harmonieuses de ses habitants? On ne peut séparer arbitrairement formes, thèmes, motifs et structures. Mais précisément l'utopie-fiction ou utopie narrative ne peut être approchée par le littéraire que comme un genre dont il peut dégager les constantes formelles et thématiques, s'il veut se donner une chance d'en faire émerger, dans chaque texte pris en particulier, les effets de sens induits par la disposition différenciée des motifs 131  .

      Au vu de ces considérations, la question se posait donc : de quel type de formulation de l'utopie l'oeuvre, ou certaines oeuvres de Giraudoux relèveraient-elles? On peut reconnaître peut-être l'utopie-aspiration dans ce rôle de sourcier de l'Éden, que Giraudoux s'est plu à s'attribuer lui-même et qui caractérise le narrateur dans presque toute l'oeuvre narrative. On peut reconnaître peut-être l'utopie-projection dans les articles et manifestes plus ou moins «politiques» que Giraudoux a publiés à partir de 1928, et surtout à la fin de sa vie, sur l'urbanisme, les conférences de 1939 sur «le vrai problème français», sur la trop fameuse «France peuplée 132  », et dans les Discours du Continental 133  . Mais il est impossible de trouver des exemples d'utopie-fiction, des séquences d'utopie narrative non seulement dans l'oeuvre théâtrale mais surtout, là où on l'attendrait, dans l'oeuvre narrative. De fait si l'on s'en tient à la définition proposée par Raymond Trousson 134  du genre littéraire utopique, très précise donc très limitative, nous pouvons cesser toute investigation. Non seulement Giraudoux n'a écrit aucune utopie au sens strict, mais s'il n'a pas décrit non plus de pays des merveilles ou de Cocagne (d'abondance), il a décrit plutôt des jardins ou des parcs, une certaine forme d'Arcadie provinciale ou urbaine, une certaine forme de paradis individuel et terrestre, et surtout mental. On peut sans doute assimiler Suzanne et le Pacifique à une robinsonnade 135  , ce qui déjà est bien différent d'une utopie -- R. Trousson l'exclut de sa définition -- mais ce roman est loin d'être un simple voyage aux «Iles bienheureuses». Comme l'a montré Lise Gauvin elle-même, il s'agit aussi d'un voyage encyclopédique et d'un voyage intérieur 136  . À nul moment, la culture française n'est oubliée. Suzanne peuple son île de voix d'écrivains. D'autre part on ne trouve nuls Lunatiques chez Giraudoux, nuls Icariens, nuls Ilsouclochiens; pas de Sévarambes ni de Philadelphes ni d'androgynes, ou leur équivalent; pas de phalanstère, pas de communisme ni de coopératives, pas de Thélème; pas la moindre ébauche d'utopie monacale à la Campanella, scientifique à la Francis Bacon. Sur le plan thématique, Giraudoux ne décrit pas de mode de gouvernement parfait et vertueux, ni de système économique juste pour tous, ni même de ville idéale; en fait s'il s'intéresse à l'Homme, il ne s'intéresse jamais au social, ce qui est le propre de l'utopie narrative qui est à la recherche d'institutions parfaites, il propose non de transformer, mais de transfigurer, au présent, le milieu de vie en un jardin ou en zones de silence ou de repos. L'hygiénisme de Giraudoux est avant tout une hygiène mentale et personnelle 137  et dérive de son stoïcisme. Giraudoux cherche avant tout le bonheur, non dans un programme à venir, mais ici et maintenant; son ambition est avant tout de «réaliser au quotidien l'alchimie du sublime 138  », comme on l'a dit de La Fontaine.

      Comment dès lors aborder l'oeuvre de Giraudoux? Si ce n'est pas une vue de l'utopie comme genre littéraire qui peut nous y aider, serait-ce plutôt une conception du littéraire comme figure de l'utopie? Que faire du réel quand il est décevant ? On pourrait écrire l'histoire de la littérature en se plaçant du point de vue de cette question. Un chercheur allemand, Gert Üding, écrivait il y a presque trente ans, «Litteratur ist Utopie 139  ». Il ne s'agissait plus alors d'interpréter l'utopie esthétique dans le sens d'une utopie réelle, anticipation d'un monde libéré de la domination -- horizon marxiste où l'ont utilisé et promu Adorno et Benjamin -- mais de comprendre que la littérature -- celle qui a quelque chose à dire à l'humanité sur les grandes questions qui se posent à elle -- peut être utopique dans le sens précis que son rapport à la réalité est celui de l'accomplissement d'un souhait, du comblement d'un manque, avec ses stratégies, ses plans, sa richesse d'imagination, et son rejet critique de toute entrave et de toute réalité inhibitrice. Cette conception a son origine dans les travaux de Gert Üding sur Ernst Bloch et s'appuie sur le concept philosophique de conscience anticipante, tel que l'a explicité le philosophe allemand («Vorschein» : pré-apparition, illumination anticipante) 140  . «Épure d'un monde meilleur» qui nous rejette du côté de l'utopie-aspiration de René Schérer.

      Une telle lecture, aussi séduisante soit-elle, nous donne une sorte de carte blanche pour discuter la pensée de Giraudoux, mais elle ne nous donne pas prise sur le texte giralducien, qui doit être notre seule référence, ce qui ne signifie pas qu'on n'y puisse trouver d'illumination anticipante (si l'on n'y trouve pas d'anticipation illuminante!). C'est du texte giralducien que nous devons dégager la pensée de Giraudoux et non pas l'inverse (interpréter le texte à partir de présupposés sur la pensée). La question générique (genre et mode) demeure donc pour nous primordiale, car elle est l'une des plus prometteuses portes d'entrée dans l'univers de cet écrivain hyper-cultivé. La question devient donc : est-il possible de rattacher telle ou telle oeuvre de Giraudoux à un genre littéraire?

      Il y a sans doute, chez Giraudoux, ce que nous pouvons nommer, après Claude-Gilbert Dubois, un désir cosmogonique 141  . Mais ce désir est commun à l'utopiste et au romancier, qui instaure lui aussi, et avec plus de liberté, son propre espace-temps. Si malgré quelques similarités structurelles, il est clair qu'on ne peut réduire la prose giralducienne au lit de Procuste de l'utopie; si le monde rédimé et pacifié que décrit Giraudoux est bien, comme nous le croyons, diamétralement à l'opposé de l'enrégimentement des cités idéales tracées au cordeau et peuplées d'automates que nous présentent la plupart du temps les utopistes ou anti-utopistes 142  ; si le monde fraternel et fantaisiste dans lequel vivent les personnages de Giraudoux est vraiment différent du monde rationnel, réglé et austère des utopies -- ne sommes-nous pas amenés à nous poser la question : y a-t-il dans l'histoire des formes littéraires une autre tradition parallèle qui elle aussi aménage le monde à sa façon, qui fasse de cet aménagement à la fois son thème principal et sa structure narrative ?

      Tout ce qui forme le fond de l'utopie : besoin d'évasion des réalités présentes et aménagement de réalités autres, mise en question de la légitimité et de la rationalité de l'ordre existant, diagnostic et critique des tares morales et sociales, recherche de remèdes, rêves d'un ordre nouveau, tout cela on le retrouve aussi dans les systèmes philosophiques, dans les mythologies populaires, dans les doctrines religieuses et, soulignons-le car c'est le point important pour nous, dans la poésie 143  . Chez la Fontaine, par exemple. Donc l'utopie narrative est un choix parmi les formes de discours. C'est d'ailleurs pourquoi, nous l'avons vu, l'utopie narrative relève de l'analyse littéraire. Mais n'existe-t-il pas une forme littéraire qui incorporerait les mêmes éléments thématiques ou leurs équivalents en les traitant à sa manière, en y apportant ses réponses, ses constructions propres? La réponse est oui : il y a la pastorale, qui est une forme du lyrisme, dont la tradition est aussi ancienne sinon plus que celle de l'utopie, la pastorale et ses diverses formes, l'idylle, qui est la plus ancienne, et toutes les formes qui en sont dérivées, l'églogue, le poème bucolique, le chant pastoral, la pastorale dramatique, le roman pastoral ou plus récemment champêtre ou provincial 144  -- toutes formes dans lesquelles se trouve tissé le fil d'or du mythe de l'Arcadie, le rêve de l'âge d'or, du Paradis terrestre, de l'Élysée.

      Dans son article sur l'utopie de l'Encyclopédia Universalis, le sociologue des religions Henri Desroches écrivait qu'il n'y a d'utopie que si l'imaginaire prend une position par rapport au social, et à partir de là il distinguait deux grands types d'utopies : d'une part les utopies d'évasion, où «n'existe nulle obligation morale d'un engagement personnel» : il rangeait dans ce groupe l'idylle, la bucolique, la robinsonnade; d'autre part les utopies héroïques, débouchant sur l'action, sur un programme, que ce programme soit l'action politique ou le retrait complet du monde. Cette classification, où se devine peut-être un préjugé, peut nous satisfaire au moins partiellement, ces deux types s'incarnant dans des formes littéraires distinctes, mais elle fait un usage abusif du terme utopie, puisque ce n'est que dans le cas de la robinsonnade que l'évasion vers un lieu autre inventé a lieu; dans le cas de l'idylle, Desroches confond dédain ou ignorance délibérée des responsabilités et fuite vers un lieu autre. De plus, nous nous intéressons à des textes littéraires, tandis que le sociologue ne précise pas les formes d'expression. Il nous paraît préférable, pour ce qui concerne l'utopie, de nous en tenir au sens d'une forme littéraire précise et relativement fixée, dont le modèle très imité est l'Utopia de Thomas More 145  . Quoi qu'il en soit, la distinction est utile au sens d'une histoire et d'une anthropologie des formes littéraires. En effet elle souligne deux attitudes par rapport au réel, celle de l'utopie proprement dite, de l'engagement, qui évoque effectivement des images d'action, de travail, d'organisation, d'édification, de table rase, voire d'holocauste 146  , au sein d'une spatialité ou d'une temporalité entièrement réinventées, images «épiques» qu'on trouve dans les utopies narratives; tandis que celle de la pastorale, avant tout poétique et lyrique, conserve le réel et ses objets, mais en exclut ce qui est conflictuel, déplaisant ou menaçant, pratique un choix dans le réel pour n'en conserver que le léger, le ludique et l'agréable 147  , qui ne restent idylliques d'ailleurs que dans la mesure où ils sont menacés par le réel. Giraudoux n'a pas imaginé de pays lointain dont les habitants vécussent heureux grâce à un gouvernement juste et des institutions parfaites. Mais, pour reprendre l'exemple de Suzanne et le Pacifique, il a placé une jeune fille nue seule dans une île paradisiaque, qui s'adonne à la nomination jubilatoire de ce qui l'entoure, dont un passe-temps est de se raconter l'histoire littéraire de la France, et qui un jour revient, toute émue, vers «ce Français qui rend inutile l'arbre-étreinte!... qui a deux grandes moustaches avec un dévouement sans bornes... et qui remplace pour l'humanité l'arbre-lampe.» (I, p. 616) La lettre à Simon, d'ailleurs, où Giraudoux effectue une descente en règle de l'attitude de Robinson Crusoe 148  , cet homo faber sans imagination qui se méfie de la nature et reconstitue dans son île le mode de vie petit-bourgeois peureux et anti-poétique de ses origines, est on ne peut plus claire à ce sujet: cette lettre n'est pas une critique de l'Angleterre, mais du manque de confiance en la nature. Non, Giraudoux ne cherche décidément pas un ailleurs. Il n'a pas imaginé un lieu autre où les institutions fussent parfaites et les lois justes. C'est ici et maintenant que le Paradis doit être réintégré. Ce qui, sans doute, peut paraître utopique chez Giraudoux, c'est «l'idée qu'on peut changer la vie avec des mots 149  » , mais c'est un pari d'écrivain, un projet «strictement littéraire». Or quelle forme littéraire revêtent cet édénisme, cet adamisme, cette quête de sourcier? C'est l'idylle.

      C'est donc en suivant le chemin qui mène de l'utopie à la pastorale que notre recherche a trouvé sa méthode définitive. La formule «pensée utopique» chez Giraudoux tentait de reconnaître une intentionnalité ou une tension dans cette oeuvre tout en prenant en compte le fait qu'il n'y avait pas d'utopie narrative, mais elle était fautive car cette «pensée» n'est pas utopique, ou utopienne, mais arcadienne, c'est-à-dire avant tout poétique. L'impression d'utopisme vient du fait que le monde arcadien ou idyllique de Giraudoux se laisse lire comme valant mieux que le nôtre, comme exemplaire 150  , plutôt que comme « possible latéral » (définition de l'utopie de R. Ruyer 151  ). L'oeuvre narrative de Giraudoux présente beaucoup plus d'affinité avec le genre et le mode pastoraux qu'avec le genre de l'utopie et le mode utopique, comme c'est le cas aussi d'ailleurs pour quelques autres écrivains parmi ses contemporains. Nous sommes si peu enclins à admettre qu'il y ait un pastoralisme dans la littérature française du premier XXe siècle, dominée, croit-on, par «l'engagement», que nous ne voyons pas l'évidence 152  . La difficulté se résout d'elle-même si l'on adopte un point de vue anthropologique 153  sur les formes littéraires, et en «réduisant» le genre littéraire de l'utopie narrative à un cas particulier, correspondant à l'une des deux attitudes possibles de la conscience douloureuse pour ne pas désespérer en présence de l'univers mauvais dans lequel elle est plongée : ces deux attitudes sont l'attitude utopique et l'attitude arcadienne, l'utopisme et l'arcadisme. A chacune correspond une tradition littéraire : l'utopie, qui est l'invention d'un espace autre, mais pour y installer une société aux rouages parfaits, aux institutions exemplaires, et la pastorale qui demeure dans le réel, mais y installe, s'y réserve un espace poétique -- locus amoenus -- en le réenchantant artificiellement et en en excluant tous les aspects déplaisants. C'est au fond la distinction d'Henri Desroches entre utopie-héroïsme et utopie-évasion, à cette différence près que nous pouvons nous passer maintenant du mot utopie dans le second cas, puisque nous connaissons la famille de formes littéraires qui y correspond.

      Le remarquable est que ces deux attitudes commandent une construction esthétique correspondante. Dans le cas de l'attitude utopique, s'expriment non seulement la protestation de l'idéalisme, mais aussi l'espoir implicite qu'un jour la cité harmonieuse pourra être réalisée : l'utopie est essentiellement prospective 154  , ce sont les lendemains qui chantent; tandis que dans le cas de l'attitude pastorale, s'expriment avant tout le refus de l'univers mauvais et surtout la nostalgie de l'innocence et du bonheur, et cette innocence et ce bonheur ne sauraient être préservés-retrouvés que par la fuite (robinsonnade) ou la retraite (pastorale, arcadie) loin des pressions, des frustrations, de la corruption et des laideurs de la quotidienneté, vers un paysage « idyllique », intérieur ou extérieur, réel filtré d'où ont disparu haine, querelles, méfaits, cupidité, brutalité et misère, où les lourdeurs, les tensions et les contradictions sont résolues : une telle construction n'a de réalité que littéraire. Tout son enjeu se trouve dans la réussite d'une entreprise d'écriture. C'est ce qui en fait le prix (et la raison d'être de cette thèse).

      Le moteur psychologique de l'utopie est la révolte, celui de l'arcadie est la nostalgie. Ou peut-être la nostalgie est-elle le premier ressort des deux, mais il amène révolte, lutte et projets législatifs dans l'utopie, retraite, évasion et lyrisme dans l'Arcadie 155  . «Auch schwach und sanft läßt sich wünschen» : un souhait peut aussi rester faible et doux, disait Ernst Bloch 156  . Les deux attitudes n'ont en commun que le désaccord avec l'état de réalité (c'est la définition de l'utopie selon Karl Mannheim qui l'opposait à l'idéologie, dominante par définition 157  ), c'est-à-dire leur refus de l'Histoire. L'utopiste vise la justice, l'arcadien la béatitude (mais souvenons-vous d'Électre qui veut la justice à tout prix et qui fait «péter» et «craquer» le monde!). C'est la source de bien des confusions, même parmi les spécialistes, car les uns perçoivent la béatitude comme une chimère, alors que les autres considèrent la justice comme une utopie : dans les deux cas des idéaux irréalisables et irréconciliables 158  . Tandis que l'utopie veut (en principe) débarrasser le monde de l'opprobre et vise l'émancipation collective, l'arcadie se retire ou se détourne de «ce bas monde», comme dit si souvent Giraudoux, imagine un réel débarrassé de ce qui fait problème et où il ne doit rester que nature amicale, printemps éternel, aubes glorieuses, jeunes gens beaux, jeunes filles pures, animaux caressants, loisir (otium s'opposant au negotium), liberté, humour, agréments et charmes urbains ou provinciaux, et surtout simplicité, ou son synonyme giralducien : légèreté 159  , terme qui est, nous le verrons, le fer de lance de la condamnation de la surcharge et de l'insistance propres à la culture bourgeoise.

      La pastorale, lyrique ou dramatique, a toujours été, tout au long de son histoire, un divertissement sinon de courtisan, du moins pour gens cultivés d'une urbanité raffinée. Au XXe siècle elle ne peut guère échapper à la politisation et elle devient chez Giraudoux une sorte de manifeste poétique. Ce n'est en tous cas ni la vie de caserne minutieusement réglée des utopies des XVIIe et XVIIIe siècles ou des anti-utopies des XIXe et XXe siècles, ni le collectivisme de la IIe Internationale du début de ce siècle, mais c'est le monde d'Homère, des Idylles de Théocrite, qui doivent tant à l'aède, et qui ont été un modèle littéraire et moral pour Giraudoux, nous allons le voir; c'est, du moins par son élégance littéraire, le monde des Bucoliques de Virgile, qui sont l'un des textes canoniques du genre; c'est le monde du Dit de la pastoure de Christine de Pisan, de Robin et de Marion, et de l'hortus conclusus du Roman de la Rose; c'est le monde de l'Arcadia de Sannazaro qui renoue avec l'Antiquité par-dessus le Moyen-Âge, de l'Aminta du Tasse, de la Bergerie de Rémi Belleau et de ses jeux, et surtout de L'Astrée d'Honoré d'Urfé -- et des innombrables voies que cette oeuvre capitale de la littérature française a ouvert dans l'imagination des écrivains jusqu'au XIXe siècle --, c'est le monde des idylles XVIIIe siècle (Gessner, Florian, Marmontel), que Giraudoux a lues et dont il se souvient, et c'est le monde poétique, ou du moins l'un des éléments constitutifs de l'oeuvre narrative de Giraudoux. Particulièrement des premières oeuvres et des premiers romans de Giraudoux, Provinciales, L'École des Indifférents, Amica America et les autres écrits dits de guerre, chevaleresques, « courtois », tendres et ironiques, où l'auteur s'attarde à l'aspect le plus « pastoral » de la guerre, et assurément le plus beau : au compagnonnage et à l'humanité des hommes en campagne, à l'amitié. Mais le fil d'or de l'Arcadie court dans toute l'oeuvre.

C'est ainsi que nous flirtons, elle qui a trente ans, moi qui en ai dix-neuf, à travers mon dernier sommeil, chaque matin, comme deux bergers que sépare une rivière. (I, p. 156)

      Ce topos pastoral, qui orne la première page de Don Manuel le paresseux dans L'École des indifférents, provient d'Estelle, idylle de Florian (1788). Remarquons que les descriptions antiques de l'âge d'or sont légion, que Giraudoux avait pu rencontrer dans ses études classiques : Pindare (2ème Olympique, IV, 78-83; Thrène I, antistrophe 4,1), Homère (Odyssée, IV, 563-9, «Les champs Élysées»), Platon (Phèdre, 249a), Hésiode (Travaux, 169), Horace (Epode II, «Beatus Ille...»), sans oublier bien sûr Virgile. Mais la caractéristique du roman giralducien n'est pas de reculer à des commencements mythiques comme l'Âge d'or. Les commencements giralduciens sont dans le présent de la narration. Le paradis est ici, maintenant, dans sa rhétorique de la surprise.

      L'utopie au sens d'idéal inaccessible est sans intérêt heuristique pour comprendre Giraudoux. D'ailleurs, sur le Giraudoux chimérique n'a-t-on pas déjà trop écrit 160  ! La «charmante utopie» giralducienne n'a-t-elle pas un peu trop servi, notamment dans les années 1965-68/1978, dites «années utopiques» 161  (et depuis) à reléguer l'un des écrivains les plus doués et les plus originaux du premier XXe siècle aux confins d'une position mineure dans la critique universitaire, pour raison de non-conformité à l'idéologie de l'heure? Ce qui nous intéresse, ce sont les textes de Giraudoux, leur forme, leur poétique, ce en quoi leur appartenance et leur distance par rapport à une tradition littéraire permet d'expliquer le projet d'écriture giralducien. Giraudoux cherche à transfigurer le monde, ce qui, de tous temps a été le propre des poètes, non à le transformer. L'opposition entre l'Arcadien et l'Utopien est vieille comme le monde : on la retrouve dans le mythe d'Amphion et de Zéthos 162  ! N'est-il pas évident que c'est plutôt dans le Château du Décaméron que Giraudoux a sa place, plutôt que dans l'abbaye de Thélème, ou dans l'Amaurote de Thomas More ? Rabelais, More et tous les utopistes tiennent que les mauvaises institutions sont responsables de la corruption et du malheur humains, quand Boccace nous laisse entendre qu'au contraire ce sont les faiblesses humaines qui corrompent les institutions et détruisent le bonheur 163  . Positions là encore diamétralement opposées 164  !

      Il s'est agi pour Giraudoux de tirer de soi une représentation du monde assez puissante pour nier l'odieuse réalité. Mais il avait des modèles et cette représentation ne prend pas la forme de l'utopie, même si elle en a parfois certainement rêvé, comme dans la tabula rasa voulue par Électre. Giraudoux confère indéniablement à son arcadie mentale un enjeu, une valeur politiques, pas au sens de la politique des politiciens, mais au sens d'une interprétation politique de la vie de tous les jours, c'est-à-dire d'une responsabilité individuelle. On ne peut pas dire, sauf à trivialiser la notion d'utopie, que les articles « politiques » que Giraudoux écrit, à partir de 1928 et surtout dans les années 30, sur le sport, sur l'urbanisme, le rôle de la femme et la vie française soient emprunts d'utopisme : mais on peut dire que ce sont les gestes politiques de civisme d'un écrivain responsable, d'un «homme de lettres», comme il se dit lui-même, amoureux de son pays et qui croira jusqu'au bout en le pouvoir de la littérature. Dans un sens la France aura sans doute été la vraie, la seule « utopie » de Giraudoux, et Pleins pouvoirs sa Franciade!

      Mais, nous dira-t-on, la pastorale n'est-elle pas pour l'oeuvre de Giraudoux tout autant un lit de Procuste que l'utopie ? Le Comte de Saint-Simon lui aussi a rêvé de restaurer sur l'ensemble du globe le jardin d'Éden, mais par la science et l'industrie. Pour lui, comme pour beaucoup d'utopistes 165  , c'est d'un manque que notre monde souffre, et il s'agit de le combler. Il procède par ajout. Pour Giraudoux au contraire, c'est la pléthore, la surcharge, la pacotille qui accablent notre monde, et il faut l'en débarrasser, diagnostique plutôt Giraudoux, dans Suzanne et le Pacifique (1921), dans Aventures de Jérôme Bardini (1926-1930) et dans Choix des élues (1939). Giraudoux procède au contraire par soustraction. Il dénombre les objets du monde, les innocente de leurs associations avec les lourdeurs de l'existence, leur invente une vie propre, et chante ou tâche de chanter dans un paysage de lourdeurs et de bassesses qu'il n'ignore pas 166  .

      Sauf par métaphore, il n'y a pas plus de bergers et de bergères dans l'oeuvre de Giraudoux qu'il n'y a de Sévarambes ou d'Androgynes. Nous ne prétendons nullement réduire l'oeuvre de Giraudoux à sa seule dimension pastorale ou idyllique, a fortiori «régler» l'irritant «cas Giraudoux» grâce à une simple étude sur les rapports qu'entretient Giraudoux avec cette tradition littéraire. L'oeuvre de Giraudoux puise à de multiples sources et emprunte à bien des genres. Jacques Body écrit : «En privilégiant tels et tels thèmes, telles et telles oeuvres, on pourrait faire dire beaucoup de choses à Giraudoux, et des contradictoires 167  .» Mais force nous est de reconnaître que l'oeuvre de Giraudoux est liée par des liens encore mal étudiés à la littérature dont elle hérite ou à laquelle elle s'oppose, et il nous paraît possible de défendre, avec nuances, que ce caractère «pastoral» ou «arcadien» distingue Giraudoux de la littérature sur le fond de laquelle elle se détache et contre laquelle il a déclaré lui-même réagir 168  . L'originalité de Giraudoux consiste précisément en l'usage qu'il fait, consciemment ou non, de la tradition pastorale, de l'idylle en particulier. C'est pourquoi nous y plaçons nos mises.

      Mais notre étude du caractère pastoral (idyllique, arcadien) de l'oeuvre giralducienne ne saurait se borner au seul rapport avec la tradition, si évident, si fructueux soit-il pour le chercheur. Parfois, on l'a remarqué dès 1921 à propos de Suzanne et le Pacifique 169  , le monde giralducien évoque le monde tendre et gracieux, peut-être un peu apprêté, de L'Astrée, par l'image un peu figée des actants : jeunes gens uniformément beaux (et muets, voir par ex. La grande Bourgeoise, ou Gérard, dans Juliette au pays des hommes), jeunes filles invariablement pures. Mais si Giraudoux hérite de toute la tradition littéraire, il est aussi un homme de son temps. Le pastoral giralducien, s'il existe bien, doit avoir ses caractères propres. Lorsque Giraudoux évoque la nature, il s'agit rarement de l'échappée joyeuse, naïve ou sentimentale du poète vers les ruisseaux et la verdure. On chercherait en vain des ressemblances, sur le plan pastoral, avec les premières oeuvres, contemporaines, de Giono, par exemple, ou de Maurice Genevoix : Rémi des rauches (1922), Raboliot (1925), Rroû (1931), Le jardin dans l'île (1936), avec le roman paysan, ou le roman champêtre du début du siècle. Giraudoux n'est pas le chantre de la nature pour elle-même, comme fin en soi, il est le chantre d'un espace premier, comme on dit nombre premier en mathématique, c'est-à-dire unique, indivisible, qui est souvent un jardin, et qui est certainement un paradis -- point d'aboutissement de son désir. Aussi ses évocations naturelles revêtent-elles le plus souvent, sous le couvert d'une prose resplendissante, un caractère moral et politique relativement subreptice. On pense ici à l'utilisation de la nature chez Henry David Thoreau. Le passage lyrique de Thoreau sur le nénuphar qui clôt son Slavery in Massachusetts (1854), semble, sur le plan narratif, une fuite loin de la civilisation, mais sur le plan rhétorique, c'est une bombe lancée contre l'État 170  . Le narrateur Giraudoux ne nous laisse pas à penser qu'il ressent comme l'homme des villes le besoin d'éprouver le sentiment de la nature, par une plongée en son sein, herbes folles, forêts denses et silencieuses, etc. Giraudoux n'est pas écologiste, la pâquerette à la bouche, il est cosmologue, ou théologien, ou philosophe, toujours à chercher la place de l'homme dans l'univers et, répondant à sa propre question, à l'y mettre, en lui attribuant, comme au premier jardin de l'humanité, la liberté, l'aisance, la virginité, la douceur, l'insouciance, la gaieté, l'imperturbable innocence d'Adam et d'Ève. Il manque sans doute à ce paradis l'humilité pour être chrétien, mais la question n'est pas là. La rhétorique à laquelle le style giralducien soumet la narration s'apparente à un procédé naguère identifié par William Empson dans un livre qui a fait date dans les études sur la tradition pastorale, Some versions of Pastoral (1935), et qui consiste, pour le pastoraliste, à transposer une réalité complexe dans une situation simple : «putting the complex into the simple». Dans ce livre célèbre (mais méconnu dans la recherche de langue française), Empson identifiait les formes modernes du pastoral : il le trouvait dans la littérature prolétarienne, dans l'Opéra de Quat'sous, dans Alice au pays des merveilles. Plus de bergers ni de bergères, plus de houlette, plus de versification ni de chants amoebées. Au XXe siècle, après Albert Samain et Henri de Régnier, le genre pastoral traditionnel a disparu, ni plus ni moins que l'épopée, l'élégie, et presque toutes les formes traditionnelles 171  , mais le mode pastoral perdure. Le pastoral, comme l'épique et l'élégiaque, subsiste dans le roman. Le bucolique se retrouve, au XXe siècle, métamorphosé, chez Pergaud, Gide, Valéry, Giono, Pagnol, Colette, Genevoix, Pourrat... «Pastoral eclogue is dead : long live Pastoral» 172  écrivait Alastair Fowler, théoricien des modes et des genres en littérature. Le genre pastoral est mort : le mode pastoral perdure.

      La valeur d'usage des objets du monde réel chez Giraudoux est à l'opposé de ce qu'elle est dans le monde marchand qui l'entoure. Le sentiment anti-bourgeois de cet écrivain d'origine très modeste devenu lui-même un haut-fonctionnaire et un bourgeois n'est pas un leurre. Il affichera toujours une royale indépendance vis à vis des usages salonniers de son temps. Paul Valéry, lui dédicaçant Pièce sur l'art en 1934, écrit : «À Jean Giraudoux, rara avis, amical souvenir» 173  . L'oiseau rare Giraudoux est alors au faîte de la gloire littéraire! Paul Morand le note déjà en 1916-1917 à l'époque où il rédige son Journal d'un attaché d'ambassade 174  , où la vie mondaine et littéraire parisienne tient une grande place. Giraudoux en jouira, mais sans attachement.

      Cosmologue, théologien, philosophe, Giraudoux -- roseau pensant -- ne l'est qu'en se jouant. Non seulement il ne s'embarrasse pas de lourdeurs théoriques, mais sur des questions qui sont pour d'autres de grandes questions, il imprime le sceau le plus certain de la rigueur : le regard poétique, qui pense en images, sans concepts. Giraudoux a l'insolence tranquille du poète qui, «inversant la relation du réel et du rêve, dévalue en chimère onirique l'espace et le temps de l'histoire 175  ». Qu'il le fasse depuis «un balcon de sérénité, d'une terrasse d'euphorie 176  » est la signature proprement giralducienne. L'avantage, et non le moindre, de notre méthode est qu'elle prend en compte, met en lumière et exploite le fait que Giraudoux est avant tout poète et qu'elle en fait un a priori de cette recherche. Il n'est pas le seul à cette époque, avant la Grande Guerre, mais aussi après, alors que «la faillite de la paix» 177  devient progressivement évidente, à vouloir faire de la poésie en prose. Toute la jeune littérature 1900 est éprise de nature et de vie 178  , et au seuil des années 30, c'est le cas de Virginia Woolf avec Les Vagues 179  .

      La pastorale, sa survivance ou réincarnation au XXe siècle, n'est pas le foyer de cette thèse. C'est avant tout l'art giralducien de la prose qui nous a fasciné, complètement neuf, incomparable à celui de qui que ce soit à cette époque. Et l'utilisation si particulière de la métaphore, qui n'est pas préciosité superflue, mais vérité nécessaire. Cependant la situation du genre pastoral dans la recherche française n'est pas sans lien avec les difficultés que les chercheurs ont éprouvées concernant l'oeuvre de Giraudoux. Un colloque -- le premier de la S.I.E.G. (Société internationale des études giralduciennes) -- y a été consacré en 1990 180   : la diversité et l'absence d'unité des approches y sont significatives. Paul Vernois, spécialiste du roman champêtre 181  , y tente un rapprochement de Provinciales avec le genre taillé sur mesure du «roman de village», et essaye une articulation autour des oeuvres de Charles-Louis Philippe et de Jules Renard. Outre le même respect et le même attachement pour la province, il n'y a guère de points communs entre la prose de ces deux auteurs et celle de Giraudoux, et ce qui ressort de plus clair des explications de Paul Vernois, c'est sa propre perplexité quant au genre de Provinciales, «curieux titre pluriel et qui renvoie à une aire indéterminée» 182  . Pourtant il cite, une ligne plus bas, les Bucoliques de Jules Renard. Le rapprochement ne s'est pas imposé à son esprit. Pas plus que le caractère d'idylle de certaines oeuvres de Charles-Louis Philippe.

      Si le lien de Giraudoux avec la tradition pastorale est resté plutôt inaperçu jusqu'à aujourd'hui, c'est au moins partiellement en raison du fait que la pastorale est un genre méconnu, activement délaissé par la majorité des chercheurs, voire méprisé de la critique, du moins dans l'aire francophone. Les chercheurs ont toujours été rares, même pour les siècles où c'est un genre codifié, pratiqué, et ayant son public. Ceux qui se sont penchés sur sa « survie » au XIXe siècle et au XXe siècle sont encore plus rares, mais surtout ils sont victimes d'une vision du roman et de la littérature en général qui semble croire que le XIXe siècle a tout inventé en littérature, préjugé renforcé par la vision sartrienne de la littérature, dont nous sommes encore largement tributaires aujourd'hui. Comparée à la tradition de l'utopie, la tradition pastorale est le parent pauvre de la recherche de langue française qui accuse sur ce point une différence nette avec les recherches anglo-américaine et allemande. Ce n'est pas qu'il ne se publie rien sur le sujet. On possède des études spécialisées. L'Astrée en est souvent le foyer 183  , ainsi que la poésie de la Renaissance et la pastorale dramatique qui florissait dans le premier quart du XVIIe siècle, plus rarement la poésie du XVIIIe siècle 184  . Mais nous n'avons pas de théorisation en français sur le pastoral en général, pas d'ouvrage théorique ou historique récent, pas de réflexion d'ensemble, alors que de tels ouvrages existent en langues anglaise et allemande 185  Dans les universités anglo-américaines la pastorale et ses diverses formes historiques font l'objet d'un enseignement régulier, avec ses « textbooks » et ses ouvrages théoriques. En voici trois classiques : -- Bryan Loughrey, ed., The Pastoral Mode, A Selection of critical Essays, London: MacMillan, 1984; -- John Heath-Stubbs, The Pastoral, London: Oxford UP, 1969; -- Peter Marinelli, Pastoral, London: Methuen, 1971. Ce dernier ouvrage est particulièrement didactique. En langue allemande, on trouve: -- Klaus Garber, hrsg. Europäische Bukolik und Georgik, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Wege der Forshung 355), 1976; -- Bernd Effe, hrsg., Theokrit und die griechische Bukolik, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Wege der Forshung 580), 1986; -- Petra Maisak, Arkadien. Genese und typologie einer idyllischen Wunschwelt, Frankfurt - Bern, 1981; -- Renate Böschenstein-Schäfer, Idylle, Stuttgart, 1967..

      Pour une part la raison en est sans doute que les textes ne sont pas disponibles ou difficiles d'accès. Mais la rareté des éditions ou la difficulté d'accès aux textes (aux traductions d'oeuvres italiennes en particulier) ne suffit pas à expliquer le manque d'intérêt français pour la tradition pastorale. Si l'on fait le compte des études qui y sont consacrées, mis à part l'article exemplaire d'Henri Bénac, paru au lendemain de la guerre 186  , et la belle étude de Jacqueline Duchemin 187  , plus historique que littéraire, il n'y a eu au XXe siècle que très peu d'études littéraires de synthèse sur la tradition pastorale en France : nous avons le petit livre de Léon Levrault, paru à la librairie Paul Delaplane en 1914 dans une collection d'ouvrages scolaires sur les principaux genres littéraires 188  , et le précieux livre de Mia Irène Gerhart 189  , qui inclut les littératures italiennes et espagnoles. À quoi il faut ajouter quelques études fondamentales se limitant à un genre, ou une époque: celle d'Alice Hulubei sur l'églogue en France au XVIe siècle 190  et récemment la grande étude de Joël Blanchard sur la Pastorale au Moyen âge 191  , qui répare un oubli. Pour le XVIIe siècle, le nom de Daniella Dalla Valle s'impose, auteur d'une thèse sur la pastorale baroque 192  et d'articles sur les rapports entre les pastorales italiennes et françaises. Pour le XVIIIe siècle il faut mentionner le livre d'Édouard Guitton sur la poésie descriptive du XVIIIe siècle 193  , et celui de Sylvain Menant 194  . Ces études sont donc d'autant plus précieuses 195  . Elles décrivent le phénomène littéraire pastoral dans un contexte précis, celui d'une oeuvre ou d'une configuration historique, mais aucune ne s'aventure en dehors des époques où le genre est avéré, aucune ne spécule directement sur l'inspiration pastorale en tant que telle, sa permanence de l'Antiquité à nos jours, sa rémanence au delà de la disparition du genre, sa fonction et sa signification dans nos sociétés.

      «La pastorale a mauvaise réputation », écrivait Bénac: c'est un genre faux, ennuyeux, fade, artificiel, qui ne met en scène que des bons sentiments et n'échappe pas à la mièvrerie. Accusation suprême: c'est un genre qui n'aurait pas produit de «pur chef-d'oeuvre» dans la littérature française. Sylvain Menant le rappelait en 1981 : « La poésie pastorale proprement dite n'a jamais occupé une place très importante dans les lettres françaises »; mais il ajoutait: «  La crise qui la secoue au début du XVIIIe siècle ne soulève donc pas de tempête. Mais elle révèle, à travers les discussions et les tentatives de réforme, la permanence et la profondeur de l'inspiration pastorale» 196  .

      Dès la fin du XVIIe siècle, à l'occasion de la Querelle des Anciens et des Modernes, et le début du XVIIIe siècle les conventions de la pastorale étaient moquées et critiquées. Mais le genre était reconnu. La lecture de la pastorale comme genre faux est à peu près invariable depuis le désaveu de toute idéalisation qui ne chante ni l'Avenir ni la Société qui s'installe progressivement dans les mentalités au cours du XIXe siècle, alors que l'histoire et les phénomènes sociaux font leur entrée dans la littérature, et que le réalisme et le positivisme commencent à faire école. Au fur et à mesure que le « désenchantement » romantique envahit le sentiment d'exister 197  , chez Baudelaire, qui parle de ses «églogues 198  », puis chez les Symbolistes (L'après-midi d'un faune est une églogue), le mouvement s'inverse, mais l'idéologie régnante demeure en faveur du réalisme et condamne l'évasion, alors même que l'exotisme domine.

      Dans un manuel pédagogique contemporain de la deuxième série de La Légende des siècles (1877), on lit : «On a défini ce genre l'imitation de la vie et des moeurs champêtres dans leur plus agréable simplicité. La poésie pastorale comprend l'églogue et l'idylle. (...) La condition réelle des bergers ne peut présenter que des tableaux tristes, désagréables et affligeants; les poètes ont donc préféré peindre les moeurs simples, les plaisirs purs de la vie pastorale, telle qu'elle a pu être dans les temps primitifs de ce qu'on appelle l'âge d'or, ou telle que la leur représente le charme de l'illusion. On voit donc que le genre pastoral est de pure convention; et c'est là ce qui explique l'espèce de discrédit dans lequel il est tombé.» 199  Martha Hale Shackford, se proposant, en 1904, de définir l'idylle pastorale, croit utile de rappeler en commençant que le mot pastoral, dans bien des cas, a été utilisé comme un reproche ou pour ridiculiser, et qu'il désigne des créations insipides, représentant des sentiments irréels dans un style affecté 200  .

      Plus récemment le matérialisme et l'immanentisme forcenés des années 60 et 70, en réaction, selon les mêmes lignes que le Nouveau Roman, contre une vieille tradition critique exagérément psychologisante, portés à emprunter leurs discours critiques à des disciplines non directement littéraires comme l'histoire, la sociologie ou la psychanalyse, ont abouti à une mode critique qui a exclu de ses objets certaines formes littéraires non conformes idéologiquement. Ceci a fait du genre pastoral -- assimilé et réduit aux bergerades enrubannées du XVIIIe siècle -- une sorte de point aveugle de la critique de langue française 201  . Privilégiant le politique par rapport à l'intime, le social par rapport à l'individuel, et la praxis 202  , c'est naturellement à une littérature réaliste et où domine la fonction critique, le XIXe siècle surtout, où elle se reconnaissait, et à une littérature contemporaine consciente d'elle-même, amère et ironique, que cette époque effervescente donna sa préférence et accorda son attention, tendant à ignorer, de la pastourelle du Moyen-âge jusqu'aux manifestations pastorales romanesques et poétiques du XXe siècle, toute littérature où domine la fonction lyrique, surtout s'il s'y exprime le désir de paix et de repos, le besoin de simplicité et de naturel, et l'éternelle quête humaine du bonheur. La vogue théorisante de cette époque n'a été d'aucun bénéfice pour la tradition pastorale. Sans doute la vague critique dont il est question ici n'a-t-elle pas affecté tous les chercheurs. Pourtant il semble que le dédain de la pastorale ait été assez général. Au lendemain de la guerre, comme dans les exubérantes années 60 et 70, et jusqu'à tout récemment, c'était l'utopie sous toutes ses formes, sociale et littéraire, qui occupait pratiquement tout le terrain dans la recherche sur les ailleurs imaginés et qui polarisait la réflexion 203  . Il s'agissait surtout alors, tout en récapitulant le passé, de réfléchir sur les pratiques contemporaines. Au lendemain des révoltes étudiantes de la fin des années 60, la discussion portait inévitablement sur la «praxis», c'est-à-dire sur le type de projet social qu'on voulait édifier. L'optimisme relatif -- sur fond d'inquiétude, mais l'inquiétude est l'autre de l'optimisme -- qui caractérisait ces années y est sans doute pour quelque chose. Nous faisons peut-être aujourd'hui retour vers le monde nostalgique de la pastorale à mesure que nous sommes plus inquiets, dans ces années fin-de-siècle, après la fin de toutes les utopies concrètes, de ce que l'avenir nous réserve, ce qui montre bien que le souci du bonheur s'éveille sur fond d'inquiétude et que les rêves de bonheur, littéraires ou autres, croissent sur un fond d'insécurité 204  .

      Le genre pastoral est donc mort. Comme le suggérait Henri Bénac, la pastorale correspond peut-être mal au goût français. «Nous autres, Français, nous n'aimons pas beaucoup ce style-là, s'il nous évoque fâcheusement d'innombrables bergeries et la monotonie du Télémaque», écrivait-il en 1946 205  . C'est Sylvain Menant, de nouveau, qui explique le mieux la situation française : «Nul mieux que les poètes n'a souligné notre attachement simultané à deux mondes, celui de la lutte avec l'histoire, celui de l'épanouissement au sein d'une nature intemporelle, qui est le monde pastoral.» Dans son avant-propos au recueil collectif sur La Pastorale française de Rémi Belleau à Victor Hugo, réuni en 1991, Alain Niderst écrit : « Le genre est mort assurément dans la poésie moderne (après Albert Samain, Henri de Régnier et Paul Valéry) -- mais pas plus que les autres genres. Écrit-on encore des élégies ou des épopées? Et comme l'épique et l'élégiaque subsistent dans le roman, le bucolique, métamorphosé, a nourri des livres de Giono, de Pagnol, de Colette, et notre société, urbanisée jusque dans les campagnes, se retourne vers la pastorale avec nostalgie peut-être, surtout avec la même inquiétude qu'inspirent les énigmes.» 206  Dans le compte rendu qu'elle donnait de ce volume à la Revue d'Histoire littéraire de la France en 1993, Daniella della Valle en réaffirmait les intentions, «fournir la matière d'une réflexion générale sur les métamorphoses que l'esprit fait, dans un genre poétique, subir au réel» et ajoutait en conclusion : «pour les amateurs de la pastarole, ce petit livre sert aussi à mettre en lumière comment un genre « faux » et désormais disparu et mort, a réussi à transmettre ailleurs certains de ses traits et de ses qualités, pour survivre même après sa mort dans l'ensemble de la littérature.» 207  Cette opinion nous semble la plus éclairée 208  . Le genre pastoral est certes défunt et on n'imaginerait guère sa résurrection que par jeu et par ironie. Cependant le fond auquel il s'abreuvait n'est pas disparu. Il s'en faut de beaucoup. Et ceci pour une raison très simple que Sylvain Menant rappelle en conclusion du chapitre intitulé « Pastorales » dans son histoire de la poésie pendant le premier XVIIIe siècle:

« Le rêve pastoral résiste à la critique rationaliste, telle est la conclusion qui s'impose; il sort même de l'épreuve raffermi dans sa légitimité, et reste aujourd'hui encore présent et vivant dans la poésie, comme dans toutes les formes de l'imaginaire. Il forme avec le monde de l'expérience l'alternative dont nous avons besoin» 209  .

      Un grand spécialiste du Moyen Âge, Johan Huizinga écrivait : «La pastorale dans son sens le plus complet est quelque chose de plus qu'un genre littéraire. C'est un besoin de réformer la vie 210  ». Le pastoral, si nous le distinguons de la pastorale, est un ethos, une manière de comprendre les rapports du monde humain et de la nature. Ceci s'inscrit d'ailleurs en faux contre l'opinion d'Ernst Robert Curtius qui expliquait le succès millénaire de la pastorale du Haut Moyen âge au XVIIe siècle par la répétition d'un topos -- le locus amoenus -- utilisé de façon épidictique et emprunté à l'Antiquité grecque 211  . Mais l'alliance étroite entre la culture et la nature est assurément un trait dominant du génie grec 212  . Quoi qu'il en soit, que le pastoral soit un ethos a l'avantage de permettre de comprendre que la pastorale ait pu prendre autant de formes différentes au cours des siècles et manifester à travers toutes ces formes le même enthousiasme pour la vie naturelle, ou plutôt la notion, parfois implicite, que le bonheur humain ne peut exister en dehors d'un accord entre la nature et la culture. C'est à cause de l'infinie variété des formes que la recherche de cet accord peut prendre qu'il n'existe à proprement parler pas de pastorale pure répondant à une définition normative. C'est pourquoi on le retrouve au XXe siècle.

      Nous voici, à tout le moins, plus à même de comprendre le mot de Paul Souday, cité précédemment, rendant compte de Suzanne et le Pacifique : «On pense, en lisant son livre, aux bergers de L'Astrée; et jusqu'à je me noie, tout s'y dit tendrement. Un peu conventionnel peut-être, et par endroits un peu alambiqué, ce n'en est pas moins un ouvrage remarquable et délicieux, qui classe décidément M. Giraudoux».


Chapitre II : Le modèle théocritéen et l'innocence narrative 213 

« Et le romanticisme, dit romantisme, -- et l'alexandrinisme, dit hellénisme, et la catachrèse, et la litote, (...) je les perçais à jour à ma façon, j'eus mon alexandrinisme à moi, mon romantisme à moi, et des litotes fausses plus belles que vos vraies.» 214 

      Dans la grande entreprise giralducienne de rédemption du monde extérieur par l'écriture, la poésie alexandrine, par son humour, son érudition, son goût de la description, de l'allusion, son souci de la forme, sa prédilection pour l'amour, semble avoir joué un rôle de modèle complet avec lequel Giraudoux s'est senti très tôt en résonance. Théocrite surtout semble avoir été une référence et un compagnon -- assez discrets -- mais constants tout au long de sa vie littéraire.

      Dans ce qui suit, nous nous attardons au sens que prend la référence à Théocrite dans deux contextes interdépendants : d'une part ceux où la mention de Théocrite est liée à l'explicitation par Giraudoux de son art poétique ou du moins de ses opinions littéraires; d'autre part celui où l'auteur dévoile négligemment un projet qu'il faut prendre plus au sérieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici : celui d'écrire des idylles. La notion d'innocence étant au coeur aussi bien de l'oeuvre de Giraudoux que du genre de l'idylle, nous tentons de montrer que les références théocritéennes prennent tout leur sens lorsqu'on les rapporte à la définition schillérienne du poète naïf et à la distinction esthétique établie par le poète allemand entre poésie naïve et poésie sentimentale (1795-1796). Ce rapprochement esthétique me paraît éclairer un aspect intéressant et négligé de l'idéalisme giralducien, autrement dit de cette âme franco-allemande que Giraudoux se reconnaîtra jusqu'à la fin de sa vie 215  .

      Il nous a semblé utile de souligner qu'en contrepoint au travail de transposition ou de réécriture de textes antérieurs si largement pratiqué par Giraudoux, parallèlement à ces jeux de textes entre eux, il fallait réintroduire par ses modèles et ses références le sujet qui joue. La notion de palimpseste appliquée à l'oeuvre de Giraudoux, à l'entendre au sens de Gérard Genette 216  , donne accès à la matérialité du travail de l'écrivain, mais elle ne permet pas à elle seule de mettre en lumière ce fond d'idées, de souvenirs, de lectures, de convictions, d'obsessions, de théories et de discours qui forment ce qu'on pourrait appeler l'épistémé giralducienne, et qui sont le terreau de l'oeuvre.

      Giraudoux nomme ou sous-entend Théocrite en tout sept, peut-être huit fois; une fois dans son mémoire de licence sur les Festgesänge du comte August von Platen; trois fois dans son oeuvre narrative : une première fois dans «Bernard, le faible Bernard», de l'École des Indifférents 217  en 1911; une seconde fois, 14 ans plus tard, par-delà la guerre, au chapitre III de Bella 218  ; une troisième fois en 1927 dans l'essai intitulé « Sur Gérard de Nerval » 219  qui sera repris dans Littérature en novembre 1941. Il le mentionne encore dans «Racine 220  » en 1929, dans un passage où il décrit Racine «tout occupé à passer au soleil de Théocrite les murailles et les vallées jansénistes». À quoi il faut ajouter une mention de Théocrite particulièrement significative dans un reliquat non réutilisé d'une version primitive de la nouvelle Je présente Bellita dans La France sentimentale 221  .

      Il le sous-entend dans son conte de 1908 intitulé Le Cyclope, qui montre comme dans l'idylle XI de Théocrite un cyclope amoureux et malheureux, qui se guérit par la musique et la poésie. Le cas d'Elpénor a été traité en 1993, au colloque de Clermont-Ferrand, par Pierre Brunel, qui a ainsi exposé en pleine lumière, pour la première fois, la question du rapport qu'Elpénor (où Giraudoux reprend Le Cyclope 222  ) et Suzanne et le Pacifique entretiennent avec le genre de l'idylle et la tradition pastorale en général 223  . Nous ne reprendrons pas ses analyses. Remarquons seulement que ce qu'il peut y avoir du traditionnel canular normalien, du jeu érudit, dans Elpénor comme idylle est absent dans les autres oeuvres. Nous laissons également de côté pour le moment la mention de Théocrite dans Bella, qui pose un problème particulier passionnant, mais dont l'interprétation nous tire vers la situation de la sexualité dans l'idylle et la conception de la sexualité chez Giraudoux, sujets qui méritent un traitement à part. Giraudoux sous-entend peut-être également Théocrite au début de Don Manuel le Paresseux 224  quand il compare son flirt avec Mrs Callie à celui de «deux bergers que sépare une rivière» (I, p.156), mais il se souvient vraisemblablement plutôt d'Estelle, une idylle de Florian (1788), où l'on trouve ce motif.

      Giraudoux a rencontré l'oeuvre de Théocrite dès le lycée. On en trouve la trace parmi ses travaux scolaires conservés dans deux collections d'archives appartenant à sa famille 225  . Ces travaux d'étudiant sont inédits. Un feuillet manuscrit qui se trouve parmi les archives conservées par le neveu de Giraudoux contient une liste de préparations grecques à effectuer pour le mois de novembre 1898. Cette liste porte le nom de quatre auteurs grecs dont Théocrite 226  , dont il faut préparer les dix premiers vers de deux idylles : Les Syracusaines (idylle XV) et Les Pêcheurs (idylle XXI) 227  . Giraudoux est en classe de rhétorique. Le professeur est Léonce-Georges Gain. Son élève vient d'avoir seize ans. Théocrite n'est pas le seul auteur, remarquons-le, susceptible d'attirer l'attention des élèves de cette classe sur le côté beatus Ille de la poésie bucolique. Le mardi 7 février 1899, ils remettent une version latine des 24 premiers vers de la première élégie du premier livre de Tibulle, intitulée «Charme du repos et de la vie champêtre», et peu de temps après ils ont à faire une imitation en vers de ce poème. Giraudoux obtient la note de 13 sur 20 et le commentaire suivant du professeur : « Vers d'un tour facile et d'une facture assez élégante. Efforcez-vous d'être plus précis et de ne rien ajouter au texte latin ». Le poème est en effet très agréable à lire, il est écrit en rimes suivies et joue habilement de l'enjambement (voir Annexes).

      Dans les archives conservées par la nièce de Giraudoux, on trouve, datant de la même année scolaire, car on reconnaît le style de travaux que donnait le professeur Gain, mention d'un devoir à remettre sur l'églogue (on étudiait donc à cette époque-là la tradition pastorale pour elle-même), ainsi que d'une version grecque du chant alterné de Boucaïos et de Milon, les deux moissonneurs de l'idylle X de Théocrite.

      Dans la partie de la bibliothèque de Giraudoux conservée à la Maison natale à Bellac, on peut consulter les volumes que Giraudoux avait reçus en tant que lauréat au Concours général de 1902 : parmi les sept volumes qui portent le sceau de l'Académie de Paris sur le plat de couverture, on trouve : La poésie alexandrine d'Auguste Couat (1882) et le tome cinquième de l'Histoire de la littérature grecque, d'Alfred et Maurice Croiset, qui porte sur la période alexandrine et la période romaine, paru en 1899. On y trouve aussi La poésie de Pindare d'Alfred Croiset, dont Giraudoux se servira pour écrire Les nouvelles morts d'Elpénor  228  . Nous n'avons aucune raison de penser que Giraudoux ait moins étudié ses livres sur la littérature hellénistique que celui sur Pindare 229  .

      Dès son entrée à l'École normale, Giraudoux se replonge dans la poésie alexandrine. D'après la liste des emprunts à la bibliothèque de l'École 230  , Giraudoux emprunte dès le 6 novembre 1903, c'est-à-dire quelques jours seulement après la rentrée, la thèse de Philippe-Ernest Legrand sur Théocrite; et il emprunte le même jour deux éditions des Mimes d'Hérondas, dont un papyrus trouvé en 1889 venait de restituer quelques mimes intéressants. Hérondas avait été à Syracuse le successeur de Sophron, que l'on considère habituellement comme l'inventeur du genre littéraire du mime, dont Théocrite donne trois exemples dans ses Idylles. Rappelons que « le mime est une sorte de petite comédie, mais sans intrigue; c'est une simple causerie, vive et rapide, où chaque parole est un trait de moeurs.» 231  Le type même du mime urbain est justement l'idylle des Syracusaines si prisée par Giraudoux.

      Les emprunts que Giraudoux fait à la bibliothèque entre le 4 et le 11 novembre sont du plus total éclectisme 232  . Cette frénésie de lectures peut s'expliquer par le fait que Giraudoux, après une année de service militaire à Roanne, a le désir de se replonger dans l'étude. Jacques Body, sur le témoignage de Louis Séchan, a expliqué le travail que s'imposaient les élèves de première année 233  . Giraudoux n'a pas encore choisi sa première orientation de seiziémiste, et il furète. Nous pouvons donc en conclure que la sélection n'a pas été imposée par des cours à suivre et que la présence de Théocrite et du mime antique signale un intérêt personnel particulier. En effet, de tous les auteurs qui figurent sur la liste de la licence pour l'année 1903-1904, le seul auteur qu'il emprunte immédiatement -- et massivement : 3 ouvrages -- et qui soit au programme pour les épreuves communes, est Théocrite 234  .

      Comment interpréter cet intérêt particulier? On ne possède aucun document précis sur cette époque, et les archives du lycée Lakanal ont été détruites pendant la guerre; mais il est pratiquement certain que Giraudoux, après le lycée, aura travaillé Théocrite en khâgne. On peut voir une preuve indirecte de la nécessité d'étudier cet auteur dans le fait que trois idylles de Théocrite font partie du programme commun de la licence pour l'année 1903-1904 : I, Thyrsis; XI, Le cyclope; et XV, Les Syracusaines 235  . De tous les auteurs à préparer pour la licence, Giraudoux s'intéresse pour commencer au seul Théocrite, poète dont il a déjà subi le charme et pour lequel il éprouve une prédilection. Sur les trois oeuvres au programme, Giraudoux récrira le cyclope deux fois, et, par la voix de Bernard, désignera explicitement les deux autres comme des modèles.

      Tels sont les renseignements que nous possédons sur la rencontre et la rémanence du contact entre Théocrite et Giraudoux 236  . Des trois sources que Giraudoux a pu consulter concernant Théocrite, en dehors du texte même, à savoir les études de Couat, Croiset et Legrand, il aura certainement retenu le chapitre assez bref, mais précis, bien mené et agréable à lire de Couat. La cinquantaine de pages 237  , aujourd'hui un peu vieillies, que cet auteur a consacrées au poète sicilien est très vivante, plutôt fervente, et en 1902 ou en 1905 elle pouvait mener tout droit le lecteur au coeur du texte et à l'appréciation des spécificités de l'art théocritéen, qu'elle caractérise surtout comme un art dramatique, ce que nous devons retenir. Les pages qu'Alfred Croiset consacre à la poésie alexandrine forment un chapitre parmi d'autres dans un manuel d'histoire littéraire grecque, et il ne s'attarde qu'en passant au style et aux caractères de la poésie de Théocrite. Il souligne toutefois la sincérité d'émotion qui distingue Théocrite des autres poètes alexandrins et montre que grâce à Théocrite «la pure poésie entre dans le réalisme» 238  . Quant à la grande étude de Legrand, qui a presque cent ans, qui n'a jamais été refaite en France et qui fait toujours autorité 239  , c'est une montagne d'érudition philologique qui n'épargne au lecteur aucun débat d'école. Elle s'intéresse aux textes, aux motifs, à l'expression, au vocabulaire surtout en tant que documents archéologiques, mais Giraudoux a pu y puiser une foison de détails et de notes sur l'ecphrasis, le goût des descriptions et le talent descriptif de Théocrite 240  .

      On retrouve Théocrite sous la plume de Giraudoux en 1906, en un endroit inattendu et qui montre la grande familiarité qu'il a acquise avec le poète alexandrin : nous voulons parler de son mémoire, déposé à la fin du mois de juin, pour l'obtention du diplôme d'études supérieures, consacré aux Festgesänge de Platen. Les Festgesänge sont des odes pindariques, sujet que Giraudoux connaît bien 241  . Au tout début de la deuxième partie du mémoire, consacrée à la description et à l'originalité de ces odes par rapport à leur modèle, Giraudoux tente d'expliquer ce que Platen a retenu de l'hymne pindarique et ce qu'il a modifié, et pour montrer la difficulté qu'il y a à adapter Pindare, il prend par contraste l'exemple de Théocrite:

«On peut copier forme et fond d'une idylle de Théocrite, écrit-il; le mètre en est simple; les personnages sont les mêmes du temps de Virgile ou de Chénier : nature, qui ne change pas; type de paysan, qui ne peut changer, parce qu'il n'existe pas.»

      Quelques pages plus loin, Giraudoux, tentant de décrire l'alliance de sublime (Erhabene, en allemand) et de grâce élégiaque (Anmut, en allemand) qui fait la spécificité des derniers hymnes de Platen, explique :

« L'Anmut n'est pas incompatible avec l'Erhabene. Il le complète, et le corrige, comme le feuillage les fruits »;

      puis il ajoute :

« cet Anmut n'est pas pindarique... il vient de Virgile, de Goethe... C'est un ton modeste, un ton d'épître -- une certaine familiarité dans les sujets graves; une sorte de repos dans l'action; l'art de faire apparaître la nature entre deux pensées abstraites, comme un paysage vu d'un coup d'oeil, d'une fenêtre 242  ; un badinage, qui rend la douleur élégie; mais c'est surtout [la nature,] 243  la contemplation de la nature, considérée comme une force tranquille et accueillante.»

      Remarquons-le immédiatement : Giraudoux ne se souvient-il pas ici s'être assis lui-même à sa fenêtre pour écrire quelque chose de semblable 244  ?

      Giraudoux, élève de la Khâgne de Lakanal, connaît fort bien la tradition pastorale. Ces réflexions montrent qu'il a réfléchi en profondeur à l'art de Théocrite et au genre de l'idylle tel qu'il a été pratiqué par ses deux meilleurs imitateurs 245  . Le «ton modeste», la «familiarité dans les sujets graves», le «repos dans l'action», rappellent les définitions de l'églogue et de l'idylle dans l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert  246  ou du Traité de la poésie pastorale de l'abbé Batteux 247  . Elles nous prouvent sa compréhension de la principale convention de la pastorale traditionnelle : le fait de mettre en scène des paysans poètes et des pâtres chanteurs, et sa conscience que le monde des églogues est un univers poétique artificiel.

      Toutefois si Chénier retrouve le souffle et l'authenticité de Théocrite 248  , il y a une importante différence entre les églogues de Virgile et les idylles de Théocrite. Les églogues ont été écrites à une époque politiquement et socialement troublée et elles sont une méditation sur la crise morale, émotive et intellectuelle qui affecte les contemporains de Virgile. À partir de Virgile jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, on peut dire que la pastorale opposera presque sans exception un monde arcadien créé où tout est beau et facile, où l'on se préoccupe surtout d'amour, où culture et nature sont réconciliées, au monde réel où règnent le mal et la laideur. C'est Virgile qui a inventé le mythe de l'Arcadie heureuse, cette terre spirituelle 249  , où l'âme mélancolique aspire à se reposer, et dont il est question particulièrement dans la quatrième et la dixième églogues, à moins que ce ne soit l'espace esthétique, comme le veut une interprétation plus récente, qui permet à la poésie de se reproduire elle-même 250  . Quoi qu'il en soit, chez Virgile, la fiction pastorale s'appuie sur la question politique et disparaîtrait sans elle. Le monde des bergers de Virgile est une création poétique qui existe par le fait qu'elle est menacée et pénétrée par les calamités de l'époque. Ce qui rend ce monde poétique, c'est, par la distance qu'il prend par rapport aux réalités campagnardes et leurs corvées quotidiennes, l'idéalisation qu'il fait de la nature et la nostalgie d'en avoir perdu le contact. Les Églogues ne décrivent pas la vie des bergers, elles la représentent. Le locus amoenus de l'églogue virgilienne est une image renversée du monde politique. Ses habitants sont des poètes déguisés en bergers qui explorent les possibilités qu'a la poésie d'agir sur les conditions socio-politiques 251  . Chez Théocrite c'est tout l'inverse. Ce sont les paysans qui semblent se hausser à l'état de poètes. Aucune distance par rapport aux détails de la vie rurale. Chansons et bétail se valent et s'échangent. On y partage la réalité des gens simples et frustes de la campagne 252  , pauvres et même parfois de condition servile, qui se querellent (Idylle X), parfois grossièrement (Idylle V), ou au contraire se font des compliments (Idylles. VI, VII), le tout se terminant par un concours de chant (amoebée) (Idylles I, IV, V, VIII, IX); on y voit la réalité d'un berger amoureux d'une citadine qui le méprise et le rabroue vertement (Idylle XX); celle d'un éraste transi de désir qui se suicide de dépit à la porte de l'éromène dédaigneux qui refuse de lui accorder ses faveurs (Idylle XXIII); celle de l'amoureux, du cyclope (Idylle XI, VI), qui trouve une cure à sa souffrance dans la poésie et la musique. Dans les idylles dramatiques, ou mimes, la réalité est celle d'une jeune femme, Simaetha, qui se ronge de désir et de jalousie et qui fabrique un philtre magique pour regagner les faveurs de son amant (Idylle II), celle d'un amoureux trompé par la fille qu'il aime et qui pour oublier songe à entrer dans l'armée au service de Ptolémée (Idylle XIV); ou celle de deux provinciales, immigrantes (ou exilées) à Alexandrie, pipelettes d'une inénarrable drôlerie qui parlent chiffons, daubent leurs maris, et se frayent un chemin dans la foule jusqu'à la cour pour voir le spectacle de la mort d'Adonis. On aura reconnu Les Syracusaines (Idylle XV). Mais toutes ces situations réalistes, simples ou triviales, encadrées qu'elles sont d'exquises descriptions d'une nature que nous appelons aujourd'hui idyllique, regorgeant de fleurs et de fruits, irradiées qu'elles sont par la forme poétique, les allusions mythologique et la langue d'Homère, d'Hésiode et de Pindare 253  , sont transfigurées par l'élégance de l'art et en acquièrent une fraîcheur joueuse et légère.

      L'idylle théocritéenne est trompeuse : «aimable en son air, mais humble dans son stile», comme la voulait encore Boileau au chant II de L'Art poétique (1674), elle relève en fait d'un très grand art. Un équilibre délicat doit y être maintenu entre le vague ridicule de paysans ignorants, brutaux et naïfs, et une discrète nostalgie admirative pour leur innocence et leur virginité. L'humour, la simplicité bon enfant, la bonne humeur, la naïveté, le comique, la verdeur de langage, le ton de la conversation, cette qualité si exquise qu'est la grâce, c'est-à-dire, comme l'écrivait Giraudoux à propos de Platen «une certaine gaieté plastique, une délicatesse dans le ton et l'expression, une douceur» : tout ce que nous appellerons innocence narrative, sont le résultat chez Théocrite d'un art de contrastes 254  entre la campagne et la ville, entre le simple et l'élaboré, qui désigne un au-delà du texte, l'idéal d'une harmonie avec soi-même et avec la nature, mais cette harmonie, Théocrite la propose non dans une retraite hors du monde, non dans une lointaine Arcadie, mais dans son monde rural familier et prosaïque même -- monde familier qu'il décrit, comme Homère, si présent dans les Idylles, sur le même plan et en continuité avec le monde mythique des dieux. L'amour contrarié et la mort, pour reprendre les exemples soulignés naguère par Erwin Panofsky, sont dépeints en fort relief, et avec une intensité envoûtante dans les idylles de Théocrite. Dans l'Arcadie idéale de Virgile, au contraire, toute souffrance, tout drame sont projetés dans le futur ou, de préférence, le passé, et ainsi transformés en sentiments élégiaques 255  . Théocrite ne distingue d'ailleurs pas ses idylles rustiques de ses autres poèmes. C'est le même dialecte dorique que Théocrite utilise dans ses idylles rustiques, ses idylles dramatiques (mimes) et ses hymnes. Cela veut dire qu'il n'y a pas de valorisation particulière de la campagne ou de la vie pastorale chez Théocrite. Ce n'est pas, autrement dit, du refus d'une réalité pénible ou d'une situation de crise qu'il tire son chant, mais d'un regard mi-amusé mi-nostalgique qui ne porte pas condamnation sur la réalité 256  . Il faut donc reconnaître chez Théocrite un procédé littéraire d'innocentement du réel qui fait évidemment songer au traitement non seulement de la province et des provinciaux mais du réel en général chez Giraudoux. Cette simplicité et cette innocence que toute la tradition a attribuées (et parfois reprochées) à Théocrite sont l'effet de l'effacement de la distance critique par rapport au réel. Cet effacement est un travail de l'écriture poétique qui laisse nécessairement ses marques mais qui produit à la lecture l'effet d'un silence. C'est de ce silence que vient une partie du charme pérenne de Théocrite. C'est ce silence qui nous paraît avoir été un modèle pour Giraudoux et qu'il faut saisir.

      Pour comprendre, comme a pu le faire Giraudoux au moment de ses études d'allemand, la différence entre l'idylle de Théocrite ou de Chénier et l'églogue virgilienne; pour saisir pourquoi Théocrite a pu lui paraître un modèle littéraire, il est indispensable de faire intervenir ici la philosophie esthétique de Schiller, lecture obligée de tout germaniste. Nous pensons tout particulièrement à sa caractérisation du poète naïf, ainsi qu'à la distinction qu'il a établie entre les deux grands modes de sentir et d'écrire que sont d'une part la poésie naïve et d'autre part la poésie de sentiment ou poésie sentimentale dans l'essai qui porte ce nom.

      Pour se faire une idée de l'importance de l'essai Poésie naïve et poésie sentimentale (1795-1796), il faut se souvenir que Schiller, à partir de sa lecture de Kant, y congédie la traditionnelle poétique des genres (plus normative que descriptive) et qu'il y tente la fondation de la poétique sur la philosophie de l'histoire. À ce titre l'essai a nourri les frères Schlegel et Hölderlin, dont on sait l'admiration pour les anciens Grecs, et les propositions qu'il contient furent portées à leur achèvement par Hegel dans son cours d'esthétique (1820-1829) qui substitua la dialectique à l'histoire. Il s'agit donc d'un des textes fondamentaux de l'idéalisme allemand. Les notions qu'il contient ont dominé l'esthétique occidentale jusqu'au XXe siècle dans la Théorie du Roman de Lukács, dans l'oeuvre de Walter Benjamin sur le drame baroque allemand, et on les retrouve dans la Théorie critique de Max Horkheimer et de Herbert Marcuse, l'esthétique de Theodor Adorno, et jusque dans la philosophie de l'utopie d'Ernst Bloch  257  .

      Schiller a écrit cet essai pour fonder, face à Goethe, la légitimité de son propre «mode d'écriture» 258  . Schiller n'a d'un bout à l'autre de l'essai qu'un exemple de poète naïf en tête : Goethe, dont le nom est si généreusement et chaleureusement cité par Giraudoux. Goethe est pour Schiller un poète naïf vivant à une époque sentimentale.

      Qu'entend Schiller par poète naïf ? Le poète naïf est la nature, tandis que le poète sentimental cherche la nature (perdue) 259  . Telle est la formule qui rassemble la distinction schillérienne. Tout l'effort théorique du poète consiste à penser en termes historiques le rapport nature-culture et à en tirer une poétique. Citons l'admirable début in extenso :

«Il y a des moments dans la vie où la nature considérée dans les plantes, dans le règne minéral, dans les animaux, dans les sites champêtres, et aussi la nature humaine chez les enfants, dans les moeurs des gens de la campagne et du monde primitif, nous inspire une sorte d'amour et de respectueuse émotion, non parce qu'elle est bienfaisante pour nos sens, parce qu'elle satisfait notre esprit ou notre goût (car c'est souvent le contraire qui arrive), mais uniquement parce que c'est la nature. Tout homme délicat, pour peu qu'il ait d'âme, éprouve ce sentiment lorsqu'il se promène à ciel ouvert, lorsqu'il vit à la campagne, ou qu'il s'arrête à contempler les monuments des anciens âges; bref, lorsque, échappant aux relations et situations factices, il se trouve tout à coup en face de la simple nature. 260  »

      Il faut, ajoute Schiller, que les objets qui nous inspirent ce sentiment soient naïfs, c'est-à-dire que «la nature y soit en contraste avec l'art, et que tout l'avantage reste à la nature» 261  . La satisfaction que ces objets nous font éprouver n'est donc pas une satisfaction esthétique, mais une satisfaction du sens moral. «C'est une idée qu'ils nous présentent que nous aimons en eux. Cette idée est que nous étions, nous aussi, nature, et c'est ce que nous devons redevenir» 262  . On aura reconnu ici l'argument de la polémique contre Rousseau -- le «décevant helvète» 263   : nous étions nature, et la culture, en suivant la voie de la raison et de la liberté, doit nous ramener à la nature 264  . «Ces objets sont donc à la fois une image de notre enfance passée sans retour, c'est-à-dire de ce qui nous reste éternellement le plus cher, d'où vient qu'ils nous pénètrent d'une certaine mélancolie; et l'image aussi de notre perfection suprême dans le monde idéal, d'où vient qu'ils excitent en nous une émotion sublime» 265  .

      «Le vrai génie, dit Schiller, est nécessairement naïf, ou il n'est pas le génie» et, formule que n'aurait pas désavouée Giraudoux, «il marche d'un pas tranquille et sûr à travers tous les pièges du faux goût» 266  . «La naïveté est une ingénuité enfantine qui se rencontre là où on ne l'attend plus; et c'est précisément pour cela qu'à prendre le mot dans toute sa rigueur, on ne saurait attribuer la naïveté à l'enfance proprement dite» 267  . Schiller explique que la grâce résulte de cette naïveté.

      Telle est la naïveté au sens schillérien. Schiller résume ainsi son esthétique : «Le poëte, cela est au fond de l'idée même de poésie, le poëte est, partout, le gardien de la nature. Lorsqu'il ne peut plus remplir entièrement ce rôle, et que déjà il a subi en lui-même l'influence délétère des formes arbitraires et factices, ou qu'il a eu à lutter contre cette influence, il se présente comme le témoin de la nature et comme son vengeur. Le poëte sera donc l'expression de la nature même, ou bien son rôle sera de la chercher, si les hommes l'ont perdue de vue. De là deux sortes de poésie tout à fait distinctes, qui embrassent et épuisent le domaine entier de la poésie. Tous les poètes, j'entends ceux qui le sont véritablement, appartiendront, selon le temps où il fleurissent, selon les circonstances accidentelles qui ont influé sur leur éducation en général et sur les différentes dispositions d'esprit où ils passent, appartiendront, dis-je, soit à l'ordre de la poésie naïve, soit à la poésie sentimentale. 268  »

      Il en résulte la poétique suivante. Le poète naïf suit la simple nature et le sentiment, et se borne à l'imitation du monde réel. Le poète sentimental, lui, réfléchit sur l'impression que produisent sur lui les objets. Il a toujours affaire à deux forces opposées : à la réalité, en tant que borne, et à son idée (idéal), en tant qu'infini. Selon qu'il s'attachera de préférence à la réalité ou à l'idéal, à la réalité comme objet d'aversion et de dégoût, ou à l'idéal comme objet d'inclination, il pourra traiter le même sujet soit sur le mode satirique, soit sur le mode élégiaque. La satire peut être vengeresse, et donc pathétique, ou bien plaisante (Schiller donne l'exemple de Lucien). Le mode élégiaque peut s'exprimer à son tour selon deux modes. Lorsqu'il oppose la nature perdue et l'idéal non atteint de telle sorte qu'ils sont un objet de tristesse, le mode est l'élégie au sens étroit; lorsque nature et idéal sont représentés comme réunis, comme une réalité et qu'ils sont un objet de joie, le mode est l'idylle. Schiller assigne pour but à l'idylle «de représenter l'homme dans un état d'innocence, c'est-à-dire dans un état d'harmonie et de paix avec lui-même et avec la nature extérieure. Cet état ne se rencontre pas seulement à l'aurore de la civilisation; c'est aussi l'état où aspire la civilisation, comme à sa fin dernière. 269  »

      «Les anciens sentaient naturellement; nous sentons, nous, le naturel. La civilisation, chez eux, ne dégénérait pas 270  », dit encore Schiller. Ce n'est pas à dire cependant qu'il n'y ait eu des poètes naïfs que dans l'antiquité, et qu'il n'y a des poètes sentimentaux que dans les temps modernes. Aux yeux de Schiller, Goethe était dans l'époque moderne une incarnation du poète naïf, et dans la littérature grecque Euripide avait déjà les traits du poète sentimental. Horace lui paraît le vrai fondateur et le modèle insurpassé de la poésie sentimentale, mais on retrouve aussi cette façon de sentir chez Properce et Virgile. Et Théocrite ? À l'époque alexandrine, Théocrite est sans nul doute le seul poète qui a eu la simplicité, la sincérité du poète naïf. Mais étant donné que les idylles démontrent un art consommé d'équilibres et de tensions, tissé d'allusions et d'ironie subtile 271  , on se demande si Théocrite au contraire, à l'époque alexandrine qui est déjà tardive par rapport à la Grèce d'Homère, ne représenterait pas le type même du poète sentimental, pour qui déjà la nature est objet de nostalgie, si Théocrite ne serait pas le génie qui aurait reconquis le naïf par l'art. Car le naïf est l'utopie du poète sentimental dans la vision schillérienne. Comme l'explique Peter Szondi, «la disposition sentimentale est le résultat d'un effort en vue de rétablir le sentiment naïf dans son contenu, même sous la loi de la réflexion. Ce rétablissement se ferait par le moyen de l'idéal réalisé, au sein duquel l'art et la nature se rencontrent à nouveau» 272  .

      La même question se posait déjà pour Goethe, et si l'on lit la lettre que Schiller envoie à Goethe pour son anniversaire le 23 août 1794 273  -- lettre qui contient en germe tous les éléments de l'essai sur le naïf -- on voit se profiler un Goethe non pas naïf, mais sentimental. Le poète sentimental cherche la nature perdue et la retrouve parfois. La question se pose certainement pour Giraudoux. La très grande maîtrise de l'écriture giralducienne, sa fameuse préciosité, son ironie, son lyrisme nous forcent à la poser. Giraudoux n'est-il pas, lui aussi, et de manière bien plus évidente encore que Théocrite, le poète sentimental par excellence, à la poursuite d'un bout à l'autre de sa vie littéraire d'un naïf qu'il appelle de différents noms comme autant de projections d'un idéal : l'innocence, la pureté, lorsqu'il les voit chez Charles-Louis Philippe, la distraction telle qu'il la voit chez La Fontaine, la liberté, telle qu'il l'entend chez Nerval, l'indifférence, quand il fait dire à Simon :

«Un peu moins de force, d'indifférence, un peu moins de chance, et j'aurais eu moi aussi cette vie mortelle.» (I, p.304)

      Si l'on cherche à comprendre le projet d'écriture de Giraudoux et si l'on examine à cette fin les divers éléments d'art poétique qu'il a disséminé dans son oeuvre, on rencontre fatalement la notion morale d'innocence ou l'un de ses synonymes. Giraudoux désigne d'ordinaire par ces synonymes une sorte de non-intervention critique du poète dans la réception du matériau de son oeuvre, non-intervention que Giraudoux comprend comme une forme de respect, de respect où n'entre aucun calcul; il désigne par ces synonymes une sorte d'ouverture de la sensibilité comme accueil, accueil qui ne préjuge pas, qui ne condamne pas, qui ne refuse pas, qui assume, relève, respecte le défi lancé par la nature, le fatum, la vie, ouverture qui a pour effet d'immobiliser, de suspendre non l'intellection mais le jugement comparatif, pour être presque pure « esthésie » c'est-à-dire aperception sensible. C'est, croyons-nous, ce que Giraudoux a voulu signifier par « pathétique », au sens premier du grec paqhtikoV  274  . Pour Giraudoux il n'y a d'innocence que dans cette pure réceptivité. Sans cette « innocence » il ne saurait y avoir de «vrai poète». Il le dit presque en ces termes 275  .

      L'innocence est omniprésente dans le texte giralducien. On la trouve aussi bien dans le théâtre que les romans ou les essais. C'est une idée obsédante, parce qu'elle est l'une des clefs de la poétique giralducienne. Elle irradie de sa problématique toute l'oeuvre de celui qui «rêve de la liberté, mais en sourcier, devinant où elle est sans jamais pouvoir l'atteindre» 276  . Trois auteurs très aimés de Giraudoux en sont les porte-étendards : La Fontaine, qui a échappé à la médiocrité bourgeoise par la distraction, à la luxure par le sommeil, à la cour par l'inconscience; Charles-Louis Philippe, par l'innocence proprement dite; Nerval, par la liberté et le consentement. Remarquons que ces trois écrivains sont auteurs d'idylles : « Adonis », qui, au dire de La Fontaine « ne mérite que le nom d'idylle » 277  ; « Le père Perdrix », qualifié d'idylle par Georges Lukács dans L'âme et les formes 278  et dans la Théorie du roman 279  , et Aurélia, idylle d'outre-terre.

«L'innocence d'un être est l'adaptation absolue à l'univers dans lequel il vit» (...) «L'innocent n'est pas celui qui n'est pas condamné, c'est celui qui ne porte pas condamnation» (...) «L'innocent est celui qui n'explique pas, pour qui la vie est à la fois un mystère et une clarté totale, qui ne récrimine pas...» (...) «L'innocence est cette insensibilité ou cet amour qui ne vous dénonce personne. Le sentiment de l'égalité complète, de l'association absolue avec toutes les races et espèces, morales ou physiques, c'est cela l'innocence.»

      Ces phrases sont connues. Elles sont tirées de l'essai sur Charles-Louis Philippe, où Giraudoux oppose à la littérature française comme concours général d'éloquence, la littérature comme expression 280  . On y a vu une morale giralducienne. Il s'agit bien plutôt d'un idéal poétique. On croirait entendre de nouveau Schiller à propos du poète naïf :

«Ce caractère enfantin, que le génie imprime à ses oeuvres, il le fait voir aussi dans sa vie privée et dans ses moeurs. Il est pudique, parce que la nature l'est toujours; mais il n'est point décent, parce que la corruption seule est décente. Il est intelligent parce que la nature ne saurait être inintelligente; mais il n'est point rusé, parce que l'art seul peut être rusé. Il est fidèle à son caractère et à ses inclinations, mais ce n'est pas tant parce qu'il a des principes, que grâce à la nature qui, malgré toutes ses oscillations, revient toujours à son équilibre, et ramène toujours les mêmes besoins. Il est modeste et même timide, parce que le génie reste toujours un secret pour lui-même; mais il n'est point inquiet, parce qu'il ne connaît pas les dangers du chemin où il marche. 281  »

      Giraudoux aurait pu écrire ces lignes. Edmond Jaloux, Francis de Miomandre, Robert de Beauplan, ses amis, les ont à peu de choses près écrites, entre 1921 et 1923, dans leurs articles sur Giraudoux romancier.

      Pour comprendre la notion giralducienne d'innocence, tournons-nous vers l'avant-dernier texte où, à notre connaissance, Giraudoux nomme Théocrite : son article «Sur Gérard de Nerval», paru en 1927 dans la Revue européenne et repris dans Littérature. Pour expliquer que sa mort ne confère pas à l'oeuvre de Nerval un caractère tragique, et qu'il ne faut pas attribuer à la mort volontaire «cette ombre dont elle semble doublée», Giraudoux écrit :

«Si Théocrite s'était donné la mort, son oeuvre n'en serait pas tragique. Nerval est le Théocrite d'outre-terre. Tout ce qu'il y a dans ses nouvelles de pastoral, de poétiquement réel s'éclaire toujours intérieurement d'une lueur, sourde, mais qui arrive, dans notre esprit, à l'emporter sur le soleil dont leur surface est baignée.» 282 

      Remarquons d'abord que Giraudoux précise ici ce qu'il entend par «pastoral» : l'apposition indique que le pastoral est pour Giraudoux une catégorie du «poétiquement réel». Cette caractérisation est significative, car précisément aucune définition courante de la littérature pastorale ne s'appuie sur la notion de réel. Au contraire, bien souvent, l'élément pastoral est vu comme l'irréel par excellence, ou du moins l'évasion du réel. Il y a donc une théorie giralducienne du «poétiquement réel», à rapprocher d'une note manuscrite transcrite par Jacques Body dans son introduction au premier volume des oeuvres romanesques dans la Pléiade, qui dit : «Il y a un réalisme dans la littérature fantaisiste et autrement difficile à saisir et à tenir que dans la littérature des naturalistes.» 283  Nous supputons qu'il s'agit ici du réalisme poétique ou naïf  284  .

      Ce qui me paraît éclairant dans ce texte sur Nerval, c'est que Giraudoux y fait dépendre l'accès au «poétiquement réel» de la liberté du poète; et cette liberté du renoncement modeste à une volonté propre devant la toute puissance de la nature, au point que le poète «enjambe», tait ses malheurs, tait l'amour même «pour n'en admettre et n'en éprouver que les effets», ce qui lui permet de «parvenir» dans la jubilation et non, comme les autres romantiques, dans la plainte. «Tout ce qui est la caractéristique de la liberté, le souvenir, l'oubli, la douceur, la connaissance de l'allemand, l'amour des prénoms féminins non portés par des saintes, le manque absolu de vanité, c'est la caractéristique même de Nerval». Giraudoux voit donc comme condition d'accès au poétiquement réel d'une part l'acceptation tacite d'un assumer, voire d'un pâtir et d'autre part la mise à l'écart de tout parti-pris, raisonnement, plan, jugement, calcul, réflexion. Ce serait cela l'innocence, la naïveté. La jubilation, et non la plainte, c'est-à-dire l'idylle et non l'élégie. Nerval est le Théocrite d'outre-terre parce qu'il y marche avec «une logique, une béatitude, un consentement parfaits». Comme le montre ce passage, la fantaisie et l'humour contribuent également à la jubilation.

      Giraudoux théoricien de l'innocence n'avait-il pas tenté lui-même, dans ses propres écrits, d'être le premier exemple de ce mode d'écriture et de pensée? Il semble bien que oui. Giraudoux fait dire à Bernard, le faible Bernard, l'étudiant qui se retrouve «chaque soir, roturier, pauvre, inconnu» (p.201) et qui doute «fort» de son talent d'écrire quoi que ce soit d'original comme de séduire une certaine Dolorès :

«Dolorès, consolez-moi. J'ai perdu toute confiance. Je ne trouve rien dans la vie de ce que mes maîtres ou mes bonnes m'ont annoncé... Le génie, le sublime, cela existe-t-il ?... Quand je lis un chef d'oeuvre, il me semble, en effet, que c'est très beau, très habile, mais c'est justement à une ligne près, à une césure près, ce que j'étais capable d'écrire...» (I, p.199)

      Bernard se donne alors pour l'égal de Racine, de Victor Hugo, se déclare «précieux et ardent et sévère», puis il ajoute :

«J'aurais pu surtout, je crois, écrire tout Théocrite. Je devinais que deux bergers, dans un pays que j'imaginais vallonneux à la fois et marin, avaient été voir renaître le printemps. Je devinais que deux Syracusaines, vêtues d'étoffes mordorées, à revers cerise, dont je n'avais qu'à copier le nom dans le dictionnaire d'antiquités, avaient, bavardes, agaçantes, voulu voir mourir Adonis. J'allais composer des poèmes que j'aurais appelés idylles, c'est le terme classique, quand je les ai lues par bonheur.» -- «Vous plaisantez toujours», répond Dolorès. (I, p.200).

      Giraudoux plaisante certes, mais il serait plus juste de dire qu'il ironise sur son propre sort. Le caractère d'autobiographie romancée de ce texte est avéré. On cite souvent la phrase rapportée par Jean Mistler en 1929, «Mes livres, au fond, sont tout simplement de faux journaux intimes...» 285  ; mais Giraudoux fait dire la même chose à Jacques l'égoïste, à propos de ses conversations avec Mme de Sainte-Sombre, «je ne mens pas en me déguisant ainsi. Je triche à peine. Je transpose simplement, en son honneur, d'une gamme, toute ma vie»(p.145-146). Giraudoux transpose en fait, en l'honneur de son lecteur, d'une gamme, l'atelier, le laboratoire de son écriture. Dans ce passage il se remémore les idylles qu'il a étudié au lycée, puis en khâgne, et encore à Normale 286  , et, sous couvert d'une inquiétude sur son talent 287  , donne plusieurs indices négligemment cachés au sein de l'oeuvre qu'ils peuvent servir à expliquer.

      Il est plus que vraisemblable que Giraudoux ait projeté d'écrire des idylles; elles ont en fait été écrites et les premières ont pour titre générique, comme les bucoliques, un adjectif substantivé, les Provinciales. Qu'est-ce qu'une provinciale? Une provinciale est moins un genre qu'une opération de transmutation; elle est le genre où s'opère l'élévation par le style, la magnification par le sublime -- mais un sublime doux et non pas terrible, un sublime de l'émerveillement -- d'un petit coin d'humanité ou d'un instant d'émotion. «Le meilleur moyen d'innover, remarquait Alain Michel, n'est sans doute pas de céder au temps, mais de le transcender, ou plus exactement de découvrir en lui cette transcendance profonde. 288  » La provinciale est un regard sur un coin de nature, modeste et limité dans l'espace, «un peu niais», mais relié à l'immense cosmos. C'est cet espace modeste que soulignait Jean-Paul dans son expression : «la félicité dans la limitation».Vu d'une fenêtre, comme nous le remarquions. La provinciale est la version moderne de l'idylle ou du mime théocritéen : le mime était une petite comédie, sans intrigue, une causerie, vive et rapide, où chaque parole était un trait de moeurs. La provinciale est une sorte de poème narratif, une promenade sans action romanesque suivie, où le décor s'anime, sous le regard intense d'un enfant 289  , vibrant d'un adolescent, moqueur d'un jeune homme. Le moyen est la prose poétique; les procédés principaux sont la métaphore exploratoire (et non pas enjolivante), la variation, l'écho, la métamorphose, le locus amoenus, la personnification, et toute une ribambelle de procédés rhétoriques idoines (asyndètes et anaphores, fréquemment). La Pharmacienne est une idylle dans le plus pur style théocritéen par la douceur du ton, la tendresse moqueuse du regard, la drôlerie, l'amusement, les petits travers des personnages et leur innocentement par l'humour fin, léger, détaché, attendri, par la poésie champêtre, la ciselure du style. L'agent voyer et son chef cantonnier Bénoche, sont les chevriers et les bergers de cette pastorale moderne. Leur dialogue rappelle un instant ceux de Milon et de Boucaios :

-- Bénoche ! Bénoche ! grommelait l'agent voyer, vous êtes un enfant!
-- Je suis un loustic, répondait Bénoche, en claquant des lèvres, voilà ce que je suis. (I, p. 100)

      Dans la même page, le même Bénoche caractérise, parmi des dizaines, l'un des loci amoeni de La Pharmacienne: «La belle journée»... «La belle route»...

Les poteaux des postes ronflaient comme si l'on se télégraphiait de tous les cantons à la fois, pour se féliciter d'un si bel après-midi (I, p. 100)

Autour d'eux, éternels, ne sachant plus s'ils étaient jeunes ou s'ils étaient vieux, s'étalaient la campagne et le dimanche... (I, p. 118)

      Les Indifférents relèvent de la même école, celle du regard poétique, c'est-à-dire de la vision libre, naïve et nue, débarrassée d'a priori, dont parle Valéry au début de l'Introduction à la méthode de Léonard et de la philosophie de l'idylle. Le nom même d'École renvoie aux notions de modèle proposé et d'idéal. Jacques, qui n'est certes pas égoïste, mais qui est «un étourdi», «un sauvage», qui a toute la grâce de la jeunesse aux yeux de Mme de Sainte-Sombre, et les «yeux humbles, tendres, innocents» (I, p. 146) dit:

qu'avais-je besoin de me hâter dans cette vie ? Ma flânerie, mon ignorance s'expliquaient : on meurt. Apprends, toi aussi, à apprécier tout ce qui court et joue sans raison sur la surface de la terre, les chats, les enfants, les cyclistes ridicules qui pressent des trompes d'automobile. (I, p. 137)

      et don Manuel le Paresseux :

C'est vers tout cela que je vais, c'est vers ce qu'on appelle le bonheur, et je ne me hâte point. (I, p. 182)

      La mort a sa place dans l'idylle, comme le prouve largement Théocrite, mais le carpe diem, qui apparaît dans L'École des indifférents, montre à quel point Giraudoux est bien le poète sentimental schillérien.

      Ce garçonnet malade qui écoute la vie secrète de son village, qui rêve et regarde passer la mort, dans De ma fenêtre, dont on a vu que Giraudoux l'a écrite en réfléchissant à la grâce et au sublime chez Platen, ne relève-t-il pas de ce sublime provincial  290  qui est l'une des principales caractéristiques de l'idylle giralducienne? Comme ces fonctionnaires d'opérette en poste pour une utopie proprette qui ne sera jamais écrite, qui ne peut l'être; comme ces petits vieux goguenards, aimables envers les demoiselles, assis sur la margelle d'une fontaine à mi-distance entre Tours et Châteauroux -- point limité de bonheur dans l'immense univers; comme ces vieilles filles chères à Giraudoux, Câlines, Rebendart ou Mangebois; comme cet archétype giralducien de l'innocent qu'est l'Agent voyer, le type du fonctionnaire français provincial. Ce monde où l'on ne rechigne pas, où l'on ne juge pas; ces images et ces scènes, dans la province des Provinciales, qu'un savant dosage de réalisme savoureux et d'idéalisation rend douces, ou piquantes ou cruelles, toujours vives; ce monde giralducien peuplé d'enfants et de vieillards, le monde de micro-aventures improbables et fantasques des jeunes gens des Indifférents, du jeune voyageur d'Amica America, où tout éclate de lumière, du jeune soldat d'Adorable Clio, la pudeur émue et la tendresse respectueuse ou enjouée du Retour d'Alsace, de Périple, et des Cinq soirs et des cinq réveils de la Marne ne sont-ils pas des mondes, non plus seulement poétiques, mais idylliques ?

      Quant aux écrits dits de guerre, Lectures pour une ombre, Amica America, et Adorable Clio, qui contiennent plus de descriptions de paysages et d'émotions que de mouvements de troupe, où même les mouvements de troupe sont des voyages, qui sont la guerre vue avec le regard d'un poète, d'un homme sensible, d'un paqhtikoV, la guerre abordée avec la confiance, avec le courage qu'on imagine à un enfant, -- elles relèvent de la même esthétique 291  . Ne sommes-nous pas là en face d'une constante de l'écriture giralducienne? Avec ces notions d'innocence, de pureté, aussi capitales qu'obsessives chez Giraudoux, nous approchons de la source vive où s'abreuve toute l'oeuvre du sourcier de l'Éden, particulièrement les oeuvres narratives qui y plongent leurs racines les plus profondes, les plus personnelles.

      On pourrait multiplier les exemples. Chaque oeuvre narrative de Giraudoux ouvre un espace poétique ludique et jubilatoire, hors histoire, où le réel est réinterprété, recréé selon les règles d'une naïveté, d'une innocence qu'il faut préserver car elles garantissent l'idylle au sens schillérien, c'est-à-dire le bonheur de vivre et de raconter la vie rêvée. Ainsi on pourrait dire que le texte giralducien rêve...

      Jubilation d'écrire, bonheurs d'écriture, loci amoeni, thèmes de bonheur et de plaisir, tout concourt à construire l'idylle dans le texte giralducien, de l'amour jeune et pur (et repoussé) dans Simon le Pathétique, au monde paradisiaque de Suzanne et le Pacifique, où le plus gros drame est à peu près une mangue très mûre qui éclate et qui fait dire, de façon si littéraire, à Giraudoux : «Jamais Cubaine, jamais Liménienne, jamais Orientale nue ne reçut sur elle avec plus de rougeur une mangue éclatée... » (I, p. 531)

      Graduellement, au fil des années et avec l'âge, un élément contradictoire vient jouer en contre-chant avec l'inspiration idyllique, et c'est dans Combat avec l'ange qu'on trouve une définition du bonheur -- définition qui eût été bien superflue jusqu'à Juliette au pays des hommes. Un élément stoïcien depuis longtemps était au service de l'épicurisme giralducien, car la pureté et la hauteur de point de vue sont garantes de paix, de calme, de bonheur simple, de liberté d'esprit. L'innocence giralducienne est à l'image de Geneviève, dans cette jubilation baroque qu'est Siegfried et le Limousin, qui se défendait contre la société par des phrases d'enfant qui causaient de la honte à tous ceux qui se croyaient en règle avec leur petite conscience (I, p. 646).

      Dans ce roman échevelé, idylle franco-allemande, Giraudoux trouve le moyen d'insérer trois poèmes-dissertations, les lettres à Lili David, où sont traités les problèmes philosophiques de l'idylle : les rapports entre culture et civilisation, les vertus, l'été. Quelle merveilleuse page de poésie que cette lettre qui commence par :

Mon ange, ma lumière, / Crois à l'été. Rends-moi cette justice que je n'ai pas encore évité une seule fois, si fugitive qu'elle fût, l'occasion de parler du printemps et de l'été. (I, p. 757).

      Quant à Juliette au pays des hommes, c'est le point culminant de la grande période idyllique narrative giralducienne. Elle contient la Prière sur la tour Eiffel, qui rassemble en forme de manifeste, de prière aussi, on l'oublie trop, la posture giralducienne du sourcier de l'Éden dans le monde et la vie, sa théorie morale de l'idylle. Elle est vraiment un art poétique en ce sens. À partir de la Première disparition de Jérôme Bardini, le monde de l'innocence giralducienne doit se prémunir, se défendre, construire des fortifications. Mais les pages où Edmée est seule à elle-même, dans Choix des élues, rappellent, au féminin, le ton de Simon et de Juliette.

      Si, suivant Schiller, nous admettons que l'idylle a pour but de représenter le bonheur ou l'idéal, si nous admettons que les poèmes de Théocrite ont pu représenter pour Giraudoux le modèle 292  de cet idéal et une école de réalisme poétique; si l'innocence giralducienne est bien cette «ingénuité enfantine qui se rencontre là où on ne l'attend plus» 293  ou naïveté, qu'Edmond Jaloux et d'autres ont appelé la «gaminerie» de Giraudoux, alors des pans entiers de l'oeuvre de Giraudoux s'organisent d'eux-mêmes selon ce clair principe et viennent se ranger sous la bannière d'un idéalisme poétique sans lequel elles demeurent impénétrables. Quant aux ressources stylistiques au service de cet idéalisme poétique, Giraudoux les identifie dans le Tombeau de Émile Clermont (1927) : il s'agit «d'un sublime provincial et pur» s'exerçant selon la «géographie, non du tendre, mais du pathétique» 294  .

      La transparence et l'harmonie spirituelle, qui sont assurées chez Théocrite par la continuité entre le monde mythologique et le monde humain 295  , elle le sont chez Giraudoux par le lien toujours soutenu entre le monde humain et le cosmos. Le monde n'est pas hostile, ni chez Théocrite, ni chez Giraudoux, il est plutôt là pour secourir, pour entourer. Le calme serein des scènes bucoliques chez Théocrite a peu ou même n'a rien à voir avec, chez ses successeurs, la quête d'évasion d'un monde déchu pour retourner à un paradis d'avant la Chute. L'Éden dont Giraudoux s'est dit le sourcier n'est ni dans le passé, ni dans l'avenir. Il est dans le présent de l'écriture.

      C'est peut-être pourquoi Gilbertain, dans un rameau émondé de ce roman de Bellita abandonné par Giraudoux, avait à lire avant d'arriver à sa propre pensée une idylle de Théocrite. 296 

      Si Giraudoux transpose ici de nouveau, d'une gamme, toute sa vie, nous voici devant une révélation majeure : Théocrite est le point de départ de l'écriture, il fournit l'espace mental adéquat à l'imagination du poète; il apporte l'atmosphère morale dans laquelle elle peut se mouvoir et s'élancer.

      L'idée première d'écrire des idylles a pu jaillir chez le jeune Giraudoux par séduction à la lecture de l'oeuvre de Théocrite, d'abord au lycée, puis en khâgne, et de nouveau à l'École normale. Le dossier de cette rencontre et les occurrences théocritéennes dans le texte giralducien montrent que Théocrite sert de justificatif à l'esthétique giralducienne et de référence chaque fois ou presque qu'il expose, par écrivain interposé, son art poétique, qu'il le fait intervenir dès qu'il a besoin de recourir à cette notion centrale chez lui d'innocence, qui est à la fois un état moral et la forme de réalisme poétique qu'il est censé produire et qui est une sorte de naïveté ou d'innocence narrative 297  . La classification schillérienne, en permettant de théoriser un aspect essentiel et une constante du lyrisme giralducien permet d'aborder le singulier mystère d'une écriture unique en son époque.

      Giraudoux a beaucoup transposé et parodié, et l'Odyssée d'Homère demeure sans doute le grand palimpseste giralducien 298  , mais ici il a été confronté à un modèle, celui de ces extraordinaires petits poèmes de Théocrite appelés idylles au IIe siècle par le grammairien Artémidore, modèle ni générique, ni rhétorique, modèle «philosophique», auquel il a sans doute cherché un équivalent personnel et moderne, en n'en imitant ni le sujet, ni les thèmes, en ne leur empruntant aucune « anecdote représentative » 299  , mais en tâchant de faire sien le regard du poète lui-même, c'est-à-dire la technique narrative.

      Le rapport entre l'oeuvre de Giraudoux et le corpus théocritéen est un rapport d'émulation et de séduction. Giraudoux a imité une certaine technique théocritéenne qu'il a jugée heureuse. Nous l'avons nommée, en suivant Schiller, naïveté ou innocence narrative. Ce rapport ne permet pas de parler des premières oeuvres de Giraudoux comme de mimotextes au sens que Genette a donné à ce mot 300  . Avec les exemples des continuations, dans l'exemple du pastiche ou de la charge, Genette n'a pris en considération que des oeuvres qui sont dans une étroite dépendance avec leur modèle. Genette compare surtout des oeuvres entières. Giraudoux n'avait cure de récrire Théocrite, ou de le continuer, tel Delille Virgile. Il n'a ni traduit, ni adapté : il a repris un procédé, la «recette» d'un traitement du réel qui lui paraissait correspondre à son intention poétique, à ce qu'il voulait exprimer et à son sentiment intérieur. L'oeuvre de Giraudoux demeure dans l'orbe de la mimésis. Elle est sans doute bien celle d'un «champion du palimpseste». Le passage que nous citions de Bernard, le faible Bernard est immédiatement précédé d'un paragraphe significatif qui commence ainsi :

«Ainsi l'université ne lui avait appris que le pastiche (...) En ce moment même, pour parler avec émotion à Dolorès, il n'était pas sûr de ne pas penser à Fromentin -- quand Dominique rêve, rêve...» (I, p. 199)

      Mais Giraudoux est fidèle à une règle qui date du lycée et qu'énonce Simon au nom de sa classe :

«Chacun sous un masque, nous nous engagions pour un an à la fantaisie qu'exigent les humanités; nous nous engagions à être originaux» (I, p.289).


Chapitre III : De la naïveté épique

Faust. Wohin der Weg ?
Mephistopheles. Kein Weg! Ins Unbetretene.

      La légende répandue par ses amis et les journalistes, à laquelle il a lui-même contribué, veut que Giraudoux écrivait rapidement et facilement, voire même « automatiquement » :

... Siegfried et le Limousin m'a demandé vingt-sept jours; je prends une page blanche et je commence à écrire; les personnages naissent au fur et à mesure; au bout de cinq ou six pages, j'y vois clair... 301 

      En 1924, répondant aux questions de Benjamin Péret, qui l'interroge pour Le Journal littéraire et lui demande ce qu'il pense du surréalisme, il répond:

Je crois que l'écriture automatique est le propre de l'inspiration, pour ma part j'ai toujours travaillé ainsi. J'écris un certain nombre de pages, qui s'ordonnent au fur et à mesure que leur nombre augmente. Au bout d'un an je divise cela en chapitres et cela fait un roman. 302 

      À Georges Champeaux, qui l'interroge pour Les Annales politiques et littéraires le 10 septembre 1935, il déclare:

«Je prends du papier blanc et je plonge. Comme je ne sais pas ce qui va arriver (je ne fais jamais de plan), ça m'intéresse toujours. J'écris sans grandes ratures et je finis régulièrement ce que je commence. 303  »

      Et à Claudine Chonez, qui l'interviewe Giraudoux pour L'Assaut (février 1937), il déclare:

«Je ne relis jamais ce que j'écris. Pas même les épreuves à corriger, pas même la phrase que je viens de tracer. Et cela se comprend bien : écrire, pour moi, c'est déjà lire du Giraudoux. 304  »

      Ces déclarations ne vont pas sans appeler quelques nuances 305  . Sans doute Giraudoux a-t-il voulu projeter l'image d'un écrivain à l'écriture facile et heureuse, ce qu'elle était incontestablement, nous le verrons, mais pour parvenir à passer «des bonheurs du langage au langage du bonheur 306  » , il s'adonnait en fait à un minutieux travail de la langue, et parfois de la composition. Dans un cas au moins, Simon le Pathétique, elle fut particulièrement laborieuse 307  . Le jeune Giraudoux récrivait beaucoup, nous apprend Jacques Body, mais il semble qu'écrire soit devenu de plus en plus facile pour lui au fil des années 308  . Ce qu'il aimait en fait par-dessus tout (sur ce point les témoignages concordent, et ils sont l'une des sources de la légende) c'était mettre au net son manuscrit, comme une copie propre d'écolier, et donner à son éditeur un manuscrit sans rature. L'effacement du travail, chez Giraudoux, la dissimulation de son effort étaient au nombre des stratégies de généralisation de l'idylle. Mais ceci ne diminuait en rien la quantité de travail que l'auteur s'imposait.

      Nous allons tâcher de montrer le «laminage» du texte, comme dit Giraudoux dans un autre contexte, auquel il se livre en examinant deux cas éloignés dans le temps et pratiquement identiques de travail de l'écriture : Palais de glace, publié en 1932, puis Écho, publié en 1906; nous en dégagerons ensuite la signification du point de vue esthétique. Partir ainsi de la technique de l'écrivain parvenu à maturité et, en remontant à l'une de ses premières oeuvres, montrer que sa façon de procéder pour atteindre la prose poétique n'avait pas ou peu varié, va nous permettre de montrer du même coup que sa technique avait bien sa source dans sa formation scolaire, la rhétorique en particulier, constatation sur laquelle cette thèse s'appuie largement.

      En comparant les versions primitives et les versions publiées des textes giralduciens, on constate que la première rédaction ou le premier jet sont souvent un compte rendu réaliste, au sens traditionnel, d'un enchaînement d'événements, qui fait plus ou moins de place à la psychologie, mais qui ne fait aucune économie des détails, imbrications, noms propres et toponymes et de toute une signalétique réaliste assez foisonnante; c'est le matériau brut. La syntaxe est sans surprises. À peu de choses près, c'est la langue parlée, presque morne. Pas le moindre effet, pas la moindre recherche, parfois une image, ou une analyse bien vue, mais ce qu'on a appelé la préciosité de Giraudoux est absente. Dans la version définitive, au contraire, la langue est resserrée, vive, alerte, enjouée, riche en images et en pointes. Elle tend à effacer le compte rendu comme compte rendu pour en conserver seulement une trame dont nous noterons la légèreté. Elle est débarrassée de ses attaches les plus fortes à la vie matérielle, expurgée de toute référence excessive à ce que les rencontres et interactions peuvent avoir de physique, des détails qui traditionnellement dans la fiction réaliste assurent l'illusion référentielle. Les personnages n'ont plus d'intention, ils ne préméditent plus rien. Ils n'expliquent rien. Ils choisissent, ils préfèrent, ils se passionnent. Rien ne les limite, rien ne les encombre, rien ne les assombrit : de (jeunes) dieux vaquant à leurs plaisirs! Il s'est produit ce qu'on pourrait nommer une sublimation 309   : il ne reste plus que la pure musicalité d'une langue qui effleure légèrement les choses, caresse les lieux et les objets et emporte les personnages, toujours prêts à aimer, toujours prêts à pâtir, dans une transformation, une métamorphose. Ce que Giraudoux poursuit et trouve -- telle est l'hypothèse que nous posons --, c'est ce que Schiller a cherché à décrire sous le nom de «naïveté», et Adorno sous celui de «naïveté épique», qu'il faut mettre en parallèle avec la très fine analyse par ce dernier de la situation du narrateur dans le roman contemporain.

      Il y a toujours un bénéfice à faire se côtoyer la pensée de Giraudoux et la pensée allemande 310  . Elles ont une affinité pleine de richesses, qui permet d'expliquer des aspects du projet giralducien qui autrement resteraient obscurs. Giraudoux n'a-t-il pas découvert ses propres recherches esthétiques en abordant, grâce aux cours de Charles Andler, la littérature allemande sous l'angle philosophique?

      Adorno fut l'homme du «grand refus», rebelle comme ses amis de l'École de Francfort au modèle technocratique de la société post-industrielle et à sa domination de la nature. En lisant ses Notes sur la littérature (1958-1974), mais aussi certains grands textes comme La dialectique de la raison (1944), co-signé avec Max Horkheimer, et surtout sa Dialectique négative (1966), on se prend à regretter qu'il n'y ait pas eu de rencontre entre le Giraudoux du Supplément au voyage de Cook, d'Intermezzo, de l' Apollon de Bellac, de Littérature et de Sans pouvoirs et l'Adorno qui combattit l'ontologie heideggerienne de l'être-jeté-dans-le-monde, condamna l'hypertrophie de la rationalité occidentale, et formula l'espoir de trouver le concept qui, dans une «réflexion seconde», parviendrait à surmonter le concept et d'accéder à la mimesis, au moment sensuel, non conceptuel, qui indiquerait la réémergence de la nature. Il faut avoir été philosophe et allemand pour concevoir ainsi l'idylle philosophique : non le moment nostalgique du pré-conceptuel, comme dans l'enfance par exemple -- Schiller lui-même n'utilise l'enfance que comme exemple et référence de la naïveté --, mais l'élan, la confiance, le saut dans le vide de la conscience qui se risque tout entière, sans reste, sans assurance, dans l'orage émotionnel 311  , à la rencontre de l'inconnu et des matériaux du poème, c'est la même chose, avec pour seul bagage, non une bibliothèque mais la simple puissance de penser, de reconnaître et de reproduire un ordre. De tous les penseurs importants du siècle, Adorno est le seul qui se soit donné pour tâche de comprendre le sens social et politique des expériences formelles en art au moment où elles se font. L'un des thèmes centraux de sa Théorie esthétique (posthume, 1970 312  ) est que toute oeuvre proteste contre un réel où s'affirme la domination. Cette idée lui venait peut-être de Ernst Bloch, qu'il admirait et dont il avait lu dès 1921 L'esprit de l'utopie 313  -- Adorno connaissait aussi les oeuvres esthétiques de Gyorgy Lukács --. Elle lui venait en tous cas de Schiller, auquel il fait fréquemment référence, et des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme. La vision adornienne d'une esthétique «négative» est difficile à articuler avec la recherche giralducienne de l'idylle, mais elles ont un fonds et une visée communs. Le bonheur esthétique de la «dissonance», chez Adorno, suppose la recherche d'une réconciliation 314  . Or cette énergie de protestation contre un monde dominé, par la raison technique, par l'ordre bourgeois capitaliste, son refoulement du comportement mimétique et son « réalisme », qui n'affleure jamais comme thème mais se manifeste comme marque en creux, c'est précisément ce que Chris Marker, dans son remarquable petit essai de 1952 315  , essaye métaphoriquement de cerner dans l'oeuvre de Giraudoux. Pour en rester au domaine de la poésie, juxtaposons cette phrase de Marker et son raccourci imagé :

«J'ai connu de ces gens qui un beau jour ont décidé que Giraudoux était un esprit faux et les détournait des problèmes réels, et qui de ce moment ont vécu une vie de spectres à l'envers, liés à des femmes qui n'étaient pas des ondines, persécutés par des administrations sans lyrisme, jetés dans des guerres sans dieux et rentrant dans des pays sans frères, bref mutilés de toute cette part d'imagination qui est la forme la plus généreuse de la réalité. 316  »

      et cette remarque mordante tirée de la Théorie esthétique d'Adorno, incendiaire pour une certaine vision du réalisme, mais guère étonnante chez l'inventeur de l'expression d'«industrie culturelle» et, avec Max Horkheimer, son premier dénonciateur :

      Qu'un attardé du roman réaliste objecte à un vers d'Eichendorff que ce ne sont pas les nuages qui peuvent être comparés aux rêves mais tout au plus les rêves aux nuages, la phrase : « Les nuages passent comme des rêves lourds » est alors préservée, dans son domaine, d'une telle exactitude mesquine, là où la nature se métamorphose en une métaphore éloquente de quelque chose d'intérieur. Celui qui nie la force expressive de cette phrase, prototype de la poésie sentimentale 317  au sens fort, trébuche et tombe dans le faux-jour de l'oeuvre au lieu de s'y mouvoir en cherchant à réaliser, après coup, par tâtonnement, la valeur des mots du poème et celle de leur constellation. La rationalité dans l'oeuvre d'art, c'est l'élément organisateur agissant à l'extérieur, mais sans lui emprunter son agencement catégoriel. 318 

      Nous retrouverons la question du réalisme giralducien et de la rationalité comme élément organisateur dans l'oeuvre d'art. Pour le moment, nous pouvons voir se profiler, tendue entre les points de vue à la fois différents et complémentaires de Marker et d'Adorno, la question de la portée morale et politique de la poésie giralducienne, qui la rend particulièrement justiciable des théorisations esthétiques de Schiller et d'Adorno, et de ce que Marc Jimenez a appelé «le tournant politique de l'esthétique» 319  . L'art comme «promesse de bonheur» est le fonds constant de la Théorie esthétique, remarque Marc Jimenez, qui explique combien cet ouvrage porte la marque des années 30, «époque angoissée où défendre l'art moderne signifiait résister aux tentatives totalitaires visant à le liquider» 320  . Giraudoux ne critique pas, son esthétique s'y oppose. Le critique renforce ce qu'il critique, et Giraudoux préfère offrir à son lecteur quelque chose de radicalement autre. Si la question ultime est bien celle du bonheur, la visée giralducienne est alors de faire face à l'univers mauvais, à l'univers décevant non en le condamnant, ce qui ne procure qu'amertume, mais en y montrant une attitude radicalement différente, celle de l'innocent. On se rappelle sa définition de l'innocent : c'est «celui qui ne porte pas condamnation», «celui qui n'explique pas... qui ne récrimine pas... 321  ». Les formes esthétiques giralduciennes seront donc porteuses d'une alternative, d'une autre esthétique, d'une liberté esthétique où il n'est pas question de rendre compte du réel de référence, mais d'y introduire un ordre qui est une jouissance. Et quand on sait à quel point l'enchantement giralducien fut un objet de consommation pour la bourgeoisie des années 30 et depuis, on s'étonne qu'un Hans-Robert Jauss, théoricien de la réception qui critiqua Adorno pour avoir oublié le plaisir esthétique, écrive qu'il faille s'être «détaché de l'esthétique de la négativité pour apprécier la langue de Giraudoux 322  » car la négativité en question est avant tout opposition.

      Adorno ne semble pas avoir connu l'oeuvre de Giraudoux, mais il a commenté celle de Proust, et celle de Joyce, deux romanciers qui, comme Giraudoux, refusent et fuient le roman comme compte rendu:

«Joyce [...] a lié la révolte du roman contre le réalisme à une révolte contre le langage discursif »;

«Personne n'a été plus loin que Marcel Proust dans cette allergie à la forme du compte rendu » 323  .

      Munis de ces observations, penchons-nous maintenant sur la technique d'écriture qui, en s'affranchissant du compte rendu, cherche une voie d'accès à la «naïveté épique». Un fragment du recueil La France sentimentale (1932) intitulé Palais de glace, dont nous avons les avant-textes, va nous en fournir un exemple.

      La France sentimentale est une collection de « suppléments », de « chapitres en marge » 324  , datant de l'époque de Bella surtout, mais aussi de Siegfried et le Limousin, et même de Simon le Pathétique. C'est le vestige d'un grand projet qui aurait porté le nom de L'Europe sentimentale, qui n'aurait pas été un roman sentimental, mais une histoire d'amour et un roman politique mettant en scène «ce beau carrousel de l'Europe sentimentale telle qu'elle était avant 14 325  ». De ce grand projet, qui aurait fait sans doute partie de la catégorie que Giraudoux appellera rétrospectivement «roman mondain», il ne reste que Bella.

      Ce terme de roman mondain peut étonner chez Giraudoux, mais c'est lui qui l'emploie dans Dieu et la littérature, et il s'agit bien d'une qualification réfléchie de son projet, car ce texte est une récriture de la préface écrite pour une édition de grand luxe de Suzanne et le Pacifique publiée en 1928 [Dawson 344], où ce passage manque. L'écrivain, qui s'amuse à répondre, comme s'il était la Suzanne du roman, à la question de savoir pourquoi il n'y est pas fait mention une fois de Dieu, écrit:

      Ce qui plaît à Dieu, c'est donc non pas que l'écrivain se consacre à la publicité divine et vante les arbres, les fleuves, les délices d'âme par rapport à Dieu, pour qui Il ne les a pas faits, mais par rapport aux hommes, auxquels Il les a destinés, c'est-à-dire use de la comédie, de l'idylle, et de la tragédie et du roman mondain comme de miroirs ou de fards pour sa vie propre. 326  »

      Giraudoux n'indique-t-il pas ici les genres qui s'offraient à lui -- les genres classiques (comédie, idylle, tragédie) et un genre moderne (le roman mondain)--, au nombre desquels se trouve, il fallait s'y attendre, l'idylle, et qu'il a pratiqués ou souhaité pratiquer, à l'imitation, comme l'a suggéré Brett Dawson, de son ami Morand, qui venait de remporter un grand succès avec Lewis et Irène et annonçait L'Europe galante  327  . Les romans les plus « mondains » de Giraudoux, ceux où il aurait mis en scène la vie politique et sentimentale de l'Europe, sont Bella, et Églantine, à quoi s'ajouterait à la rigueur La grande Bourgeoise, dans la mesure où le projet de L'Europe sentimentale est un projet de grand roman d'actualité mondaine et politique, projet qui échouera, Giraudoux le poète lyrique n'étant guère capable, de son propre aveu, du souffle épique nécessaire à une composition de grande ampleur, où il faudrait donner voix à ce qu'il a toujours exclu et qui n'est pas lui. Il dira d'ailleurs à Benjamin Péret, dès le 27 septembre 1924:

      Je n'ai jamais de projets, me dit-il. J'écris un roman que j'appellerai L'Europe sentimentale, à moins que je ne donne ce titre à une série de nouvelles; mais il ne me plaît qu'à demi, il s'oppose trop à L'Europe galante de Paul Morand. 328 

      Cette Europe sentimentale est l'Europe « idyllique » des petites nations et des monarchies d'avant 14 -- illo tempore dans lequel la France tenait un rôle culturel de premier plan, et jouissait auprès des élites d'un prestige qui s'étendait de l'Adriatique à la Baltique, comme le montrent si bien, dans le même recueil, Hélène et Touglas ou Les Joies de Paris 329  , ou Je présente Bellita 330  , et où les diversités culturelles étaient une source de pittoresque inépuisable, vues en tous cas de France. Derrière cette Europe sentimentale, il y a bien évidemment une philosophie du rayonnement de la France et un style de diplomatie que Giraudoux importait du Service des oeuvres françaises à l'étranger du Ministère des Affaires étrangères, qu'il avait dirigé de janvier 1920 à mai 1924, où il s'était entouré de tous ses amis. L'un d'eux, Francis de Miomandre, se souvient avec nostalgie, en pleine deuxième guerre mondiale, de cette conception de la propagande qui, comme dira plus tard Giraudoux « était conçue comme une opération de séduction, où il s'agissait d'être aimé » 331  . Remerciant Edmond Jaloux, autre ami de Giraudoux, le 12 décembre 1941, pour un article sur son oeuvre, l'auteur du Fil d'Ariane se souvient « de la folle équipe de la Propagande et des Gothas » et précise entre parenthèses « quelle guerre de bergerades et d'idylles! » 332  . Cette parenthèse donne le ton. Ce n'est pas seulement dans son oeuvre que Giraudoux tente par tous les moyens de créer l'idylle... Ceci montre à quel point cette obsession envahissante procédait d'un besoin existentiel et donc d'un questionnement philosophique sous-jacent.

      Dans le recueil La France sentimentale, publiée en 1932, Le Déjeuner de Solignac 333  , version primitive de Palais de Glace 334  , nous offre un exemple du travail du texte chez Giraudoux. Nous extrayons, de la version publiée, un fragment de scène centrée autour d'un enfant dans l'épisode de la patinoire. Le narrateur, après avoir été heurté sur la piste par un patineur, un jeune homme qui s'enfuit en souriant, poursuit son « ennemi » sur la glace, le rattrape, le fait « prisonnier » en le « touchant »; ils font connaissance, et le nouvel « ami » invite le narrateur à la table qu'il partage avec un autre jeune homme et deux jeunes filles. Remarquons au passage que Giraudoux a choisi de montrer le rapport entre les deux patineurs sous le jour souriant du jeu et de la séduction, et non sous celui violent de la confrontation. Choix significatif, l'exclusion de la colère et de toute image ou séquence violente est général dans toute l'oeuvre de Giraudoux :

      Les jeunes filles étaient réservées. Notre conversation n'avait guère d'autre sujet que celui d'entre nous qui était en piste et nous l'entretenions par relayage, jusqu'au moment où elles surprirent un enfant qui essayait, trop mauvais patineur pour écrire, à tracer des lettres en traînant les pieds. Il vit que nous l'observions et, comme une femme surprise cache la page qu'elle écrit, changea de direction, laissant son initiale inachevée. Mais il était trop tard. Une jeune fille l'avait déjà atteint, ramené, sommé de nous dire son nom, et je fus délégué pour l'écrire sur la glace. Je fis des paraphes, des jambages. L'enfant, qui du moins savait lire, me contemplait bienheureux, comme on contemple ces avions qui tracent des mots en fumée 335  . C'était la première publicité faite pour son amour du patinage, son amour de la vie. C'était la première fois que l'on gravait son prénom sur le monde. Il me remercia : le monde était à ses initiales. Les jeunes filles le forcèrent à m'embrasser. Il avait je ne sais quel instinct du bonheur qui le poussa à les embrasser d'abord. Nous nous passions ce visage frais comme les autres se passaient leur houpette, et de cette première rencontre il resta entre nous cinq un jeune fardeau, une jeune vie invisible à caresser. Nous avions, sinon une enfance commune, du moins un enfant commun. (II, p. 239).

      Voici maintenant la version du même épisode de la patinoire dans la version primitive intitulée Le Déjeuner de Solignac:

      Un petit enfant débutant s'amusait sans que personne pût le voir à tracer ses initiales en traînant les pieds, puisqu'il ne savait courir. Il avait l'impression de ne pas savoir assez bien courir. Il vit que nous le voyions, et, comme une femme surprise cache la page qu'elle écrit, changea de direction, laissant sa belle lettre ébauchée. Un enfant qui copiait les hommes, -- maintenant assis près de nous, il avait demandé de l'orgeat et le buvait en se faisant croire que c'était de l'absinthe --; qui, homme, copierait les grands hommes, embrasserait en croyant que c'est aimer, aimerait en croyant que c'est haïr... Nous l'attirâmes, nous le forçâmes à nous dire ce prénom dont il avait voulu inscrire la première lettre, il prononça à peine cette première lettre, par je ne sais quelle pudeur, et à peine la première lettre de son nom : de Jacques Davon, il en fit quelque chose comme acques avon... Tiens, c'est mon prénom, dit mon ami. Une des deux jeunes s'échappa pour aller graver le J et le D. On prévint des amis plus habiles encore. Tout le sol de glace fut bientôt gravé. L'enfant était triste, comme tous ceux auxquels une célébrité injuste arrive, et qui ne voudraient la devoir qu'à eux-mêmes. Il disparut, oubliant sa fausse absinthe. On essaya de le remplacer par une petite fille. Il y avait entre nous cinq je ne sais quel esprit sauvage dans la cage duquel il fallait, comme au lion un chien, une âme tendre. On se passait ces enfants, comme un miroir sous notre souffle, pour s'assurer de notre tendresse... (I, p.1649)

      Le style est saccadé, comprimé, la narration saturée, et l'auteur-narrateur, au lieu de confier le récit de la profusion des détails et des particularités dont il est accablé à d'autres voix que la sienne, au lieu de faire parler ses personnages, ce qui allégerait sa propre narration surchargée, tente de faire tout dire, tout expliquer à sa seule voix. Giraudoux se refusera toujours à écrire un dialogue. Il n'y en a pratiquement aucun dans son oeuvre romanesque. Comme l'a noté Pierre d'Almeida, ceci «montre assez à quel point le roman giralducien se refuse à la représentation 336  » . Mais avec la représentation, c'est la temporalité que Giraudoux refuse. L'idylle qu'il cherche à écrire sous le nom même de roman ne peut être dite que par le je du poète, dans une durée flottante sans rapport avec la temporalité du roman.

      En quoi le travail de l'écrivain a-t-il consisté? Le premier jet, qui a tout du compte rendu d'une scène vécue, fait une narration exhaustive, quasi clinique, des événements observés dans leurs détails. S'y associe probablement déjà quelque travail métaphorique, un certain travail de l'imagination, comme cette association (hélas!) non retenue, pourtant heureuse, où l'enfant «embrasserait en croyant que c'est aimer, aimerait en croyant que c'est haïr». Les nom et prénom de l'enfant sont mentionnés, ainsi que leurs circonstances d'énonciation, ses réactions, sa pudeur, l'attitude un peu crispée des jeunes gens, et la tristesse de l'enfant au caprice duquel on a cédé trop massivement, ce qui l'a rassasié trop vite et le prive du jeu. Quelque chose de brusque, de saccadé dans la narration, laisse à penser que c'est effectivement un premier jet. Mais justement tout est là. Dans la version publiée, l'enfant n'oppose aucune résistance à l'une des jeunes filles, décline poliment son nom, comme un enfant modèle. Il est devenu « bienheureux » au spectacle des « jambages » et des « paraphes » dessinés par le narrateur; il ne s'est pas enfui, il remercie, il a le «visage frais», est déjà doué de l'«instinct du bonheur» et non seulement il se laisse embrasser, mais il embrasse volontiers lui-même; toute la complexité mal équarrie de la scène originale a disparu, la narration s'est épurée des détails moins heureux, en particulier des enfants de remplacement qui servent à meubler le silence entre les cinq jeunes gens. Un gérondif a disparu, la pléthore explicative a été réduite. La narration a perdu les marques les plus lourdes du discours direct -- le «dit mon ami» a disparu -- mais même le discours indirect a disparu : il ne reste plus que la fluidité du discours indirect libre -- pure diégèsis aristotélicienne. Ce qui revient, chez Giraudoux, à gommer la distance entre l'epos et sa relation dans la langue pour en faire une sorte de chant pur. Il y a un travail d'effacement de l'anecdotique à l'intérieur même de l'anecdote, pour n'en garder que le trait heureux, non pas le trait le plus performant ou le plus dramatique, mais seulement le trait le plus heureux, la pointe idyllique. S'y ajoute la tentative d'effacer l'effort narratif en le faisant disparaître sous l'activité métaphorique, le ciselure précieuse. Tentative lyrique par excellence. Le récit chez Giraudoux tend presque toujours à l'ode, surtout dans les phrases longues. Il en a certaines des marques textuelles, les apostrophes, les prosopopées notamment; mais comme le chant n'est pas en vers rythmés, il se résout en idylle.

      Confronté au problème du récit, Giraudoux voudrait évidemment faire disparaître tout ce qui, dans le compte rendu, est interchangeable, remplaçable, tout ce qui est égal à tout le reste et ne mérite pas d'être rapporté en son nom propre dans l'épos, pour faire s'élever ce chant pur de l'idylle, mais c'est le drame du narrateur que d'avoir toujours à raconter ce qui justement appartient inévitablement à la vie, à l'ordinaire, et qui se reproduit toujours. Il ne reste donc, pour s'élever au-dessus de ces contraintes, que «la couche ultime du palimpseste : le style 337  ».

      Deux choses donc, d'une part le privilège accordé aux images heureuses (jolies, ravissantes, drôles, cocasses), au bonheur lui-même, nommé s'il le faut, et d'autre part la tentative de produire le pathétique 338  pur (ravissement sublime, rire, sourire, tendresse), c'est-à-dire l'émotion, par l'élimination de ce qui pouvait ralentir, épaissir et alourdir le récit. On remarque immédiatement l'effet de la récriture sur la vitesse du style -- cette vitesse mentionnée par ses meilleurs commentateurs 339  . Cette vitesse est l'une des conditions pour la conquête de la « naïveté épique ». L'une des clauses de cette élimination est que le narrateur s'adjuge presque toute la narration 340  , ce qui confirme, pour s'en tenir aux modes d'énonciation platonicien et aristotélicien, le privilège accordé au mode lyrique, où seul le poète chante, par rapport au mode épique, qui alternerait entre énonciation du poète et énonciation des personnages. C'est, surtout dans les premières oeuvres, une constante chez Giraudoux qui donne peu la parole à ses personnages, d'où leur peu de réalité; mais ce peu de réalité, ce peu d'épaisseur psychologique qu'une critique attachée aux principes du roman réaliste leur a si souvent reproché, est le garant, la condition sine qua non de la légèreté, de la fluidité du récit, d'une part, et du type d'émotion sans reste qu'il est supposé produire chez le lecteur 341  . Car chaque soi-disant personnage n'est en fin de compte qu'une voix giralducienne.

      Ce que Giraudoux veut comme écrivain, c'est ce qu'il désire lui-même comme lecteur : être emporté, être ravi, par des images ou sublimes, ou tendres, ou souriantes, ou cocasses, ou ironiques, mais par rien qui ressortisse à un domaine lourd ou noir ou qui surprenne le lecteur sans défense et lui fasse sentir le poids et la misère de l'existence, donc par des images uniquement idylliques. Dans le monde giralducien, on est ou bien un dieu, et alors on s'élance dans «la stratosphère du verbe 342  », ou bien on n'est qu'un homme et alors il faut en sourire, comme le font à l'occasion Jacques, Bernard et Simon, position qui n'est pas sans rappeler moins l'ironie romantique, qui en fin de compte caractérise la modernité esthétique en général, que la pratique du Witz chez les romantiques allemands, chez Jean-Paul en particulier, qui y voyait un «sublime inversé» 343  . Dans le monde giralducien il n'y a de place que pour l'idylle, et son envahissement du texte produit l'idylle au sens générique, comme classe d'écrits censés représenter l'état heureux de l'homme (Schiller), et surtout l'idylle comme mode ou plutôt ethos 344  ou épistémè, situation cognitive et morale qui permet de comparer l'espace-temps giralducien à ce que Bakhtine appelait «le chronotope du roman-idylle» 345  . Ce rapprochement permet de mettre en lumière le fait que, loin d'être une évasion des « vrais problèmes », l'idylle giralducienne est la marque même de ces vrais problèmes, car elle est protestation et refus : refus de la narration réaliste, qui, chez cet auteur aux humbles origines est une critique -- cryptique, il est vrai -- de la bourgeoisie; protestation par ce qu'elle donne à voir, qui n'est pas le réel, si l'on signifie par réel la réalité socio-politique de référence, mais une représentation valorisée, du réel qui donne naissance à un monde poétique original, où s'exprime la fonction méliorative de l'ethos idyllique, tel celui, exemplaire en ce sens, de Jérôme Bardini, à New York avec Stéphy, ou aux Chutes du Niagara avec le Kid. Dans cette protestation on peut voir aussi, en filigrane, le centre spirituel de la quatrième églogue de Virgile, cette foi sereine, cette attente si fortement, si paisiblement annoncée dans les premiers vers en un avenir de paix, en un renouveau définitif du vieux monde. Cette ouverture, cette attente, c'est la quête du sourcier de l'Éden. Mais contrairement à la tradition pastorale, elle ne donne pas lieu à la représentation d'un lieu clos, circulaire, protégé, mais à celle d'un monde ouvert sur le Cosmos, libéré des mythes, des dieux, du Dieu juif -- qu'on songe aux paroles d'Holopherne dans Judith:

      Je suis le pire ennemi de Dieu. Que fais-tu au milieu des Juifs et de leur exaltation, enfant charmante? Songe à la douceur qu'aurait ta journée, dégagée des terreurs et des prières. Songe au petit déjeuner du matin servi sans promesse d'enfer, au thé de cinq heures sans péché mortel, avec le beau citron et la pince à sucre étincelante. Songe aux jeunes gens et aux jeunes filles s'étreignant simplement dans les draps frais, et se jetant les oreillers à la tête, quelques talons roses en l'air, sans anges et sans démons voyeurs...! Songe à l'homme innocent...(II, v, Théâtre complet, p. 245).

      On ne trouve pas, dans les récits giralduciens, de déclaration aussi « militante », mais celle-ci en provient. Elle en est la résultante. Si le récit giralducien au sens large emprunte ses stratégies aux esthétiques antique, classique ou romantique allemande, cela ne l'empêche nullement d'être une pratique d'écriture moderne, donnée à lire à une époque moderne. Giraudoux connaît la même horreur de l'époque qu'on retrouve chez Valéry, chez Bernanos, il «témoigne des mêmes inquiétudes que Céline ou Sartre 346  », mais choisit d'y répondre selon son mode personnel 347  . Refus d'un style narratif -- le roman réaliste -- qui est la forme centrale de la culture bourgeoise, qui célèbre le réel tel qu'il est (ou croit qu'il est!), l'idylle giralducienne peut ainsi être vue comme un commentaire sur l'époque. Comme la pastorale l'est chez Fénelon qui, dans son Télémaque, insinue la figure du roi-pasteur au moyen de la peinture poétique et morale de l'antiquité. Éloquence de Fénelon ou poésie de Giraudoux, il s'agit dans les deux cas de «produire par la peinture l'évidence d'une vérité oubliée. Le détour poétique ne consacre pas une évasion chimérique; il rappelle à son devoir la réalité perverse. 348  »

      On pourrait aller jusqu'à dire que l'idylle est la marque en creux de l'Histoire dans l'oeuvre. Giraudoux déclare en 1928 :

«J'ai conçu mon oeuvre comme une chronique de notre temps 349  ».

      Six ans plus tard, il écrit :

... l'écrivain doit devenir, dans le travail du pays, un élément toujours présent, mobilisable, un journalier, c'est-à-dire un journaliste 350  .

      Mais cette vie contemporaine, l'oeuvre de Giraudoux l'idéalise, la sublime. Elle trahit l'histoire en y substituant une histoire-fiction, d'où sont soigneusement retirés drames, travail, vices, horreurs de tous genres, histoire-fiction qui se poursuit une fois le récit terminé, puisque l'attente qui le clôt n'est jamais comblée : Suzanne retrouve en pleurant la province française. Mais Juliette part à son tour. Après avoir rencontré les grands esprits parisiens, elle revient à Aigueperse et au beau et sain Gérard; mais Jérôme Bardini fuit à son tour la vie bourgeoise, pour revenir finalement au bercail escorté par cette image paternelle qu'est Fontranges. Alors Maléna cherche l'aventure du malheur, pour revenir finalement à l'ordinaire du bonheur; et Edmée quitte le foyer conjugal, mais revient aux «grands hommes», léguant le flambeau à sa fille Claudie... Cette fiction qui trahit l'histoire entretient donc des rapports avec l'idéologie ambiante. L'idylle n'est pas une utopie -- un non-lieu. Elle agit comme un symptôme. Symptôme d'une crise qui secoue une société qui sort de la guerre, qui fait face à un monde en ruines, connaît une crise sans précédent des valeurs traditionnelles, de l'idée même de civilisation et jusqu'à un nouveau « mal du siècle » 351  . Les solutions imaginaires que le romanesque giralducien propose à cette crise subvertissent la nature des problèmes qui les ont suscitées. En ce sens l'idylle giralducienne porte une critique sur l'idéologie ambiante et la marque de l'histoire dans l'oeuvre  352  .

      Écho

      Examinons maintenant notre second exemple du travail de la langue chez Giraudoux, qui nous ramène, celui-ci, aux toutes premières oeuvres de Giraudoux. Il s'agit d'une petite pièce dont nous avons les avant-textes, intitulée Écho, qui est un chef-d'oeuvre d'humour tendre et qu'il faut considérer comme un epyllion 353  (petit epos) ou mime au sens antique, car ce n'est pas une nouvelle au sens giralducien 354  , ni d'ailleurs dans aucun autre sens. Écho fut publiée avec deux autres pièces dans une petite revue du nom d'Athéna, Revue des lettres et des arts, en 1906 355  , par un Giraudoux d'à peine 24 ans. Il est de la même famille littéraire et du même ton que Provinciales avec lesquelles il fut d'ailleurs publié en volume en 1927 356  . Autre trait commun avec Provinciales : la limitation de l'espace aux dimensions villageoises. Ce qui nous rapproche de la définition de l'idylle par Jean-Paul : l'idylle est «une exposition épique de la félicité dans la limitation 357  », selon la traduction Lang-Nancy, ou «une présentation épique du plus grand bonheur possible dans un état borné 358  », selon la traduction d'Alexandre Büchner et Léon Dumont, que possédait Giraudoux . Nous reviendrons sur cette «félicité».

      Quelle en est le sujet? Colette Weil, dans sa notice de l'édition de la Pléiade en donne le parfait résumé : «Loin des cruelles Scènes de la vie de province, de Balzac, loin de la réaliste et pittoresque noce normande de Flaubert, Jean Giraudoux croque avec une tendre ironie les amusements un peu bêtes d'une noce paysanne traditionnelle, dans un petit bourg...» (p.1229). Écho n'occupe que quatre pages dans l'édition de la Pléiade (p. 13-16), et la version primitive deux (p. 1232-1233). C'est donc un poème très court. Voici le premier paragraphe de la version publiée en 1927 :

      C'était moins un cortège qu'une procession; par deux, d'un pas empesé, presque au pas, la noce défilait devant les ormes comme elle avait défilé dans le bourg. En arrière-garde, le piston et la clarinette, au silence, avec leurs blouses ridées comme des binious dégonflées. En extrême-garde, deux gamins muets qui se donnaient et se balançaient la main.(p. 13)

      et celui de la version primitive manuscrite:

      La noce descendait le chemin creux, cueillant des aubépines, des églantines, et des violettes d'été. Le soleil tombait au flanc du ravin, et les têtes seules étaient ensoleillées. La noce était comme toutes les noces de paysans : des redingotes, des complets, puis au fond du cortège, les blouses à plis. Deux gamins muets se donnaient la main, et regardaient les champignons à vingt pas derrière le piston, en blouse ardoise et la clarinette en chemise isabelle. Tous marchaient deux à deux et presque au pas. C'était moins un cortège qu'une procession. Ils défilaient dans la campagne comme ils avaient défilé dans la ville. (p. 1232)

      Remarquons la différence dans l'attaque : à la description d'un mouvement à l'imparfait historique, accompagné de ses précisions réalistico-pittoresques, -- un Maupassant en aurait tiré une forte impression de réel, et quelques sarcasmes --, Giraudoux substitue l'activité, la pénétration, la subjectivité d'un regard du poète : «C'était...». Comme dans d'innombrables endroits dans la prose giralducienne, le présentatif introduit un temps sur le mode légendaire, ce qui a pour effet de substituer ce qui est perçu ou décrit à la durée, et les événements à l'espace. Ainsi raréfié, l'espace-temps du poème est au plus près de l'émotion qui l'aura suscité. Ceci est au coeur de l'art giralducien. C'est l'une des sources du sublime giralducien, nous l'avons signalé.

      Pour le reste il y a une assez grande distance entre la version manuscrite et celle de 1927 disponible dans l'édition de la Pléiade. Les variantes de cette édition, puisées dans la version publiée en 1906 359  , montrent des hésitations et des remords, mais les deux versions publiées sont très proches. On y remarque le même travail de la langue et de la narration que celui qui sera effectué pour Palais de Glace bien des années plus tard. La version primitive est un compte rendu : il montre avec une certaine précision une noce campagnarde marchant sur une route. Tous les détails vestimentaires, topographiques, météorologiques sont comme additionnés les uns aux autres sur la feuille, sans hiérarchie, presque sans ordre. Le tableau est haché par le regard qui passe d'un détail à un autre sans continuité ou rapport direct avec le précédent. La version publiée au contraire abandonne les détails physiques superflus qui alourdissaient le récit, se limite à ce qui fait le point focal de cet epyllion (petit épos) et qui vient juste après notre extrait, l'arrêt de la noce sur le pont de la rivière pour s'adresser à l'écho.

      Il est remarquable que la situation topographique de l'écho -- un pont enjambant une rivière face à une montagne -- évoque le pont sur le Vincou dans le vieux Bellac, ville natale de Giraudoux , alors que presque tous les détails de moeurs appartiennent, eux, au Berry. Sans doute Giraudoux les a-t-il presque tous fait disparaître de la version publiée. Toutefois nous pouvons remarquer, encore une fois, que ce n'est pas une visée réaliste qui motive Giraudoux, mais la recherche de quelque chose d'essentiel, d'une image qui vise, en déformant le moins possible, à aller chercher le touchant de la province et de son charme : son «innocence», ses jeux «un peu bêtes».

      S'agit-il de dégager l'Idée, au sens platonicien, de province, qu'aurait inévitablement détruit une description clinique anthropologique ou ethnographique ? Invoquer ici un platonisme giralducien serait trop dire. Nous n'ignorons pas, bien sûr, qu'Edmée, dans Choix des Élues, dans l'épisode des cornichons, mange des cornichons parfaits, des archétypes de cornichons, mais ce cornichon parfaitement cornichon est plus proche de l'Urpflanz goethéenne 360  que du ciel des Idées platonicien 361  . La science, et en particulier l'histoire naturelle, était pour Goethe, proche du transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire et de Lamarck, un domaine de la poésie 362  .

      Une fois la noce arrivée devant l'écho, la mariée commence, puis c'est au tour du marié, et dès cet instant le sourire s'installe sur les lèvres du lecteur pour ne plus les quitter. L'écho renvoie aux membres de la noce ce qu'ils lui ont crié, mais pas forcément. Ainsi à la clarinette qui «connaît ses moindres finesses et avait crié : « Faut-il tirer le canon? »», l'écho, personnifié, répond : «Ah non !» C'est alors -- nouveau degré dans l'humour tendre et sommet du poème -- qu'apparaît le père Ricard, «vieux grand-père retardé par ses rhumatismes». «À votre tour, père Ricard!» lui dit-on. Et le petit vieux, après s'être campé devant l'écho, crie alors de toutes ses forces,

«Haine de l'étranger, haine aux tyrans fatale,
Couve toujours dans notre sein!
Quand donc battra la générale?
Quand donc sonnera le tocsin?» (I, p.14)

      Mais il a crié dans la mauvaise direction et l'écho reste muet. De toutes façons c'est trop long, lui dit-on dans la version primitive. Vexé, le père Ricard attend que tous soient partis et d'avoir la paix pour recommencer. Mais c'est en vain : «l'air était si lourd qu'à vingt pas du pont les paroles fatiguées ne pouvaient avancer ni revenir». Une dernière fois, le père Ricard, cramponné au parapet, devant ces collines qui appartiennent à la famille de sa femme, où sa propre femme est née, s'apprête à crier encore, quand le piston se met à jouer, suivi bientôt par la clarinette. D'abord doucement, puis de plus en plus fort. La musique enfle, enfle, répercutée partout par l'écho. «Nom de Dieu! Allez-vous vous taire!» crie alors le père Ricard, mais les musiciens «soufflaient et soufflaient, sourds comme l'écho». Et Giraudoux conclut par cette petit phrase pastorale:

Le père Ricard suivit donc la noce, sur un gazon à pâquerettes où les sabots ne sonnaient pas.(p. 16)

      qui forment presque trois octosyllabes.

      La version primitive diffère sensiblement. Giraudoux a conservé la facétie de l'écho qui répond «Ah non!» -- Quand résiste-t-il à l'occasion de faire une facétie ou un calembour? --, mais on apprend que la mariée avait crié avec un couac, que l'écho renvoyait tout mêlés les rires, que le père Ricard s'était rasé et s'était tailladé, et «maugréait depuis le matin contre son taffetas», etc. Autrement dit on a le catalogue d'une scène vraisemblable, d'une scène vécue peuplée de braves et gauches provinciaux. Et surtout la phrase que le père Ricard crie à l'écho est chargée de connotations très différentes :

«Les vieux, c'est plus laid, plus bon à rien, plus petit que les jeunes, mais c'est quelquefois bien plus malin» (p. 1233)

      Sans être privée de drôlerie, cette phrase, qui a les accents d'une phrase réellement entendue, ne hisse pas le poème hors de l'ordinaire humain comme la phrase martiale de la version publiée, qui fait du père Ricard un héros probable de 1870, revanchard comme il se doit 363  . Quand il s'apprête à «recrier» à l'écho, la version primitive nous apprend qu'«il se sentait dédaigné et faible», qu'il «regarda sans les comprendre quelques noms gravés, de la mousse, des cloportes, puis ouvrit la bouche pour crier». On croirait une nosographie, ou une plaisanterie de potache! Le récit quitte alors le père Ricard pour expliquer comment interviennent le piston, puis la clarinette :

Mais le piston le devança dans le grand silence; il était doux, comme une flûte, aux tons mineurs, et aigu, aux angles de la valse, comme une clarinette. Le solo allait un peu trop lentement, confiant, lentement, pour ne pas troubler trop tôt la voisine clarinette; ses sons ouatés ne choquaient pas les murs [particuliers?] [un blanc] à une reprise gloussa, toussa et bondit. L'on vit alors ce que c'était qu'une clarinette : le duo s'engagea comme un duel. En résonnèrent le chemin creux [mentionné dès la première ligne dans la version primitive], puis le bois, puis le petit pont à l'écho, puis l'écho.(I, p. 1233)

      description qui interrompt longuement le récit des efforts du père Ricard. La version publiée en 1927 la suspend elle aussi mais la prédominance de l'imparfait laisse supposer qu'on va y revenir, et on y revient en effet. Tout ce qui dans le manuscrit était trop précis, trop compliqué pour un faible bénéfice narratif a disparu. Quand le père Ricard revient au centre de la narration, le « nettoyage » continue : «le père Ricard releva, autant qu'il le pouvait, la tête». Ce détail qui montre ce que peut avoir de pénible la vieillesse, disparaît dans la version finale. De même, plus bas, le vieux s'écrie, dans le manuscrit «Allez-vous vous taire, gars?» Et Giraudoux se croit tenu d'ajouter : « -- « gars » peut être une injure à la campagne, comme « fille » à la ville.» Tout ceci disparaît de la version finale. Tout ce qui est trop attaché au terroir, trop campagnard, trop « couleur locale », est gommé, et ce procédé n'est pas sans évoquer les poèmes pastoraux et églogues de cour 364  où les bergers sont bien propres et où tout le rustique un peu sale ou odorant est évité 365  .

      L'histoire se termine de la même façon, mais comme dans la version primitive de Palais de glace, le récit est platement un compte rendu « réaliste » qui ne s'envole pas. Giraudoux semble donc avoir besoin de coucher sur le papier un premier « état » complet, une sorte d'inventaire de la scène qui l'a charmé, dont il sent qu'il peut tirer quelque chose de poétique et qu'il veut rendre, en discours indirect. Il y revient ensuite pour élaguer les rameaux non nécessaires qui auront proliféré, et affiner l'expressivité, et cette fois, puisqu'il y a plusieurs acteurs de la comédie, en discours direct, mais avec le moins de «lui dit», de «lui répondit» possible (9 en tout). Ce que Giraudoux cherche, en se limitant ainsi, c'est le naturel, un naturel simple et touchant, dont il sait qu'il ne peut être conquis que par l'art, un art qui doit viser la naïveté afin qu'en plus de la province, il en restitue le charme. Ce qui compte, ce n'est pas d'observer scientifiquement les moeurs paysannes, mais de donner une image idéalisée de la simplicité de la province, simplicité érigée en vertu par le regard du citadin 366  . Le jeune érudit s'amuse : rien n'est plus proche de l'épyllion antique, et de certaines idylles de Théocrite que cette pièce. Dans la rédaction finale d'Écho, l'écriture s'est délestée du superflu et concentrée sur l'action, de manière à la rendre vive et enjouée, moqueuse avec légèreté; le résultat est un joli tableau peint par touches fines et brillantes, qui ne craint pas une touche de grotesque, baigne dans la bonne humeur et l'harmonie; les traits drôles ou grotesques sont vus avec la fantaisie et le demi-sourire d'un citadin qui échappe au réalisme par le lyrisme.

      Cette description correspond précisément à ce que des poètes alexandrins comme Théocrite et Callimaque (plus qu'Hérondas) se proposaient de faire dans leurs poèmes 367   : traiter de manière positive, délicate ( et précieuse, savante et parodique) un sujet humble -- un « travail ciselé », commente une scolie de l'Hécalé de Callimaque. Ce poème fut le manifeste de l'école alexandrine : il présentait la légende épique de Thésée, mais au lieu d'une grande épopée panhellénique, il en tirait un récit au sujet rare et peu connu : l'hospitalité offerte au héros par la vieille et pauvre Hécalé. Les scolies racontent qu'on y voit Thésée, jeune et charmant, le chasseur de fauves, le vainqueur du taureau, au milieu des bonnes gens du pays qui l'entourent de leur choeur reconnaissant, et la douce vieille Hécalé, avec son hospitalité rustique et sa tendresse presque maternelle 368  . Mais l'histoire, si elle est touchante et souriante, n'est pas dénuée de pathétique : Thésée part d'Athènes pour Marathon sur la côte attique, pour se battre avec le taureau. En chemin, une tempête éclate et il prend refuge chez la vieille Hécalé. C'est une scène touchante entre le jeune héros et la vieille femme. Quand il revient victorieux, il la trouve morte. Pour payer sa dette, il fonde alors le Dème d'Hécalé et institue un culte à Zeus Hécaléen. Le modèle de la scène se trouve dans Homère, comme souvent chez les Alexandrins, ici les chapitres 14 et 15 de l'Odyssée : l'histoire d'Eumée, le « divin porcher » 369  . Comment ne pas penser au choix par Giraudoux de mettre, en 1919, Elpénor, le personnage le plus falot de l'Odyssée, au centre de la geste du « sage et inventif » Ulysse.

      On sait que pour les Alexandrins, un «grand livre était un grand mal» 370  . Callimaque fut accusé d'être incapable d'écrire un poème long. Dans la réponse qu'il fit aux «Telchines», ses accusateurs, il déclare:

Je chante pour ceux à qui plaît le chant aigu de la cigale, non le fracas des ânes. Qu'un autre aille braire, tout comme l'animal bien pourvu d'oreilles; moi, que je sois l'être gracile, l'être ailé. 371 

      Revoici paraître la libellule de l'abbé Brémond! Mais Giraudoux ou du moins le texte giralducien va plus loin. Ce travail d'élagage de tout rameau narratif risquant de « distraire » le lecteur au profit de particularités sans poésie, qui revient à une sorte de purification de la narration, a pour effet de placer la scène à distance du narrateur, qui voit cette noce comme si elle avait lieu au loin, dans une antiquité qui permet l'attendrissement sans sentimentalité 372  . Giraudoux reproduit en quelque sorte l'effet esthétique que produisent sur lui en tant que lecteur les poèmes de ses chers poètes alexandrins. Les quelques gestes retenus étant généraux et non particuliers, ils semblent antiques. Vue ainsi la province semble se parer d'une sorte d'éternité. À la même époque, dans une conférence sur la province française prononcée en novembre 1907 devant les étudiantes de Radcliffe College, à Harvard, où il est lecteur de français, Giraudoux conclut par ces mots:

Telle est, Mesdemoiselles, notre province. C'est une nouvelle arche de Noé! Elle a conservé à notre littérature non seulement la colombe et le corbeau, mais les races éternelles des animaux et des légumes. Elle a fait plus : elle a chargé sur son arche tout son paysage, qu'elle déballe maintenant, après la poussée de réalisme de nos romanciers. Ce calme des nouveaux romans, cette paix et cette brise, nous les devons à la province. Et elle-même ne demande que le calme, et le silence. Elle se fâcherait de savoir que j'ai parlé d'elle en Amérique. Non, car elle me pardonnerait vite, en apprenant que j'en ai parlé un peu maladroitement, un peu monotonement, sans phrases et sans gestes, c'est-à-dire en provincial 373  .

      Ce que Giraudoux semble chanter ainsi sous le nom de province, c'est en fait la nature elle-même, non la phusis d'Aristote, non même la Nature mythique de Rousseau ou de Schiller, dont pourtant il est si proche, mais la Terre, l'humble et noble terre, la béatitude de la Terre, baignée de «bleu adorable», dit Hölderlin dans une ode tardive 374  , autrement dit l'habitat de l'homme, cette terre qui vit à un autre rythme, loin du trépidement et de l'agitation factice de la ville, son calme pastoral, sa paix, son silence qui entourent les activités minuscules, les ris et les jeux des hommes, si attendrissants vus de la hauteur du poème, et qui effectivement sont toujours les mêmes, et reviennent « éternellement ». Cette terre, l'homme l'habite poétiquement. Hölderlin dit:

Plein de mérites, mais en poète
l'homme habite sur cette terre...  375 

      Ce «calme central», cette «placidité centrale», dira Giraudoux lors d'une distribution des prix qu'il préside au lycée de Châteauroux en 1928 376  -- est une terre bien concrète, chaleureuse, modeste, propice au plaisir, avec son «cher printemps» (I, p. 332), ses animaux. C'est la poésie secrète de cette province que vers minuit Jacques l'Égoïste essaye de surprendre :

Je m'étendis à plat ventre dans la paille du grenier, derrière l'oeil de boeuf. Des prairies silencieuses me mettaient de plain-pied avec l'horizon. Une crème d'argent montait du fond des mares. Des taureaux, adossés aux meules, dormaient debout avec honneur. La lune attirait et dissolvait les moindres nuages, comme un brûle-fumée dans un boudoir. Au long des gouttières, aux arêtes des pignons, glissaient par à-coups des reflets somnambules. Un cri eût éveillé et précipité vers la terre toute cette lumière endormie. Mais, des auges, des puits, des flaques, montait seulement le bruit de flux et de reflux qu'exhalent les coquillages renversés. Que signifiait ce calme infini qui me versait un chagrin si perfide? Tout cela me disait : dors. Tout cela me disait : veille. (I, p. 142)

      Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce que nous avons appris sur l'écriture poétique de Giraudoux. Cet affinage de l'expression et cet allégement de la fable que nous avons souligné n'a pas qu'une raison d'être. Derrière l'effort pour atteindre une sorte de transparence, de «naïveté», il n'y a pas que l'intention de souligner sous le nom de province l'humble habitat humain, aux paysages immuables et aux rythmes si lents qu'ils paraissent éternels. Certes Giraudoux n'est pas un poète pastoral au sens que l'histoire littéraire donne à cette expression. Il n'y a chez lui aucune idéalisation de la vie rustique pour elle-même 377  comme on en trouve par exemple chez ses contemporains Henri Pourrat 378  ou Maurice Genevoix, qui ont un véritable amour de la terre. C'est plutôt un certain ethos provincial qui le retient. Mais ce que Giraudoux cherche par-dessus tout, et c'est en ceci précisément que consiste l'idylle comprise comme force ou configuration structurante du récit giralducien, c'est à reproduire, à provoquer, pour lui-même d'abord, et donc pour son lecteur, l'émotion esthétique, car lorsque l'émotion envahit la conscience, celle-ci en reçoit un tel ébranlement qu'elle imagine avoir quitté toute abstraction et jouir tout à coup de la présence même du réel 379  . Cette présence même du réel est un bonheur sans reste, car elle est pure passion, ivresse du moment, béatitude. L'un des secrets du « merveilleux » giralducien est là. Pour le produire, il faut que la narration aille aussi vite que le sentiment. Elle ne peut donc s'attarder au pittoresque que s'il reconduit l'émotion, non s'il ajoute un simple renseignement. Trop de tels « renseignements » ralentiraient le récit et amoindriraient la passion. Le choix est donc essentiel et c'est là la raison de la vitesse du style chez Giraudoux. Nous le voyons à l'oeuvre dans les instants les plus intensément poétiques de ses récits : il s'agit pour notre auteur -- et quand il y réussit cela relève véritablement de la magie du langage portée à son maximum -- de ne pas laisser se créer un divorce entre la puissance de penser et celle d'éprouver. Joseph Delteil écrit : «Jean Giraudoux marie en lui les deux principes intellectuel et sensitif. Et ils ont beaucoup d'enfants. 380  » Gardons en mémoire que Giraudoux a longtemps intitulé les quatre derniers chapitres de Simon le Pathétique : « Triomphe du pathétique »! Faut-il voir dans ce titre un commentaire sur l'issue de l'entreprise annoncée par celui de la première partie intitulée : « L'École du sublime »? Bien évidemment. Nous tenons là l'une des clefs de la poétique giralducienne. Le sublime giralducien doit mener au pathétique. Longin ne dit pas autre chose 381  . Toutefois il ne s'agit pas de n'importe quel sublime, mais du «sublime provincial», sur lequel nous reviendrons.

      Qu'en est-il de ce réel qui occupe toute la place au sein de la conscience dans l'écriture poétique? Constatons d'abord ceci : ce vers quoi tend Giraudoux n'est rien d'autre que la «naïveté épique» 382  , la tentative d'«émanciper la représentation de la raison réflexive» et, tout en «poussant à l'extrême son intention déterminante, à guérir le langage», dit Adorno, «du négatif de son intentionnalité, de la manipulation conceptuelle des objets et à faire apparaître le réel dans toute sa pureté, préservé de la domination de l'ordre 383  .» Entreprise quasi désespérée, sans doute, c'est le rêve que poursuit la poésie, et le rêve autour duquel tourne l'oeuvre de Giraudoux, et c'est pourquoi il a besoin pour l'exprimer de la langue la plus fine, la plus précise, mais en même temps la plus détachée. Si nous pouvons, semble dire Giraudoux, abolir la réflexivité, vivre dans la poésie pure «du langage sans paroles, du pur retentissement émotionnel 384  », si nous pouvons, comme il le dit à propos de Nerval, «enjamber», «taire» notre douleur, notre amour même «pour n'en admettre et n'en éprouver que les effets» 385  , alors il sera possible de dire que nous «vivons encore, comme l'autre, dans cet intervalle qui sépara la création et le péché originel 386  ». C'est alors que nous aurons pu considérer que nous avons «été excepté(s) de la malédiction en bloc 387  .» L'Éden ne serait-il donc qu'une affaire d'hygiène de la pensée? Du langage, par conséquent? C'est du moins la tâche de son sourcier de nous le faire expérimenter. Mais le problème, évidemment, est que pour le dire il faut des mots, une langue, une certaine compétence linguistique, une culture, un contexte de compréhension, une littérature aussi sans doute, et des lecteurs avec leur propre compétence culturelle, etc. Pas d'extérieur au langage. Pas de hors du langage. Pour parvenir dès lors à reproduire la non-discursivité dans la discursivité, pour compenser la non-vérité de tout discours, être exact dans la description ou plutôt fidèle et ne pas détruire le réel, ne pas peser sur la vérité, l'absolument neuf de chaque instant qu'on veut re-présenter, pour atteindre donc la naïveté épique, où l'epos radicalement opposé à toute spéculation, à toute imagination, mène le récit --, le seul recours, pour réaliser ce rêve 388  qui a mené Hölderlin à la folie, est le dire poétique et ses «absurdités», ses «bizarreries», ses procédés qui font fi du «régime réaliste-lisible 389  », irritent le langage narratif logique et intentionnel, dérangent l'enchaînement rationnel purement informatif, ce que nous avons nommé plus haut le compte rendu 390  . C'est ce qui pousse Homère, écrit Adorno, à «décrire un bouclier comme un paysage, à développer une métaphore en une action jusqu'à ce qu'elle devienne autonome et déchire le tissu de la narration 391  .» Giraudoux ne fait pas autre chose. Mais c'est aussi, ajoute Adorno, ce qui poussa de grands narrateurs comme Goethe, Adalbert Stifter et Gottfried Keller à dessiner et à peindre au lieu d'écrire. Dans Adorable Clio Giraudoux déclare lui aussi : «Je suis certes le poète qui ressemble le plus à un peintre 392  .» Et Bernard, le faible Bernard «imaginait la philosophie comme le fait un peintre 393  » (I, p. 215).

      Peut-être cette exigence est-elle aussi à l'origine de l'amour que Giraudoux portait au théâtre et lui fera déclarer en 1934 à André Rousseaux : «Seulement le théâtre est une flambée, qui brûle tout l'accessoire 394  », et à Pierre Lagarde en 1937 : «Le théâtre ne comporte aucune des règles de pesanteur ou de logique. En faire une description minutieuse de nos moeurs ou de notre coeur est une entreprise stérile 395  .» Giraudoux a écrit toute une pièce sur cette question, L'impromptu de Paris 396  , qui contient sa théorie du théâtre 397  .

      Une flambée, qui brûle tout l'accessoire! Formule saisissante qui résume admirablement dans les termes mêmes de Giraudoux ce que nous avons voulu caractériser comme propre à l'écriture giralducienne : elle décrit le théâtre, certes, où le pathétique triomphe plus directement parce que le texte passe de la scène à la salle sans l'intellection particulière de la lecture, où l'émotion est d'abord d'origine visuelle et auditive, mais ce retentissement émotionnel, c'est ce que tout poète cherche, c'est ce que Giraudoux a cherché dans l'écriture même, dans le « roman » singulièrement, parce qu'il s'y sentait plus libre que dans le vers, ce roman romantique qu'il a voulu, entre les deux guerres, transplanter d'Allemagne et imposer, presque seul, dans la littérature française.

      Les particularités, les détails sont accessoires car ils nous tiennent enchaînés à tout ce qui fait de ce monde un poids à traîner et ruinent la joie de l'idylle; or ce qui compte, ce qui vaut véritablement la peine d'être écrit pour un Giraudoux, c'est l'Éden. Et l'Éden, c'est d'abord et avant tout le jeu même d'écrire l'Éden. C'est ce monde-ci mais délivré «des règles de pesanteur ou de logique», délesté du souci, de la gestion, du compte rendu, de la thésaurisation, de l'économique; c'est ce monde même, mais lavé, innocenté. De ce monde léger, nimbé de grâce, où ne compte que la minute vivante -- mais qui n'est pas sans souvenirs --, il est clair qu'une description minutieuse de nos moeurs est une entreprise stérile! Simon ne fait qu'aimer, et il aime encore lorsqu'il se délecte de ses souvenirs de lycéen, s'amuse de ses souvenirs de voyage; sa nostalgie, quand il la mentionne, est un émoi, un transport, celle du poète ému devant le mystère, devant la beauté, devant l'humble vie; Suzanne, seule dans son île, n'impose rien, ne prétend rien, elle aménage simplement les beautés naturelles autour d'elle en beautés utiles, et, comme Adam dans Genèse II, s'adonne à la joie de la nomination : le rocher Claudel, etc.... À cet univers vierge, où le romancier l'installe, où «tout ce que les poètes seuls voient en France», peut être vu «ici à l'oeil nu» (I, p. 579), elle n'impose aucune loi nouvelle; elle y fait régner, reine « éclairée », les lois naturelles mêmes, dont elle s'amuse seulement, au chapitre v, à «taquiner» «l'innocence» (I, p.522). Ce n'est pas une « action » que les « romans » de Giraudoux proposent, ce ne sont pas des aventures à la Rocambole, mais «la construction d'un univers dont l'existence est le seul enjeu du livre 398  ». On ne mange ni ne boit dans l'univers giralducien, on ne travaille pas, on n'est ni riche ni pauvre, ni en bonne santé ni malade, on ne lutte pas, on ne récrimine pas, on ne ment pas, on ne connaît pas la peur, on existe simplement, on explore la création et on existe dans l'Éden : on voyage, on se promène, on regarde, on joue et surtout on aime. N'est-ce pas la définition générique de l'idylle? C'est littéralement l'idylle de part en part : idylle d'écrire, idylles décrites, écrites idylliquement. Sous les trois aspects : ravissement. L'idylle chez Giraudoux n'est pas un thème, c'est la présence obsédante d'un désir, qui, étant inassouvissable, ne cesse d'être reconduit d'oeuvre en oeuvre, et marque le texte à essayer de désigner, de montrer, de signifier son objet, et qui s'épuise à vouloir le définir. Ce désir est le désir d'Éden, bien sûr, mais il ne nous appartient pas d'aller plus loin, et de tenter de définir en profondeur cet Éden. Il faut nous contenter d'en montrer la marque dans l'oeuvre. Cette marque est triple : c'est d'abord un régime de la parole 399   : le bonheur d'écrire, le jeu divin de la nomination, de la mise en forme esthétique, de faire jouer les mots, les possibles, pour obtenir une sorte de musique où s'abolit le signe linguistique et s'oublie la grammaire, jeu où s'édifie, s'épanouit la liberté; c'est ensuite, au niveau thématique, la narration jubilatoire d'une idylle, qui prend souvent la forme d'une inclusion générique dans un ensemble plus vaste. Les exemples sont légion : c'est la promenade en auto au chapitre viii de Simon le Pathétique, «Quel soleil!» -- l'expression ponctue le texte en anaphore sept fois dans les premières pages du chapitre; c'est Philippe chez les vieilles demoiselles Rebendart, au chapitre III de Bella, jusqu'à l'apparition de Bella, qui fait fuir tout le vocabulaire préparé pour la soirée de Théocrite et aboutit à ce qu'avec Bella à son bras, le narrateur dit «je redescendais dans un domaine lourd», qui est le domaine de la sexualité ! (I, p.914); c'est l'extraordinaire idylle de Fontranges et d'Églantine au chapitre vii et final d'Églantine; c'est la première partie de «Stéphy» jusqu'à cette phrase fatidique : «Mais les liaisons infernales elles-mêmes ont leur phase d'innocence ou d'idylle» (II, p. 55), qui consacre l'équivalence des deux termes d'innocence et d'idylle; c'est encore le chapitre viii et final de Juliette au pays des hommes, où Juliette retrouve Gérard, «Gérard sans passé, Gérard sans mystère» (I, p. 867), qui commence -- c'est si fréquent chez Giraudoux -- par un locus amoenus :

L'été était venu, les vacances. Les abeilles avaient délaissé le seringa pour les jasmins, qui s'ouvraient, bienheureux (I, p. 866)

      La personnalisation est l'un des moyens les plus fréquemment utilisés par Giraudoux pour idylliser 400  . Ce bienheureux est l'exemple type de la troisième manifestation de l'idylle dans l'oeuvre : les images, les figures, les procédés rhétoriques qui transforment une description en une célébration, et la narration en ode, c'est-à-dire le lyrisme giralducien. Ce n'est pas par hasard que ce passage est suivi par l'une des définitions giralduciennes de la préciosité.

      Mais posons-nous une dernière fois la question de savoir quel est ce réel qui occupe toute la place au sein de la conscience lorsque, dans l'écriture poétique, l'émotion l'envahit ? Ce réel, -- Roland Barthes disait naguère qu'«on ne le connaît jamais que sous forme d'effets (monde physique), de fonctions (monde social), ou de fantasmes (monde culturel) 401  » -- la conscience ne fait que le subir, on ne peut dire ni qu'elle le possède, ni qu'elle en dispose. Pour en rapporter un poème, il faut bien que la pensée du poète entre en action, se mette à vouloir, s'ingénie avec toutes ses techniques, avec ses plus beaux mots, à introduire un ordre -- et c'est précisément à la distance entre ce qu'il a voulu et ce qu'il a fait qu'on donne le nom d'inspiration. Sans l'opération de l'esprit, de cette raison qui est l'humain même, il n'y aurait aucune possibilité de produire ou de reproduire par l'art une gamme d'émotions. Nous serions seulement en proie à des émotions, et à la dérive sous l'emprise de nos impulsions. La pensée s'avance donc et risque sans cesse de nouvelles tentatives pour produire des effets, qui souvent la déçoivent et parfois réussissent à la combler 402  . Elle recherche une complicité avec le réel, espère une entente avec lui, et n'éprouve une réelle satisfaction que si le réel lui répond et qu'elle entend sa réponse. Le plaisir qu'elle sent alors est bien le plaisir qu'elle s'est donné par son activité, mais c'est un plaisir qu'elle doit faire un effort pour obtenir. Le poème surgit donc au point de coïncidence entre la sensibilité et l'intellect, c'est-à-dire entre passivité et activité, et il surgit sous forme sensible, ce qui le rend communicable.

      Dès lors qu'en est-il de la «naïveté épique»? La naïveté ne saurait résulter de la dissociation du sentir et du comprendre, ou de l'abolition du comprendre au profit du sentir. L'unité de la conscience ne peut être rompue, nous rappelle Louis Lavelle après Paul Valéry 403  . Il n'y a pas d'émotion qui ne s'accompagne de la reconnaissance mentale d'un ordre qui déjà s'apprête à la maîtriser. Sans cette indissociabilité, il n'y aurait pas d'art possible. Le poème est une ivresse maîtrisée. La naïveté épique a renoncé à tous les artifices de l'amour-propre et du calcul. Elle nous révèle une intimité ancienne entre le réel et nous, une enfance du monde. Elle est un repos, elle est l'âme libérée restée seule avec son moment. Elle est la virginité, l'inexpérimenté, voire l'inexpérience, l'innocence qui fait front et sa bravoure qui se risque 404  , pour la «première fois»; elle est l'entièreté, la non-division de la conscience contre elle-même, le non-doute, le non-soupçon, l'assurance, la confiance (dans le langage, dans les pouvoirs de la littérature 405  ); tous termes fréquemment utilisés par Giraudoux, états du psychisme, de la sensibilité et de la volonté qui sont de toute évidence le propre de la jeunesse, elle-même toujours privilégiée par Giraudoux, et qui sont la nostalgie du sentimental. Elle retient de la temporalité juste ce qu'il lui faut pour nous révéler l'intimité des choses, non pas pour que nous les contemplions, mais comme un rythme qui les anime. Elle est pure dépense somptueuse... Mais nous voilà déjà aux abords de ce qu'est le sublime giralducien...

      Telle est, nous semble-t-il, la visée du texte giralducien, et la lecture poétique qu'il faut en faire. Elle exige à la fois beaucoup et peu de son lecteur. Dans le cas des textes de 1906 jusqu'à 1919, qui ne dépassent guère la longueur d'une nouvelle, soutenir la rigueur du poème ne requiert qu'un consentement tacite, mais lorsque Giraudoux étend l'écriture poétique à la dimension du roman, comment s'étonner que le lecteur muni de compétences culturelles moyennes, qui a lu sur la couverture « roman » et s'attend aux conventions de lisibilité du roman réaliste dans le style du XIXe siècle, soit décontenancé sinon agacé. L'un des tout premiers lecteurs de Giraudoux, Gide, qui avait visé plusieurs années auparavant, avec Le Traité du Narcisse, une entreprise esthétique qui n'est pas sans points communs avec celle de Giraudoux, avait cette compétence de lecture et fut charmé d'emblée par Provinciales. La prose poétique giralducienne séduisit un petit groupe de jeunes littérateurs, qui lui restèrent fidèles par la suite, mais la critique elle-même fut un peu plus rétive devant un romanesque qui sortait si radicalement des normes génériques et des conventions de lecture. Pas de dialogues, à peine de personnages, une action remplacée par une sorte de maïeutique poétique! Demander à la prose d'être psychologique, de faire de la «spéléologie et de la tératologie mondaines 406  » , d'évoquer le bizarre, le choquant, cela allait presque de soi dans une France littéraire encore pas tout à fait revenue de la poussée scientiste naturaliste et jusque dans les premières années de l'après-guerre toujours dominée par les figures des Bourget, des Barrès et des France. Lui demander d'être poésie elle-même, d'être musique, cela était radicalement nouveau et incompréhensible. Le père de Paul Morand n'en revenait pas : «prismatique», s'écria-t-il devant Provinciales. Marcel Proust lui-même trouva «le nouvel écrivain» 407  «fatigant à lire et difficile à comprendre». Dans un article qui devint la préface à Tendres stocks de Paul Morand (1921), mais qui avait d'abord paru en 1920, sous le titre «Pour un ami (remarques sur le style) 408  », Proust écrit -- et il n'est pas indifférent qu'il y réponde à un article d'Anatole France sur le style de Beyle où celui-ci avait déclaré «toute singularité dans le style doit être rejetée 409  » :

      La vérité (et M. France la connaît mieux que personne, car mieux que personne il connaît tout), c'est que de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original (appelons-le, si vous voulez, Jean Giraudoux ou Paul Morand, puisqu'on rapproche toujours, je ne sais pourquoi, Morand de Giraudoux, comme dans la merveilleuse Nuit à Châteauroux 410  , Natoire de Falconet, et sans qu'ils aient aucune ressemblance). Ce nouvel écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des rapports nouveaux. On suit bien jusqu'à la première moitié de la phrase, mais là on retombe. Et on sent que c'est seulement parce que le nouvel écrivain est plus agile que nous. Or il advient des écrivains originaux comme des peintres originaux... 411 

      Proust fait ensuite allusion à Renoir et au temps qu'il faut pour qu'un grand artiste soit reconnu, et il ajoute :

Pour y réussir, le peintre original, l'écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement -- par leur peinture, leur littérature -- n'est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde, qui n'a pas été créé une fois, mais l'est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît -- si différent de l'ancien -- parfaitement clair. 412 

      Proust reprendra le sujet de manière romancée, mais plus précise dans Le Côté de Guermantes. Le narrateur explique qu'il n'admire plus autant Bergotte (dont le modèle, précisément, est Anatole France), parce qu'un «nouvel écrivain original» est apparu, qui lui semble «en progrès sur celui qui l'avait précédé»:

      Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des oeuvres où des rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple : « Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes » (et cela c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais, comme plus tard au régiment dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j'admirais moins Bergotte dont la limpidité me parut de l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. 413 

      On se prend à déplorer que la critique ne fut pas toujours aussi perceptive et sensible que Proust. Sa dernière phrase soulève le problème de la réception des avant-gardes, à une époque dont nous avons aujourd'hui presque la nostalgie et où ce mot avait un sens, où l'art pouvait encore être révolutionnaire 414  . Mais surtout le problème vient évidemment de notre horizon d'attente générique. La puissance de la littérature réaliste du XIXe siècle, l'ancrage de celle-ci dans la société et les moeurs ont créé une attente. Dire de La Pharmacienne, comme le fait Robert de Beauplan en 1944, que cette oeuvre « une peinture délicieusement ironique des moeurs bourgeoises, dans une sous-préfecture » 415  , c'est passer à côté de ce qui permettrait d'intégrer cette petite oeuvre et ce qu'elle a de délicieux dans l'édifice giralducien. Giraudoux n'a pas eu l'intention de se faire le chroniqueur des moeurs de la petite bourgeoisie provinciale. Pas plus que Proust ne s'est donné pour tâche d'être le généalogiste des Guermantes ou l'échotier du salon Verdurin. C'est une erreur de perspective, issue d'une conception du roman qui nous vient tout droit du XIXe siècle. Ce choix de désigner chez Giraudoux ses petites études provinciales par l'expression « études de moeurs », se retrouve jusque dans les travaux récents de spécialistes très avertis.

      On est surpris de lire que Jacques Body, dans l'introduction générale à l'édition de la Pléiade, voit en ces Provinciales des «études de moeurs» (p. xxx), et que Colette Weil, éditrice des Provinciales dans la même édition y voit «l'annonce, après Balzac, des "scènes de la vie provinciale"» (p. 1248) -- nous sommes si loin du monde balzacien! -- alors que ces deux érudits savent parfaitement tous les deux que la visée des Provinciales n'est pas l'étude des moeurs, mais la création d'une province de rêve, idyllique -- d'une «province de nulle part», écrit Colette Weil elle-même (I, p.1253), qui d'ailleurs décrit le projet giralducien comme «une suite de sujets mineurs traités sur le mode mineur de la prose bucolique» (I, p. 1248). Ce disant Colette Weil sous-entend une classification des genres et une différentiation entre genres mineurs et genres majeurs qui relève du préjugé et fait fi de l'histoire littéraire de la période; pourtant dans son hésitation générique, elle s'approche aussi près que possible de la caractérisation des Provinciales comme idylles au sens des poètes alexandrins ou du XVIIIe siècle sans pourtant apercevoir cette proximité. Qualifiant de mineurs autant les thèmes que le mode, elle montre qu'elle est, comme presque toute la critique, prisonnière d'une vision des genres littéraires héritée du XIXe siècle.

      De même les Premiers écrits, dans la même édition, sont divisés en scènes « de la vie provinciale », « de la vie citadine », « de la vie estudiantine », « de la vie militaire », alors que ce qui caractérise ces écrits, ce ne sont certes pas la province, la ville, le monde estudiantin ou militaire, et leur vie, ni même le fait que ce sont des « scènes », mais plutôt des thèmes et leurs variations, au sens musical du terme, sur lesquels s'exerce le regard aigu et fervent d'un jeune écrivain, encore adolescent, dont l'imagination recrée ce qu'il voit. Giraudoux n'est pas Balzac 416  . Giraudoux ne rend pas compte, n'explique pas, n'inventorie pas, ne dénonce pas; il invente, il se promène, il flâne et suit les méandres 417  de sa pensée au gré de sa fantaisie, au gré d'un otium qui caractérise toutes ses oeuvres. Notre préjugé réaliste dix-neuvièmiste, renforcé par l'emprise morale de la littérature dite engagée, au lendemain de la dernière guerre et sous la IVe République, est si fort que nous ne voyons pas que l'essentiel chez Giraudoux n'est pas d'abord une tentative mimétique ou diégétique, mais avant tout une recherche « strictement » littéraire qui consiste à « nourrir de vocables choisis une pensée qui se découvre dans l'équilibre de ses mots, accédant parfois même, par leur incantation, à une manière de musique » 418  .

      La prose giralducienne relève d'un autre contrat de lecture que celui du roman classique. Jean-Yves Tadié l'a bien vu, et c'est ce qui l'a déterminé à faire de Giraudoux l'initiateur ou du moins l'un des premiers représentants au XXe siècle d'un genre qu'il a appelé Le récit poétique. Le roman giralducien, qui porte souvent l'étiquette de roman pour des raisons commerciales d'éditeur, a reçu la désignation générique de récit poétique, par Michel Raimond 419  d'abord, et d'une manière plus systématique par Jean-Yves Tadié 420  . Cette désignation fait du « roman » giralducien, comme de beaucoup de soi-disant romans de cette époque, un héritage du Symbolisme -- Giraudoux l'a d'ailleurs reconnu 421  -- ce qui redouble, par cette autre voie aussi, son héritage du premier romantisme allemand.

      Cependant mettre dans cette même catégorie de roman poétique Le Paysan de Paris d'Aragon, Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, Le Jardin sur l'Oronte de Barrès, Nadja de Breton, La Beauté sur la terre de Ramuz, telles pièces de Cocteau, d'Arnoux, de Delteil, Giono ou Supervielle, ou de tous ces minores aujourd'hui oubliés que signalait Edmond Jaloux dans Les Saisons littéraires, avait pour but, aussi bien chez Raimond que Tadié, de souligner comment une nouvelle génération, au début du siècle, tente de s'affirmer en se distinguant du symbolisme sans retourner au réalisme ou au naturalisme, et essaye de trouver des voies neuves, par le merveilleux, par le fantastique, par le rêve, l'imagination, le souvenir, mais tous à la recherche d'une émotion poétique. Mais savoir que Giraudoux a écrit des récits poétiques ne nous renseigne guère sur ce qu'a pu être son monde poétique et surtout n'explique en rien son romanesque particulier. Le « récit poétique » ne nous prépare aucune ouverture herméneutique dans l'oeuvre 422  . L'idylle au contraire, permet de préciser la spécificité de l'éthos giralducien, d'où jaillit l'une des deux sources de l'oeuvre giralducienne, la désir d'Éden, l'autre étant l'émotion poétique, sources de ce romanesque.

      Mais peut-être tout cela -- cette naïveté qui fait de vous l'égal des dieux -- tient-il au simple fait d'être passé par l'École normale supérieure! En page une du Figaro, le 19 décembre 1934, sous la rubrique « Les forces morales du pays », Giraudoux publie ce texte célèbre, qui fait partie de toutes les anthologies, L'esprit normalien 423   :

«La spécialité du Normalien n'est pas la communauté. Elle est plutôt cette adaptation sans heurts et assez étonnante d'une vie inventée à la plus saugrenue des vies réelles, par des transactions naturelles, qui, au lieu de le déconsidérer, le rehaussent.»

«Sa vocation, c'est sa naïveté 424  . Il est seulement de race spirituelle. Sa caractéristique est justement qu'il ne voit pas la réalité, non point qu'il ne la comprenne pas, mais parce qu'il ne la soupçonne pas : donc qu'il y est perpétuellement à l'aise. Il ne connaît pas les crises de conscience, car il est de nature en règle avec elle. Ses récréations politiques, qu'il les prenne à sa gauche ou à sa droite, comportent le même degré d'euphorie, de théorie et de facilité.»

Quant à l'École, «c'est un assemblage d'êtres qui éprouvent le besoin de se réunir pour vivre une vie particulièrement et passionnément individuelle. C'est la règle monacale comme support d'existences anarchistes.»

      En republiant ce texte, en cette année sombre de 1941, dans Littérature, volume que Giraudoux a arrangé comme son testament littéraire, l'écrivain indique que la naïveté avait été depuis toujours sa méthode et son sauf-conduit dans cette vie; qu'il en fasse l'équipage et le bagage du normalien montre qu'il était tout à fait conscient de la nature et des méthodes de son art.


Chapitre IV : L'écriture du bonheur

      «La réalité sans l'énergie dislocante de la poésie, qu'est-ce?». -- René Char.

      Dans le combat pour l'idyllisation de la vie à tout prix, par l'amitié, par l'amour, par l'humour, par la noblesse, par la tendresse, par l'innocence, par la naïveté reconquises, combat qui est l'engagement 425  littéraire giralducien, la poétisation de la prose est le fer de lance. La morne prose du monde n'est supportable, n'est vivable qu'injectée de positivités, de vues heureuses, de douces exhortations, qu'irradiée d'imagination, de points de vue transfigurants, que ponctuée, au sens grammatical, rythmée par la musique d'un style et d'une langue, par le travail d'une transfiguration, d'une sublimation, élevée à la puissance, à la grandeur, à la hauteur, à la profondeur par la poétisation, c'est-à-dire une activité interprétante de l'esprit qui, avec le seul outil dont elle dispose, les mots, la façonne, l'organise selon un point de vue qui non seulement recherche l'agrément du beau, mais renverse le signe de sa petitesse, de sa faiblesse, de sa médiocrité et de son insignifiance, en ne la mutilant pas, en lui restituant comme d'infiniment de prix ce que les propos uniquement utilitaires lui ôtent, et respecte et rehausse et mette en lumière la sublimité de son mystère entier. La prose du monde est-elle si morne? C'est en effet dans le réel, dans le mystère respecté du réel, dont Giraudoux admet sans réserves l'impérieuse prérogative, dans la drôlerie de l'humble réalité pragmatique, avec ses habitudes simples, ses rythmes familiers que se cachent -- et se révèlent -- les secrets du monde, nous suggère toujours Giraudoux; c'est en eux seuls que peut s'incarner toute beauté, d'eux seuls que peut émaner toute poésie, à condition de ne pas perdre de vue un instant que la Terre et ses turbulents habitants ne sont qu'un point dans un Cosmos immense et admirable. C'est là ce qu'on pourrait appeler l'anti-humanisme de Giraudoux : le centre n'est point l'homme, mais dans le Cosmos l'homme a un rôle éminent à jouer, c'est sa dignité et sa grandeur que de le jouer. Il y a là une sorte de détournement d'un thème pascalien, nous y reviendrons. Contemplés du point de vue de l'harmonie cosmique, la prose du monde, les modestes agissements de ses habitants deviennent ainsi objets de poésie et d'attendrissement. Il faut donc refuser tout dépassement illusoire et assumer complètement la condition humaine. «La tentation du romantisme existentiel doit donc être rejetée, au nom du romantisme même, comme celle de la religiosité doit l'être aussi, au nom du divin : c'est en assumant complètement sa finitude que l'être humain atteint l'infini pour lequel il est fait. 426  » Or ce travail de sublimation, seul la langue, dans le champ humain, peut l'accomplir, puisque les mots sont indispensables pour le penser et l'exprimer, mais surtout parce que de notre habileté, de notre adresse à utiliser les mots dépend notre indépendance symbolique, notre capacité à signifier, notre puissance expressive, et en fin de compte notre aptitude à élaborer, à construire notre bonheur.

      On sait avec quelle intensité la critique française s'est intéressée à Mallarmé, au plus fort des lendemains du virage linguistique des années 60. Cette passion reconnaissait l'une de ses sources dans un livre de Blanchot, Faux pas, paru en 1943 et en particulier dans un article intitulé «Mallarmé et l'art du roman 427  » où sous ce titre énigmatique l'auteur tentait d'expliquer et de sonder les conséquences pour la pratique littéraire d'une phrase fameuse de Mallarmé dans sa lettre à Verlaine du 16 novembre 1885, où, évoquant son «despotique bouquin», son «Grand Oeuvre», ou «Livre», il en définissait la raison d'être : «l'explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète, et le jeu littéraire par excellence. 428  » Blanchot écrit : «le langage est ce qui fonde la réalité humaine et l'univers», «Mallarmé, plus profondément qu'aucun autre, a conçu le langage non pas comme un système d'expression..., mais comme une puissance de transformation et de création, faite pour créer des énigmes plutôt que pour les éclaircir», «l'erreur est de croire que le langage soit un instrument dont l'homme dispose pour agir ou pour se manifester dans le monde; le langage, en réalité, dispose de l'homme en ce qu'il lui garantit l'existence et son existence dans le monde 429  ». Blanchot dit aussi : «Il est curieux qu'aucun romancier n'ait découvert dans les remarques de Mallarmé une définition de l'art du roman...», «l'écrivain qui par une mission inquiétante se voit obligé de construire les rigueurs de la fiction avec les facilités de la prose, n'est pas moins directement interpellé que le poète. 430  » Et il commente l'attitude du romancier non interpellé en ces termes : «Il semble que, pour ce créateur, la prose doive seulement transmettre quelque notion déterminée; après quoi elle s'évanouit, ayant expiré dans l'esprit du lecteur où l'idée qu'elle apporte la remplace tout entière. 431  »

      Si une oeuvre romanesque témoigne de cette «mission inquiétante» au XXe siècle, c'est bien celle de Giraudoux. C'est en poète qu'il s'est senti tenu d'aborder la prose, comme la seule solution possible à un problème. Et tant qu'on ne l'aborde pas comme d'abord et avant tout poétique, elle demeure impénétrable, absconse, et passe pour bizarre ou frivole. En son temps les plus impatientés des critiques trouvèrent ce monde enchanté «puéril» 432  , tarabiscoté 433  , et utilisèrent des mots comme affectation, gongorisme, amphigouri, galimatias, excentricité, sans compter la trop fameuse «préciosité»  434  . Cependant Giraudoux a sans doute été moins pénétré de cette gloire solennelle que Mallarmé et Blanchot attribuent au poète, et l'explication orphique de la Terre semble avoir été plutôt secondaire pour lui; sa mission, nous allons le voir, a été différente et relativement constante : en empruntant, et donc en montrant le chemin de l'idylle partout dans son oeuvre, c'est-à-dire en prenant, dans un monde qu'il sait cruel, dont il a à chaque minute à négocier les menaces, en prenant le parti du coeur, de l'innocence, de la tendresse, de la gaieté, de l'amour fraternel, de l'humour, de l'amitié, du jeu, sans jamais mépriser la raison, Giraudoux a suggéré le courage de vivre poétiquement; en revanche, le «jeu littéraire» et son risque, la compromission, comme dit Blanchot, du langage historique du roman en langage d'exploration poétique a bien été son affaire. Comme on l'a dit, il se sert des mots comme de balançoires, pour s'élever le plus haut possible, et de la dernière métaphore sauter dans l'arbre voisin, où une image soudain l'accapare, et redémarre justement le fil des métaphores...

      La poétisation de la prose est un travail de poète. Un romancier n'est habituellement qu'occasionnellement poète. Le poète, pour qui les mots sont des choses, est différent et plus qu'un romancier, Blanchot l'avait bien vu. Presque toute la critique a qualifié Giraudoux de poète. Mais jusqu'à présent ce qualificatif a été plutôt utilisé pour servir d'excuse générale aux « bizarreries » romanesques giralduciennes, à ses « extravagances » stylistiques, et d'explication bouche-trou à l'étrangeté apparente de son projet. L'oeuvre de Giraudoux n'a jamais été traitée ni dans son ensemble, ni dans sa partie romanesque, en France du moins 435  , comme une oeuvre essentiellement poétique 436  . Le lecteur français aime que la prose soit prosaïque. Une prose trop poétique le fatigue. La critique, elle, en plus de partager ce goût, est prise dans le carcan du modèle romanesque imposé par le XIXe siècle, cela se remarque tout au long de la réception critique de l'oeuvre giralducienne dans les années 20 et 30; et la réception de Giraudoux des années 40 à nos jours montre que les chercheurs comme le lectorat subissent pour l'écrasante majorité un autre joug plus contraignant encore : la conception sartrienne de la littérature, dont l'influence a été incroyablement puissante jusqu'à nos jours. Cette vision de la littérature, qui est asservie à une vision du monde particulièrement sombre, a eu pour effet de discréditer et d'éliminer du champ d'expérimentation des formes offertes au littérateur toutes celles où le jeu verbal ne se chargeait pas expressément d'une responsabilité sociale ou d'une critique sociale. Cette élimination correspondait à l'esprit de l'époque. La réaction des Hussards en 1950 ne réussit pas à en effacer la marque. Ce n'est pas le lieu ici d'en discuter, mais on peut parler d'un impérialisme de l'engagement sartrien. Quoi qu'il en soit, aussi étrange qu'il y paraisse, nous ne possédons pas, en français, une véritable étude stylistique de l'oeuvre de Giraudoux, pourtant reconnu l'un des artistes les plus accomplis de la langue française. Il y a peut-être, comme nous allons le voir, une explication à cela. La langue et le style de Giraudoux ne relèvent pas purement de la stylistique.

      Il sera question dans ce chapitre de l'idylle giralducienne, en tant que forme du romanesque giralducien, de ses tenants et aboutissants. Il s'agira de montrer comment Giraudoux, à partir d'un credo esthético-philosophique que nous allons préciser, en arrive à privilégier la prose poétique, et plus précisément le roman-poème, et, afin d'y parvenir et d'être en mesure d'exprimer sa vision, ce sublime particulier qu'il a appelé lui-même «sublime provincial» dont c'est la vertu que de générer l'idylle. Nous y trouverons, sous leurs variantes proprement giralduciennes, bien des caractéristiques classiques du genre de l'idylle, de Théocrite à Chénier, temporelles et spatiales, thématiques et poétiques. Mais il faut noter dès l'abord que l'entreprise ne saurait être une étude uniquement stylistique. Ceci pour une raison qui est au fondement même du projet giralducien. Chez Giraudoux, en effet, l'écriture est ajustée à un «but moral» : le bonheur, que, sous diverses formes, elle chante, prépare, amène, justifie, donne en exemple, et il s'agit de circonvenir la laideur, conjurer le mal, afin de transfigurer le monde. Si le bonheur d'écrire -- la naïveté épique -- n'était pas aussi partie prenante de la production de l'idylle, nous pourrions presque nous demander si le genre auquel ressortissent les romans de Giraudoux n'est pas le roman à thèse! Sans aller aussi loin, constatons que dans les années 10 et 20, tous les personnages, tous des jeunes gens sauf la figure paternelle de Fontranges -- mais Fontranges est aussi vierge qu'eux --, sont des Kid qui auraient pris quelques années en conservant toute leur fraîcheur, et le Kid des Aventures de Jérôme Bardini, qui leur est postérieur chronologiquement, en est d'ailleurs la radicalisation totale; mais dans les années 30, il n'y a pas jusqu'à des adultes (Maléna, Edmée), jusqu'à la géographie et la Terre elle-même qui ne soient soumis à ce traitement général d'innocentement, de virginisation. «Dès son enfance [Gilbertain] avait traité sa planète en planète enfant...[...] avec un Massif Central adolescent et les rives d'une Loire pucelle» écrit Giraudoux en 1932 437  (II, p. 146). Et dans la fameuse définition du bonheur que Giraudoux donne en tête du chapitre II de Combat avec l'ange, les objets eux-mêmes, «encriers à bascule», «porte-parapluies» (II, p.302-303), et jusqu'aux «cendriers» dans une version primitive (II, p. 1226) reçoivent «cette minute d'euphorie», «cette minute de printemps» qu'est le bonheur (II, p. 303).

      Par conséquent l'écriture giralducienne relève plutôt d'une rhétorique, car elle nous force constamment à en considérer l'enjeu, à nous intéresser aux moyens en relation avec leur fin 438  . Indiquons immédiatement que la rhétorique dont il est question ici est autant la rhétorique scolaire qui a été la base de l'éducation de l'antiquité jusqu'à la fin du XIXe siècle, dont Giraudoux a tiré de multiples leçons au fil de ses études, que la mise en application littéraire de l'épistémè ou gnoséologie giralducienne, c'est-à-dire de l'application de sa vision et de sa compréhension du monde à l'écriture, avec ses stratégies, ses choix, ses tics. Il ne s'agit pas de suggérer que Giraudoux, malgré une éducation et des maîtres réellement formés à la rhétorique, a suivi des règles pour composer son oeuvre. Il connaissait en revanche parfaitement certaines figures. Il les a pratiquées brillamment, et les a si bien assimilées et mémorisées que son oeuvre en est constellée : dénombrements, parallèles, etc., mais il n'y a pratiquement pas un de ses travaux de lycéen qui ne contienne des remarques de ses professeurs sur les libertés qu'il prend avec les règles et le trop de jeu qu'il laisse à son imagination! 439  Dans cet extraordinaire article sur Claudel 440  médecin de la poésie, qui contient aussi des déclarations importantes sur la littérature, et qu'il publia en 1919 sous le titre Lettre au capitaine Drabath Magore, Rajah de Cadnah, dont le titre déjà, en lui-même, est pure fantaisie, il est on en peut plus clair sur le genre de rhétorique qu'il préconise et n'a pas de mots assez durs pour celle de ses professeurs 441  :

      Au lieu d'obliger les élèves à loger dans chacune de leurs phrases un concetto, comme dans Racine, dans chaque paragraphe une hyperbole, comme dans Madame de Sévigné, et de terminer chaque devoir par ces paraphes du coeur dont s'orne le moindre écrivain du XVIIe siècle, les professeurs punirent chaque élève qui concevait sa vie et sa dissertation comme un poème. 442 

      Suzanne finit d'ailleurs sa lettre à Simon «par un concetto, comme on nous l'ordonnait à la pension» (I, p. 584). Il ne faut donc pas chercher chez Giraudoux une rhétorique scolaire, celle des Jésuites par exemple, qui forme pourtant le fonds, sauf dans le cas de Racine, de la pratique littéraire des écrivains français classiques qui l'ont nourri, Corneille en tête, qu'il admirait 443  . Il a dit lui-même, en 1931:

Le fait que je n'essaie pas de créer des oeuvres particulières comporte finalement, je crois, moins d'artificiel que si je m'astreignais à ce qu'on nomme la composition : notre pauvre prose a été abîmée par ce soin de la composition; un Marivaux, un Rousseau, un Diderot n'y pensaient point. Le passage par osmose de l'écrivain dans le personnage est ainsi bien plus direct. Doit-on créer un squelette d'homme au lieu de faire un enfant? 444 

      Ce dédain de la composition, privilège évident du maître de la langue et du surdoué du style, est celui d'un écrivain qui avait passé sa jeunesse à faire ses gammes et connaissait son harmonie par coeur, qui avait acquis le droit de les trahir, de les dépasser et même de les mépriser. On voit en tous cas à quelle distance Giraudoux se trouve de romanciers contemporains qui s'attelèrent à de lourdes besognes comme Roger Martin du Gard, le laborieux Romain Rolland, ou Jules Romains, qui édifiaient leurs romans-fleuves selon un plan architectural. Mallarmé, certes, dans sa lettre à Verlaine, parlait lui aussi d'architecture à propos de son Livre : «un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses... 445  » Giraudoux, tout au contraire, se confie entièrement au hasard de la phrase et du mot et en fait même un article de foi. En artisan sûr de ses moyens, il peut se servir des mots «comme de balançoires, il s'élance avec eux le plus haut possible et ne paraît occupé de savoir ni où il va ni d'où il vient 446  ». Une telle attitude pourrait effectivement ressortir à la rhétorique de l'idylle. Mais est-ce bien le cas? La rhétorique giralducienne est plus responsable et consciente de ses moyens qu'on le croit. Il ne faut pas confondre adresse ou maîtrise et facilité.

      La rhétorique antique dont hérite Giraudoux se résume au fond à trois questions : les raisons qu'on a de parler, les façons de le faire et les outils langagiers qu'on a à sa disposition. Du point de vue de la tradition rhétorique, l'attitude du sourcier, du chercheur, s'apparente au genre délibératif, qu'il faut distinguer du judiciaire et de l'épidictique. Tandis que le judiciaire a à décider entre le juste et l'injuste, que l'épidictique doit faire apparaître le bien, c'est-à-dire le beau pour les Anciens, ou à l'inverse le mal, c'est-à-dire le laid, donc à chanter des louanges ou à blâmer, le délibératif s'occupe de décider entre l'opportun et de l'inopportun. Le bonheur est le but de la délibération, et l'opportun est ce qu'il convient de faire, comment il convient de se comporter pour l'obtenir, pour le conserver. Ce qui est opportun ou ne l'est pas, c'est tout ce qui en rapproche ou en éloigne. Voici dessiné l'éthos (en tant qu'art), c'est-à-dire la posture morale, la disposition morale remarquable. Cet ethos est important car c'est lui qui agit sur l'esprit du lecteur. Le présentateur des arguments doit lui-même être un exemple. À tout cela correspondent des choix stylistiques 447  . Le lyrisme giralducien relève plus d'une épidictique qui en est comme l'épiderme, mais la rhétorique profonde de l'oeuvre est délibérative.

      Gabriel du Genet, l'auteur de la phrase que nous venons de citer  448  pense -- il écrit cela en 1945 -- qu'il y a un cas Giraudoux et il se demande comment il est possible que cet auteur, «l'un des êtres les plus intelligents, les plus lucides, les plus clairvoyants du siècle» ait pu construire «le monde le plus conventionnel, le plus faux, et ceci par goût du bonheur, c'est-à-dire par négligence et par oubli des véritables problèmes de notre temps.» Et il ajoute : «Il a suivi la pente du langage, et lui, qui aurait pu devenir l'un de nos grands penseurs, l'un des écrivains les plus douloureux, les plus blessés par le mal incurable d'être un homme, il s'est abandonné à la grâce, c'est-à-dire à la facilité. 449  » Étrange opinion, qui consiste à voir le conventionnel là où règne l'originalité, et assimiler un monde poétique à un monde faux! Croyait-il donc que Giraudoux dépeignait une réalité sociale observable? Fascinante puissance du roman réaliste hérité du XIXe siècle, qui fait dépendre d'une forme la réalité qu'elle représente! C'était de plus voir une fuite là où il y avait une protestation; toute la thématique giralducienne et le choix formel de l'idylle montrent au contraire qu'il fut bien l'écrivain le plus blessé 450  par le mal incurable d'être un homme, et ce sans rémission d'un bout à l'autre de sa vie. Il n'est pas rare après la guerre et jusque dans les années 60 que le monde de Giraudoux paraisse insolent ou insipide 451  , mais c'était véritablement ignorer le fondement de la rhétorique giralducienne. Comme il le confiera à Frédéric Lefèvre en 1926 : «l'idée dominante d'un auteur au moment où il écrit un livre, doit être une idée morale qui donnera le timbre général à l'intérieur de cette sonorité. 452  »

      Dans une conférence faite au printemps 1930 à l'Université des Annales, souvent citée, où Giraudoux avait sévèrement fustigé le peu d'indépendance et l'embourgeoisement des romantiques français autour de 1830, il disait:

Ce que les lecteurs demandent en 1930 aux écrivains, c'est peut-être justement le contraire de ce qu'ils leur demandaient en 1830... Ils leur demandent deux choses : une sensibilité et un vocabulaire. Ils n'exigent plus de l'écrivain qu'il réussisse, suivant ses recettes, des romans ou des pièces. Ils exigent de lui une nourriture qui leur est indispensable, mais qui est aussi peu précise que le pain ou la viande. Vous n'exigez pas votre kilogramme de veau en forme de petit veau, votre jambon en forme de petit porc. C'est pourtant ce que faisaient jusqu'ici la plupart de nos romanciers qui croyaient indispensable, pour nous présenter l'homme, de nous servir, dans une intrigue composée, de petits personnages en forme d'hommes mais minuscules. Il ne s'agit plus d'exciter par l'intrigue et l'imagination une société repue; mais de recréer, dans toutes ces alvéoles taries que sont nos coeurs, la sève d'où s'élaborera l'imagination de demain. 453 

      Giraudoux, qui égratignera souvent la bourgeoisie, ou du moins ses goûts littéraires 454  , veut donc mettre le génie poétique au service de la cause publique, pour ne pas dire politique 455  . C'était déjà le sens d'une «mission» qu'il ne reconnaîtra comme telle qu'à la fin de sa vie. Ce «but moral», Giraudoux l'a souvent explicité dans les entretiens qu'il a accordés, et, après avoir disséminé divers aspects de son art poétique dans L'École des indifférents, il s'est attribué à lui-même le rôle et les capacités de le servir dans cette sorte de manifeste littéraire qu'est La Prière sur la tour Eiffel en sa qualité de sourcier de l'Éden. Cette mission et ce but moral correspondent exactement au programme schillérien de l'idylle sentimentale. Schiller écrit:

Qu'il [le poète moderne] ne nous ramène point en arrière, à notre enfance, pour nous faire acheter, au prix des acquisitions les plus précieuses de l'entendement, un repos qui ne peut durer plus longtemps que le sommeil de nos facultés spirituelles; mais qu'il nous conduise en avant à notre émancipation, afin de nous donner le sentiment de cette harmonie supérieure qui paye le combattant de toutes ses peines et qui assure la félicité du vainqueur! Qu'il se propose pour tâche une idylle qui réalise l'innocence pastorale jusque chez les enfants de la civilisation, et dans toutes les conditions de la vie la plus militante, la plus échauffée, de la pensée la plus élargie par la culture, de l'art le plus raffiné, des conventions sociales les plus délicates : une idylle, en un mot, qui soit faite, non plus pour ramener l'homme en Arcadie, mais pour le conduire à l'Élysée! 456 

      Déclaration qui ne manque pas de cette emphase si typique de Schiller et de cette variante germanique du sublime, dont ont souri son ami Goethe et Giraudoux lui-même, mais observons que le programme dessiné est pratiquement celui du roman idyllique giralducien avant la lettre 457   : l'idylle n'est plus le petit genre fixe mettant en scène, de Théocrite à Florian, de jeunes bergers amoureux et musiciens, mais un genre moral marqué par l'Histoire 458  où, comme dans Les Syracusaines, la vie moderne est acceptée, mais soumise au travail poétique de la langue. Dans la conférence que nous venons de citer, Giraudoux dit aussi que l'écrivain français, en 1930, est reçu partout en Europe «comme un guérisseur», et qu'on «épie son visage aux point sacrés comme celui d'un sourcier» -- cette image du sourcier, qui se doute où se trouve le paradis et cherche à l'atteindre, est très chère à Giraudoux, nous le savons. Giraudoux est de plus en plus conscient et pénétré de l'importance de ce but moral au fur et à mesure qu'il avance, au fur et à mesure qu'il incarne de façon plus marquée le poète sentimental de Schiller (ou le poète romantique de Jean-Paul 459  ), que sa nostalgie s'accuse de traits plus marqués, au fur et à mesure aussi que la situation européenne devient plus menaçante et que le romanesque doit compenser par un effort rhétorique plus précis ou plus ciblé le déficit dans la réalité ambiante. Comme il arrive presque toujours, Giraudoux est plus explicite dans les versions primitives et les fragments rejetés de son oeuvre, car l'oeuvre finale a fait l'objet d'un laminage, d'un polissage maximal, nous l'avons vu. Ainsi ce passage inédit de ce qui aurait été le roman de Bellita dans le projet abandonné de L'Europe sentimentale, que Brett Dawson a intitulé «Le rôle du poète» dans son édition de cette collection de «chapitres en marge» qui forment La France sentimentale :

Au lieu d'écrire tes petits poèmes transparents, aide-nous. Aide tous ceux qui veulent redonner à la France son langage, ses beaux mots composés», écrit le narrateur à un poète, «Redonne à ce langage privé de métaphores, c'est-à-dire dont tous les fils avec la nature étaient coupés, tous ses ruissellements, tous ses éblouissements. (II, p. 1138).

      La rhétorique giralducienne s'appuie à la fois sur la confiance en les moyens propres au langage de donner une cohérence au monde, et sur la certitude que la maîtrise de cet instrument symbolique, dans sa capacité de produire, par la poésie, un langage renouvelé, est du même coup capable de guider les âmes non ou du moins pas exactement vers des régions qu'elles n'atteindraient pas sans elle, ce qui est le propre de la poésie précieuse et baroque du XVIIe siècle, du roman romantique allemand, du Symbolisme français, avec lesquelles Giraudoux a des liens, mais plus précisément vers une zone vierge, une zone de silence, un espace de repos et de jeu, «dans cet intervalle qui sépara la création et le péché originel», où aucune pensée «n'est chargée de culpabilité, de responsabilité, de liberté» (I, p. 852). Le langage, quand il peut être à la fois précis et riche en métaphores, est une conquête sur l'opacité du monde et des choses, dont il tire, par ses combinaisons, une moisson plus riche qu'il n'a investi. C'est pourquoi il est assez banal et peu perspicace d'écrire comme le fait Maurice Blanchot de Littérature en 1943 : «Il y a chez Giraudoux une ferme croyance en la vertu métaphysique des règles et les capacités du langage. On poursuivrait à cet égard un parallèle fructueux entre Paul Valéry et lui. Tous deux s'entendent pour mettre la dignité de la littérature dans la conscience de ses moyens; tous deux voient dans les artifices et les conventions les seules voies par lesquelles un écrivain puisse aborder à quelque chose de vrai et de naturel; tous deux, en somme, considèrent qu'il n'y a pas d'art sans rhétorique et que même la véritable noblesse de l'art est d'être composée de signes, de rythmes, de nombres, d'images, d'effets et de rien d'autre. Mais il faut reconnaître qu'on trouve chez Giraudoux une foi dans l'aptitude du langage à répondre aux choses dont Paul Valéry est singulièrement privé.» Et Blanchot d'ajouter : «Giraudoux exprime volontiers un acte de foi dans la correspondance profonde entre les mots et l'univers. Qu'est-ce que la poésie? Une confiance dans le langage humain, une collaboration avec le mot, une amitié pour la phrase, grâce auxquelles découvrir les régions vierges et ignorées qui attendent son entremise. Optimisme significatif. Il est la marque incontestable de la rhétorique. Il est aussi le signe d'une conscience littéraire singulièrement étrangère aux angoisses, aux délires et aux voeux d'anéantissement de l'âge moderne. 460  » Étrange conclusion de Blanchot qui, après avoir énoncé le fonctionnement d'une rhétorique, ne semble pas voir que l'objet qu'elle vise est justement de remédier à ce qu'il lui reproche d'ignorer. C'est aussi conférer à l'oeuvre de Giraudoux une cohérence téléologique, un volontarisme qu'elle n'a sans doute pas. Et il y a un contresens subtil. La poésie pour Giraudoux doit surtout être tentative de communion des êtres et du monde 461  . Le langage est instrumental. Giraudoux ne le fétichise pas. Il ne paraît s'y confier qu'à quelqu'un qui précisément s'en défie. Giraudoux chérit les mots, ses outils d'artiste, mais ne les divinise pas. Une fois le feu d'artifice terminé, il les pose. C'est exactement ce qu'on peut reprocher aux symbolistes, ces collectionneurs d'antiquaille, de ne pas faire.

      Fautil classer Giraudoux parmi les écrivains de la Terreur, ou bien parmi ceux qui on su rendre le langage transparent en acceptant les lieux communs et la rhétorique? Paulhan a montré que rhétorique et terreur ne cessent de se retourner, de se changer l'une en l'autre 462  . Il n'y a donc pas de réponse simple à cette question, précisément parce que Giraudoux est un écrivain. On peut dire que Giraudoux est un terroriste en cela qu'il réussit à atteindre un langage transparent, édénique; mais ce langage, il l'atteint en mobilisant toutes les ressources de la langue (allusions, figures, y compris les clichés, jamais naïfs chez lui 463  ), ce qui fait de lui un rhétoriqueur, comme écrit Paulhan; mais cette rhétorique est si maîtrisée chez lui que le langage retrouve sa transparence et que nous retombons dans la Terreur, bien que la grâce se fasse si manifeste qu'elle se fait figure et que nous retrouvons la rhétorique; laquelle, étalant ses artifices, devient pure langue de l'âme, donc Terreur, etc. Pour le dire autrement, Giraudoux est entré au jardin de Tarbes en portant un gros bouquet sans que le gardien l'arrête, et il a disposé ses fleurs dans les platesbandes; il a même cueilli un autre bouquet sans que le gardien s'en formalise, et il n'a jamais quitté le jardin 464  .

      Parti, donc, du modèle théocritéen, qui lui est utile au moins jusqu'à la fin des années 20, après quoi le nom du poète alexandrin disparaît de son oeuvre, Giraudoux a conçu une oeuvre originale dont l'auteur est le sourcier de l'Éden, dont l'enjeu est le bonheur et dont le héros général est l'Innocent, le Poète, le Naïf. Le Naïf est, répétons-le, celui qui a un regard neuf, qui voit les choses comme si elles étaient nouvelles, comme si c'était la première fois : pureté, candeur, inexpérience. La naïveté est l'éthos dans lequel le monde est vu avec des yeux neufs, et les choses comme si elles arrivaient pour la première fois. L'oeuvre de Giraudoux regorge de premières fois 465  , d'aubes et de commencements. Ils sont l'un des motifs privilégiés de sa rhétorique. L'enfance, l'adolescence, la pureté, la virginité y tiennent une place qu'elles n'occupent chez aucun romancier de sa génération 466  . La vertu d'enfance y est chantée dans toute l'oeuvre; elle l'est pour elle-même dans The Kid et dans de nombreuses pages. Il choisit d'adapter le roman La nymphe au coeur fidèle de Margaret Kennedy pour la scène (Tessa, 1934), pour «montrer sur une scène des enfants, des petites filles, des jeunes filles... A ces couples blasés que nous fait voir trop souvent le théâtre contemporain, j'ai tenté de substituer la jeunesse... et une fraîcheur, une pureté enviables 467  ». «Des tas de jeunes filles à faire parler, c'était mon affaire», dit-il à Benjamin Crémieux 468  . Et à l'occasion de la centième de la pièce, en 1935, il déclare à un journaliste : «Je vais mettre en scène tous les âges, et d'abord l'enfance, cet âge est sans pitié pour les méchants et les sots» 469  . Une anecdote peu citée, mais significative, publiée par Jean-Pierre Giraudoux dans Souvenir de deux existences, donne la mesure de ce qui l'a toujours fasciné jusqu'à la fin de sa vie. Il s'agit d'une scène observée et transcrite pendant la dernière guerre, datée du 15 janvier 1942, mettant en scène une enfant, Muriel:

Midi. En descendant pour déjeuner, je lis le menu de l'hôtel. Il est ce que j'ai vu de plus triste encore. Potage nature, quenelles semoule, macédoine de légumes, amandes. Heureusement que Muriel est là. Elle rayonne.
Muriel doit avoir neuf ans et est la joie de l'hôtel. On sait pourquoi maintenant la directrice avait un chien, c'est pour Muriel. Pourquoi dames téléphonistes, dames de réception, dames de direction sont enfermées dans un box avec tous les paquets et les fleurs des voyageurs. C'est pour que Muriel habite l'entrepôt, y écoute les téléphones, grimpe sur le guichet, éparpille les billets que donne le client au départ. Et pourquoi il y a une porte tournante. Pour que à chaque minute, Muriel, sans sortir du tambour, aille voir combien de degrés de froid, et si la neige tombe. Sa mère descend l'escalier.
-- Maman, crie Muriel de loin, j'ai faim, j'ai faim.
La mère lui fait signe de se taire. Elle lit une lettre.
-- Le déjeuner est merveilleux. Il y a de la soupe à la nature...
-- Tais-toi, Muriel.
-- Il y a des saucisses de pâtes. On y mettait du poisson autrefois. Je vais les manger.
-- Tais-toi, Muriel.
-- Il y a un plat fait avec tous les légumes du monde. Les navetotinos, les pommes de territas. Je vais les mâcher.
-- Tais-toi, Muriel.
-- Les rutabagotitatagas. Je vais les avaler. Je n'en laisserai pas un.
-- Tu m'empêches de lire, Muriel.
-- Lis vite, lis vite. Et pour finir ce qu'il y avait chez nous avec les pêches, les abricots; on fait des tartes avec, des tartes merveilleuses. Devine.
-- Des amandes. Madame D. dit qu'elles sont si dures qu'il faut appeler M. Giraud pour les casser. On en a six chacun. J'ai faim, j'ai faim, j'ai faim. Viens vite.
La lettre est lue. Muriel entre dans la salle à manger glacée, Muriel rayonnante. 470 

      Le travail de réécriture qu'on sent dans ces quelques lignes montre bien, prouve l'intention -- et l'obsession -- giralduciennes : l'attitude de Muriel est l'attitude positive et naïve que Giraudoux voudrait voir partout, dans toutes les affaires de la vie. Tel est l'innocentement dont il rêve dans les relations humaines. Finies les passions basses, le mensonge, les jalousies, les possessions et les accaparements, les rancoeurs et les impatiences, la violence, le mépris et la colère, la convoitise et l'égoïsme, les attachements morbides et les désirs asservissants -- affaires d'adultes en guerre, en compétition les uns avec les autres --, tout pourrait devenir jeu et bonne humeur si l'humanité pouvait se hausser à ce niveau de détachement et de vertu, ou se ramener à la simplicité désintéressée de l'enfance, si l'humanité pouvait se tenir à ce niveau génial. Giraudoux le dit lui-même dans le même recueil :

Tout vous devient simple, si vous pensez que le génie est le niveau de l'humanité. 471 

      Il le dit au présent, comme réalisé, pratiqué par lui. «L'innocent est au 65», écrit-il plaisamment à Isabelle Montérou, en 1943, pour lui donner le numéro de sa chambre à l'hôtel de Castille. Et Jean-Paul Sartre, dans les quelques lignes qu'il donne à Comoedia en 1944, pour le numéro spécial d'hommages, raconte:

      On disait de quelqu'un, devant Giraudoux : « C'est un faux-frère », et il répondit : « Il faut que nous ayons la force, alors il deviendra un vrai frère. » 472 

      Cette attitude semble avoir été caractéristique de l'homme Giraudoux. Dans l'ancienne rhétorique, carakthroz c'est le style. Démétrius parle du style élégant, fait de charme et de légèreté gracieuse, comme du glafuron carakthroz.  473  . C'est le caractère au sens de Théophraste, c'est l'éthos, la vertu qui consacre la crédibilité de l'orateur dans la rhétorique aristotélicienne.

      Dans The Kid, troisième partie des Aventures de Jérôme Bardini, qui est une idylle avec un enfant, on a peut-être ce qui approche le plus d'une vision pastorale giralducienne, de cet Élysée schillérien qui est le but de l'idylle; cela se trouve dans ces pages du chapitre II où, dans une abondance de références religieuses, Giraudoux décrit ce que pourrait être une humanité «où les rapports entre les êtres n'auraient jamais été que des flexions, des consentements, des transparences, et où le silence aurait été un bien et un plaisir commun. Où l'accouplement aurait été inconscient, ou inconnu, ou inutile 474  » (II, p. 107). Cette condamnation implicite de la sexualité, à elle seule, en est l'indice probant. Dans le roman pastoral, l'amour est roi mais la sexualité est bannie. Qu'on songe à l'Astrée. Émouvantes sont ces pages où le narrateur expose le sentiment de Bardini vis-à-vis du Kid : «l'admiration», et décrit le «cercle magique» fait de silences, de naturel et de confiance où il vit avec lui. Le Kid annonce d'ailleurs Edmée. La légèreté, si chère à Edmée, la divinité de la vie peut être reconquise en ne s'appesantissant sur rien:

L'enfant ne jouait pas. Il s'occupait seulement à ces opérations simples et bénies qui ne signifient rien en soi, mais que devaient chérir saint François ou sainte Thérèse avant leur sainteté, balayant, allumant le feu avec la dignité de ceux qui sont chargés par les peuples de l'entretenir, redonnant à la fois au feu sa divinité et sa fragilité, lisant des livres d'enfant ou de classe sans jamais les commenter et gardant leur secret comme un secret confié à l'enfance...(II, p. 107-108)

      De même, au chapitre III de Bella -- chapitre de la rencontre de Philippe et Bella --, lorsque Philippe Dubardeau arrive déguisé «en mannequin de Doucet» pour «expliquer Platon et Théocrite» aux vieilles demoiselles Rebendart, Giraudoux écrit : «Toutes ces fables, ces héros et héroïnes, ces écrivains qui se prêtaient complaisamment à moi quand j'étais seul avec elles pour un jeu anodin, se dérobèrent devant Bella. À sa vue, je sentais toutes les fictions que d'habitude je lâchais sans danger dans cette salle, reprendre leur venin, leur vertu», «les bergers de Théocrite amorcés par mes vieilles amies fuyaient de toutes leurs sandales vers l'antiquité à la vue de ce beau visage moderne comme à la vue de la Méduse.» (I, p. 913-914) La présence de Bella, la beauté de Bella rappellent Philippe à son rôle de mâle, à son rôle sexuel, et le forcent à quitter le monde joueur et innocent des bergers de Théocrite, le monde irresponsable de la pastorale :

Tout ce vocabulaire préparé sur mes lèvres pour la soirée de Théocrite , le cytise, le romarin, les peupliers légers, s'évanouissait à la vue de ces géraniums, de ces bégonias et je redescendais dans un domaine lourd. (I, p. 914)

      Ne pas commenter, ne pas juger, ne pas ajouter, enfler et ainsi freiner le flux de la vie; ne pas doubler le réel d'un autre réel fait de conscience et de commentaire du réel, et forcément en retard sur lui 475  . Flirter, flâner parmi les choses, les paysages et les êtres, et ne pas laisser le temps serrer son étau autour de la fragile expérience de vivre, «cette innocence de la vie profonde, cette mobilité du moi qui se perd dans une intimité obscure, toute cette réalité pure dont aucune image ne peut représenter l'élan, et qui est l'essence de la durée pour Bergson 476  ». Il semble fréquemment chez Giraudoux que le réel ne pèse pas, n'existe qu'à peine, qu'il est seulement flux, durée, promenade.

      Edmée, cette femme lettrée, qui lit Nietzsche dans le texte, qui a écrit un diplôme sur la répétition chez Gide -- sujet en lui-même symptomatique : Giraudoux n'a-t-il pas encodé dans ce choix de diplôme ce qu'il cherche justement à stigmatiser? --, Edmée qui est «la musique même» (II, p.497) met son mari polytechnicien et lettré en fureur, car elle déteste tout débat littéraire, va jouer au ping-pong lors des réceptions littéraires 477  , refuse de discuter la musique qu'elle joue divinement et aime les hommes «inexacts, oisifs, changeants», légers, sur lesquels ne pèsent ni obligation, ni culture. C'est sans doute dans Choix des élues que Giraudoux a le mieux réussi à faire le portrait de l'innocent(e) giralducien(ne), en raison de la présence en contraste du mari, Jacques, que Giraudoux campe parfaitement comme le sujet culturel parfait, cultivé, impeccable, parfait dans son rôle social, dans son travail, mais dénué de tout sens poétique ou cosmique. Ces pages du chapitre II de Choix des élues sont si denses que le lecteur se surprend à se demander si Giraudoux n'est pas en train -- autre trait pastoral -- de rejeter toute la culture occidentale comme un encombrant fardeau. Dans Intermezzo déjà, il avait glissé dans la bouche du contrôleur une allusion à Rousseau, qui lui souriait 478  ! Dans le combat de la culture et de la nature, Giraudoux est toujours du côté de la nature 479  . Choix des élues est le dernier roman de Giraudoux publié de son vivant, en 1939. Comme on sait, Suzanne, au milieu de son Pacifique, collectionne -- à distance, il est vrai -- les références culturelles, pour en faire d'ailleurs, entre autres, des emblèmes, des noms de lieux. Mais sous ce prétexte, il y a peut-être déjà une tentative de se libérer métaphoriquement d'un poids. La critique s'est interrogée sur le cas Edmée. Le cas n'est pas si étrange : il s'agit une fois de plus chez Giraudoux d'un être, une femme qui, chargée par la plume de Giraudoux de mettre en traits humains et en choix humains les obsessions et désirs de l'écrivain, cherche le silence et le repos de l'esprit et ne veut pas de ce double du réel qu'est la culture. « Edmée, c'est moi », aurait pu dire Giraudoux! L'âme d'Edmée, avide de paix, ne souffre que le léger. Elle se détourne de tout ce qui s'appesantit, cultive pour cultiver, de tout l'artificiel qui alourdit la présence au monde, lui ôte l'innocence, la pureté du donné simple, lui gâte la joie du tel quel naturel qui vient puis passe, avec lequel, sans l'intermédiaire de la culture, il n'y a qu'à jouer. Ne dit-il pas dans une préface, justement, à Suzanne et le Pacifique que «l'expérience en tout est un horrible papier de verre» et que celui qui lit trop, lotit son âme 480  . Ce n'est pas pour rien que Giraudoux toujours partout privilégie les premières fois, les aubes et les aurores : elles indiquent le désir et le lieu d'une expérience qui serait pure béatitude au creux même du monde, où son intervention serait la première intervention humaine, dans l'espoir peut-être de surprendre quelque chose du mystère de la création, non pas cependant une origine mythique mais l'originaire perpétuellement surgissant, purement, dans la pointe du commencement, pure durée où le temps est aboli. «Le commencement est un dieu», dit Platon dans Les Lois 481  . Giraudoux donne un autre aperçu, le dernier, de sa prédilection pour cette divinité du commencement, du vierge, dans Privas, Juillet, écrit en pleine guerre, et recueilli dans Or dans la nuit. Rien ne ressemble plus à une crise religieuse sous-jacente, mais la critique aime ses habitudes et préfère voir une fois pour toutes en Giraudoux un «eudémoniste païen», ou, suite au mot de Claudel à propos de Judith, un Voltaire du XXe siècle. Ce n'est pas aussi simple. La dimension religieuse a bien plus d'importance chez Giraudoux qu'on ne le croit habituellement 482  . On est étonné de la fréquence du mot dieu dans l'oeuvre 483  . Sa réflexion sur le bonheur a commencé très tôt. L'un de ses travaux, en classe de Philosophie au lycée de Châteauroux (1899-1900), avait pour tâche de «montrer les rapports de la morale stoïcienne et de la morale épicurienne 484  ». Après avoir expliqué brillamment les deux écoles et leurs positions respectives, au moment d'aborder sa conclusion, Giraudoux renvoie les deux écoles dos à dos en invoquant nul autre que Pascal. Le professeur, aussi saisi d'étonnement que nous, demande dans la marge : «Adoptez-vous cette conclusion pour votre propre compte?» Peut-être tout écrivain français est-il hanté par Pascal. Giraudoux est bien plus du côté d'Épictète que de Montaigne, mais il n'est pas moins proche du Descartes de Pascal; sa façon de voir la dignité de l'homme dans sa finitude au sein de l'immense univers n'est pas sans lien avec la fameuse image du roseau pensant. Elle paraît bien être sa réponse à la question pascalienne : grandeur et misère de l'homme. Cherche-t-il un équivalent laïc à la solution christologique pascalienne? Sa morale semble étrangère à la configuration des trois ordres pascaliens. Mais Dieu fait surface fréquemment dans l'oeuvre, en particulier dans la remarquable préface de 1932 à Suzanne et le Pacifique, que Giraudoux republia dans Littérature, sous le titre Dieu et la littérature. Mais Giraudoux et Dieu pourrait faire l'objet d'une autre thèse.

      Choix des élues nous a valu, en mars 1940, un article brillant, mais antipathique d'un Jean-Paul Sartre qui cherche alors à asseoir son pouvoir spirituel en renversant l'idole de sa jeunesse 485  ; cet article paru dans la NRF, avec lequel tous les giralduciens ont dû se colleter tour à tour, intitulé «M. Giraudoux et la philosophie d'Aristote. À propos de Choix des élues», a fixé l'image de Giraudoux pour les dictionnaires et est devenu, hélas!, la «vulgate critique», comme dit Jules Brody, des générations du demi-siècle qui a suivi 486  . Il est intéressant de l'évoquer ici à cause de l'enjeu dont il y est question : la pensée sur le fond de laquelle se construit la prose giralducienne et la rhétorique qui préside à sa mise en oeuvre littéraire. Sartre offre plusieurs aperçus pénétrants, par exemple sur la «gaminerie» de Giraudoux, «Il en use avec art, dit-il, la revue générale avec exception poétique ou gentille ou comique...», c'est si vrai; il a bien vu que l'épisode du jardin public avec Claudie est «hors du temps». Il a parfaitement vu que «le monde de Giraudoux est celui des virginités reconquises. [que] Ses créatures ont en partage une chasteté métaphysique : elles font l'amour, certes. Mais l'amour ni la maternité ne les marquent.» Si ce n'est pour l'insistance ironique sur les archétypes, qui vise le ridicule, on n'a guère décrit mieux que lui comment les femmes de Giraudoux «ne sont que nues, ... sans ces envies, ces boursouflures, ces affaissements qui ne font pas partie de l'archétype du nu» (il aurait simplement pu dire : de son idéal du nu féminin); comment les «analogies, correspondances, symbolismes, [sont] le merveilleux de M. Giraudoux». Tout cela est exact. Il a bien vu qu'il y avait «une morale de M. Giraudoux : l'homme doit réaliser librement son essence finie et, par là-même, s'accorder librement au reste du monde. Tout homme est responsable de l'harmonie universelle, il doit se soumettre de son plein gré à la nécessité des archétypes.» (Ici Idées au sens platonicien aurait mieux fait l'affaire, mais Sartre n'avait sans doute pas lu Elpénor). Il est moins inspiré lorsqu'emporté par la généralisation, il écrit que le monde de Giraudoux est un monde «en ordre» et qu'il en a banni «tout ce qui peut surprendre ou dérouter, l'évolution, le devenir, le désordre, la nouveauté.» Sartre n'a pas vu que l'un des éléments sur lesquels le sublime giralducien est bâti est la surprise, et que le «soudain» est même l'une des sources du sublime giralducien. Ce que Sartre entend par devenir, c'est l'entropie -- fascination du XIXe siècle --; par nouveauté, il entend une nouveauté dérangeante, avilissante; par évolution, la machine effroyable du darwinisme. Le devenir est infernal pour Sartre, point de vue qui a cycliquement un immense succès, par exemple dans les caves de St-Germain-des-Prés après la guerre. S'il avait lu plus attentivement, il aurait vu que le monde de Giraudoux s'édifie comme en contrepoint et prend une partie de sa force idyllique de son rapport à des images de cruauté, de torture, de meurtre, de suicide, de massacre, et de catastrophes diverses, qui parsèment l'oeuvre 487  mais qui sont prises, c'est toute la différence, dans ce que Paul Valéry a décrit comme «le réseau de soie 488  » de la prose giralducienne. Le monde de Giraudoux, n'est pas seulement un monde «propret» d'opérette, c'est un monde romanesque, remporté sportivement par un travail d'idyllisation de la prose par le sourcier de l'Éden, écluse du langage, d'une citadelle intérieure qui a un esprit, un modèle à proposer, et qui n'est pas simplement le Château du Décaméron. En fin de compte ce que Sartre reproche à Giraudoux, c'est d'être Giraudoux et non un autre écrivain, Faulkner, par exemple, ou Dos Passos, un écrivain qui croie à la réalité, à la dureté du réel, qui aime le réel, si noir soit-il, un écrivain de ce XIXe siècle qu'il aime tant et auquel il consacrera beaucoup d'efforts. Il lui reproche de ne pas être fasciné par le mal et la laideur, de ne pas souligner, de ne pas célébrer la noirceur, l'horreur, l'Histoire. Autant reprocher à un glaïeul de ne pas être un narcisse 489  , à une pomme de ne pas être une orange! En comparant le monde poétique mouvant de Giraudoux à l'édifice logique monumental d'Aristote, Sartre fausse radicalement l'esprit de la fiction giralducienne. Il plaque sur elle une intentionnalité fausse, une rigidité conceptuelle qu'elle n'a pas, un systématisme qu'elle ne peut avoir, moins que jamais dans Choix des élues, odyssée d'une femme qui refuse le poids et la fatigue du conceptuel, sous l'influence d'un certain au-delà, l'Abalstitiel. Il reproche à Giraudoux d'avoir «troqué le déterminisme du psychologue contre la nécessité logique des essences», mais quand il fait quelques paragraphes plus loin le constat d'échec de l'aventure humaniste, quand il écrit qu' «aujourd'hui la philosophie coule à pic, la science fait eau de toute part, la morale se noie», pourquoi s'attend-il à ce que le passager averti de ce naufrage ne saute pas dans le canot de sauvetage et refuse de se noyer avec l'embarcation? N'avoue-t-il pas l'échec de ce qu'il reproche à Giraudoux de dédaigner? Lorsqu'il dit que «personne ne croit plus à je ne sais quel accord préétabli entre les hommes et les choses, personne n'ose plus espérer que la nature nous soit accessible en son fond» et n'en revient pas que cet univers romanesque séduise «par son charme indéfinissable», pourquoi s'étonne-t-il que ce «monde enterré depuis quatre cents ans» fascine encore? N'est-il pas victime lui-même d'une illusion qui sévit depuis plus de deux cents ans : l'illusion du progrès ? Ne refuse-t-il pas d'assumer sa propre nostalgie? La lecture de Choix des élues par Sartre en dit finalement aussi long sur l'auteur des Mots que sur Giraudoux. Tous deux pensent que la littérature doit servir plus que divertir, mais Sartre pense que la bonne méthode est le réalisme critique, Giraudoux croit à l'irréalisme critique, qui est une forme du romantisme 490  , cette forme de romantisme dont Giraudoux reprochait justement aux romantiques français de 1830 de manquer -- cet enthousiasme sur lequel Madame de Staël terminait son De l'Allemagne pour souligner son influence sur le bonheur 491 

      À la philosophie d'Aristote, dont le roman giralducien serait, d'après Sartre, une allégorie, plusieurs critiques ont voulu opposer celle de Platon qui paraît bien être le socle épistémologique giralducien fondamental 492  . Mais s'il y a quelque chose à gagner à apparenter l'univers romanesque giralducien à l'une ou l'autre des grandes philosophies de l'Antiquité, c'est plutôt en comparant leur conception du bonheur. Or personne n'a songé à suivre la piste de la seule dénomination pour laquelle Giraudoux se soit effectivement reconnu une affinité : le stoïcisme 493  antique, dont la conception du bonheur est répandue dans toute l'oeuvre. Cette doctrine, Giraudoux avait pu la rencontrer bien des fois, au cours de ses études classiques, grecques et latines (Sénèque, qui justement n'est pas un Stoïcien strict, est d'ailleurs l'un des écrivains qu'il admire 494  ), dans ses études de la littérature de la fin de la Renaissance, pour lesquels il avait une prédilection, et de nouveau dans ses études de littérature allemande, qui a tant reçu de Shaftesbury, émule anglais d'Épictète, le «poète» admiré de Montesquieu, l'un des pères (avec Fénelon) des «âmes sensibles» 495  , et l'un des auteurs de prédilection de Kant 496  . Le bonheur réside dans la vertu, la vertu est le bonheur, disent les stoïciens. Vertu étant entendu au sens antique : noblesse de l'âme (pureté d'intention), excellence, courage, valeur absolue, domination des passions. Longtemps Diderot, traducteur de Shaftesbury, ne pensera pas autre chose. Après Simon qui était «à [s]on aise dans la vertu» (I, p. 305), tous les personnages giralduciens jusqu'à Edmée sont des parangons de vertu : chastes, purs, innocents, naïfs, vierges, etc., transparents, comme le Kid, ce qui en est peut-être l'équivalent moderne. Ce qui différenciait les Stoïciens d'Aristote, c'est que ce dernier, sans nier que la vertu est la composante prédominante du bonheur, pensait qu'elle n'était pas suffisante. Il fallait aussi des biens extérieurs, la beauté, la santé, la richesse, qui, étant aléatoires, ne pouvaient à eux seuls garantir le bonheur, certes, mais qui ajoutés à la vertu, formaient le bien final complet. Les Stoïciens rejetaient cette conception, parce que les biens extérieurs ne sauraient faire de différence à l'égard du bonheur, identique à la poursuite du Total. Mais ils considéraient que ces biens extérieurs n'étaient pas pour autant complètement indifférents 497  . Si un auteur a bien montré une souplesse (une sagesse?) de ce genre dans son oeuvre, c'est l'auteur de la Prière sur la tour Eiffel qui refuse de choisir entre stoïcisme et épicurisme, chérissant autant le bonheur que la douleur, «aimant les deux» (I, p.851). Mais c'est le même auteur qui, quelque douze années plus tôt écrit:

Qu'as-tu, Bernard?
-- J'ai que je suis heureux. (I, p.187)

      Bernard «était heureux de se sentir juste assez éveillé, juste assez rêveur pour cet après-midi d'automne.» «Bernard était heureux d'être un homme». «Je veux... je vais parler. Je parle... Je l'aime.» Et Giraudoux ajoute:

Bonheur et malheur aujourd'hui n'avaient rien à voir ensemble. L'un n'était point le contraire de l'autre. On peut avoir parfois la vertu et le défaut du même ordre. Bernard se sentait justement bavard et silencieux, avare et prodigue, attristé et heureux. (I, p. 188)

      Le triple oxymore ici rappelle celui d'Adieu à la guerre dans Adorable Clio : «Mais déjà j'étais impitoyable et tendre, austère et gai, obstiné et facile» (p. 214-215). L'oxymore est sans doute la figure la plus profondément giralducienne 498  , omniprésente car elle actualise la volonté de conciliation et de réconciliation nécessaire du bien et du moins bien, du beau et du moins beau, du poétique et du prosaïque, du poétique et de l'ordinaire, de l'infini et du fini, du gai et du triste, qui est à la base de la rhétorique de l'innocence, de la virginité prélapsaires retrouvées. «Devenir c'est réconcilier», dit René Char. Ondine, bien plus tard, déclarera : «Que je sois malheureuse ne prouve pas que je ne sois pas heureuse. Tu n'y comprends rien : choisir dans cette terre couverte de beautés le seul point où l'on doive rencontrer la trahison, l'équivoque, le mensonge, et de s'y ruer de toutes ses forces, c'est justement là le bonheur pour les hommes. On est remarqué si on ne le fait pas. Plus on souffre, plus on est heureux. Je suis heureuse. Je suis la plus heureuse.» (Acte III, sc. v, Théâtre complet, p. 845). Ondine est peut-être avec Intermezzo, mais en tant que contraire d'Intermezzo, la pièce la plus poétique de Giraudoux. Pourtant on constate que la rhétorique s'est durcie.

      Dans l'époque qui nous occupe, Giraudoux est celui qui ne saurait écrire, pour prendre un exemple contemporain : «Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure... 499  » Les seuls pleurs giralduciens qu'on « entende » sont des larmes de joie ou d'émotion, et ce sont celles de Suzanne, ou des larmes d'enfant, d'adolescent. Fernand Vandérem, dans sa critique de Suzanne et le Pacifique, qui paraît en 1922, parlait de l'«ataraxie sentimentale» de l'héroïne 500  . Utilisait-il à dessein l'un des mots clefs du vocabulaire philosophique stoïcien? Il y a loin de l'ataraxia (calme, impassiblité, tranquillité de l'âme) à l'apathie. Giraudoux se détourne de la conscience malheureuse -- invention diabolique à ses yeux -- et méprise la déploration métaphysique, qui pour lui est une veulerie fondée sur une erreur. On exagérerait à peine en disant qu'il la juge obscène. Mais son impassibilité n'est pas sécheresse ni froideur. Très jeune il adopte une position stoïcienne teinté d'épicurisme -- il en donne la formule au printemps 1906, nous l'avons vu, alors qu'il est encore étudiant en train de rédiger son mémoire sur le poète allemand von Platen, c'est un mélange d'amor fati associant instabilité du monde et bonheur, et de carpe diem, -- et il n'y dérogera jamais, cette position demeurera sa vie durant l'ancre de tous ses écrits dans le réel et le foyer d'où irradient leurs significations, son daimon, en un sens 501  .

«Il regarde simplement le monde. Il constate son instabilité, mais pourquoi ne pas voir dans cette instabilité même un sûr garant du bonheur; pourquoi ne pas attribuer les coups du sort à un sort intelligent, ou du moins bienveillant»

      Pierre Hadot, dans son livre capital sur Marc-Aurèle, explique, au chapitre de la joie : «L'être vivant éprouve de la joie en effet, lorsqu'il remplit la fonction pour laquelle il est fait, lorsqu'il agit selon sa nature... La joie est le signe de la perfection de l'action 502  » L'innocent pour Giraudoux est bien, nous le savons, celui dont l'adaptation à l'univers est absolue 503  .

      Mais Sartre était à mille lieues du stoïcisme. Par la perspicacité dont il fait preuve dans son article, par la séduction qu'exerce sur lui le livre dont il rend compte, qu'il comprend si bien et où se devine la lecture d'autres livres de Giraudoux, Sartre cherche surtout à opposer sa propre philosophie de l'existence à celle de son génial archicube. Il ne peut admettre un romanesque qui résiste ou se moque de l'Histoire, qui par définition broie et détermine, ni une conception de la liberté «qui réside moins dans la contingence de son devenir que dans la réalisation exacte de son essence 504  », conception désuète selon lui. Pour Giraudoux, la subjectivité est une illusion et une prison et sa prétendue liberté, l'esclavage même; à l'avance il refuse l'existentialisme, car pour lui le vécu subjectif, en se plaçant au centre du monde, se condamne à une vision désespérée de l'existence. La solitude existentielle, Giraudoux l'éprouve comme tout un chacun, mais en conclure que nous sommes des subjectivités perdues dans un monde à jamais silencieux est une erreur, car pour lui, l'univers est en profondeur ordre, harmonie, et même musique. Il y a un plan divin, une «âme du monde», comme dit toute la tradition antique, stoïcienne y compris 505  . Cela sera mis en scène de biais dans une pièce comme Intermezzo (1934) avec des allégories comme Arthur ou l'Architecte, qui apparaît dès L'École des indifférents. «On voit ce qu'est l'humanisme fameux de cet auteur : un eudémonisme païen», s'écrie Sartre! Il s'agit d'une autre conception de l'humanisme. Sartre, qui rêvait de devenir «à la fois Spinoza et Stendhal 506  », ne sera ni le philosophe de la joie que fut le premier 507  , ni l'écrivain du bonheur que fut le second 508  , mais plutôt l'exact inverse, par sa philosophie de la liberté, de la solitude de l'homme et de l'absurde de sa situation métaphysique, qu'il présente comme un progrès de la conscience : «Par la littérature, je l'ai montré, écrit Sartre en conclusion de Qu'est-ce que la littérature?, la collectivité passe à la réflexion et à la médiation, elle acquiert une conscience malheureuse, une image sans équilibre d'elle-même qu'elle cherche sans cesse à modifier et à améliorer. 509  » Sartre condamnait l'idéalisme naïf évidemment, qui se console de fantasmagories, mais sa position n'était pas moins romantique que celle de Giraudoux; elle est elle aussi, mais différemment, habitée par l'indéracinable aspiration au « salut », qu'elle reconnaît; elle est seulement sombre et grinçante 510  . L'idéal spinoziste et stendhalien, c'est bien plutôt Giraudoux qui l'aura réalisé. Albérès l'a affirmé dès 1957, pour Spinoza au moins 511  . Quant à Stendhal, alors que Giraudoux était blessé et hospitalisé à Fougères en octobre 1914, il avait réclamé ses romans à Jean Guéhenno qui lui apporta Le Rouge et le noir et La Chartreuse de Parme  512  . Cet idéal est étranger à Sartre, lui qui se voit, par la lecture de Giraudoux, «condamné à un éternel matin»! Sartre n'est pas poète, et le bonheur l'ennuie. Son erreur fut, en cherchant à faire passer son point de vue comme le seul valable, d'avoir déclaré que l'univers giralducien était caduc, fruit d'une maladie mentale (la schizophrénie), au lieu de le voir simplement comme une option possible, certes étrangère à lui 513  , mais pas à toute l'époque, puisque Giraudoux est admiré par de jeunes communistes comme Chris Marker ou Claude Roy 514  , qui ont 20 ans en 1940; il a toujours humilié et agacé ceux qui ne peuvent croire au bonheur, car sa lecture leur est un reproche constant de manquer de courage et d'être veules devant la vie 515  . Au reste, Giraudoux est plus cruel qu'agaçant. Joseph Delteil le rappelait en 1924 : «Le tendre bourreau invente un supplice nouveau à chaque phrase, une mort nouvelle à chaque paragraphe, de sorte qu'il faut que nous soyons sans cesse pendus, sans cesse décollés, sans cesse rompus. 516  » Ces cruels plaisirs, exigeant souplesse et esprit sportifs en littérature, n'étaient pas goûtés de tous.

      La rhétorique s'appuie sur la paideia grecque, sur l'idée de formation, pour laquelle l'homme est inachevé mais perfectible. La génération de Giraudoux a été formée par ses maîtres à cette rhétorique 517  et il la retrouva dans le concept de la Bildung allemande 518  . En revanche quand on part du vécu, de l'existence, de l'homme situé, comme le fait Sartre le phénoménologue, cette notion n'a plus guère de sens. S'améliorer en vue de quoi? L'individu est ce qu'il est, et les conflits se règlent cas par cas. Loin de tout absolu, de tout idéalisme, Sartre se place du point de vue du présent, de l'atmosphère morale des lendemains de la guerre et non sur le plan de l'histoire littéraire. S'il avait consenti à se souvenir quels avaient été les préoccupations et les buts des écrivains autour de la première Guerre mondiale, il n'aurait peut-être pas été moins féroce, mais du moins il aurait été plus juste. Sartre écrit du monde giralducien, l'air étonné : « ce monde ignore le déterminisme ». Mais c'est précisément ce que toute la génération de Giraudoux -- 20 ans en 1900 -- détestait le plus, le déterminisme de Taine, le scientisme de Renan -- La Prière sur la tour Eiffel peut être lue comme une anti-Prière sur l'Acropole, nous l'avons vu --; Bergson avait, avec l'influence qu'on sait, renversé ces doctrines en 1889, dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), puis Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l'esprit (1896), que Proust consulta sans doute en 1909 ou 1910 519  , et L'Évolution créatrice (1907). Sartre a écrit La Nausée en pensant à Proust, mais en opposition complète avec lui 520  ; il a écrit Les Mouches en pensant à Giraudoux, mais en opposition complète avec lui. Lui aussi donc écrit «par opposition, par réaction». Éternelle querelle des Anciens et des Modernes! Un jeune homme de 20 ou 25 ans avant la Première Guerre mondiale pouvait choisir, pour ses maîtres, entre Maurras (monarchisme), Georges Sorel (syndicalisme), Barrès (nationalisme), Bergson (Intuitionnisme), admirer Anatole France, comme Proust, ou bien, en cette époque de renouveau spiritualiste marqué, adhérer au Sillon de Marc Sangnier ou au Modernisme catholique d'Alfred Loisy 521  , selon les goûts! Il est certain en tout cas que l'intellectualisme de Taine et le scientisme de Renan étaient bien dépassés.

      Leur pourfendeur est Bergson. Léon Blum, en 1913, rattache les tendances nouvelles de la littérature aux idées de L'Évolution créatrice (1907) 522  . Les rapports de l'intelligence et de l'intuition, la Vie comme dynamisme par opposition à la lourde et inerte Matière, la Mémoire, l'effusion spontanée de l'âme, son mouvement, son rythme pur et gratuit, l'intériorité, la subjectivité, le lyrisme intime, telles sont les voies et les modes privilégiés de la sensibilité à la veille de la guerre. Bergson, en sympathie et parallèlement à la deuxième génération du Symbolisme, a apporté une méthode : l'intuition, et une métaphysique basée sur l'idée de vie. Mais Francis de Miomandre, ami et collègue de Giraudoux au service des Oeuvres à l'étranger du Ministère des Affaires étrangères, écrivain primé au Goncourt en 1908, affirme dans l'enquête de La Nouvelle Revue à propos de l'influence de Bergson sur la sensibilité contemporaine : «Je ne suis pas capable de voir quelle est aujourd'hui l'influence de Bergson au triple point de vue demandé [philosophique et religieux, littéraire, social et politique]. Ni les jeunes gens consultés par Agathon, ni ceux dont parle M. Léon Blum, ne se réfèrent réellement à M. Bergson. Cela vient de beaucoup plus loin, et de la source même où un Bergson a puisé : mettons le dégoût, la saturation du déterminisme. 523  » Et Jacques Rivière, qui eut les mêmes professeurs que Giraudoux en Khâgne à Lakanal, affirme quant à lui que Bergson n'a fait qu'exprimer habilement les intuitions des Symbolistes, leur conférer la dignité d'une théorie; il ajoute : «Quant à la littérature, je crois voir poindre les oeuvres qui la renouvelleront : elles n'ont rien de bergsonien», «l'art qui va naître sera profondément intellectualiste. 524  » Giraudoux, toujours méfiant à l'égard de la spontanéité exagérée, sera effectivement soucieux de ne jamais dissocier lyrisme et intellectualité, de ne pas abandonner la raison pour la pure effusion. C'est l'un des aspects de la structure oxymorique profonde de ses récits, que de vouloir toujours réconcilier pensée et émotion et les faire servir l'une à l'autre -- aspect parfaitement illustré par l'alliance prose-poésie qui y prévaut partout, et qui rend cette oeuvre unique en son temps. On admire la perspicacité de Joseph Delteil, qui écrit : «Il m'arrive plus souvent qu'à mon tour de déblatérer contre l'intelligence. Je sais pourquoi! C'est qu'elle est d'une voracité sans pareille. Elle n'est qu'empiétements et usurpations. Elle étouffe, elle bouffe tout autour d'elle, la sensibilité, l'imagination, le rêve... Comme je sais gré à Giraudoux d'avoir mis son intelligence au pas, de n'avoir pas permis qu'elle fît en lui le désert! Intelligence d'élite, mais sans cesse jaillissement de l'instinct (je crois que Giraudoux écrit très vite, sous la dictée directe de l'inspiration), calcul mais spontanéité, jeu cérébral mais émotion. Jean Giraudoux marie en lui les deux principes intellectuel et sensitif. Et ils ont beaucoup d'enfants. 525  »

      La prose du monde, pour revenir à elle, peut être enchantée par le lyrisme. Le monde n'est pas un lit de roses. Le mal, le vice règnent «en ce bas monde», comme il écrit si fréquemment. Giraudoux ne le nie en rien, contrairement à ce que l'invraisemblable catalogue de contresens que forme la réception de Giraudoux ferait croire. «Curieux Giraudoux, écrivait cependant Henri Clouard, qui cachait derrière ses arcs-en-ciel un ciel chargé dont aucun nuage ne lui échappait 526  ». Représenter un monde où le mal n'a pas de prise ne revient pas à dire que la réalité est ce monde heureux écrit, mais seulement à en montrer l'accès, à en proposer le modèle rhétorique : il y a malentendu sur la définition du roman giralducien, qui n'assimile pas la réalité qu'il représente à la réalité tout court, et sur la fonction de la littérature. Il demande seulement à la poésie de réenchanter ce monde, «cette poésie toute puissante à qui il a voulu donner la première place», écrit Philippe Soupault en 1922 527  . Il y a d'ailleurs à cet égard une différence significative entre le jeune Giraudoux et le Giraudoux de la drôle de guerre. Simon, Jacques, Don Manuel, Bernard, Suzanne acceptent la réalité et en extraient toute la poésie dont elle est capable, qui la rend supportable; leur réussite fait tout le charme des oeuvres de jeunesse. Mais le dramaturge et homme d'état vieillissant, l'ex-ministre de l'information dont Aragon a si bien vu la détresse en 1939 528  , est de plus en plus amer. À Isabelle Montérou qui vient de rompre, suite à un malentendu à propos du couple de Sodome et Gomorrhe, en 1943, c'est un Giraudoux désespéré qui écrit:

      Pour rester fidèle à un don qui est devenu une mission, je vis dans une vie qui n'est pas la mienne, je reste dans un pays qui est hors de moi, je respecte les règles d'un jeu qui est souffrance 529  .

      Cette mission du sourcier de l'Éden, à la même époque, au plus noir de la guerre, il en a pris une conscience très claire. Une page de Souvenir de deux existences, commence ainsi :

Ma mission. Elle commençait à mon réveil, sur moi-même, sur mes objets, sur ma chambre. Mais, après la première lueur du jour, tout était d'aplomb, tout était conscient. Les plus obtus des meubles, des vêtements comprenaient grâce à ma présence dès la première minute. Elle continuait quand la femme de ménage de l'appartement ou le chasseur de l'hôtel arrivait : il trouvait un maître calme, sûr, il déposait ses souliers ou son journal, il repartait calme, sûr. On me portait un café; on m'apportait un café frelaté, d'orge et de cendre; mais on m'avait vu; on repartait avec un coeur, une espérance...[...] Je m'habillais, je sortais; personne n'échappait à ce rouleau de fermeté, d'assurance... [...] Ainsi j'allais, ainsi nous allions, tous ceux qui étaient comme moi, lancés dans la ville; nous parlions sans haine, sans aveuglement... 530 

      Être amené à invoquer les doctrines philosophiques autour d'une oeuvre littéraire montre bien à quel point cette oeuvre relève d'une rhétorique. Car la rhétorique se pose toujours la question des moyens par rapport aux fins et aux enjeux et, comme Alain Michel l'a montré, met en jeu «d'abord la sagesse» 531  . C'est ce que nous avons tenté d'approcher. Il est remarquable que Giraudoux, formé à la toute fin du XIXe siècle, ait gardé de son éducation une empreinte aussi profonde. Ses premiers lecteurs le remarquèrent. On n'éclaire guère Giraudoux en le comparant à ses contemporains, dont il est si différent, mais par rapport au passé dont il est l'héritier et le fruit parfait et sans doute ultime. On ne comprend son projet qu'en le rapportant à ses nombreux modèles et en conservant toujours à l'esprit qu'il ne les imite jamais, qu'il leur a toujours déjà emprunté la substance même de leur art, ce pourquoi ils figuraient dans ses livres de classe, qui les rendait exemplaires et mémorables, qui faisaient d'eux des classiques. À la différence de la majorité des élèves de sa génération, il les a lus, vraiment lus et bien lus. Ce qu'ils avaient à lui apprendre, il l'a fait sien. «J'étais venu souder à moi le passé des grands hommes, des petits hommes, de l'univers. C'était fait, solidement fait» (I, p. 292) dit Simon le Pathétique à la toute fin du premier chapitre, consacré au lycée. Ces mêmes modèles, la plupart de ses contemporains se sont empressés de les oublier dès la fin de leurs études. Tandis que Giraudoux, qui fut interne au lycée de Châteauroux de son entrée dans cette institution en octobre 1893 jusqu'à son départ en juillet 1900 et qui n'avait guère d'autre consolation que le monde de ses livres et de leurs grands hommes et héros, fut Prix d'excellence «simplement parce que je savais mieux écrire qu'eux tous, plus nettement penser...» (I, p. 303), mais sportivement, sans devenir ni fort en thème, ni rat de bibliothèque :

«Douce chose que le sublime, pour un enfant qui lit, ses devoirs terminés, dans l'étude mal éclairée, grondant l'orage» (I, p. 291);

«Mais le sublime a je ne sais quoi de bestial, d'impitoyable; je lui préférais le génie. Je devenais caressant et paresseux dès que je pensais au génie» (I, p. 292).


Chapitre V : Romantisme, Symbolisme, Giralducisme

      Qu'écrire? Comment écrire? Suis-je poète? Après l'accueil critique admiratif mais étonné et un peu distant de Provinciales en 1909, Giraudoux se pose ces questions lancinantes de manière continue, de L'École des indifférents, où Jacques va jusqu'à douter de son talent (I, p. 196), aux romans de l'immédiat après-guerre, où il mettra d'ailleurs à exécution des plans littéraires ourdis du temps de sa « prime jeunesse ». Une remarque faite dans une lettre à Paul Morand semble l'indiquer : «Content qu'Elpénor te plaise. J'ai encore à faire quelques oeuvres de ma prime jeunesse. 532  » À l'époque de cette lettre, Giraudoux semble désormais certain de son talent, et cette période véritablement « enchantée » nous vaudra ces oeuvres « idylliques » que sont les Écrits de guerre, en particulier Adorable Clio, dont la Nuit à Châteauroux fut si prisée par Proust que Giraudoux, le «nouvel écrivain», en vient à remplacer Bergotte dans son admiration, mais aussi Simon le Pathétique (1918), histoire de ce premier de classe à l'école du sublime qui passe de l'amour du lycée à l'amour des femmes, puis d'une femme, Anne, qui flirte avec lui pour lui opposer in fine une fin de non recevoir digne de l'Astrée; le premier Elpénor (1919) qui semble un vieux projet, peut-être du temps de Normale; Suzanne et le Pacifique (1921), flirt sublime d'une jeune fille avec la Nature -- une nature amie; Siegfried et le Limousin (1922), flirt échevelé de la France avec l'Allemagne; La Prière sur la tour Eiffel (1923), à la fois manifeste littéraire, art poétique et profession de foi qui se retrouvera inclus dans Juliette aux pays des hommes (1924), flirt d'une jeune fille futée avec la science de son temps, et qui clôt cette heureuse série, sans tarir toutefois la veine idyllique giralducienne. Le flirt (ou promenade en méandres, ou flânerie caressante, ou souvenir enjoué et affectueux) est l'un des aspects de la rhétorique giralducienne et de l'esthétique de l'idylle : il en est le mode narratif.

      Qu'écrire? À quoi faire servir ses dons, quand on a, comme Simon «une jeunesse à [soi], une vraie jeunesse, puisée à la campagne et aux vieux livres» (I, p. 330), quand on a pour but de fournir à son pays, la France, un langage qui l'explique à lui-même, qui en soit l'essence; qu'il s'agit d'un pays qu'on aime et dont on a une très haute idée, mais dont en même temps on aperçoit les tares; quand on se sait écrivain par toutes les fibres de l'être, et écrivain vivant dans un temps particulier, et poète -- «Poète? Je dois l'être...» (I, p. 154) --, qu'on a une imagination débordante et un humour reconnu et célébré par tous; quand on a constaté l'instabilité de toutes choses, la laideur et le mal partout, l'insupportable suffisance et la bêtise de ses contemporains, mais qu'en même temps l'état d'ignorance où ils sont permet de transformer tout cela métaphysiquement en une sorte d'apitoyant enfantillage -- «Le monde est borné, est stupide... Il est plein d'enfants» 533  ; quand on se sent solidaire de la condition humaine et que le seul moyen qu'on a de rédimer tout cela est la littérature, surtout quand on a à sa disposition une connaissance aussi solide de l'histoire et des formes littéraires, due à ses études classiques très complètes, et à la découverte émerveillée de la littérature allemande; qu'on est -- ce n'est pas négligeable -- normalien, et qu'on aime, qu'on exige la liberté, l'amitié, la tendresse, la confiance, par-dessus tout le silence, mais qu'on déteste entendre geindre ou récriminer et que le bonheur paraît bien une conquête, mais agréable comme un sport, un exercice quotidien, mais aisé, car on a développé les muscles qu'il faut, et non pas un dû ni un sujet de révolte; alors, quand on sait tout cela et qu'on a eu une enfance campagnarde, qu'on a aimé, qu'on aime toujours le silence éternel de la province, et la source, et le vent, que faire de sa vie si Paris a un peu déçu l'attente du provincial pur et du bon élève qu'on a été, tandis qu'on se remémore l'éblouissement de la littérature antique, des classiques, la découverte que fut la lecture des idylles de Théocrite? Que faire? À quoi occuper sa vie? Qu'écrire? Transfigurer tout cela? Transposer sa vie en musique?

Poète? Dieu me préserve de faire des vers, d'écrire ce que je pense en lignes, de passer à leur laminoir ma vie (I, p. 154)

      Et surtout ne pas ressembler aux lettrés de salon:

ce qu'ils appellent l'intelligence, cette vivacité à parler ou à agir comme le ferait un pédagogue parfait, avec ses ironies superficielles, ses silences appuyés, son enthousiasme revêche, est une monnaie qui ne peut avoir cours que chez les médiocres. Quand ils s'ingénient à trouver le mot d'esprit ou le mot pittoresque que chaque circonstance réclame, il me paraissent aussi futiles que les joueurs de bilboquet. (I, p. 154)

      Écrire de la poésie parce qu'elle seule peut tenter un réalisme qui ne soit pas partial ou partisan; de la poésie qui jaillisse de la province, du noble sol natal, comme dans les romans de chevalerie, qui ennoblisse son humilité par rapport à l'arrogante capitale. C'est une question de politique et de morale, et non pas de mythe de la province. S'il y a un écrivain qui déteste les mythes et le bruit qu'ils introduisent dans la conscience, les dieux qui pullulent, c'est bien Giraudoux, l'amateur de silence, qui réclamait le droit pour les hommes d'être «un peu seuls sur cette terre»... Écrire de la prose parce qu'elle seule peut épouser le rythme sinueux de la vie, en restituer l'imprévisible cours, de la prose qui obéisse aux lois de la poésie, où s'entende une mélodie, se sente une cadence, un tempo, et qui allie beauté, humour, tendresse, raffinement, érudition, avec de l'âme, avec une «sensation d'univers» 534  , qui soit musicale, en un mot! Ne rien écrire de sombre et de grinçant, le ressentiment étant la pire des atteintes à la paix de l'âme, dans un genre qui ne fuie pas la réalité et en montre la subtile beauté. Écrire des idylles provinciales, à la façon de Théocrite, cet enchanteur, sans s'astreindre à les versifier, ce qui de toutes façons, en français, ne rime à rien, puisque la prosodie française ne permet que très peu des effets de la prosodie grecque. À partir d'un sujet humble, créer un objet poétique qui allie à la simplicité du sujet, la grâce et ses deux aspects selon Démétrius, le rire et l'élégance, comme dans la Quenouille ou le début des Syracusaines, le tout avec une certaine vigueur, un enjouement du style? Des idylles modernes donc... Ainsi peut-on s'imaginer le parcours mental de Giraudoux, jeune écrivain.

      Ce jeune écrivain ne ressemble guère à ceux de sa génération. S'il partage avec eux d'avoir vécu sa jeunesse dans l'atmosphère littéraire au charme si spécifique de l'époque 1900, il n'en est pas un représentant typique. Y est-il même à l'aise? Rien n'est moins sûr. Il avouera en 1928 : «À l'origine de notre oeuvre, il n'y a pas influence, mais antipathie : nous avons pensé par opposition, nous avons écrit par réaction» 535  . Giraudoux se confiait peu, fuyait les journalistes 536  , n'a pas écrit de journal, et on ne possède de lui aucune note de travail. Il s'est tout de même expliqué sur son art et a exprimé ses opinions littéraires dans quelques entretiens accordés principalement dans les années 20, d'autant plus précieux qu'ils sont rares. Un article publié en 1923 nous servira de fil conducteur. Il s'agit de cet entretien si important du 2 juin, accordée à Frédéric Lefèvre pour la série des Une heure avec... des Nouvelles littéraires, dans laquelle Giraudoux pour la première fois a donné des indications précises sur son travail. Lefèvre avait abordé la question suivante : Auteurs faciles et auteurs difficiles, ou la question sur son vrai terrain. Il est intéressant de suivre les méandres des réponses de Giraudoux, car, si le début de l'entretien est consacré à l'affaire Béraud 537  , les réponses qu'il fait au journaliste l'amènent à définir en fin de compte les conditions de lisibilité de ses propres oeuvres 538  . Ces réponses, complétées par les explications qu'il donne au même Frédéric Lefèvre dans la seconde Heure avec Jean Giraudoux que le journaliste publie en 1926, et par quelques autres entretiens accordés à d'autres journalistes à la même époque, permettent de reconstituer quelques aspects importants du projet d'écriture giralducien. Cet entretien est d'autant plus important que Giraudoux y exprime pour la première fois des opinions qu'il répétera constamment par la suite, montrant une remarquable constance de point de vue dans sa conception de l'art littéraire.

      Giraudoux commence par aborder la question de l'évolution de la langue française. Pour lui la langue française du Moyen Âge et de la Renaissance jusqu'à La Fontaine était «une langue excessivement riche, nombreuse, poétique, mystérieuse». Mais cette langue, les auteurs du XVIIIe siècle furent amenés à en faire une «langue de combat, c'est-à-dire particulièrement claire, limpide, précise.» En 1928, il répétera à plusieurs journalistes cette même conception : «la prose était figée dans le moule stéréotypé du langage que nous avaient légué les XVIIIe et XIXe siècles, coupables d'avoir desséché et compliqué le beau langage vivant des XVIIe et XVIe siècles». C'était là également l'opinion des romantiques allemands sur la poésie française, qui faisaient remonter l'« erreur » à Corneille 539  . Pour Giraudoux, la clarté n'était qu'une des qualités de la langue française, et elle s'est exercée «au préjudice de toutes ses autres vertus 540  ». Le français est devenu «une arme plus tranchante, mais moins pittoresque. 541  » Or il lui semble que «depuis une vingtaine d'années» -- entendons : depuis qu'il écrit 542  -- les jeunes cherchent moins «la perfection apparente et nue du style» qu'à se relier, par leur oeuvre, «au premier fonds de la tradition française 543  ». De ce ressourcement 544  , «le travail ingrat et méritoire a été fait par les symbolistes». Il le répétera en 1935 : «Les symbolistes ont ouvert la marche. C'est avec eux, et grâce à eux, qu'on a vu se réintroduire progressivement dans le français cet esprit d'agrément et de fantaisie qui en avait complètement disparu, après en avoir été, jusqu'au XVIIIe, -- période d'amaigrissement du langage, mais encore, malgré tout, période de merveilleux langage, -- la marque caractéristique. Nous sommes en plein rajeunissement. 545  » Valéry a dit ce qu'avait été le «principe» du Symbolisme:

Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de poètes (d'ailleurs ennemies entre elles) de «reprendre à la Musique leur bien». Le secret de ce mouvement n'est pas autre.
[...]
ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels que la musique ne peut exprimer. 546 

      On sait qu'en 1919 Albert Thibaudet considérait le roman giralducien comme un exemple de ce que le symbolisme aurait pu donner en matière de roman 547  . En 1920, dans Reconnaissance à Dada, Jacques Rivière, voyant dans ce mouvement un héritier du romantisme à travers le Symbolisme et le cubisme, insistait sur les objectifs qui selon lui avaient guidé le Symbolisme : «se délivrer de tout modèle et [...] ne plus faire de l'art qu'une sorte de substitut de la personnalité. 548  » Giraudoux partage certainement avec les Symbolistes cette attitude, lui qui déclare, nous l'avons vu, qu'à l'origine de son oeuvre, il n'y a pas influence, mais antipathie : qu'il a pensé par opposition, écrit par réaction 549  . Le premier exemple qui vienne à l'esprit de cette indépendance, vis-à-vis du Symbolisme même, est la déclaration de Jacques l'égoïste qui préfère déceler des analogies entre les apparences des choses que de prétendre pénétrer leur essence :

      Je trouve assez d'épaisseur à la surface du monde. Pour moi, chaque être, chaque chose s'appuie plus fortement sur sa couleur que sur son squelette (I, p. 154).

      Une fois le coup de chapeau donné aux Symbolistes, Giraudoux salue la génération de Gide, de Claudel et de Proust «auxquels les jeunes écrivains se rattachent plutôt par la sympathie et l'admiration que par l'imitation.» Notons que la révérence est plus chaleureuse qu'il n'y paraît. Ces trois auteurs seront souvent nommés dans l'oeuvre, surtout Claudel, et Giraudoux, qui n'écrivait guère sur l'oeuvre d'autres écrivains, consacra en 1919 à Proust et à Claudel ses deux premières chroniques littéraires des Feuillets d'Art 550  .

      Et nous en venons à la conception giralducienne : «Aujourd'hui, déclare Giraudoux, la littérature française a surtout une valeur morale et poétique, beaucoup plus que de divertissement.» Et il ajoute : «C'est une raison pour laquelle elle ne divertit pas tout le monde.» Elle attire plus ceux qui ont besoin «d'élévation et de consolation, que de plaisanterie». Qui sont ceux qui ont besoin de plaisanterie? Giraudoux le dit quelques paragraphes plus haut : «la bourgeoisie aisée et à vie facile»; et de nouveau en 1928 : «les cercles de dressage littéraire et mondain 551  », pour qui «le roman, le théâtre étaient uniquement des divertissements bourgeois 552  ».

      Giraudoux accepte ensuite l'« influence » de Bergson et du pragmatisme de William James sur les jeunes écrivains : «Certes; tous ces mouvements parallèles ont eu lieu par osmose.» Puis il semble s'impatienter :

«...Auteurs ennuyeux, auteurs ennuyeux! Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire? Il est vrai qu'il y a des gens qui nous trouvent, mes amis et moi, compliqués et illisibles! La vérité est très simple et vous la connaissez : le grand public n'a pas eu depuis longtemps de rapports avec la vraie lecture.»

      Nous voici de nouveau face au problème de la lisibilité : l'utilisation giralducienne de la prose et les conventions en usage. Giraudoux donne ensuite ces explications bien connues et cruciales pour la définition du romanesque giralducien : il écrit à la première personne, parce qu'il «ne veut pas faire l'artifice de créer un autre personnage»; il ne considère tout ce qu'il écrit «que comme une espèce de divagation poétique», il n'a «jamais eu la prétention de faire un roman ou une composition littéraire quelconque»; il écrit facilement (27 jours pour Siegfried!); il a des «intentions morales» 553  ; il le redira en 1929 : «L'écrivain a, dans la société actuelle, un rôle moral immense à jouer 554  »; il se sent proche de «la philosophie stoïcienne»; on trouvera quelque chose qui ressemble à un art poétique dans La Prière sur la tour Eiffel, qu'il est en train d'écrire; il croit à «la nécessité de reprendre contact avec l'Allemagne littéraire» (raison d'être de Siegfried et le Limousin; il le redira à la veille de la première de Siegfried au théâtre), puis il répète : «Je ne fais pas de livre au sens où on l'entend communément.» Et il ajoute cette petite phrase qui est une profession de foi poétique:

      En ouvrant un bouquin, le lecteur se dit : « Je vais écouter une belle histoire. » Je voudrais qu'en ouvrant un de mes ouvrages, il dise : « Je vais prendre contact avec une âme vivante. »

      On pense à la poétique mallarméenne ou aux remarques de Proust sur la musique et la «communication des âmes 555  », dans ces pages si musicales elles-mêmes de La prisonnière où le narrateur écoute le septuor de Vinteuil dans le salon Verdurin.

      Enfin il écarte une comparaison avec Jules Renard 556  , qui lui sert de prétexte à cette déclaration fracassante et définitive, sur laquelle Lefèvre clôt l'entrevue :

Je n'apprécie à aucun degré la littérature réaliste... 557 

      Les déclarations de cet entretien contiennent une foule d'indications précieuses : une affirmation poétique pour commencer : la divagation comme méthode et le je lyrique servis par une langue riche, nombreuse, mystérieuse et non plus seulement claire; ensuite le but moral qu'elle s'assigne et même l'«élévation», la «consolation» stoïciennes. La divagation est une variante de ce que nous avons appelé flirt. Nous allons revenir au je lyrique, omniprésent dans toute l'oeuvrem romanesque. Quant à la consolation, si nous cherchions un aveu clair d'une atmosphère littéraire vraiment stoïcienne, nous le tenons : qu'on pense aux Consolations de Sénèque 558  , et en général au genre antique de la Consolation. La Consolation à Helvia contient un portrait «idyllique» du philosophe serein, entouré d'une famille aimante, estimable, sympathique... L'entretien avoue aussi une double allégeance, le Symbolisme et l'Allemagne littéraire, tout en gardant son indépendance, et le dédain du réalisme, du moins du réalisme naturaliste. Giraudoux répétera tout au long des années 20 et 30 qu'on assiste à un nouveau romantisme. C'est donc le cadre dans lequel il faut lire ses oeuvres. Mais quel est ce nouveau romantisme? Si on note à la veille de la guerre un courant intellectualiste, il y a un retour au romantisme après la guerre. Éliane Tonnet-Lacroix l'a montré dans son livre sur les sensibilités littéraires de l'après-guerre  559  . L'abbé Brémond publie en 1923 un recueil d'articles sous le titre de Pour le Romantisme. Edmond Jaloux et Jean Cassou, fervents du romantisme allemand, fondent le «Brambilla Club» en 1925, dont Giraudoux fera partie, mais ils avaient redécouvert le romantisme allemand bien avant la guerre, Edmond Jaloux le raconte dans Les Saisons littéraires. Dans le premier Manifeste du Surréalisme (1924), André Breton fait lui aussi figurer nombre de romantiques au panthéon surréaliste. Mais la mission de l'écrivain à laquelle Giraudoux fera constamment allusion entre les deux guerres, se rattache à l'avènement d'un romantisme qui n'est ni un romantisme de collectionneurs de fines curiosités littéraires, ni une généalogie justificatrice, mais un mouvement engagé comme le furent les romantiques de la fin du XVIIIe siècle et du premier XIXe siècle, pétris d'énergie et de nostalgie, sans rapport avec les futiles problèmes d'école du romantisme français, trente ou quarante ans plus tard 560  . En 1928 : «Nous assistons à l'avènement du romantisme français»,... «Le romantisme français commence à Verlaine, dans la poésie. Dans le roman, nous en voyons l'aube. Le XXe siècle sera le siècle romantique par excellence.» 561  En 1929 : «Nous sommes les vrais écrivains romantiques. Les autres étaient de faux romantiques», «car il y a peut-être eu deux vrais romantiques : Gérard de Nerval et Alfred de Vigny. Tous les autres sont des anti-romantiques!» et il ajoute, une nouvelle fois : «L'écrivain a, dans la société actuelle, un rôle moral immense à jouer. 562  » Il se réfère à ce romantisme nouveau jusqu'en 1937, dans une entrevue 563  . Mais Paul Morand, dans sa préface à l'édition espagnole de L'École des indifférents, en 1921, indiquait bien que le modèle de ce romantisme nouveau était le romantisme allemand 564  . Ce nouveau romantisme, appelé de manière si insistante par Giraudoux, bien loin de constituer l'un des «monstres giralduciens 565  » à reléguer au musée, est peut-être la suprême originalité de son génie, en ce qu'il a consisté en une utilisation française des théories littéraire et philosophique du premier romantisme allemand, la Frühromantik, dont seul jusqu'alors le Symbolisme avait commencé à prendre la mesure 566  , d'où le respect de Giraudoux pour cette école; il consiste non en des emprunts thématiques mais en l'application à la prose et à la situation littéraire française de principes littéraires nouveaux, qu'aucun écrivain français, à l'exception de Nerval, n'avait tenté d'appliquer auparavant, malgré le succès du De l'Allemagne de Mme de Staël 567  ; principes qui viennent tous des idées littéraires et philosophiques révolutionnaires du groupe d'Iéna, au tournant du XIXe siècle, des écrivains et penseurs autour de la revue l'Athenaeum et qu'on peut résumer comme suit : certitude que le langage est l'authentique expression de l'être, prééminence de la poésie, compréhension du roman comme oeuvre romantique par excellence et donc poème, rôle central attribué à la littérature. Ce nouveau romantisme d'inspiration germanique, qui fut pour lui une telle révélation à Normale en 1904-1905, grâce aux cours de Charles Andler, il est peut-être seul à le souhaiter avec cette ferveur, à le comprendre en profondeur, à en voir l'inestimable valeur et surtout à le pratiquer littérairement 568  . Jacques Rivière, dans l'enquête de 1914 sur l'influence de Bergson, considère que les tendances nouvelles de la littérature seront intellectualistes et «aussi éloignées que possible de ce romantisme -- si haï de tous les jeunes... », mais Léon Blum en annonçait au contraire la renaissance grâce à Bergson! Rivière évoquait sans doute le vieux romantisme français moribond.

      Comment, à 20 ou 25 ans, ne pas être séduit par le Romantisme allemand : «oui, le monde peut être dit, oui, il y a un accès à l'être; il suffit pour cela d'être poète», disent les Romantiques d'Iéna, Friedrich Schlegel et Novalis en tête 569  . L'opacité du langage et son incapacité à pénétrer le mystère du monde n'est qu'une question de niveau : c'est le langage utilitaire et rationnel de l'usage quotidien qui est incapable de le percer; la poésie, elle, ouvre sur l'absolu; au lieu de nous condamner à l'impuissance, le langage poétique nous permet de retrouver l'unité originelle, la joie de l'état d'avant la Chute. «Le mot est la véritable baguette magique», dit Friedrich Schlegel, cité par Ricarda Huch, que Giraudoux avait lu à Normale 570  . La formule pourrait être de Giraudoux, qui dans sa gourmandise vis-à-vis des mots 571  en a joué plus qu'aucun écrivain de son époque, même s'il se méfie des beaux adjectifs «colorés et luisants» qui parfois le tentent (I, p. 849). Or ce qui caractérise distinctement les premiers romantiques, c'est leur conception du roman en tant que forme dans laquelle ce langage poétique atteint son efficace 572  . Que dit Friedrich Schlegel dans la Lettre sur le roman?

«Est romantique précisément ce qui nous expose un fond sentimental sous une forme fantastique» [...] «dans la poésie romantique l'esprit de l'amour doit planer partout, invisiblement visible» [...] «Seule la fantaisie est capable de saisir l'énigme de cet amour et de le présenter en tant qu'énigme» [...] «on n'y tient aucun compte de la distinction entre apparence et vérité, jeu et sérieux. Là réside la grande différence.» [...] «La poésie ancienne se rattache de part en part à la mythologie... Au contraire la poésie romantique repose toute entière sur un fond historique» [...] «exècre le roman dès lors qu'il se veut un genre particulier.» [...] «La cohésion dramatique de l'histoire ne fait [...] nullement du roman un tout, une oeuvre, s'il ne le devient pas grâce à la relation de toute la composition à une unité plus haute que celle de la lettre, -- dont il fait et peut souvent faire fi -- grâce à la liaison des idées, grâce à un point central spirituel. 573  »

      Ces analyses, que Giraudoux aurait pu reprendre à son compte une à une, forment le contexte de la fameuse déclaration «Un roman est un livre romantique». Solger, dix ans après l'époque de l'Athenaeum écrira, «Tout l'art d'aujourd'hui repose sur le roman, même le drame 574  ». Ernst Behler cite, dans son livre récent sur le premier romantisme allemand 575  , les commentaires de Friedrich Schlegel sur le Wilhelm Meister de Goethe : «Cette prose magnifique est prose, et pourtant elle est aussi poésie.» Connaissant l'admiration maintes fois professée de Giraudoux pour Goethe, suivons le raisonnement de Friedrich Schlegel. Pour lui le problème souligné ici est lié, non pas à la théorie des genres, mais à la théorie du langage. Pour les frères Schlegel, la séparation classique qui exclut le roman des genres poétiques était irrecevable. La possibilité pour le roman d'être poétique repose donc entièrement sur l'utilisation de la langue. La question est de savoir comment on peut, en utilisant un langage «issu de la langue cultivée de la vie sociale», créer une oeuvre d'art qui satisfasse aux exigences de perfection formelle, de construction et d'agencement poétique illustrées par Sophocle, Cervantès ou Shakespeare 576  . Pour Friedrich Schlegel il était absolument impossible de juger ce livre «absolument neuf et unique» en le considérant «comme un roman dont les personnages et les événements constituent la fin ultime». Ernst Behler explique que c'est en traduisant Denys d'Halicarnasse que Friedrich Schlegel s'intéressa aux manières de rendre poétique un roman. À Dresde en 1797, il avait traduit le Jugement de Denys sur Isocrate 577  . August Wilhelm Schlegel lui aussi s'intéressait à Denys. «C'est à l'instigation de ce rhétoricien de l'Antiquité tardive, écrit Behler, que les frères Schlegel allaient s'attaquer à un principe fondamental de l'esthétique classique. 578  » Denys, dans son traité Sur l'arrangement des mots, avait souligné «la relation étroite entre le rythme de la prose et le mètre de la poésie et noté que certaines figures de la prose grecque s'apparentaient aux rimes de la poésie 579  ». Cette perspective fut d'une importance primordiale pour les premiers romantiques, explique Behler, et Giraudoux, qui lui aussi démontre la même «volonté de dépasser l'opposition entre la poésie et la prose et la séparation entre la littérature et la philosophie 580  » a été leur élève, grâce aux cours de Charles Andler, autour de 1904-1905, mais il avait pu faire la même découverte grâce à sa connaissance de l'antiquité grecque. Ses lectures d'étudiant, une nouvelle fois, lui auront montré la voie, un volume sur Denys d'Halicarnasse en particulier, reçu comme prix au Concours général de 1902, ce même Denys d'Halicarnasse dans lequel le jeune Friedrich Schlegel s'était plongé avec passion à Dresde en 1796-1797. Il s'agit du livre de Maximilien Egger, Denys d'Halicarnasse. Essai sur la critique littéraire et la rhétorique chez les Grecs du siècle d'Auguste, Paris, 1902. Il s'agit d'une édition spéciale : le livre porte sur le plat de couverture le sceau du « Prix de l'Association pour l'encouragement des Études grecques en France ». Le livre avait été publié l'année même chez A. Picard et fils. Il se trouve dans la bibliothèque de Giraudoux conservée à la Maison natale à Bellac. Comme dans le cas du livre d'Alfred Croiset sur la poésie de Pindare, qui servit à Giraudoux dans la composition d'Elpénor, ou du tome cinquième : période alexandrine, de l'Histoire de la littérature grecque, d'Alfred et Maurice Croiset, que Giraudoux consulta certainement dans ses recherches sur Théocrite, nous avons toutes les raisons de penser que ce livre fut lui aussi parcouru par Giraudoux et qu'il y puisa quelques concepts, sans doute tirés en particulier de la «Lettre à Pompée Géminos» ou du «traité de l'arrangement des mots» (Traité de la synthésis ou De Compositione Verborum).

      Or avec un tel absolu du langage, avec une telle «ferme croyance en la vertu métaphysique des règles et les capacités du langage 581  », comme dit Blanchot (à propos de Littérature), l'oeuvre littéraire devient bientôt son propre absolu. Le roman, à cause de sa liberté, devient poème universel, transgénérique, total. On sait que cette conception du roman fut essayée avec plus ou moins de succès, et de manières très diverses par Tieck, Schlegel et d'autres. Leurs romans ne se comparent guère entre eux, sauf sur ce point. Cependant ils incarnent une même vision que Ricarda Huch a résumée : «Le vieux poète épique, qui a avant tout un sens et une conscience du monde extérieur, ne représente l'homme qu'en tant qu'il décrit le monde. Le poète moderne du roman avec sa conscience élargie du moi exprime l'homme et en lui le monde -- le Tout devient une personne. 582  »

      On est frappé quand on lit la Lucinde (1799) de Friedrich Schlegel par un air de famille avec la technique romanesque giralducienne. Le montage inhabituel, la profusion des oxymores, les apostrophes, et la merveilleuse idylle sur la paresse, qui commence par un vocatif, font irrésistiblement penser à Giraudoux. Comme le dit Ernst Behler, Lucinde fait sortir le lecteur du monde présent, règne de la cupidité, des objets, de l'utilité, de la propriété et du désir de posséder, pour le conduire vers le bonheur de l'état de nature et vers un nouvel équilibre 583  . Giraudoux a fait divers emprunts à ses chers auteurs allemands, mais le principal n'est pas thématique, comme la critique giralducienne des années 50 à 70 essayait de le prouver, il est théorique : introduire la réflexion et l'autoréflexion dans le roman, donner un champ presque illimité à la poésie. Il leur a sans doute aussi emprunté, ou du moins aura senti son affinité avec l'ironie romantique. L'ironie est présente partout dans Giraudoux, mais en filigrane. Elle est une sorte de conscience de soi littéraire, la conscience du sourcier qui cherche à atteindre l'Éden. C'est l'aspect du texte giralducien qui en marque de la manière la plus frappante l'irrécusable modernité. Elle est, dans les mots de Tieck cités par Ernst Behler, «le plus profond sérieux, associé à la plaisanterie et à la vraie gaîté. 584  » Cette ironie s'atténue parfois en fantaisie, surtout dans les premières oeuvres, souvent marquée par des syllepses ou des hendiadys. Le narrateur de la Prière sur la tour Eiffel dit par exemple :

Toutes ces catastrophes qu'a provoquées la faute, meurtre d'Abel, guerre de Troie, Réforme, construction des grands magasins de La Samaritaine, je peux m'en laver les mains, moi seul au monde je n'y suis pour rien.(I, p. 852)

      Il s'agit là du Witz, l'humour comme le conçut Jean-Paul, plus orienté vers la drôlerie des contrastes et divergences du particulier, véritable fond de l'esprit poétique pour lui, mais le fond de l'ironie giralducienne n'est pas différent -- d'où sa douceur, sa tendresse -- de ce que décrit cette déclaration de Friedrich Schlegel : «La véritable ironie [...] est l'ironie de l'amour. Elle naît du sentiment de notre finitude et de notre limitation, et de l'apparente contradiction de ce sentiment et de l'idée de l'éternité contenu dans tout amour véritable. 585  » L'ironie romantique est toute là. On peut la lire, comme aussi l'humour, dans Théocrite.

      La formule du roman romantique semble donc avoir séduit Giraudoux : le rêve d'un Tout cosmique ordonné dont l'expérience humaine pourrait être rendue dans le Roman, roman théorétique plus que narratif, roman du Soi, de l'aventure du Soi dans le monde. Giraudoux a plusieurs fois expliqué sa préférence pour le roman. En 1926, il déclare :

...ce qui m'intéresse personnellement, c'est le roman... N'entendez pas du tout par là le roman du XIXe siècle, Adolphe, Dominique, ni même, en remontant davantage La Princesse de Clèves, qui sont, à proprement parler, des essais psychologiques. Entendez par roman l'élément romanesque. À côté du sujet, il y a la poésie -- le style --, la concentration d'une nature fabuleuse dans les personnages, c'est-à-dire la recherche de la vérité romanesque des êtres, non de la vérité réaliste. 586  »

      L'une des forces qui structurent l'écriture comme idylle chez Giraudoux, c'est sa joie d'écrire, ce jeu avec ses forces créatrices, ce jeu de l'imagination dans lequel l'auteur de l'ode À la joie 587  a vu un instinct libérateur essentiellement humain 588  :

Il y a une part de jeu, de chance, dans chaque phrase de prose aussi considérable que dans un vers... C'est cette part importante d'improvisation qui donne la vie à une oeuvre, et qui lui donne surtout de la poésie. 589 

      Comme tout poète, Giraudoux a «construit sa route dans le ciel» (René Char 590  ); et il a privilégié la forme romanesque à cause de la générosité poétique de ce genre, et à cause de sa liberté totale :

rien ne limite le genre, on peut tout y mettre 591  .

      Cette liberté que seul un inventeur de rhétorique (au contraire d'un rhéteur) peut s'arroger 592  , cette fantaisie, ce jeu sont peut-être à rapprocher de ceux d'une autre génération littéraire à laquelle on a souvent comparé Giraudoux, génération qu'il a dit avoir aimé entre toutes 593  , les poètes baroques et précieux du XVIIe siècle. Maurice Blanchot, commentant dans Faux pas la préface de Thierry Maulnier au livre de Dominique Aury sur Les poètes précieux et baroques du XVIIe siècle 594  , parlait, à propos de ces poètes, de «l'art secret, gracieux et hautain que la perfection classique a[vait] ravi trop longtemps à l'admiration» et soulignait que le rapprochement s'imposait entre ces poètes et les grands poètes du XXe siècle et ceux du XIXe siècle (Nerval, Rimbaud, Mallarmé) qui leur avaient ouvert la voie, parce que «tout ce qui dans la poésie moderne est expression secrète, exigence nouvelle du langage, appel au pouvoir inattendu de la métaphore se trouve en harmonieux accord avec la poésie préclassique». Il s'empressait d'ajouter que la comparaison ne se faisait pas au niveau des thèmes, des recettes d'école ou des images, mais au niveau des attitudes : leur impatience à tout atteindre, leur exubérance sans discipline, leur promptitude à ne se refuser à rien.

      Ils sont «remarquables par la jeunesse de leur inspiration, la variété de leurs moyens, la liberté de leur langage, par quelque chose de moins surveillé, de plus aventureux, par un foisonnement où le mauvais goût lutte avec la pureté, la forme la plus stricte avec l'amplification oratoire, la recherche de l'imprévu avec le souci du naturel. Ils ont eu recours à tous les genres et ils ont écrit aussi bien des chansons sans énigme que des poèmes chargés de secrets. Invocation amoureuse, métaphysique de la sensualité, poésie de cour, poème cosmique, ils ont tout tenté et du reste tout réussi, n'ayant de timidité que devant l'art tragique et ne se montrant inégaux qu'aux oeuvres de trop d'étendue 595  .» Cet attrait de Giraudoux pour les poètes du XVIIe siècle, outre qu'il s'est matérialisé par une bibliothèque de livres anciens où ils dominent, se remarque aux risques littéraires qu'il a pris, à la totale désinvolture par rapport aux conventions qu'il a affichée, à son goût pour la métaphysique, la morale, la discordia concors 596  . Nature métaphysique de l'oxymore : réunir ce qui est séparé, concilier, réconcilier. Le poète métaphysique contemple le Ciel. Il essaye de transcender la terre et de saisir le Paradis grâce à la Discordia concors, tentative de réunir les opposés. Il ne serait pas raisonnable de chercher des analogies très significatives, mais elles existent, plus clairement dans l'oeuvre narrative que dans le théâtre. Au théâtre, la rhétorique, soumise aux nécessités de la scène, au jeu des acteurs et au savoir faire de Louis Jouvet, s'est infléchie politiquement, -- le théâtre pour Giraudoux est un forum de discussion publique:

Si le roman a pour but d'apporter dans chaque coeur, à domicile, par une douce pression, un balancement à l'imagination ou à la délectation sentimentale, il est des sujets d'une telle gravité qu'il convient de les méditer en commun dans ces assemblées générales que sont les théâtres 597  .

      Dans l'oeuvre narrative, tout le champ est laissé au «jeu littéraire». Il est indéniable, par exemple, qu'il y a chez Giraudoux un désir de pureté qui est également propre à la poésie précieuse et qu'elle aussi «fait porter non pas sur la forme, mais sur la matière poétique», comme Blanchot le remarque dans son commentaire au livre de Dominique Aury 598  . A propos d'Ondine, le germaniste J.-J. Anstett écrivait que «la préciosité procède toujours de la nostalgie de quelque paradis perdu ou rêvé et qu'elle est toujours un essai tenté avec les moyens du langage et de l'esprit humains d'en cerner, évoquer, sinon appréhender la mystérieuse et secrète pureté; au fond de toute préciosité sincère, par delà masques, raffinements psychologiques et artifices verbaux, il y a regret ou désir d'une existence mythique et divine à laquelle la foi accède sans détours ni tâtonnements. 599  » Anstett ajoutait qu'au lieu d'opposer l'âme allemande et l'esprit français, il serait plus juste de souligner le contraste entre naïveté et préciosité 600  . Ainsi se trouve redessinée la distinction schillérienne : la nostalgie du poète sentimental envers le naïf serait la même que celle du poète précieux envers son Éden, son Élysée. Ainsi en est-il au moins dans une «âme franco-allemande».

      Cependant lorsque la critique collait, colle encore l'épithète précieuse à l'oeuvre de Giraudoux, ce n'est rien d'aussi noble qu'elle vise; ce n'est pas la richesse et la profondeur métaphysiques où même Sartre, après d'autres, voyait une «alchimie»; c'est le désespoir où la plongent les oeuvres de Giraudoux -- désespoir ou ravissement, selon les cas -- de lui imposer la fatigue d'une expression travaillée, précise jusqu'à la ciselure et en même temps à l'allure désinvolte, la déroute d'une prose émaillée de hasards, de chances, de personnifications, de fausses précisions, d'exceptions comiques qui confirment la règle, de détails saugrenus ou pittoresques, de généralisations exagérées exprès (les «chaque», les «tous», les innombrables superlatifs), d'enfantillages et surtout d'aperçus poétiques magnifiques, mais requérant toujours un effort de lecture et d'attention, ce dont le commun est bien incapable. La plus connue des critiques de ce genre fut adressée à Giraudoux par Lucien Dubech en 1924 : «Quand on nous demande quel est le meilleur écrivain de notre génération, nous hésitons. Mais quand on nous demande de désigner le plus mauvais, nous n'hésitons jamais. D'un coeur léger, nous tendons à M. Giraudoux la palme du martyre. 601  » Lucien Dubech revint par la suite sur son jugement, au moment de l'adaptation de Siegfried et le Limousin pour le théâtre. Peut-être faut-il une âme d'enfant pour aimer Giraudoux, pour accepter de le suivre, pour admettre que le décor soit le héros principal et que l'espace lui-même pense, comme dans telle page de Simon le Pathétique, l'idylle avec Anne, la promenade en auto du chapitre VIII, rythmée par l'anaphore «Quel soleil!»

Les trains sifflaient aux chalands : «Vous allez moins vite, mais plus sûrement!» «Vous êtes le chemin qui marche, disait la route aimable à la rivière.» La rivière répondait : «Nous marchons si peu, si peu. Nous sommes surtout profonde, nous pensons. Voyez sur notre berge cet homme grave avec ce grand chapeau de paille, ce bambou : gloire aux penseurs!» (I, p.357).

      Ou qu'on songe au bric à brac que devient la réalité dans l'incipit de Suzanne :

C'était pourtant un de ces jours où rien n'arrive, où, comme les poules quand la pluie va durer, sentant que jusqu'au soir la vie sera monotone, les astres occupés d'habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil. Il y avait, sous une housse, la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent du sud tombait sur le vent d'est, perpendiculaire, et des souffles nord-ouest-sud-est vous caressaient dans l'angle droit...(I, p. 465)

      Exemple entre des dizaines dont le premier est dans De ma fenêtre de Provinciales. Robert Musil commence lui aussi son chef-d'oeuvre L'homme sans qualités par des observations météorologiques, mais le vent ne s'y amuse pas, est bien loin de vous y caresser «dans l'angle droit». C'est le caractère unique de tout ce que Giraudoux écrit que de toujours donner une place à l'amour sous une forme ou une autre : caresse, sourire, tendresse quelconque, image drôle ou plaisante, gentille, suave ou papillonne, etc. C'est la base même de la rhétorique de l'idylle.

      Accompagnons ces feuilles d'automne par lesquelles Giraudoux a fait son entrée en littérature en 1909.

Ne croyez pas que les feuilles mortes tombent d'un coup, comme les fruits mûrs, ou sans bruit, comme les fleurs fanées. Celles des aulnes, au bord des ruisseaux, se détachent vers midi, et, attardées par des feuilles encore vivantes, par des nids abandonnés qui ne les réchauffèrent pas, arrivent à la terre tout juste avant le soleil...» 602 

      Apostrophé par cet impératif inaugural, le lecteur est invité, par cette description qui a le charme enfantin d'une leçon de choses, à pénétrer dans le monde enchanté de Giraudoux. Il s'agit d'une scène automnale. Mais quelle n'est pas sa surprise : tout vit, tout s'anime. S'il suit ces feuilles d'aulne emportées par un ruisseau que gonflent des eaux venues du moulin, ou celles de lierre, toutes ces feuilles mortes sont décrites comme si elles étaient mystérieusement douées de vie, ou bien comme si elles étaient dirigées dans leur course par quelque démiurge à la fois précis et nonchalant, promeneur esthète et scénographe poète. L'eau du ruisseau, «qui a déjà oublié si elle vient du moulin ou de la pluie», d'où lui vient, dans sa hâte, cette défaillance de mémoire? Quant à ces autres feuilles, celles qui, ne tombant que la nuit, n'y voient pas, trébuchent, froissent une branche, s'arrêtent «inquiètes», repartent, et, tels ces couche-tards qui s'avancent dans le noir leurs chaussures à la main pour ne réveiller personne, heurtent un objet et font «plus de bruit encore», -- ces feuilles, elles aussi, sont vivantes, personnifiées. Restent les feuilles de tremble, qui «s'abattent d'une masse, désargentées». Cette fois c'est l'image de la faillite financière qui est invoquée dans une surprenante syllepse de sens. Alors l'enfant narrateur amène la focalisation sur lui-même : «De mon lit, je les écoutais, je les entendais (...) Je m'étonnais que les oiseaux pussent arriver jusqu'à la terre.»

      Ces feuilles mortes vivent d'une vie qui ressemble étrangement à la plus quotidienne, à la plus humble, la plus « provinciale » vie humaine 603   : elles ont des activités, des destinations, elles se trompent, elles hésitent, elles oublient, elles sont maladroites, elles se hâtent, elles s'inquiètent, elles tombent. L'image de la vie humaine qui se constitue dans la description est humble, non négative, tendre. La séquence des actions, si elle était attribuée à des être animés, paraîtrait réaliste. Cependant elle est d'un réalisme particulier, un réalisme en quelque sorte «choisi» : les images de la vie humaine qui sont privilégiées jouissent d'une qualité particulière : elles incitent à la bienveillance sinon à la tendresse, au sourire sinon à l'humour, et la séquence toute entière laisse le lecteur dans une sorte de ravissement poétique, comme après la visite d'un monde enchanté, enfantin, «puéril», ont dit certains critiques de l'époque 604  .

      Comment est effectué cet «ensorcellement»? Giraudoux procède par exclusion : aucune image de l'hostilité, de la dureté, de la grossièreté, de l'aversion, de l'anomalie; pas d'agitation fiévreuse ni de bouleversement chaotique sans ironie, ni brusquerie ni hauteur, ni violence ni peur, pas de mesquinerie qui ne soit moquée et surtout aucune insistance. Uniquement de la maladresse, de la gaucherie «provinciales». On chercherait en vain dans toute l'oeuvre de Giraudoux l'une quelconque de ces images qui ne soit stigmatisée en tant que telle. Mais du respect, de la grâce, de la discrétion dans l'effusion et dans la ferveur, de la sympathie, de la fraternité, du charme. Giraudoux cherche toujours à peindre un tableau heureux.

      La provinciale est une forme moderne de la bucolique. Sur le plan de l'histoire littéraire notons que dans la provinciale giralducienne, la nature ainsi personnifiée évoque le traitement de la nature dans la pastorale des XVIIe et XVIIIe siècles. Mia Irène Gerhardt, dans son ouvrage classique sur la pastorale 605  , note que dans la pastorale la nature n'est pas seulement présentée comme clémente : les bergers voient en elle un reflet fidèle de leurs propres états d'âme, et leurs chants ne manquent pas de célébrer cette conformité. De même dans le récit giralducien, le narrateur fait de la nature le miroir de sa fantaisie et des caprices du jeu littéraire, et la prose chante cette connivence. La personnification généralisée manifeste cette « sympathie de la nature », qui est au plus profond de la tradition de l'idylle et de la pastorale et que les critiques anglo-saxons désignent d'une expression guère heureuse, the pathetic fallacy, mais qui désigne bien ce « pathétique » soit-disant « fallacieux », où pierres, arbres, ruisseaux, oiseaux, animaux, herbes et fleurs participent aux sentiments humains. Dans la pastorale du XVIIe siècle, animaux, oiseaux, ruisseaux, herbes et fleurs partageaient les joies des bergers et gémissaient à leurs douleurs. Le sentiment qui y prévalait manifestait l'unité de la vie pastorale et d'une nature bonne et consolante.

      Sautons à la fin de la première partie de «De ma fenêtre». Les personnifications ne disparaissent pas dans la partie centrale, elles se raréfient seulement un peu : page 22, par exemple, tandis que le père de l'enfant narrateur essaye de prendre son pouls, le mouvement de la montre du père et celui du sang de l'enfant «luttent de front une minute, mais mon sang prenait vite le galop et la montre, dépassée et lasse, continuait les heures au pas.» Le dernier paragraphe, en opérant la même transfiguration sur les objets du monde que nous avons observée dans le premier, referme par une touche intensément poétique -- presque un tableau -- l'espace ouvert au premier paragraphe sur des images primesautières de feuilles mortes et d'eaux riantes par une série d'images baroques où dominent les références lumineuses. Il s'agit d'abord de mouches «qui vous rendent visite à la fenêtre», puis c'est le soleil qui est l'objet d'une suite de métaphores : il «n'a pas quitté» les travaux des champs et n'apparaîtra à l'enfant qu'à la fin, au moment de s'endormir, dans une féerie de couleurs. En attendant, ses rayons se réfractent sur la surface des choses. Ils sont d'abord jugés «maladroits», car ils dardent en direction de surfaces «qu'il croient molles», et celles-ci «vous les renvoient durement» -- on imaginerait presque qu'elle le font avec humeur! Ensuite c'est des toits que les rayons parviennent jusqu'au lit du petit convalescent, et c'est l'occasion d'une métaphore flamboyante : «Ils vous viennent des toits, sur lesquels un vernis inépuisable coule.» Du toit nous passons à l'oeil-de-boeuf d'où viennent les rayons maladroits du soleil, mais cette fois, l'oeil-de-boeuf «n'ose» les laisser pénétrer dans les greniers. Animée elle aussi, la lucarne ovale qui orne le fronton de l'attique 606  ! Ensuite «les murs, les murs» (le mot est répété deux fois) «s'étendent, et emmagasinent de la chaleur pour l'hiver.» Puis «peu avant la nuit, le soleil lui-même arrive, escorté de nuées, de bruits et de couleurs. Avant de s'enfoncer dans l'horizon, il y jette sa robe, apparaît nu et jaune, et allume de grands incendies d'où montent les fumées qui bourrent les nuages... 607  ». Enfin, préparée par cette description à la fois grandiose et espiègle, le narrateur clôt la scène : «Alors notre père Voie passe. Le soleil se couche quand il est passé. On me couche avec le soleil.» On se croirait devant les merveilles et les surprises d'une pièce de théâtre à machines de l'époque baroque.

      Est-ce là un exemple de préciosité? Oui, si l'on accepte la définition qu'en donne Giraudoux lui-même quelque 15 ans plus tard au chapitre VIII de Juliette aux pays des hommes. Et de façon typique chez Giraudoux cela commence par un locus amoenus, et un trait d'humour:

L'été était venu, les vacances. Les abeilles avaient délaissé le seringa pour les jasmins, qui s'ouvraient, bienheureux, -- et les enfants leurs professeurs pour leurs parents, qui souhaitaient voir l'été partir, les vacances finir. L'air était limpide...[...] Qu'il était doux pour Juliette d'avancer les branches de ce saule, de retarder ce peuplier, de mettre les vergnes à l'heure! Tous les désastres de la préciosité, mal qui consiste à traiter les objets comme des humains, les humains comme s'il étaient dieux et vierges, les dieux comme des chats ou des belettes, mal que provoque, non pas la vie dans les bibliothèques, mais les relations personnelles avec les saisons, les petits animaux, un excessif panthéisme et de la politesse envers la création, Juliette les entassait sous ses pas. Elle saluait les sources... (I, p. 866) 608 

      La préciosité giralducienne est, on le voit, moins le jeu de salon qu'il évoque d'ailleurs en termes très précis dans Suzanne et le Pacifique (I, p.556), qu'une poétique vitaliste qui s'appuie sur une philosophie : tout vit, l'univers est une chose immense, solidaire et vivante; les hommes sont des enfants, donc des dieux, et ils sont innocents, car ils ne savent pas; et les dieux sont malins et carnassiers comme des félins. Cette poétique giralducienne n'a rien à voir avec la préciosité (et tout à voir avec le romantisme allemand) : elle est la défense héroïque (stoïque) d'un poète contre la dureté du monde. Giraudoux ne dédaigne pas la vraie préciosité. Suzanne dans son île la définit dans un passage du chapitre VII:

Scolastique, Marivaudage, Préciosité..., à l'aide de vieux syllogismes, de vagues restes de leçons, j'essayais de le comprendre, et une source d'agréments nouveaux s'ouvrait en mon coeur comme un bar : Être précieuse, c'est désespérer alors qu'on espère toujours, c'est brûler de plus de feux que l'on n'en alluma 609  , c'est tresser autour des mots révérés une toile avec mille fils et dès qu'un souffle, une pensée l'effleure, c'est le coeur qui s'élance du plus noir de sa cachette, la tue, suce son doux sang. C'est Mlle de Montpensier suçant le doux sang du mot «amour», du mot «amant». C'est Mlle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels, et nous les rendant ensuite, le mot «courroux», le mot «barbare», inoffensifs comme le détective qui changent le revolver du bandit en un revolver porte-cigares. (I, p. 556)

      La préciosité à laquelle pensaient certains critiques était plutôt le tarasbicotage d'un style recherché qu'ils prenaient pour affecté, ampoulé, excentrique, où le mot vaut pour lui-même, comme jeu gratuit et raffiné, au même titre que des articles de bijouterie. C'était bien mal comprendre Giraudoux. Si certaines métaphores filées -- il y en a tellement dans l'oeuvre -- sont un peu extravagantes, le style de Giraudoux n'est jamais affecté. Il n'y a jamais ajout gratuit de fioritures stylistiques, sauf par jeu et explicitement. Il ne fait que creuser la métaphore pour atteindre la vérité poétique. Il est même extrêmement précis, comme l'exige toute vraie description poétique. La prétendue préciosité giralducienne est en fait une exactitude plus fine, mieux articulée, qui procède d'un réalisme plus haut. Au début du siècle, les détails du réalisme conventionnel hérité du XIXe siècle étaient devenus les marques attendues de l'écriture narrative. Leur absence chez Giraudoux procède de cet allégement de l'écriture que nous avons observé et qui est un refus de s'appesantir. Dépouillée des ornements réalistes dans la tradition du XIXe siècle, qui ne sont qu'une convention, cette légèreté déconcerte. Giraudoux est réaliste, mais son réalisme est choisi et sa vérité est d'essence poétique. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre cette note de sa main où il dit qu' «il y a un réalisme dans la littérature fantaisiste et autrement difficile à saisir et à tenir que dans la littérature des naturalistes 610  .» C'est sans doute ce que Thierry Maulnier a voulu souligner lorsqu'il se demande si cette prétendue préciosité de Giraudoux n'est pas «le contraire de la préciosité» : «J'entends que M. Giraudoux, au lieu de déformer les sentiments par l'image vide et la prétention des métaphores, tente d'animer les objets en cherchant à leurs moindres détails un accès et un écho dans l'esprit.» 611  Claudel, écrivait à Mallarmé de Shangaï le 24 décembre 1895, «Je ne puis comprendre cette accusation d'obscurité que vous lancent des gens qui ne savent ce qu'ils disent et ne comprennent pas le besoin et le délicieux plaisir de s'exprimer avec exactitude et précision.» 612  C'est aussi ce que Rilke, en 1926, tente d'expliquer à Marie de Tour et Taxis (qui a détesté Bella!) : « Nous sommes habitués de voir les écrivains employer des moyens fictifs pour arriver à une réalité imaginaire; le procédé de Giraudoux est juste le contraire. Il nous conduit par une réalité capricieusement choisie à la fiction.» 613  Comme l'a souligné René-Marill Albérès, Giraudoux ne cherche pas «à donner une tournure recherchée à une réalité banale, mais à exprimer le plus simplement possible une réalité infiniment complexe 614  ». «La préciosité, poursuit Albérès, est une recherche de style qui vise à étonner, amuser et plaire à l'intérieur de conventions linguistiques et morales d'un cercle humain limité, en ne les offensant que d'une manière qui implique qu'on les accepte. L'humour de Giraudoux, comme celui des romantiques allemands, ne cherche au contraire à rompre avec ces conventions que pour ouvrir l'imagination et l'esprit sur un monde plus vaste. 615  » L'humour giralducien joue sur l'écart entre vision humaine et vision cosmique, source de poésie humoristique chez tous les romantiques : la mesure du Cosmos par l'homme et de l'homme par le Cosmos engendre le rire. C'est ce que Jean-Paul appelait un «sublime inversé 616  ».

      Aussi Giraudoux n'a-t-il jamais donné le roman que les critiques attendaient de lui : un vrai roman réaliste. Gabriel du Genet écrit : «Rien de plus contraire à l'analyse que la préciosité. Elle fausse tout et s'attachant à des rapports de surface ou de parade, ne permet nullement de fouiller l'âme humaine 617  ». Ce qui est proprement reprocher à Giraudoux de ne pas être Balzac ou Bourget. Il a beau nuancer dans la suite, on sent qu'il regrette que Giraudoux n'ait jamais voulu «fouiller l'âme humaine» et c'est avec difficulté qu'il accepte que Giraudoux «se moquait éperdument de la vérité de ses personnages 618  ». Il faut admettre qu'en jouant le jeu du roman, Giraudoux s'exposait à être lu et jugé selon les lois du genre tel qu'on les comprenait à l'époque, et ce doublement, puisqu'il avait choisi le réalisme, selon la définition du Roman romantique, réalisme poétique il est vrai, et c'est justement toute la différence. Du Genet a donc beau jeu d'ajouter que Giraudoux «se paye de mots», jugement péjoratif qui ne pourrait être vrai que dans une conception dévalorisée des mots, ce qui jamais n'est le cas chez Giraudoux, «simplement parce que [il] sai[t] mieux écrire qu'eux tous, plus nettement penser» (I, p.303) 619  . Comme le dit d'ailleurs du Genet lui-même, le langage chez Giraudoux est «une clé». «Il n'est pas seulement un moyen d'exprimer, mais un moyen de comprendre. Il ne se réduit pas à un matériel de mots, mais il est convention, c'est-à-dire ordre adopté par l'esprit, interprétation. Voilà pourquoi la préciosité est un élément même du langage. Elle n'est plus « mal », mais remède qui parvient à vaincre l'incompréhensible réserve des plantes et des animaux à notre égard. 620  »

      Pour Giraudoux la forme romanesque est surtout la plus libre. Du Genet attribue peut-être ici à Giraudoux plus d'intentionnalité qu'il n'en a eu. Giraudoux connaît l'histoire des formes littéraires. Il privilégie le roman parce que selon lui

«la grande poésie est toujours épique... [et que] le roman, en France est justement le reste de cette poésie épique et il doit, comme elle, comporter des personnages grands ou fantastiques, toutes les chances de la poésie, et nécessiter de la vérité épique tous les épisodes divergents 621  ».

      Giraudoux cherche à étayer le roman de tous les pouvoirs de la poésie, mais il n'y a pas chez Giraudoux un souffle épique au sens habituel. Le jeu de l'imagination l'entraîne cependant à écrire des épisodes qui ne peuvent prendre place dans l'atmosphère d'un roman : «La plupart des chapitres de mes romans ont des chapitres parallèles souvent différents dans le développement, non dans l'explication» dit-il 622  . De ces «chapitres parallèles» ou «épisodes divergents», La France sentimentale est entièrement constituée. Ils ont effectivement chacun une tonalité, une tonalité morale, pourrait-on dire. L'un des plus « divergents » de tous est peut-être Sérénade 1913, qui clôt le volume, épisode écarté de Simon le Pathétique, où Anne rend visite à Simon chez lui et «ne fut plus qu'un être abandonné entre [ses] bras» (II, p. 283). Tout à fait douce et inattendue est cette scène d'idylle où Giraudoux imagine les deux amants prêts à se donner l'un à l'autre, et finalement se réserver 623  . Il faut comprendre ces «chapitres parallèles» comme des variations au sens musical. Et Giraudoux ajoute d'ailleurs:

On peut jouer dans n'importe quelle clé : c'est la sonorité dominante qui importe... [...] Il faut pouvoir jouer à quatre mains avec chacun de ses personnages... [...]... l'idée dominante d'un auteur au moment où il écrit un livre, doit être une idée morale qui donnera le timbre général à l'intérieur de cette sonorité... [...] C'est au jeu et aux rencontres du style qu'il revient de faire les principaux membres de l'oeuvre. 624 

      Cet élément musical dans la composition giralducienne est peut-être le lien le plus fort que l'oeuvre giralducienne aura entretenu avec le symbolisme. Albert Thibaudet le rappelle dans la N.R.F., le 1er septembre 1921 dans son article sur Suzanne et le Pacifique qu'il rapproche avec beaucoup de perspicacité du Nénuphar blanc de Mallarmé 625  , et Maurice Martin du Gard écrit : «Suzanne et le Pacifique, est-ce un roman, est-ce une succession de poèmes en prose, est-ce encore quelque sonate?... 626  » Mais la musique chez Giraudoux est bien plus qu'une réminiscence littéraire ou esthétique -- même s'il connaît bien Mallarmé et cite souvent le nom de Rimbaud --, c'est la loi profonde, la rhétorique donc, qui module l'écriture giralducienne. En 1928, il déclare :

Oui, j'aime beaucoup la musique et, même, je conçois la composition littéraire comme une sorte de développement musical. La forme mouvante de la symphonie ou de la sonate me paraît bien plus féconde et naturelle que la formule architecturale adoptée par la plupart des romanciers. 627 

      Et de nouveau en 1931,

Un écrivain doit écrire comme un musicien fait sa musique et rien ne devrait plus ressembler à ce qu'écrit un spirite que ce qu'écrit un écrivain. 628 

      La modulation musicale de la prose apparaît donc comme le moyen de poétiser la prose, tout en se passant des moyens -- musicaux eux aussi, mais différents -- du vers. Mais rien ne nous empêche de penser que ces moyens musicaux du poème sont en fait d'un certain type, toujours le même (rime et assonance, mètre et césure, diction, déclamation, et tous les jeux : répétitions, échos, cadences, etc.), tandis que les moyens musicaux de la prose seraient d'un autre genre, ne s'apparenteraient pas de la voix et du chant, mais des instruments de musique, ou de l'orchestre, et des formes de composition musicale comme la sonate ou la symphonie, ondoyantes, « narratives ». Paul Valéry en indique le chemin dans l'Avant-propos à la connaissance de la déesse:

«Par Berlioz et par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets de la littérature. [...] une époque vint pour la poésie, où elle se sentit pâlir et défaillir devant les énergies et les ressources de l'orchestre. Le plus riche, le plus retentissant poème de Hugo est très loin de communiquer à son auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports; et, dans l'ordre quasi intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images d'une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la symphonie; et qu'elle exténue jusqu'au silence, ou qu'elle anéantit d'un seul coup, laissant après elle dans l'âme l'extraordinaire impression de la toute-puissance et du mensonge... 629  »

      Ce qui rend possible pour Giraudoux de faire de la poésie avec le roman, de la poésie quelquefois très pure dans certaines longues phrases qui tiennent de l'ode, comme la fameuse phrase de 616 mots de Suzanne et le Pacifique 630  , ou de l'élégie, comme de nombreuses phrases de Simon le Pathétique, c'est qu'au contraire des Symbolistes, mais en suivant leur modèle, ce n'est pas une pensée dont il cherche à faire la quadrature dans une forme poétique, mais une histoire, une fable, un conte; la liane d'un récit, avec ses méandres 631  , ses retours, ses arrêts et reprises, sa flânerie, sa musardise, sa coquetterie, dont la souplesse, la variété s'accordent mieux que le carcan d'une pensée même infiniment riche aux articulations grammaticales et syntaxiques de la langue, aux possibilités multiformes -- et sensuelles -- des figures et des jeux du langage, surtout soumis aux caprices d'un talent exceptionnel. C'est ce flirt comme méthode que nous évoquions plus haut. Peut-on concevoir caractère littéraire plus idyllique que ce flirt, cette flânerie caressante qui s'arrête à tout et à rien ?

      Il n'est pas le seul à cette époque à souhaiter un roman poétique où les mots dansent avec la réalité. Virginia Woolf, qu'il ne semble pas connaître, l'exprime dans ses articles des années 20. Où trouver une meilleure explication du roman giralducien que dans ces lignes qui ne lui doivent rien, où Virginia Woolf, dans sa Lettre à un jeune poète, rappelle à son correspondant que la mission des poètes avait été d'écrire sur les autres, il y a deux ou trois cent ans :

«...Non seulement nous vous [les poètes] demandions du drame, les subtilités de la nature humaine, mais encore, si incroyable que cela puisse sembler aujourd'hui, nous vous demandions de nous faire rire...[...] ce n'est qu'une nécessité temporaire qui vous a enfermé dans votre chambre, seul avec vous-mêmes... [...] Voici votre problème maintenant : [...] trouver, à présent que vous vous connaissez vous-même, les vrais liens entre ce moi que vous connaissez et le monde extérieur. C'est un problème difficile. [...] Tout ce qu'il vous faut maintenant, c'est vous mettre à la fenêtre et laisser votre sens du rythme battre, battre, hardiment et librement jusqu'à ce qu'une chose se fonde dans une autre, jusqu'à ce que les taxis dansent avec les jonquilles, jusqu'à ce qu'un tout soit fait de ces fragments épars.. [...] C'est là peut-être votre tâche : trouver la relation entre des choses qui semblent incompatibles et qui ont pourtant une affinité mystérieuse, absorber toute expérience qui s'offre à vous, sans crainte, et dans sa plénitude, de telle sorte que votre poème soit un tout, pas un fragment; repenser la vie humaine en termes de poésie et ainsi nous redonner tragédie et comédie au moyen de personnages non pas longuement étirés à la manière du romancier mais condensés et synthétisés à la manière du poète. 632  »

      Ce qui éblouissait -- et accablait -- les poètes à partir de Baudelaire, lorsqu'ils écoutaient de la musique, c'était la liberté de la musique. «La poésie, sans doute, n'est pas si libre que la musique dans ses moyens. Elle ne peut qu'à grand peine ordonner à son gré, les mots, les formes, les objets de la prose. Si elle y parvenait, ce serait poésie pure.», dit Valéry 633  .

      Mallarmé, dans les pages célèbres de Divagations, en 1886, avait jugé indispensable de réserver un domaine de la parole à l'essentiel, qui serait la poésie proprement dite, par opposition à l'autre usage de la parole, qualifié d'«universel reportage». Mallarmé désirait qu'après avoir dit «une fleur!» ... «musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets  634  », et on sait qu'il a ouvert ainsi une ère qui aura duré plus d'un siècle et n'est pas terminée, où le mode du récit, qui avait toujours eu sa place dans les genres poétiques et que la poésie baudelairienne assumait encore 635  , s'en trouve séparé, exclu. Le geste est répété, renforcé chez tous les héritiers du Symbolisme, par Valéry surtout, dont le refus catégorique du récit est bien connu 636  , ainsi que le fameux débat avec l'abbé Brémond autour de la notion de poésie pure 637  , mais aussi par Breton, qui s'appuie sur Valéry, et jusqu'à Sartre, qui reconnaît tacitement l'antinomie entre poésie et prose dans Qu'est-ce que la littérature?, et plus récemment Yves Bonnefoy.

A quoi bon la merveille, écrit Mallarmé, de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant; si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure 638  .

      À quoi bon transformer la matière en musique si c'est pour lui demander de redonner la matière? À quoi bon écrire de la poésie si ce n'est pas pour qu'en émane l'unité de l'objet sensible et de l'objet métaphysique, c'est-à-dire le symbole? À partir de Baudelaire, mais surtout à partir du symbolisme la poésie a la vocation de penser : Mallarmé l'a écrit lui-même dans sa célèbre lettre à Paul Verlaine du 16 novembre 1885 : «l'explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence...», une vocation qui s'accentuera jusqu'à devenir clairement philosophique ou métaphysique, et dont on fera grand abus.

      C'est aussi sur ce point qu'on peut comprendre comment Giraudoux se détache et cherche à dépasser ou du moins à se distinguer de l'héritage symboliste. Giraudoux ne craint pas «la gêne d'un proche ou concret rappel», où perce une séparation chrétienne et même augustinienne entre l'essentiel et l'illusoire. Lui qui «trouve assez d'épaisseur à la surface du monde» (I, p. 154), il veut même que ce proche et concret rappel soit la présence et la forme même, autrement dit allégorie de cet essentiel, qui ne saurait en avoir d'autres, et non plus son symbole. Peut-être d'ailleurs le symbolisme s'est-il essoufflé à cause de sa méthode même : comme l'oeuvre d'art pour les romantiques d'Iéna, le symbole ne débouche hélas sur aucune révélation métaphysique, mais seulement sur l'oeuvre même, comme ce fut le cas pour cette étrange et extraordinaire spectacle total que devait être Le Livre de Mallarmé. L'art de Giraudoux consiste à chanter le charme modeste de cette incarnation dans les choses où il voit la présence même. Giraudoux entérine la prééminence symboliste de la poésie -- il la tenait déjà des romantiques allemands --, mais il ne lui assigne pas comme Mallarmé le but théosophique de révélateur métaphysique, d'explication, ce que seul le symbole philosophique peut accomplir, en tous cas dans la vision mallarméenne, et surtout il n'exclut pas qu'elle puisse être narrative. Ce n'est pas un fardeau qu'elle aura à porter que de conter.

      Le roman, au lendemain de sa «crise réaliste» -- crise où son prestige a atteint une sorte d'apogée mais a aussi souffert de l'association avec le naturalisme et la complaisance de ce dernier pour la description de la déchéance -- le roman doit retrouver de nouvelles lettres de noblesse, dans l'élan des nouvelles forces de vie qui fusent dans diverses directions avec le post-symbolisme. Comme il est une forme très libre, peu codifiée, la situation permet l'apparition du roman poétique. Michel Décaudin a rappelé comment, dans le sillage du symbolisme, on avait vu paraître, au tournant du siècle, des romans en vers. Il cite : Clara d'Éllebeuse ou Almaïde d'Etremont de Francis Jammes, Jacques de Léo Larguier, Lise de Luc Durtain, les contes en vers de François Coppée. De même Raymond Queneau qualifiera son Chêne et chien (1937) de roman en vers 639  . Le roman giralducien est tout autre chose. Il n'est ni prose en vers, ni prose rythmée. Giraudoux n'utilise aucun des signes extérieurs classiques du poème, retours à la ligne, réitérations, etc. Au contraire de Mallarmé, pour qui la rime est bien le fait poétique essentiel, parce qu'elle postule une équivalence symbolique entre deux mots ou deux vers 640  , Giraudoux ne peut imaginer «faire des vers» (I, p. 154). Giraudoux écrit un poème qui se donne les moyens de la prose 641  .

      Giraudoux se montre ici un parfait émule du Fénelon de la Lettre à l'Académie (1716) défendant la position anti-classique contre ses nombreux détracteurs qui craignaient la force poétique de la prose d'art : «Notre écriture est pleine de poésie dans les endroits même où l'on ne trouve aucune trace de versification» 642  . Avec Fénelon et la Lettre à l'Académie, lecture obligée de tout lycéen, nous tenons la définition du «sublime provincial», bien proche des leçons de ce rhéteur de l'époque alexandrine dont nous parlions plus haut, Démétrius.

«Je veux un sublime si familier, si doux, et si simple, que chacun soit d'abord tenté de croire qu'il l'aurait trouvé sans peine, quoique peu d'hommes soient capables de le trouver. Je préfère l'aimable au surprenant et au merveilleux. Je veux un homme qui me fasse oublier qu'il est auteur, et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi. 643  »

      Ce passage, qui est suivi d'une citation de la seconde églogue de Virgile, ne définit pas seulement l'idéal pastoral fénelonien, il désigne l'esthétique pastorale en général 644  . Le sublime provincial giralducien s'apparente étroitement à cette esthétique pastorale. L'idylle antique proposait le modèle gracieux d'une réalité « provinciale » 645  chantée en cherchant le trait de moeurs amusant, dans une langue très raffinée, pleine de références et de réminiscences classiques et remplie d'images gracieuses et d'humour -- ceci définit l'alexandrinisme, et nous savons que Giraudoux a pris la peine d'indiquer dans Suzanne et le Pacifique, «j'eus mon alexandrinisme à moi» (I, p. 556). Le sublime de l'idylle chez Giraudoux, outre les caractéristiques empruntées à son modèle antique, résulte de la combinaison d'éléments thématiques giralduciens récurrents et du traitement de l'espace et du temps. Une thématique générale, d'abord : la jeunesse, comme l'a apprécié le poète G.-E. Clancier 646  , caractéristique principale de tous les personnages des oeuvres narratives de Giraudoux et force motrice sous-jacente à la narration, elle en explique l'enthousiasme et la candeur, la nostalgie et la joie, et s'associe d'autres caractéristiques telles que la virginité, l'innocence, la pureté, la netteté et le «langage doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle 647  » -- toutes considérations qui faisaient «irrésistiblement» penser Joe Bousquet «à un homme prisonnier d'un enfant. 648  » Ensuite le loisir : aucun personnage giralducien ne travaille ou ne donne l'impression de travailler, y compris Jacques dans Combat avec l'ange -- les personnages de Giraudoux pourraient être nommés, non pastores otiosi, mais juvenes otiosi -- les bergers chez Giraudoux se nomment chef cantonnier (Benoche, au chapitre II de La Pharmacienne), contrôleur des poids et mesures (Suzanne et le Pacifique). Autres caractéristiques thématiques : la luxuriance de la nature, «endimanchée», quand elle entre dans le tissu narratif, ou bien le luxe, «du coeur» ou des objets (dans Bella et Églantine surtout); la douceur anacréontique (pas de sueur, pas de violence, pas de conflits, pas de drame), douceur rehaussée par la présence dans le tissu narratif de mentions de suicide, de noyade, de maladies graves et mortelles, de tortures, de supplices -- autre point commun avec le roman romantique; dans Les cinq tentations de La Fontaine, Giraudoux dit expressément : «Peut-être que la douceur ne peut être une grande douceur que tendue sur la cruauté même 649  », autrement dit, pas de mièvrerie, pas d'eau de rose, mais une valeur morale aristocratique, philosophique. Le sublime est également le résultat du traitement de l'espace : le locus amoenus est un topos généralisé, jamais de pluie, ni d'orage, rien que du beau temps et du pittoresque. La fin de Bernard, le faible Bernard, est à cet égard exemplaire, car elle rassemble tout ce que nous venons de souligner:

Le soleil étincelait. C'était l'heure où dans chaque famille de province, dans chaque chambre d'étudiant, un jeune homme aux joues brillantes s'éveille en sursaut et court à la fenêtre. Dans ce matin ignorant où tout sentiment, pour le coeur encore engourdi, devient un remords, il songe avec angoisse, pêle-mêle et sans mesure, à son meilleur ami, dont il aime à torturer les mains sincères, aux yeux inégaux de sa maîtresse, chaque jour plus fidèles, chaque jour moins familiers, à la fiancée qu'on lui prépare, dans le luxe et dans la douceur, pour une volupté et une amitié infinie. Il contemple la campagne de France : il frissonne. Le ciel est tout bleu; la terre toute verte. Les oiseaux chantent dans les nids. Les abeilles bourdonnent autour des oeillets et des roses. Vers l'étang, bordant les prairies encore brumeuses, coule la rivière avec ses ruisseaux.» (I, p. 222-223)

      Comme disait Philippe Soupault, «Les indifférents, ombres de Jean Giraudoux, sont de dangereux, de délicieux poètes. 650  » Le sublime de l'idylle est aussi produit par le traitement du temps. Il est remarquable que Giraudoux puisse, comme il le fait, retenir la chronogenèse romanesque réaliste sans les moyens du poème, sans employer, par exemple, l'infinitif; qu'il puisse empêcher qu'une histoire se développe chronologiquement, ou si cela arrive, que ce soit une dérive, une promenade, et non pas une action; retenir la chronothèse en s'attardant aux détails, en flânant, en ralentissant le temps comme au début de Suzanne et le Pacifique, « C'était pourtant un de ces jours où rien n'arrive » (I, p. 465), ou de Juliette au pays des hommes, « Le ruisseau soudain ne coulait plus... » (I, p. 785). Il n'a pas employé le mot, mais c'est bien le sublime que désigne Dominique Noguez dans son article intitulé «La dernière couche du palimpseste, le style de Giraudoux. 651  » Le sublime est travail du style, dans son abondance de figures de conciliation (oxymores, hendiadis) ou de contraste (paradoxes, antithèses), d'humour tendre (syllepse, on pourrait parler d'un Witz giralducien), par le rythme et la musique des anaphores, des épiphores, des asyndètes. Le sublime provincial produit par tout ceci est bien un sublime à la Théocrite et à la Fénelon, mais l'idylle giralducienne a recours à la rhétorique de l'émerveillement et de la surprise pour entretenir son plaisir, elle fait souvent place aux images de la surprise : la soudaineté, la nouveauté, la primauté, et aux images lumineuses connexes : étincelant, éclairant, brillant, apparition, beauté sont des mots qui reviennent fréquemment chez Giraudoux.

      Paul Valéry, communiquant à Giraudoux, dans une lettre du 1er janvier 1919, ses «impressions voluptueuses de Simon le Pathétique» écrivait : «C'est presque le défaut de votre art que la certitude où il doit vous conduire, de prendre votre lecteur dans un réseau de soie. On n'use pas d'un système si savant et si souple de trouvailles, sans en connaître l'infaillibilité. [...] «Ah! si j'en parlais à d'autres que vous! -- je vanterais cette prose insaisissable, mais qui saisit; cette continuité d'agréments tous véritables, mais tous essentiels, dont le tissu est sans prix; -- cette légèreté, non sèche, mais élastique et vivante; cette modulation perpétuelle du ton intellectuel au ton le plus sensuel, ou sensible, ou sentimental; avec des rachats, des réserves, des substitutions imprévues si bien calculées... 652  »

      Le lyrisme, autre indice du sublime et de l'idylle, est marqué par la minceur psychologique des personnages et la prééminence du « je ». «J'écris toujours à la première personne? parce que je ne veux pas faire l'artifice de créer un autre personnage 653  ». Les personnages giralduciens n'ont pas de psychologie, pas de personnalité propre. Ils s'expriment par boutades, par sentences, par remarques subites comme s'ils sortaient de leurs pensées, ou par des répliques en duo qui rappellent les chants amoebées. Ils expriment moins des sentiments que des points de vue. Ils semblent de simples accessoires du romancier, ou plutôt du poète pour donner voix à l'une de ses potentialités, une attitude de faire-valoir. Seuls les personnages des années trente, Maléna, Edmée, ne sont pas pure intellectualité. Les romans de Giraudoux sont très rarement, exceptionnellement polyphoniques, c'est presque toujours la monodie du « je » que nous entendons, même lorsqu'une hésitation entre le personnage et le narrateur fait alterner le « je » et, par exemple, dans Bernard, le faible Bernard, on lit «Je cherchais en vain, mon amie, à saisir sur vos traits...» et au paragraphe suivant : «Bernard cependant, dans sa province, renonçait à épouser Renée.» (I, p. 211). mais Bernard nous prévient lui-même dès la première page:

C'est avec lui-même que Bernard discutait ainsi (I, p. 187)

      Ce « je » presque toujours lyrique est le principal ressort poétique du roman giralducien. Il l'est de diverses manières, « je » adolescent dans les Indifférents, tenant à jouir de chaque privilège de l'enfance:

Et je tiens, pendant l'heure qu'il me reste à être enfant, à m'amuser une dernière fois des enfantillages du monde, des grosses dames qui s'enfournent dans les trams, des policemen qui glissent sur une pelure d'orange... (I, p. 182),

      « je » amoureux dans Simon le Pathétique, «J'étais heureux... Comment donc souffrir» (I, p. 335), ou

Je prétendais que le bonheur est un fait... Il y avait toujours un vieux monsieur aux yeux tristes, au col rapé, pour m'encourager et me soutenir. (I, p. 321)

      « je » joueur dans Siegfried et le Limousin, « je » nostalgique, « je » tendre, et toutes les variantes du « je » joyeux, qu'on trouve à chaque page de son oeuvre. Et même quand le « je » disparaît momentanément, c'est encore lui qui se profile en arrière d'un autre personnage; celui, par exemple, de «Mademoiselle» au chapitre II de Suzanne et le Pacifique, à qui il prête des paroles qui sont clairement les siennes, lors du voyage vers Paris.

      À propos du Roman comme livre romantique, Ricarda Huch remarquait : «Il ne s'agit donc pas de ce que le poète représente, mais à travers ses livres, c'est lui-même que nous cherchons et le monde créé par ses propres organes. Aussi les poètes romantiques ont-ils préconisé la peinture d'eux-mêmes et les confessions... 654  »

      Ce « je » n'est pas tout à fait le seul ressort si l'on veut bien séparer les thèmes de celui qui les expose. Le roman giralducien est aussi un roman philosophique, parce qu'il joue continuellement avec des paires d'opposés -- le « je » et le cosmos, surtout -- qu'il cherche à concilier, et parce qu'il ne met pratiquement en scène que des situations à tonalité morale. Qu'on songe par exemple aux mots gravés sur le promontoire de Suzanne, au chapitre X, par un des marins qui la recueillent:

CETTE ÎLE EST L'ÎLE SUZANNE
OÙ LES DÉMONS DE POLYNÉSIE
LES TERREURS
L'ÉGOÏSME
FURENT VAINCUS PAR UNE JEUNE FILLE
DE BELLAC  655 

      D'où cette froideur d'allégorie qu'on a parfois reproché au récit giralducien. Le roman philosophique se discerne aussi à l'abondance axiologique, aux multiples premières fois, aux aurores, aubes, et commencements; mais aussi et surtout à la presqu'unique situation : un adolescent face à l'amour, une jeune fille face à elle-même, des êtres humains jeunes face à la question du bonheur. Sur le plan rhétorique, le roman philosophique ressortit au genre délibératif, nous l'avons déjà noté. Dans cette tradition, la délibération, qui porte sur l'opportun ou l'inopportun, a toujours pour objet, précisément, le bonheur. Le lyrisme giralducien chante cette quête à longueur de pages.

      Le roman giralducien est poétique par sa méthode. Elle reconnaît l'importance de chaque mot, de chaque métaphore:

... une métaphore seule, un noble mot seul peut trancher le noeud que fait soudain leur âme (I, p. 389)

      et la méthode de composition , bien cachée au creux de Bernard, le faible Bernard, dit bien l'importance donnée à la liberté la plus complète de l'imagination :

C'est ainsi qu'il éveillait sa pensée avec des ruses parentes de celles qu'il employait pour exciter sa mémoire. Il lui fallait d'abord des moules où la déverser. Pour faire ses dissertations, il commençait par dessiner, au crayon de couleur, des cases sur du papier blanc. Il se représentait d'abord ses conférences à vide, en six ou sept paragraphes qu'il n'avait plus qu'à remplir au fur et à mesure. Le procédé avait réussi à Balzac, disait son scoliaste, et aussi à Dieu pour créer le monde. Mais, une fois ébranlée, son imagination ne connaissait plus de limites. Elle suivait son cours avec la logique d'un rêve. Elle supprimait les obstacles du temps, de l'espace. (I, p. 190) 656 

      La logique du rêve n'a guère d'affinité avec le régime réaliste du roman dans la tradition française. Et les obstacles du temps, de l'espace y sont précisément les ressorts principaux de l'action. C'est l'inverse chez les Romantiques allemands, dans les romans et les nouvelles de Ludwig Tieck ou la Lucinde de Friedrich Schlegel.

      La clef de l'énigme de la prose giralducienne tient en ceci : elle est de la poésie qui se donne les moyens de la prose, et non pas, comme il semble à première vue et comme tous les critiques l'ont toujours approchée, de la prose se donnant des moyens poétiques. Ce renversement n'est pas trivial. En effet si nous prenons pour base que les récits giralduciens sont d'abord poésie, nous nous donnons les moyens de comprendre adéquatement les libertés qu'ils prennent avec les conventions du récit, les rapprochements audacieux et souvent neufs, les mots et expressions au plus haut point déconcertants, les raccourcis saisissants qui les ont rendus célèbres, tout le matériau qui a fait conclure à la trop fameuse préciosité, ainsi que leur intense lyrisme : les états d'âme, la joie, le bonheur, la mélancolie, la nostalgie sont le tissu de la narration pendant des pages et des pages dans les écrits de Giraudoux jusqu'à Bella au moins, et c'est une raison de plus pour nous de croire adéquat de les appeler idylles car ils sont avant tout musique de l'âme. La poésie et la musique sont toutes deux des représentations immédiates d'états d'âme 657  . Giraudoux aura pu sur ce point être convaincu par la théorie de l'art de August-Wilhelm Schlegel.

      Tout est affaire de style, donc d'école, pour reprendre un terme scolaire cher à Giraudoux. Trois écoles apparaissent dans l'oeuvre de Giraudoux : l'école des Indifférents, l'école du sublime et l'école du bonheur. La première est le titre d'un ouvrage, les deux autres d'anciens titres écartés de la rédaction finale. L'École du sublime fut le titre de la première des quatre parties de Simon le Pathétique jusqu'en 1923. Elle comprenait les chapitres I, II et III. La division en parties ne disparut que dans l'édition de 1926, chez Grasset, c'était la troisième version publiée après celles de 1918 et de 1923. Les trois autres parties étaient : II. Le printemps (chapitres 4 et 5), III. L'été (chapitres 6, 7 et 8), et IV. Triomphe du pathétique (chapitres 9, 10 et 11). Les bouleversements dans l'ordre des chapitres, dans la troisième partie notamment, témoignent de la recherche intense d'un équilibre délicat 658  . École de bonheur est le nom d'une partie de section d'un plan en neuf chapitres de Siegfried et le Limousin, qui comportait aussi Séries d'interviews avec les grands allemands, et Ludendorf.

      La nostalgie giralducienne et la quête obsessive du bonheur sont aussi un autre signe de l'appartenance du roman et du récit giralduciens au genre pastoral. Mia Irène Gerhardt remarquait dans son Essai d'analyse littéraire de la pastorale, que si l'expression de l'amour est l'élément dominant de tout le genre pastoral, «on trouve que le caractéristique le plus frappant de cette expression est la prédominance de la note triste. 659  » La mélancolie s'introduit dans la pastorale dès la Renaissance, en même temps que l'italianisme. Mais l'Astrée, malgré ses amours contrariées et ses désespoirs, est un roman d'une incontestable bonne humeur.

      Symétries, alliances, coïncidences, surprises : tels sont les circonstances naturelles où se meut la pastorale traditionnelle comme le réalisme giralducien. Il le dira lui-même en 1928, dans cette formule mille fois citée :

«les éléments nouveaux que nous avons introduits dans le roman [sont] : la fantaisie, le rêve, l'arbitraire.» 660 

      Il ne faut pas attendre du « roman » giralducien qu'il respecte le contrat de lecture du roman réaliste dans le style du XIXe siècle. C'est pourtant ainsi qu'il est presque toujours lu, même par les spécialistes, par une sorte d'attraction modale. Le besoin d'une forte illusion référentielle est tel -- qu'on pense à la puissance de celle-ci chez un Maupassant, par exemple --, qu'ils la cherchent à tout prix. Maurice Blanchot, qui cherche les règles du roman poétique dans plusieurs pages de Faux Pas 661  , écrit dans «L'énigme du roman» : «Le roman est menacé quand il risque de devenir un documentaire, mais il ne l'est pas moins -- et peut-être plus profondément -- lorsqu'il devient l'objet d'un art qui se donne à lui-même ses propres règles, lorsque le langage prétend tirer du seul système de ses ornements les formes d'un univers viable, en un mot lorsque le roman prétend trouver sa loi dans une nécessité que ne fonde pas une apparence de « vérité » et de « vie ». C'est au réalisme que le roman, malgré toutes ses métamorphoses, revient comme à la seule convention qui lui appartienne.» [...] «si grands que soient les excès d'imagination dans un roman, il ne peut qu'il ne les présente comme expression d'une réalité, comme fragments d'un monde qui a droit à la subsistance 662  .» Friedrich Schlegel aurait ri de telles assertions.

      Le roman giralducien, en déstabilisant sa base réaliste, a lancé un défi poétique à la fiction et tenté de le relever. C'est ce qui en fait un genre à part qui n'a guère à voir avec le roman réaliste et consacre l'originalité de Giraudoux en son époque. Mais Giraudoux est bien de la même famille que son La Fontaine,

Sa drogue, c'est l'opium du réel [...] le domaine réel du coeur et de la nature, son annexe. 663 

      Quelle erreur, par conséquent, que d'accuser Giraudoux d'un trop de confiance en le langage, ou de cratylisme! C'est au contraire à une mise en demeure poétique, à une mise à l'épreuve du langage qu'il a consacré tous ses efforts, et ce défi correspond donc bien, à sa manière, à ce que Mallarmé a nommé le «jeu littéraire par excellence». Il s'agit pour lui aussi de faire coïncider un pur délice de l'oreille avec un délice de l'esprit. Mais comment y parvenir quand on a renoncé à la musique du vers? Joe Bousquet avait dit de Giraudoux qu'il était «le maître des écrivains ovidiens» et qu'il avait «transformé la pensée en émotion en l'exprimant sous la forme vivante d'une métamorphose 664  ». Et Giraudoux, dans les Les cinq tentations de La Fontaine, écrit:

Les deux glandes du poète : le goût de la métamorphose, qui nous ouvre le monde, et le goût de la métaphore, cette métempsycose des pensées profondes ou banales. 665 

La poésie dit ce qu'elle veut dire, jamais le poète, ou ce n'est plus un poète. 666 

      La prose giralducienne doit donc être comprise comme idylle. Et ce à trois niveaux inséparables : L'idylle est d'abord dans la forme choisie -- le poème narratif, idylle d'écriture; elle l'est ensuite dans le choix des thèmes et des représentations, mises en scène dans cette forme; elle l'est enfin dans la façon dont ces choses sont dites -- le style. Elle est, nous l'avons vu, écriture heureuse, non contrainte, non mercenaire; elle est repos; elle est jouissance de l'aventure du poème; jeu libre et libérateur où la raison n'intervient que pour ordonnancer l'aisthésis et en décupler la jouissance; c'est ce que Schiller et Adorno ont dessiné comme l'idéal de la «naïveté épique», idéal du poète sentimental; c'est l'idylle comme configuration structurante du récit. Au contraire de des Esseintes, et de Gide (Urien, Paludes) elle ne met pas des bagues à tous les doigts, elle ne parle pas de la poésie, elle fait de la poésie. Elle est de plain pied avec le monde, pas au-dessus, ni retirée; elle ne fuit rien, elle crée, elle choisit, elle préfère, souriante. Elle offre au lecteur la jouissance d'un chronotope idyllique, espace-temps produit par l'écriture heureuse, où la pesanteur est levée, où la fable est non pas exactement délestée de tout drame, de toute horreur, mais où ces circonstances sont le fond sur lequel se détache la décision idyllique, le parti pris stoïcien du bonheur. Dans le « roman » giralducien le lecteur est convié à une promenade, à un flirt avec la réalité, il est introduit dans un locus amoenus, ou une série de loci amoeni, et plongé dans une durée bergsonienne 667  , c'est-à-dire non pas exactement hors du temps, mais plutôt dans la jouissance du temps, non pas exactement hors de l'Histoire, mais plutôt hors de la pensée de l'Histoire.

      L'idylle giralducienne, loin d'être frivole, a pour fondement un sentiment profond et très réel de la détresse humaine et elle tente d'y faire pièce. Le jeune Giraudoux a dû en recevoir le choc probablement dès son arrivée à Paris dans les premières années du siècle 668  , mais sa pudeur, son idéal poétique classique lui ont dicté de la masquer, de la rédimer par l'art et d'effacer les traces de cette rédemption le plus complètement possible. Le Giraudoux adulte a souvent au contraire dénoncé, à partir de Bella surtout, mais dès Simon le Pathétique, ce que le monde a de vil, de laid, de «veule», «ce monde d'égoïsme, de lutte, d'infamie», dit-il dans Bella (I, p. 991), «ce bas monde», répète-t-il dans toute son oeuvre, ce «couvent terrible des humains» (I, p. 1125) où vivent les «hommes, moisissure suprême de l'univers» (I, p. 1124).

      L'idylle est donc chez Giraudoux une décision et un programme esthétiques. En tant que décision esthétique elle est nécessairement morale et même, par extension, politique puisqu'elle est acte et résultat d'une préférence qui propose au lecteur, à la cité, un exemplum, une explication de l'état heureux, et elle est encore par là-même pharmakon. De l'idylle-remède on a un exemple frappant au chapitre ix de Bella, chapitre final si poétique où Fontranges, seule figure paternelle de l'univers giralducien, se surprend tout à coup, après la mort de Bella, à faire des métaphores :

C'était la première métaphore qui eût jamais traversé le front d'un Fontranges. C'était le mouvement le plus facile de l'imagination, mais Fontranges en frémit comme d'un changement de nature. Que se passait-il? Allait-il devenir poète maintenant? Il éprouvait un peu de vanité, il se sentait plus léger. [...] Un dieu inconnu illustrait la vie de Fontranges. [...] Que ne peut-on comparer dans la vie? De chacun de ses meubles, de chacun de ses gestes, de chacun des jeux de lumière du jour ou des lampes, il sentait maintenant qu'il lui eût suffi d'un peu d'intelligence et d'un peu d'invention pour dégager et délivrer un génie scintillant. Qu'il allait être consolant de vivre, si le monde réel se cousait ainsi à un monde imaginaire! (I, p. 992-993)

      «Consolant», dit bien Giraudoux ! Qu'il allait être plaisant de ne pas avoir à quitter un monde pour entrer dans l'autre! Qu'il allait être consolant de ne pas avoir à distinguer un monde divin d'un monde déchu, un monde libéré par l'imagination et l'intelligence d'un monde asservi! Un monde heureux d'une sordide prison! Et tout cela grâce à la poésie. Joe Bousquet le remarquait : «La beauté est l'enchantement d'un monde qui endort ses servitudes. [...] Il [Giraudoux] annihile tout ce que l'habitude engourdit. 669  »


Conclusion

      La prose poétique de Giraudoux demande au lecteur de romans une bonne volonté hors du commun, un consentement peu ordinaire. Mais dès que celui-ci est disposé à les accorder, dès qu'il accepte de délaisser la fable et qu'il s'attarde aux méandres des phrases pour euxmêmes, qu'il ajuste son regard pour voir ce que voit Giraudoux, pour s'émouvoir de ce qui émeut l'écrivain, dès qu'il se résout à ne plus lire un roman au sens traditionnel, c'est-à-dire selon le code «réaliste-lisible» du roman du XIXe siècle, mais une sorte de poème plus ou moins narratif, plus ou moins descriptif, tout s'ouvre et se déploie, tout s'enchaîne et s'envole, et sa lecture est récompensée de jubilation.

      L'oeuvre de Giraudoux est secrète, et tout à la fois volubile et joyeuse. Elle demande une nonchalance attentive, un repos, un délaissement de soi actif. Elle est rétive au point de vue économique (d'où la détestation du roman réaliste bourgeois), elle est réservée devant le point de vue comparatif, fermée devant le soupçon. Elle est généreuse au contraire, ouverte au point de vue non-discursif, au point de vue sensible du poète, à celui qui accepte de se laisser guider, comme Gide, en 1909, devant Provinciales : «J'aime à m'abandonner à lui sans trop savoir où il me mène; et qu'importe!...». Elle se donne au lecteur qui ne tient pas à prendre parti, qui n'a pas soif de drame, de sang, qui n'exige pas que le roman reproduise la réalité telle qu'il la connaît, qui, comme le poète, est «réfractaire aux projets calculés» (René Char).

      À celui qui a la souplesse d'accepter que l'auteur puisse passer -- qui accepte de passer lui-même d'un point de vue à son contraire; qui aura pris lui-même, par exemple,

la ferme décision de ne jamais céder dans la vie,... , la ferme décision de céder toujours dans la vie (II , p. 259),

      elle offre rires et émerveillements, plaisir et loisir. «Je suis bien convaincu que l'activité littéraire est un repos de la vie 670  », dit Giraudoux. Jean-Paul Sartre le remarquera en 1941, en parlant de Choix des élues : «le livre est fait avec des repos 671  ». Ce repos est le tempo de l'idylle. Ce repos est aussi l'otium que l'écrivain, tel Cicéron à Tusculum, s'octroie et propose à son lecteur désintéressé, ce qui exige de lui qu'il ne mène pas une vie mercenaire, que la productivité soit le moindre de ses soucis.

      À Benjamin Péret, qui lui demande, en septembre 1924 : «À quoi occupez-vous vos loisirs?», Giraudoux répond : «Je n'ai pas de loisirs, me dit-il d'abord; puis il sourit et ajoute : cependant, j'ai plus de plaisir à faire l'amour et à dormir qu'à faire toute autre chose. Autrefois j'aimais beaucoup les voyages... 672  » Giraudoux craignait sans doute de ne pas être compris du jeune poète, laborieux journaliste, de 17 ans son cadet. Ce que nous savons de la vie professionnelle de Giraudoux montre qu'il avait organisé son travail de telle sorte que ce soit une sorte de grande vacance continuelle. Il s'est ingénié toute sa vie à ne pas faire carrière et à occuper des emplois qui soient des sinécures, ainsi pendant sept ans, de 1926 à 1933, à sa demande, sa mise à la disposition de la commission d'évaluation des dommages alliés en Turquie, affectation qui pour tout autre que lui aurait été vécue comme un enterrement de première classe, un cul-de-sac du point de vue de la carrière! Et Lucien Bonzon a raconté avec quelle insistance le jeune Giraudoux, dès l'époque de son séjour à Harvard, n'ambitionnait que d'être nommé commis de chancellerie, poste obscur et subalterne qui lui aurait permis de voyager et d'éviter de trop absorbantes responsabilités 673  . Mallarmé, lui aussi, avait appris l'anglais «pour parler la langue et l'enseigner dans un coin, tranquille et sans autre gagne-pain obligé 674  ». Comme Fontenelle, jamais Giraudoux ne fut propriétaire de biens immeubles. Jamais, à vrai dire, il n'exerça d'autres pouvoirs que ceux de l'imagination. Jacques Body écrit : «Si Jean Giraudoux a partagé le train de vie de la haute bourgeoisie, il n'en a jamais eu les pouvoirs : l'argent placé et qui rapporte, la propriété, le droit de commander, le pouvoir sur autrui 675  »

      Cette incursion dans la biographie nous donne la contexte psychologique de l'activité d'écrire giralducienne, de ces fameux «repos». Giraudoux va encore au-delà de ce détachement. Dans une entrevue de 1926 il déclare : «L'écriture est un accident dans la vie du poète 676  .» Cette déclaration d'un Giraudoux de 44 ans, faisant référence, dit-il, aux conceptions de sa jeunesse, montre que la poésie est bien plus qu'un art supérieur du langage, elle est avant tout pour lui un mode de vie, un art de vivre, l'exercice d'une attitude et d'un point de vue sur le monde -- un point de vue orphique, pourrait-on dire, et assurément romantique allemand --, et qu'elle impose et suppose par conséquent des choix, c'est-à-dire une éthique.

      La prose de Giraudoux exige de son lecteur un goût qui pèse peu économiquement, mais qu'il ait -- c'est très important -- l'amour du mot juste, le goût du jeu esthétique, allié à l'exigence de la liberté, et par-dessus tout peut-être le sens du risque métaphysique, et un grand besoin de sublimation du réel jugé déficient, c'est-à-dire de sublime, en un mot qu'il ait cet enthousiasme dont Shaftesbury se fit le très influent théoricien à l'époque moderne 677  . Elle suppose aussi un ennui souriant et affable à l'égard du confort de lecture « bourgeois », de la littérature de divertissement, de la morne redondance du récit linéaire réaliste, tout en en jouant d'ailleurs parfois le jeu -- par jeu, par commodité. Elle suppose le plaisir actif d'une littérature potentielle montée non sur l'aléatoire et l'inconscient -- piètre armement, pour un Giraudoux, devant l'inconnu! --, mais sur la pratique d'un équilibre mi-sérieux, mi-moqueur, dont la réussite et la maîtrise -- jamais assurées -- s'acquièrent par l'art, le jeu, la ruse, entre raison joueuse et raison abolie, entre sentiment tout-puissant et sentiment impuissant, entre toute chose et son contraire, avec une faim pour ce pâtir, cette « souffrance » du dire poétique qui au moment de se clore, se résout en félicité.

      Si l'on se place du point de vue de Giraudoux, qui est le point de vue de la Bildung allemande, l'homme est en formation. En 1924 André Breton définissait le Surréalisme comme «automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer [...] le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale». Une telle vue ne peut recueillir l'adhésion de Giraudoux . Cependant la technique surréaliste, en tant qu'elle «repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à elle, à la toute­puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée» 678  , est proche de la technique d'invention giralducienne. Il le dit à Benjamin Péret. Mais elle livre chez Giraudoux le matériau sur lequel il va travailler pour effacer la trace de tout travail 679  .

      La prose giralducienne suppose que sur cette corde tendue vers la vie future, ou plutôt la vie devant soi, où le moi joue avec le monde, avec sa joie et tout l'inconnu, respectueux de toutes les formes du vivant, il ne s'attarde pas à ses propres effets, n'insiste pas, n'accumule pas, ne regarde pas en arrière, reste «vierge». Ceci n'a été exprimé nulle part mieux que dans Privas, juillet 680  , un des derniers textes de Giraudoux. Comment mieux définir le plaisir et la torture d'écrire! «Poète, je dois l'être», écrit Giraudoux dans L'École des indifférents (I, p. 154), mais il méprise les poètes de métier. Dans deux de ses essais recueillis dans Littérature, il fustigera les «faux» romantiques et leur désir d'être des «fonctionnaires des lettres» :

      C'est leur renoncement devant la grandeur de la nature qui leur a fait réclamer avec intransigeance la liberté des lettres : non-sens absolu pour les poètes, comme eux, fatalistes et déterministes. Au lieu de juger que tout coup du sort porté à un poète est la seule chose qui puisse lui rendre sa liberté vis-à-vis de la providence et des hommes, ils se sont acharnés à revendiquer pour leur confrérie ce que les autres corporations appellent la liberté, c'est-à-dire une charte, c'est-à-dire un respect mutuel des lois et des habitudes, c'est-à-dire l'esclavage 681  .

Peu lui chaut d'être poète, il est le «sourcier de l'Éden» , Éden dont il est «très possible» qu'il soit «chassé» lui aussi (I, p.853).

      Ce que nomme inlassablement Giraudoux, ce n'est pas l'impérissable, car toute parole est vouée au risque, toute nomination mangée de tous côtés -- Giraudoux n'aime pas le style sublime, auquel il trouve «je ne sais quoi de bestial, d'impitoyable», et qui serait nécessaire pour l'exprimer; il n'aime pas non plus les chefs-d'oeuvre 682  --, ce n'est pas l'impérissable mais l'imputrescible, pour reprendre une autre image à René Char : c'est-à-dire au delà de la Beauté, de la Liberté, l'appel irréductible d'une réalité sans concurrente, idyllique, peuplée d'êtres ardents, vivants, innocents, qui sont moins des personnages que des points de vue sur des problèmes, que des projections d'un moi en formation, ivresse qui souffre, bonheur qui ne désigne pas un âge d'or révolu, un éden perdu à jamais, mais l'enjeu même du « Poème », le risque du Poème, Éden projeté devant soi, lancé dans ce que Rilke a appelé l'Ouvert, sol instable, navigation sur crête de vagues, pont sur gouffre. Ainsi s'éclaire cette conception de la souffrance comme bonheur, qui rassemble stoïcisme et littérature et qu'on retrouve dans toute l'oeuvre de Giraudoux 683  . La nostalgie giralducienne est une forme de la joie. C'est pour ne pas la mépriser, la trivialiser, que la virginité, des êtres ou des innombrables « premières fois » et l'amour chaste sont essentiels chez Giraudoux, car le poème est «l'amour réalisé du désir demeuré désir» (R. Char), c'est-à-dire prise de conscience que le poème n'advient que si l'appel d'une réalité sans concurrente n'est pas éteint par son dessin, que si sa formulation, son expression le reconduisent sans l'épuiser; tandis que le moi, s'il doit recevoir le don du poème, doit demeurer «pur», naïf, «indifférent», inoffensif, «innocent».

      


[Précédent] [Suivant]