Introduction

      Le syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) a été décrit pour la première fois en 1981. Bien que l'agent causal, le virus d'immunodéficience humaine (VIH) soit connu, aucun vaccin n'est encore disponible pour enrayer sa propagation. De nouveaux traitements sont disponibles et les résultats obtenus sont encourageants mais nous ignorons s'ils parviendront à modifier à long terme l'issue fatale de la maladie.

      De nombreuses années peuvent s'écouler entre le moment de l'infection par le VIH et l'apparition des premières manifestations de la maladie. Parmi celles-ci, on retrouve de nombreuses pathologies des muqueuses buccales et du parodonte 1  . Certaines d'entre elles sont des marqueurs de la progression de l'infection 2   3  et plusieurs causent des problèmes majeurs aux personnes affectées, pouvant aller de la douleur entravant une alimentation normale jusqu'au processus infectieux ou néoplasique venant surcharger un système immunitaire déjà déficient. Puisque le dentiste est le seul professionnel de la santé formé pour à la fois prévenir, dépister et traiter les pathologies buccodentaires, il est primordial que les personnes vivant avec le VIH-SIDA puissent avoir accès à ses services.

      Pour bénéficier des soins buccodentaires les mieux adaptés à leur condition, les personnes vivant avec le VIH-SIDA doivent cependant informer leur dentiste de leur état de séropositivité. Or, partager cette information n'a rien d'un geste anodin. Plusieurs personnes vivant avec le VIH-SIDA hésiteraient à divulguer leur condition au dentiste 4   5   6   7   8   9   10  . Ignorant la séropositivité de leurs patients, les dentistes peuvent se montrer moins vigilants dans la mise en pratique des précautions universelles et dans le dépistage des lésions buccales, ce qui peut entraîner deux conséquences sérieuses pour la santé publique. Dans le premier cas, il risque d'y avoir une augmentation des cas d'infection au VIH par contamination professionnelle. Dans le second, l'absence de dépistage systématique peut entraîner des erreurs de diagnostic ou le traitement inadéquat des pathologies.

      Si la personne vivant avec le VIH-SIDA informe le dentiste de son état de santé, elle risque cependant que le dentiste soit réticent à la soigner. La documentation scientifique souligne en effet que plusieurs dentistes auraient une crainte exagérée de la contamination par le VIH et éviteraient de traiter les patients vivant avec le VIH-SIDA 11   12   13   14   15   16  . D'autres études rapportent que de 3 % à 28 % des personnes atteintes se seraient vues refuser des soins par le dentiste4 5 6 7 9 10  17   18   19  . Les conséquences de ce refus ne sont pas négligeables. Sans compter l'impact psychologique de cette forme de rejet, les personnes vivant avec le VIH-SIDA ont besoin, comme l'ensemble de la population, de soins buccodentaires. Par ailleurs, certaines pathologies buccodentaires sont très associées à la progression de la maladie1 2 3. Leur dépistage rapide est essentiel au maintien de la qualité de vie des personnes atteintes.

      Pour solutionner les problèmes d'accessibilité aux soins buccodentaires, certains préconisent la mise sur pied de cliniques spécialisées dans le traitement des personnes vivant avec le VIH-SIDA. Ces personnes seraient assurées de pouvoir y recevoir des soins sans discrimination et d'y trouver des dentistes familiers avec les manifestations buccodentaires associées à l'infection. Par contre, les dentistes se spécialisant dans le traitement des personnes vivant avec le VIH-SIDA sont peu nombreux et se retrouvent principalement dans les grands centres urbains limitant ainsi l'accès à ce type de soins en région. De plus, les personnes qui consultent en cliniques spécialisées risquent d'être identifiées comme séropositives en fréquentant de tels lieux. Bien que ces cliniques puissent s'avérer intéressantes pour les patients dont la maladie est très avancée, il reste qu'elles contribuent à stigmatiser les personnes qui les fréquentent. Par ailleurs, la question se pose à savoir si les soins buccodentaires que requièrent les personnes vivant avec le VIH-SIDA nécessitent un environnement spécialisé.

      Le caractère particulier de l'épidémie de l'infection au VIH a eu un impact majeur sur l'exercice professionnel de la médecine dentaire. Certains dentistes ont renforcé l'usage des précautions universelles avec tous leurs patients afin de faire face à la situation. D'autres ont refusé de fournir des soins à des patients porteurs du VIH. Au Québec, des témoignages non-documentés rapportés dans les médias, par des intervenants travaillant dans le domaine du VIH-SIDA et par des personnes atteintes nous indiquent que certaines personnes se sont vues refuser des soins par des dentistes. La crainte de vivre ou de revivre une telle situation pourrait alors amener des personnes vivant avec le VIH-SIDA à cacher leur état de santé au dentiste, ou à vouloir être traitées dans des cliniques dentaires spécialisées pour la population atteinte.

      Les problèmes d'accessibilité auxquels sont confrontées les personnes vivant avec le VIH-SIDA dans leur recours de soins buccodentaires étant une préoccupation importante de santé publique, nous avons voulu les étudier dans cette thèse. Plus précisément, l'objet de la thèse était d'étudier trois aspects de l'accessibilité aux services buccodentaires auprès des personnes vivant avec le VIH-SIDA au Québec, soit :

  1. La divulgation et la non-divulgation par les personnes vivant avec le VIH-SIDA de leur état de santé au dentiste ainsi que les raisons justifiant leur décision ;
  2. L'expérience par les personnes vivant avec le VIH-SIDA d'avoir été refusées par un dentiste après lui avoir divulgué leur état de santé ainsi que les raisons que leur a données le dentiste pour justifier son refus ;
  3. Les soins que les personnes vivant avec le VIH-SIDA ont reçus depuis le diagnostic de leur infection au VIH et le type de cliniques dentaires dans lesquelles elles préféreraient recevoir leurs soins ainsi que les raisons justifiant leur choix.

      Le projet visait également à évaluer dans quelle mesure l'expérience de refus de traitements dentaires, la disposition à divulguer ou non sa séropositivité au dentiste, et les préférences en matière de services dentaires variaient selon les caractéristiques sociodémographiques des personnes vivant avec le VIH-SIDA et celles reliées à leur infection au VIH et, s'il y a lieu, selon certaines caractéristiques des dentistes notamment l'âge, le sexe, le type et le lieu de pratique.


Revue de la documentation scientifique


1. Infection au VIH et santé buccodentaire


Perspectives historiques et épidémiologiques de l'infection au VIH

      Le syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) a été décrit pour la première fois en Amérique du Nord au début des années quatre-vingt. Les premiers cas se sont déclarés dans la communauté homosexuelle alors que des jeunes hommes, auparavant en bonne santé, décédaient des suites d'une pneumonie 20  . Par la suite, des consommateurs de drogues injectables de même que des gens ayant reçu des transfusions sanguines ou des dérivés de produits sanguins ont été atteints 21  .

      La découverte en 1983 du virus d'immunodéficience acquise humain (VIH) 22  a permis de confirmer le caractère infectieux de la maladie. Le VIH se transmet lors de contacts sexuels avec une personne infectée, principalement par contact hétérosexuel ou entre hommes homosexuels, par exposition transcutanée directe au contaminant ou par transmission périnatale 23  .

      L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l'Onusida estiment qu'il y a actuellement plus de 30 millions de personnes vivant avec le VIH-SIDA à travers le monde, dont près de 6 millions contaminées au cours de la seule année 1997. Depuis le début de l'épidémie, environ 13 millions d'adultes et d'enfants ont développé le SIDA dont 12 millions en sont morts. Les deux tiers de ces cas de SIDA ont été déclarés en Afrique 24  .

      Au Canada, le Bureau du VIH-SIDA et des MTS de Santé Canada estime qu'à la fin de 1996, un total cumulatif d'environ 52 000 Canadiens avaient été infectés depuis le début de l'épidémie et qu'au 30 juin 1997, plus de 15 000 cas de SIDA avaient été signalés. Bien que la maladie continue d'affecter majoritairement les hommes homosexuels ou bisexuels, l'importance relative des cas de SIDA déclarés dans ce groupe a diminué au profit d'une augmentation de cas attribuables à l'utilisation de drogues injectables ainsi qu'aux relations hétérosexuelles 25  .

      Au Québec, la séroprévalence chez les hommes montréalais est en constante progression alors que la situation est stable à l'extérieur de la métropole 26  . C'est aussi à Montréal que se concentrent 76 % des cas de SIDA depuis le début de l'épidémie. Par ailleurs, depuis 1995, on observe une baisse du nombre de cas de SIDA déclarés au Québec comme dans les autres provinces canadiennes et aux États-Unis. Cette situation semble attribuable à l'effet des nouvelles thérapies antirétrovirales et non à une baisse du nombre de personnes nouvellement infectées 27  .

      En effet, avant l'apparition des thérapies antirétrovirales, la majorité des individus infectés développaient le SIDA au cours des dix années suivant l'infection et 90 % des patients sidéens décédaient dans les deux années suivant ce diagnostic 28  . Or, dans les pays économiquement développés, on observe actuellement une réduction importante du nombre de nouveaux cas de sida, réduction qui s'explique principalement par l'introduction en 1995 de schémas thérapeutiques améliorés24. Les essais de ces nouveaux traitements antirétroviraux ont donné des résultats à court terme impressionnants en permettant de réduire les infections opportunistes, de retarder l'évolution de la maladie et de prolonger la vie. Ces progrès laissent entrevoir une situation où la prévalence générale de l'infection au VIH augmenterait alors que, tout en demeurant incurable, l'infection au VIH deviendrait une infection chronique non évolutive.

      Mais si ces traitements représentent le premier espoir réel pour les personnes vivant avec le VIH-SIDA, il faut faire preuve d'un optimisme prudent. L'efficacité à long terme de ces nouveaux médicaments n'a pas encore été démontrée et les problèmes de résistance commencent à surgir. Et ces progrès doivent être replacés dans le contexte de l'inégalité de l'accès aux soins et de la répartition de l'épidémie mondiale 29  . Il faut aussi considérer que même en pays économiquement développés, seulement les deux tiers des personnes infectées par le VIH savent qu'elles sont porteuses du virus et n'ont, par le fait même, pas un accès précoce aux thérapies antirétrovirales 30  .

      Même avec l'espoir qu'apportent les nouveaux traitements, l'augmentation du nombre des nouveaux cas et le faible espoir de mise au point d'un vaccin efficace avant quelques années laissent entrevoir que l'épidémie de l'infection au VIH est loin d'être sous contrôle et continuera dans les prochaines décennies à représenter une menace importante pour la santé publique. La demande de soins, incluant les soins buccodentaires, par des personnes vivant avec le VIH-SIDA suivra l'augmentation de la prévalence générale de l'infection au VIH.


Infection au VIH et ses manifestations buccales

      L'infection au VIH se manifeste par de nombreuses infections opportunistes, des néoplasies ainsi que des lésions non spécifiques résultant d'une diminution de l'immunité 31   32  . De façon générale, on rapporte que les lésions buccales sont les premières manifestations de l'infection pour le tiers des personnes vivant avec le VIH et que la prévalence combinée de ces lésions est de 62 %. Ce taux grimpe à 85 % chez les individus ayant développé le SIDA 33  .

      Les lésions se trouvant dans la bouche et le pharynx, les professionnels adéquatement formés peuvent souvent les détecter et les diagnostiquer selon leur seule apparence clinique. Les principales, la candidose, la leucoplasie pileuse, le sarcome de Kaposi, le lymphome non hodgkinien et certaines pathologies parodontales, sont étroitement associées à l'infection au VIH1. Plusieurs de ces lésions buccales font partie des critères de classification des stades de l'infection au VIH31 32. Elles servent aussi très souvent d'indicateur pour débuter ou mettre un terme à des traitements prophylactiques ou thérapeutiques et font souvent partie des critères de sélection ou d'évaluation lors d'essais cliniques 34  .

      La candidose orale peut affecter toutes les muqueuses bucco-pharyngées et se présente sous deux aspects. Dans sa forme érythémateuse, la muqueuse affectée prend une coloration rouge. Dans sa forme pseudo-membraneuse, la muqueuse est recouverte de plaques blanches ou jaunes surélevées qui peuvent se gratter en laissant voir une surface érythémateuse parfois sanguinolente1. Sous cette forme, elle nuit souvent à l'alimentation normale de la personne atteinte, de même qu'au port de prothèses dentaires amovibles. La candidose orale doit être soignée non seulement pour l'inconfort qu'elle procure, mais aussi pour éviter la progression vers d'autres sites. Cette infection est rarement curable et nécessite souvent un traitement à long terme 35  . La candidose orale est de loin la lésion orale dont la prévalence est la plus élevée chez les personnes vivant avec le VIH-SIDA puisque le tiers à la moitié d'entre elles développent ce type d'infection 36  . Elle est considérée comme un prédicteur de la progression rapide vers le SIDA et du déclin des lymphocytes T434  37  .

      La leucoplasie pileuse se caractérise par des lésions bilatérales souvent surélevées, d'un gris blanchâtre et habituellement localisées sur les bords latéraux et le dos de la langue1. Généralement asymptomatique, un traitement spécifique est rarement indiqué à moins qu'elle ne cause de l'inconfort. Malgré son nom, ce n'est pas une lésion pré-maligne mais plutôt une hyperplasie de la muqueuse buccale induite par le virus d'Epstein-Barr. Décrite pour la première fois chez des homosexuels mâles 38  , la leucoplasie pileuse a d'abord été associée à l'infection au VIH 39  et considérée pathognomonique de cette infection. On sait aujourd'hui qu'elle peut aussi se retrouver chez des personnes immunosupprimées autrement que par le VIH 40  . Parmi les personnes vivant avec le VIH-SIDA, sa prévalence varie de 20 %, chez les Américains sans autres symptômes de l'infection au VIH, jusqu'à 36 % chez les Tanzaniens sidéens 41  . Tout comme la candidose, elle est un prédicteur de la progression de la maladie et de la baisse des lymphocytes T434  42  .

      Le sarcome de Kaposi est une forme de néoplasie affectant la peau et les muqueuses. Avant les années quatre-vingt, cette maladie affectait les hommes âgés souvent d'origine méditerranéenne. En 1981, l'apparition de nombreux cas de sarcome de Kaposi cutané ou muqueux et de pneumonie à Pneucystis carinii chez des hommes jeunes et homosexuels a mené à la première description du SIDA. Au début de l'épidémie du VIH, le sarcome de Kaposi cutané ou muqueux touchait 50 % des homosexuels sidéens alors qu'on ne le retrouvait que chez 5 % des sidéens utilisateurs de drogues injectables (UDI) et chez moins de 1 % des sidéens hémophiles. Les chercheurs ont ainsi été mis sur la piste d'un agent infectieux transmis sexuellement et distinct du VIH, le gamma-herpesvirus KSHV (HHV-8) 43  . En bouche, le sarcome de Kaposi se présente comme une lésion rouge violacée plane ou hyperplasiée généralement localisée au palais 44  . L'observation régulière est conseillée dans les cas où la lésion demeure asymptomatique, stable ou de progression lente. Par contre, environ les deux tiers des personnes présentant un sarcome de Kaposi buccal rapportent de la douleur, de l'inconfort, de la difficulté à s'alimenter ou encore un problème d'esthétisme - dans le cas d'hyperplasie non camouflée par les lèvres ou les joues -nécessitant alors une intervention 45  . La prévalence du sarcome de Kaposi buccal est peu connue, mais une étude rapporte qu'un peu moins de 80 % des personnes vivant avec le VIH-SIDA ayant une ou plusieurs lésions de type sarcome de Kaposi ont une de ces lésions dans la bouche 46  . Le sarcome de Kaposi est une condition incluse dans les critères diagnostiques du SIDA32.

      Les lymphomes non hodgkiniens se produisent fréquemment dans des conditions d'immunosuppression congénitales ou acquises. Chez les personnes infectées par le VIH, le risque de développer ces types de lymphomes est soixante fois plus élevé que dans la population en général 47  . Plus agressifs et menaçants que le sarcome de Kaposi, les lymphomes nécessitent de la radiothérapie, de la chimiothérapie et, dans certains cas, une intervention chirurgicale 48  . En bouche, ils se présentent principalement comme une masse localisée à la gencive ou au palais camouflant une destruction osseuse. Les lymphomes non hodgkiniens buccaux comptent pour 3 % de tous les lym-phomes chez les personnes vivant avec le VIH-SIDA44. Tout comme le sarcome de Kaposi, les lymphomes non hodgkiniens sont inclus dans les critères diagnostiques du SIDA32.

      Les maladies parodontales les plus fortement associées à l'infection au VIH sont l'érythème gingival linéaire, la gingivite ulcéro-nécrosante et la parodontite ulcéro-nécrosante. La première condition se présente comme une étroite bande rouge très caractéristique le long du bord libre de la gencive. Les deux autres conditions se manifestent par une destruction soit de la papille gingivale dans le premier cas ou de l'os parodontal dans le second. Les personnes vivant avec le VIH-SIDA peuvent aussi présenter une gingivite marginale chronique ainsi qu'une parodontite, mais l'immunosuppression peut modifier l'apparence clinique de celles-ci1. Souvent douloureuses et progressives, les maladies parodontales nécessitent en général un débridement des tissus nécrotiques, une antibiothérapie, un détartrage et un curetage des dents ainsi qu'un suivi à long terme 49  . L'absence, jusqu'à très récemment, de critères spécifiques de classification de ces lésions empêche une évaluation valide de leur prévalence.

      D'autres études seront nécessaires pour établir la prévalence de plusieurs lésions buccodentaires associées à l'infection au VIH ainsi que pour identifier les facteurs de risque associés à l'apparition ou à la progression de certaines d'entre elles. Par ailleurs, on constate que ces lésions sont nombreuses, que plusieurs peuvent entraver une alimentation et une déglutition normale, qu'elles peuvent être douloureuses et mettre en péril la vie même de l'individu atteint. Leur dépistage et leur traitement précoces s'avèrent essentiels au maintien de la qualité de vie des personnes vivant avec le VIH-SIDA.


2. Impact du VIH sur la pratique de la médecine dentaire


Les attitudes et le comportement des dentistes

      La formation des dentistes en médecine buccale leur confère un rôle de premier plan dans l'examen buccodentaire. Ils peuvent ainsi contribuer de façon significative au dépistage de l'infection au VIH, à la prévention, et au traitement de certaines de ses lésions35  50   51  en plus de prodiguer les traitements buccodentaires habituels. Toutefois, même si dès la fin des années 1980, la majorité des dentistes considérait avoir la responsabilité professionnelle de fournir des services à la population vivant avec le VIH-SIDA11 14, plusieurs études effectuées au cours de cette période rapportaient que seulement 20 % à 40 % d'entre eux accepteraient effectivement de traiter les personnes atteintes12  13 14 15  52  . Des études plus récentes indiquent que ce pourcentage est passé à environ 60 % ou 70 % 53   54   55  . Bien qu'encourageants, ces chiffres laissent supposer qu'au moins trois dentistes sur dix refusent encore de traiter des personnes vivant avec le VIH-SIDA.

      Les dentistes qui acceptent de traiter les personnes vivant avec le VIH-SIDA sont en général plus jeunes12 53, ont une bonne connaissance de la maladie53, ont déjà traité des patients atteints ou à risque13 53  56  , croient en l'efficacité des précautions universelles13 et ressentent l'obligation professionnelle de traiter tous les patients sans discrimination14.

      Les dentistes qui refusent de traiter les personnes vivant avec le VIH-SIDA ont souvent des attitudes discriminatoires face aux groupes ayant des comportements à risque de l'infection au VIH 57  , craignent la contamination professionnelle au VIH12 13 14 56 et craignent de perdre une partie de leur clientèle 13 14 56  58  et/ou de leur personnel14 s'ils acceptent de traiter des personnes vivant avec le VIH-SIDA.


La peur du SIDA

      La crainte des dentistes de perdre une partie de leur clientèle n'est peut-être pas exagérée. En effet, à la fin des années 1980, la population montrait une inquiétude face à la contamination potentielle dans les services de santé. Aux États-Unis, une enquête téléphonique auprès de 1 500 personnes révélait qu'environ 35 % des répondants changeraient effectivement de dentiste s'ils apprenaient que celui-ci traitait des individus infectés par le VIH 59  .

      Mais la peur du SIDA est beaucoup plus complexe qu'une simple peur de la contagion. En fait, selon des psychanalystes, la peur du SIDA serait, entre autre, une expression inconsciente d'homophobie 60  . À la fin des années 80, l'opinion publique reflétait une tendance à l'intolérance et à la discrimination envers les individus infectés par le VIH 61  . L'infection s'étant déclarée au début chez les homosexuels 62   63   64  et parmi les utilisateurs de drogues injectables, groupes déjà stigmatisés, ces individus ont dès lors été perçus comme ayant poussé « leur vice » jusqu'à la dégénérescence. Ainsi, non seulement cette maladie est-elle mortelle et donc incontrôlable, mais elle est en plus reliée à des comportements qu'une partie de la société juge inacceptables. Dans l'inconscient collectif, la maladie s'est associée à une punition méritée 65  et les personnes atteintes symboliseraient alors « la perte de contrôle ». Cette peur inconsciente de notre propre perte de contrôle, créerait des barrières à la rationalité, inhiberait l'expression de compassion envers les personnes vivant avec le VIH-SIDA60 et entraînerait leur rejet. La maladie étant frappée d'ostracisme en plus d'être mortelle, la perception du risque de contagion se déforme, s'amplifie et n'a plus rien à voir avec la réalité objective de la maladie 66  .

      Le dentiste n'est pas en soi culturellement différent de la population générale et n'est pas, lui non plus, à l'abri de la peur du SIDA. À celle-ci s'ajoutent en plus d'autres aspects reliés à sa profession et à sa pratique. Mais même si certains dentistes justifient rationnellement leur comportement par le risque de contamination professionnelle, et que ce risque dans une certaine mesure est bien réel, cette justification qu'ils avancent camoufle sans doute d'autres motifs. Le dentiste est rarement confronté à des patients faisant face à une maladie mortelle et peut ne pas avoir eu l'opportunité de résoudre sa réaction émotionnelle face à la mort ou aux patients en phase terminale 67  . Il peut aussi avoir d'autres raisons moins acceptables socialement, comme la crainte d'être en contact avec les groupes à risque et d'y être associé. Dans une telle situation, peut-être est-il plus acceptable d'afficher une inquiétude de contamination professionnelle que de se montrer intolérant envers les personnes ayant des comportements à risque d'infection au VIH. La peur de la contamination professionnelle pourrait alors être ressentie avec exagération 68  .


Le risque de transmission professionnelle

      Le risque de transmission professionnelle du VIH avec du sang contaminé par une exposition transcutanée est évalué à approximativement 0,3 % 69   70  alors que le risque associé avec une exposition d'une muqueuse est évalué à 0,009 % et que celui d'une exposition par la peau est encore plus faible 71  . Des études de surveillance de séroconversion suite à des blessures professionnelles indiquent que le risque de transmission serait augmenté lorsqu'une grande quantité de sang est en cause, particulièrement si la charge virale du patient-source est élevée. Par contre, le risque serait diminué de 81 % par la prise de la Zidovudine (AZT), une substance antirétrovirale71.

      Les blessures sont fréquentes chez les dentistes et le personnel dentaire. Elles consistent principalement en éclaboussures dans les yeux, en blessures par les fraises et autres instruments tranchants ainsi qu'en ponction avec des aiguilles11 12 16  72   73  . Compte tenu de leurs contacts fréquents avec le sang et la salive potentiellement contaminés les dentistes ont été considérés comme les « sentinelles » des infections professionnelles au virus de l'hépatite B 74  . Par contre, contrairement au virus de l'hépatite B, des analyses ont démontré que le VIH est rarement détecté dans la salive des personnes infectées et, quand il y est détecté, sa concentration est beaucoup plus faible que celle habituellement trouvée dans le sang contaminé 75  . De plus, la salive inactiverait le VIH ce qui expliquerait l'absence de cas documenté de transmission orale 76   77  . La contamination professionnelle se ferait chez les dentistes non par contact avec la salive, mais par exposition à du sang contaminé par le VIH, tout comme chez les autres travailleurs de la santé.

      Malgré que la proportion d'infection au VIH chez les travailleurs de la santé soit la même que dans la population générale 78  , plusieurs cas de séroconversion au VIH suite à des accidents avec du matériel contaminé ou avec des patients atteints ont été documentés69 78  79  . Même si des cas d'exposition percutanée ont été rapportés chez des travailleurs dentaires, aucune de ces expositions n'a résulté en séroconversion 80   81  . Aux États-Unis en 1992, le Center for Disease Control (CDC) ne rapportait que six travailleurs dentaires infectés par le VIH sans facteur de risque connu et donc potentiellement contaminés professionnellement 82  . De 1986 à 1990, un programme de dépistage anonyme du VIH lors des congrès de l'American Dental Association a évalué la séroprévalence à près de 4 cas pour 10 000 dentistes sans autre facteur de risque connu 83   84  .

      Même s'il semble faible, le risque pour un dentiste de subir une contamination professionnelle existe et Capilouto a proposé un modèle afin de l'évaluer 85  . Ce modèle tient compte : de la probabilité qu'un patient soit infecté ; de la probabilité que le dentiste subisse une blessure transcutanée durant le traitement du patient ; de la probabilité de transmission virale étant donné la blessure transcutanée ; du nombre de visites du patient ; et du nombre total de patients traités. Selon ce modèle, un dentiste pratiquant aux États-Unis et traitant une dizaine de patients vivant avec le VIH-SIDA par année aurait un risque théorique cumulatif de 0,008 % annuellement. Ce risque est donc très faible. Pourtant plusieurs enquêtes ont révélé que les dentistes se sentaient très à risque de contracter le VIH s'ils traitaient des personnes vivant avec le VIH-SIDA11 14 58. Les dentistes auraient une perception exagérée du risque professionnel de contamination au VIH ne correspondant pas aux évidences scientifiques.


L'application des précautions universelles

      Selon une étude effectuée en milieu hospitalier, 37 % des expositions professionnelles au VIH auraient pu être prévenues par l'application judicieuse des précautions universelles par les travailleurs de la santé impliqués79. Ces précautions permettent de diminuer considérablement le risque d'infection chez les travailleurs de la santé, incluant les dentistes, et chez les patients. À ce titre, des recommandations précises ont été formulées par plusieurs organismes tant gouvernementaux que professionnels. Traditionnellement, les dentistes et le personnel dentaire ne portaient des gants que pour les chirurgies. Maintenant, ils sont tenus d'en porter en tout temps pour éviter tout contact direct de leur peau avec les muqueuses, la salive et le sang du patient ; de changer ces gants entre chaque patient pour éviter la contamination croisée ; de porter un masque, des lunettes et un sarrau pour se protéger des éclaboussures ; de ne pas recapuchonner les aiguilles afin d'éviter les blessures par ponction ; et de procéder entre chaque patient à la désinfection de l'équipement dentaire, à la stérilisation des instruments et à l'élimination du matériel jetable contaminé afin d'éliminer tout risque de contamination croisée70  86   87   88   89   90   91   92   93   94   95  . Bien que l'application des précautions universelles ait augmentée12 15  96  , elles ne sont pas pour autant généralisées chez tous les dentistes11 15 16, en particulier les plus âgés12. La précaution la moins suivie est le recapuchonnage des aiguilles11 12.

      Une autre des recommandations formulées suggère l'évaluation de l'histoire médicale et des facteurs de risque des patients. Si la majorité des dentistes ont rapporté documenter l'histoire médicale, seulement 10 % à 50 % d'entre eux s'informent auprès des patients des facteurs de risque d'infection au VIH comme le comportement sexuel et l'utilisation des drogues injectables12 15 72  97  . À cet égard, la recommandation la plus répandue et la plus logique est de considérer tous les patients comme des patients à risque et d'utiliser les précautions universelles en tout temps78 86 90.


Aspects déontologiques et légaux

      En plus des recommandations sur l'application des précautions universelles, les organismes se sont prononcés sur l'obligation éthique de traiter les personnes à risque ou vivant avec le VIH-SIDA.

      Le Congrès américain a signé, en juillet 1990, l'American Disabilities Act (ADA), loi qui reconnaît aux personnes vivant avec le VIH-SIDA le statut de handicapé et qui déclare les bureaux des dentistes et des médecins comme étant des lieux de services publics. Un médecin ou un dentiste qui n'offrirait pas le même accès de son cabinet aux personnes vivant avec le VIH-SIDA serait alors sujet à des poursuites devant une cour fédérale 98  . Ainsi, un dentiste du Minnesota a écopé d'une amende de 15 000 $ pour avoir refusé de traiter un patient séropositif. Le patient, un client régulier de ce dentiste, s'était vu immédiatement référé à l'Université du Minnesota après avoir révélé à son dentiste prendre de l'AZT 99  . Plus récemment, lors d'un appel de la cour fédérale à propos de la décision rendue dans la cause Abbott contre Bradgon, la cour a statué que toute personne séropositive au VIH est, même si elle n'a pas développé le SIDA, considérée comme handicapée et qu'un dentiste n'a pas le droit de refuser de la traiter 100  .

      En 1991, l'Association dentaire canadienne (ADC) se prononçait sur les droits des personnes vivant avec le VIH-SIDA à recevoir des soins dentaires de qualité et sur la responsabilité de la profession à les leur fournir sans préjudice 101    102  . L'édition 1992 du code de déontologie de l'ADC, article 5, stipule que

Le dentiste se rappellera toujours l'obligation qu'il a de fournir le service au patient et donc de dispenser ses soins à tout le monde. Il ne refusera pas de patients en faisant de la discrimination qui irait à l'encontre de la loi des droits de la personne. Sauf pour les cas d'urgence, il a cependant le droit de refuser un patient pour incompatibilité de caractère ou faute de temps 103  .

      Déjà en 1990, la Commission des droits de la personne du Manitoba a statué qu'il était discriminatoire de refuser de prodiguer des soins dentaires à un patient atteint d'hépatite B ou du SIDA 104  . Au Québec, la Cour des petites créances et la Commission des droits de la personne ont aussi rendu des jugements favorables envers les personnes vivant avec le VIH-SIDA suite à des allégations de discrimination dans des cliniques dentaires 105  . L'Ordre des dentistes du Québec a depuis modifié le code de déontologie des dentistes en rajoutant l'article suivant. (note : Les résultats préliminaires de notre étude ont été déposés au dossier justifiant l'amendement.)

2.05. Le dentiste ne peut refuser de fournir de services professionnels à un patient pour des raisons reliées à la nature de la maladie ou du handicap présenté par ce patient 106  .

      La Fédération dentaire internationale regroupant 83 pays a énoncé les principes suivants au sujet du SIDA et de la dentisterie

Un individu vivant avec le VIH-SIDA ne doit pas se voir refuser des soins dentaires ; la confidentialité des informations concernant le patient doit être respectée et le dentiste se doit de contribuer au dépistage des manifestations buccales accompagnant le sida 107  .

      Les avis et les lois sont donc clairs et précis : nul dentiste n'a le droit de refuser des soins à une personne sous prétexte qu'elle est porteuse du VIH ou qu'elle a développé le SIDA.


3. Accessibilité des personnes vivant avec le VIH-SIDA aux services buccodentaires


Divulgation de l'état de séropositivité au dentiste

      Pour bénéficier des soins les plus adaptés à leur condition, les personnes vivant avec le VIH-SIDA doivent franchir une barrière particulièrement délicate, celle de la divulgation de leur statut de séropositivité. Or, partager cette information n'a rien d'un geste anodin comme en témoignent plusieurs études où les sujets rapportent ne pas avoir divulgué leur condition de porteur du VIH à leurs proches 108   109  , à leur médecin ou à leur dentiste4 5 6 7 8 9 10. Le fait que la personne vivant avec le VIH-SIDA puisse anticiper, de la part de la personne à qui elle se confie, des attitudes discriminatoires, des jugements négatifs et du rejet 109  110  expliquerait ce phénomène. Les trop nombreuses évidences de discrimination ou de stigmatisation de la part de divers professionnels de la santé envers les personnes vivant avec le VIH-SIDA54  111    112    113   114  justifieraient la réticence de plusieurs à divulguer leur état de santé aux dentistes.

      Si un certain nombre d'études se sont penchées sur la divulgation du statut de séropositivité au dentiste4 5 6 8 10, seulement deux ont étudié la non-divulgation7 9. Or, les phénomènes de divulgation et de non-divulgation ne sont pas mutuellement exclusifs ce qui empêche de juger de l'ampleur de l'un par la mesure de l'autre. Les études sur le sujet font aussi face à un problème de généralisation. À l'exception d'une seule8, elles ont recruté leur échantillon dans des services médicaux spécialisés pour les personnes vivant avec le VIH-SIDA4 5 7 10 et/ou pour le traitement des maladies transmissibles sexuellement9. On peut supposer que ces sujets soient d'emblée plus portés à divulguer leur séropositivité puisqu'ils recherchent déjà des soins médicaux spécialisés et que les sujets ayant développé des problèmes de santé soient surreprésentés. De plus, les effectifs relativement petits de ces études ne permettent pas des estimés d'une grande précision.

      Les résultats des études portant sur la divulgation démontrent que de 22 % à 73 % des personnes interrogées auraient déjà divulgué leur état au dentiste4 5 6 8 10. Les raisons pour justifier la divulgation ont été peu étudiées. Une seule étude a rapporté que 60 % des personnes vivant avec le VIH-SIDA ayant divulgué leur état au dentiste l'ont fait parce qu'elles considéraient que le dentiste était en droit de le savoir4.

      Les quelques études portant sur la non-divulgation rapportent que 50 % des répondants auraient déjà caché cette information au dentiste9 et que 13 % n'auraient pas divulgué leur état à leur dentiste actuel7. Les raisons rapportées pour ne pas avoir divulgué son état au dentiste touchaient principalement à la crainte d'être refusé ou de sentir des attitudes négatives de la part du dentiste, et à l'inquiétude à l'égard du maintien de la confidentialité4 7 9.


Refus du dentiste de fournir des soins buccodentaires

      Si la perspective des dentistes au sujet du VIH et des soins buccodentaires a été fréquemment étudiée, celle des personnes vivant avec le VIH-SIDA l'a été beaucoup moins. Les quelques études ont utilisé des échantillons relativement restreints de sujets recrutés à partir de cliniques dentaires ou médicales spécialisées dans le traitement des personnes vivant avec le VIH-SIDA. Les résultats de ces études démontrent qu'une proportion non négligeable de personnes vivant avec le VIH-SIDA rapporterait avoir eu de la difficulté à recevoir des soins dentaires. Les dentistes auraient refusé de les traiter dans une proportion variant de 3 % à 28 %4 5 7 9 10 17 18 19. La grande variation entre ces taux de refus s'expliquerait probablement par la façon dont le refus a été mesuré. En effet, la plupart des auteurs n'ont pas précisé si les personnes n'ayant pas été refusées avaient divulgué ou non leur état au dentiste. Si une proportion importante de répondants n'avaient pas divulgué leur état au dentiste, les taux de refus seraient alors une sous-estimation des refus par les dentistes.


Besoins buccodentaires des personnes vivant avec le VIH-SIDA

      Des cliniques dentaires spécialisées pour le traitement des personnes vivant avec le VIH-SIDA ont vu le jour dans les grands centres urbains de plusieurs pays. Cependant, on pourrait se demander si les besoins de soins des personnes concernées, le risque de complications rattachées aux traitements buccodentaires ou le désir de cette population justifient l'organisation de soins buccodentaires dans des cliniques spécialisées pour les personnes vivant avec le VIH-SIDA.

      Alors que plusieurs études ont permis de décrire les lésions buccodentaires associées à l'infection au VIH, rares sont les chercheurs s'étant penchés sur les besoins buccodentaires de la population vivant avec le VIH-SIDA. Les quelques études réalisées auprès de personnes vivant avec le VIH-SIDA indiquent que de 60 % à 88 % d'entre elles ont consulté un dentiste depuis le diagnostic de leur infection au VIH5 19  115  . L'une de ces études souligne que 62 % des répondants disaient avoir alors besoin de soins buccodentaires115. Lors d'une autre enquête réalisée dans neuf villes américaines, plus de 52 % des sidéens interrogés ont dit avoir eu besoin de soins dentaires au cours des trois mois précédents l'étude et 47 % ont déclaré avoir déjà eu une infection buccale opportuniste 116  . Bien que toutes ces mesures de besoin sont différentes, on peut en conclure que les personnes vivant avec le VIH-SIDA éprouvent des besoins en soins buccodentaires pour lesquels elles consultent ou souhaitent consulter un dentiste.

      Compte tenu de leur déficience immunitaire, on pourrait s'attendre à ce que les personnes porteuses du VIH, et plus particulièrement celles ayant développé le SIDA, soient plus susceptibles à développer des infections secondaires ou d'avoir des problèmes de guérison suite à certains traitements buccodentaires. Pour faire face à de telles complications, des précautions supplémentaires, un environnement de soins spécialisés ou des procédures différentes hors des compétences habituelles d'un dentiste généraliste pourraient s'avérer nécessaires. Or si de telles complications se produisent, elles ne semblent pas être plus fréquentes que celles retrouvées dans la population en général. Lors d'une étude rétrospective, les chercheurs ont dénombré chez les sidéens, un taux général de complications de 0,9 % suite à des procédures ayant entraîné la rupture de la muqueuse et provoqué un saignement. De ces complications, 94 % sont survenues suite à des extractions suggérant un taux de complication post-extraction de 4,9 %, taux très similaire à celui trouvé dans l'ensemble de la population. Dans tous les cas, les patients ont pu être soignés en externe par le dentiste traitant 117  . Trois autres études sur les complications post-extraction dentaire parviennent à des conclusions similaires, soit qu'il n'y a pas de différence entre les taux de complications pour les personnes vivant avec le VIH-SIDA et la population générale 118   119   120  . Fait intéressant à souligner, aucune complication ne s'est produite suite aux traitements endodontiques au cours desquels le dentiste travaille toujours avec un foyer infectieux, alors que dans la population le taux de complication est de 3,2 %117. Ces études suggèrent que les traitements buccodentaires invasifs chez les personnes vivant avec le VIH-SIDA n'amèneraient pas de complications justifiant un environnement de soins spécialisés.

      Il serait alors intéressant de connaître le désir des personnes concernées. Des études réalisées auprès de personnes vivant avec le VIH-SIDA fréquentant des cliniques médicales spécialisées dans le traitement des personnes porteuses du VIH ont rapporté qu'environ 30 % à 40 % de celles-ci fréquentaient des cliniques buccodentaires spécialisées7 9 18. La seule étude portant sur le type de cliniques dentaires dans lesquelles les personnes vivant avec le VIH-SIDA préféreraient recevoir leurs soins rapportent une préférence pour les cliniques ordinaires plutôt que spécialisées dans une proportion de trois pour un10. Aucune étude n'a examiné les raisons qui influencent les personnes vivant avec le VIH-SIDA dans leur choix de cliniques dentaires ni si ce choix varie selon les caractéristiques personnelles des individus.


Enjeu et questions de recherche

      À la lecture de la revue de la documentation scientifique, un constat apparaît clairement. Les personnes vivant avec le VIH-SIDA doivent avoir accès à des services buccodentaires de qualité afin de dépister, diagnostiquer et traiter les lésions buccales opportunistes dont souffre cette population, de même que pour recevoir des soins buccodentaires réguliers. Cette lecture met aussi en évidence la complexité du problème d'accessibilité à des soins buccodentaires de qualité pour les personnes vivant avec le VIH-SIDA. Que ce soit à cause du caractère particulier de l'épidémie de l'infection au VIH ou de son impact sur l'exercice professionnel de la médecine dentaire, les problèmes auxquels sont confrontées les personnes vivant avec le VIH-SIDA dans leur recours aux services de soins buccodentaires deviennent une préoccupation importante de santé publique.

      Au Québec, des témoignages non documentés rappportés dans les médias, par des intervenants travaillant dans le domaine du VIH-SIDA et par des personnes atteintes nous indiquent que certaines personnes vivant avec le VIH-SIDA se sont vues refuser des soins par des dentistes. L'enjeu est de taille et nous a amenés à formuler les questions suivantes :

      La recherche des réponses à ces questions a constitué les trois parties de l'étude actuelle et fait l'objet d'autant d'articles.

      La première partie de l'étude visait à évaluer le pourcentage de personnes vivant avec le VIH-SIDA au Québec qui divulguent leur état de séropositivité au dentiste et le pourcentage de ces personnes ne le divulguant pas. Afin d'avoir une meilleure compréhension de ces phénomènes, nous avons aussi étudié les raisons qui justifieraient la façon d'agir des répondants ainsi que l'influence de leurs caractéristiques personnelles sur le fait de divulguer ou pas leur état de séropositivité au dentiste.

      La deuxième partie de l'étude avait pour but de mesurer la proportion des personnes vivant avec le VIH-SIDA s'étant vues refuser des soins dentaires après avoir informé le dentiste de leur état de santé. Pour tenter de mieux comprendre la situation, nous avons aussi documenté les raisons qui leur ont été données par les dentistes pour justifier leur refus et identifié les caractéristiques des répondants et des dentistes associées à ce refus.

      Finalement, la troisième partie de l'étude avaient deux objectifs principaux. Le premier était d'inventorier les soins buccodentaires reçus par les personnes vivant avec le VIH-SIDA depuis le diagnostic de leur infection. Le second visait à étudier dans quel type de cliniques dentaires ces personnes préféreraient être soignées de même que les raisons justifiant leur préférence. Nous avons ensuite examiné l'influence de certaines variables, notamment la condition économique et le stade de la maladie, par rapport aux soins buccodentaires qu'ont reçus les personnes vivant avec le VIH-SIDA et sur leur préférence quant au type de cliniques dentaires dans lesquelles elles aimeraient être soignées.

      Les résultats de cette étude permettront d'obtenir les premières données scientifiques québécoises quant aux problèmes d'accessibilité que rencontrent les personnes vivant avec le VIH-SIDA lorsqu'elles ont besoin de soins buccodentaires. Ces données pourront contribuer à faciliter l'accessibilité à des soins buccodentaires de qualité par la population vivant avec le VIH//SIDA au Québec.


Méthodologie


Population à l'étude

      La population ciblée par cette étude constitue l'ensemble de la population adulte vivant avec le VIH-SIDA au Québec. L'échantillonnage de cette population est problématique puisqu'il n'existe aucune liste nominative permettant de procéder par échantillonnage aléatoire. Afin d'obtenir un échantillon le plus représentatif possible et recruter des personnes atteintes à tous les stades de l'infection, nous avons utilisé un mode de sélection à partir de plusieurs sources, incluant des cliniques médicales spécialisées dans le traitement des MTS-SIDA, des hôpitaux qui assurent le traitement des personnes séropositives ou sidéennes, des maisons d'hébergement de sidéens et des associations qui représentent les personnes vivant avec le VIH-SIDA. Pour trouver ces organismes, nous avons utilisé le bottin ACCÈS et celui de la COCQ-Sida (Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le SIDA). Tous les organismes listés dans ces bottins ont été contactés et tous ont accepté de participer à l'enquête sauf un hôpital qui n'a pu être contacté, une clinique médicale et deux associations (une dans la région de Montréal et une en région) qui ont refusé de participer au projet. À part dans les hôpitaux et cliniques médicales, toutes les personnes fréquentant les organismes ont reçu un questionnaire à l'exception des personnes trop malades pour pouvoir le compléter.

      Nous avons choisi de faire la collecte des données par questionnaire auto-administré, ceci afin d'assurer l'anonymat des réponses. Comme tous les organismes ayant accepté de collaborer à l'étude avaient une population francophone ou bilingue, le questionnaire a été rédigé en français.

      Pour calculer l'effectif nécessaire, nous avons utilisé la méthode d'analyse de tableau de contingence décrite par Kraemer et Thiemann 121  . Parmi les relations importantes, nous avons choisi celle qui pourrait présenter la plus petite cellule, soit la comparaison entre les répondants ayant été refusés ou non par un dentiste selon l'orientation sexuelle du répondant. Comme environ 80 % de la population atteinte du SIDA au Québec à l'époque de l'enquête était d'orientation homosexuelle27 et que certains dentistes montreraient une tendance à l'homophobie57, nous avons supposé que près d'un homosexuel sur trois serait refusé par un dentiste comparativement à un hétérosexuel sur cinq. En établissant le seuil de signification de p = 0,05 % et la puissance du test à 0,90, nous avons calculé l'effectif nécessaire à 395 individus et arrondi ce nombre à 400. Cet effectif a été doublé afin de tenir compte des non-réponses. Il se répartisait de la façon suivante (n = 800) :

      Dans la région de Montréal :

      Toutes les autorisations ont été obtenues auprès des organismes concernés. Les sources pour l'établissement de ce bassin échantillonnal n'étant pas mutuellement exclusives, les individus qui avaient déjà participé à l'étude étaient priés de retourner le questionnaire sans le compléter.


Méthode de collecte de données et instrument de mesure

      L'enquête a été réalisée par questionnaire auto-administré. Ce choix s'imposait pour être en mesure de garantir l'anonymat des répondants et diminuer le biais de désirabilité sociale. Cette méthode d'enquête a par ailleurs l'avantage de rejoindre, à faible coût, une population dispersée 122  .

      Le questionnaire, dont une copie se trouve en annexe, était composé principalement de questions de type fermé. Vous trouverez à la page suivante un tableau présentant la liste des variables étudiées dans le questionnaire d'enquête.

      La description complète de la méthodologie et des analyses est faite dans chacun des articles.

      
Tableau 1 : Liste des variables de l'étude
Type de Variables Indicateurs
Variables principales  
Divulgation de l'état de séropositivité au dentiste Déjà arrivé de divulguer
Déjà arrivé de ne pas divulguer
Préférence quant à la connaissance de l'état de séropositivité par le dentiste traitant
Refus d'un dentiste de fournir des soins Expérience de refus
Raison(s) donnée(s) par le dentiste pour justifier le refus
Conduite du dentiste suite au refus
Besoins en soins dentaires Soins buccodentaires reçus depuis le diagnostic de VIH+
Préférences du type de cliniques dentaires Type de clinique où le répondant préférerait recevoir ses soins dentaires
Caractéristiques des répondants  
Profil sociodémographique Sexe
Âge
Niveau de scolarité
Capacité de défrayer les coûts dentaires
Appartenance à association de séropositifs
Phase de l'infection Temps écoulé depuis le diagnostic de VIH+
Présence de signes et symptômes reliés au SIDA
Temps écoulé depuis l'apparition des signes et symptômes reliés au SIDA
Niveau de T4
Prise de médication antivirale
Prise de médication prophylactique pour la tuberculose
Variables reliées à l'infection au VIH Connaissance par les proches de leur séropositivité
Niveau de confiance attribuée au respect de la confidentialité par les ou institutions sanitaires
Route de transmission probable de l'infection au VIH

      
Tableau 1 (suite)
Type de Variables Indicateurs

Raisons justifiant ses choix

Quant à la divulguation de sa séropositivité au dentiste
Raisons justifiant ses préférences Quant à la préférence que le dentiste soit au courant de la séropositivité du répondant
Quant au type de clinique préféré
Caractéristiques du dernier dentiste consulté  
Profil sociodémographique Sexe
Âge
Langue d'usage
Caractéristiques de pratique du dentiste Rural / urbain
Solo / groupe
Bureau privé / hôpital / université
Connaissait déjà le patient


Articles


Article 1

      

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Article 2

      

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Article 3

      

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Discussion générale


État de la situation de l'accessibilité aux soins buccodentaires des personnes vivant avec le VIH-SIDA au Québec

      Cette étude permet de brosser un tableau de l'accessibilité aux soins buccodentaires des personnes vivant avec le VIH-SIDA au Québec. Les résultats démontrent que plus de 80 % personnes vivant avec le VIH-SIDA ont consulté un dentiste depuis le diagnostic de leur infection au VIH. La majorité d'entre elles ont alors eu soit un examen, un nettoyage et/ou l'obturation de carie. De tels soins constituent les services de base que tout dentiste est apte à fournir. Par ailleurs, les données montrent que 24 % des personnes ayant développé des symptômes du SIDA ont eu besoin de traitement pour une infection, comparativement à 14 % de celles exemptes de symptômes. Ce changement du profil des soins buccodentaires est compatible avec la plus grande susceptibilité aux infections inhérente à la progression de la maladie1. Le traitement de la plupart des infections buccodentaires fait partie des compétences propres à tous les dentistes. Ces observations indiquent que la majeure partie des soins buccodentaires reçus par les personnes vivant avec le VIH-SIDA sont semblables à ceux généralement reçus par l'ensemble de la population et que des besoins buccodentaires additionnels apparaissent au cours de la progression de la maladie. Elles indiquent aussi que la majorité des soins buccodentaires reçus par les personnes vivant avec le VIH-SIDA ne nécessitent pas l'intervention d'un dentiste spécialiste pour des raisons de complexité de traitement.

      La majorité des personnes vivant avec le VIH-SIDA pensaient pouvoir être suivies par un dentiste généraliste, puisque 60 % d'entre elles souhaitaient recevoir leurs soins dans une clinique dentaire ordinaire plutôt que spécialisée. On pourrait penser que les personnes souhaitant être suivies dans des cliniques dentaires spécialisées étaient à un stade plus avancé de la maladie. Mais, il importe de préciser que ce n'est pas le stade de la maladie qui influençait cette préférence mais la condition économique. Les gens bien nantis souhaitaient à 68 % recevoir leurs soins buccodentaires dans une clinique ordinaire alors que la préférence des personnes moins favorisées économiquement allait autant vers les cliniques ordinaires que spécialisées.

      Mais quel que soit la préférence du type de clinique dentaire où les personnes vivant avec le VIH-SIDA souhaitaient être traitées, une constante demeure : dans les deux cas, les répondants se sont montrés très sensibles à la question de discrimination en justifiant leur choix. Ces résultats suggèrent que peu importe le choix du type de cliniques dentaires, les personnes vivant avec le VIH-SIDA craignent que l'utilisation des services de soins buccodentaires soit une occasion d'étiquetage social.

      Ainsi, compte tenu des traitements buccodentaires généralement reçus et du désir de la majorité des personnes vivant avec le VIH-SIDA, l'offre monopolisée de soins dentaires aux personnes vivant avec le VIH-SIDA dans des cliniques spécialisées n'est pas justifiée.

      Les résultats indiquent aussi que, même si la très grande majorité des personnes vivant avec le VIH-SIDA souhaitaient que le dentiste connaisse leur état de santé, seulement la moitié des répondants ont rapporté lui avoir systématiquement divulgué leur séropositivité. De plus, un répondant sur quatre a rapporté n'avoir jamais divulgué sa séropositivité lorsqu'il recevait des soins dentaires. Ces données corroborent celles obtenues par Robinson9 et montrent que la non-divulgation de l'état de séropositivité au dentiste est un phénomène répandu et loin d'être négligeable. De plus, les résultats de cette étude suggèrent que la divulgation et la non-divulgation ne sont pas des concepts de caractère permanent, mais s'adaptent plutôt à la relation particulière entre le patient et son dentiste.

      Il est intéressant de souligner que parmi les personnes n'ayant pas divulgué leur état de santé au dentiste, plusieurs répondants ont indiqué que cela n'était pas nécessaire puisque le dentiste doit utiliser les précautions universelles quel que soit le statut de séropositivité du patient. Mais une très grande proportion de répondants a aussi indiqué craindre les conséquences de cette divulgation, soit le risque de bris de confidentialité ou la discrimination.

      Ces craintes semblent fondées puisque le quart des répondants ayant divulgué leur séropositivité au dentiste se sont vus refuser des soins dentaires. Cette observation se compare avec les taux de refus de 15 % à 28 % rapportés ailleurs6 7 9 10. On pourrait penser que la plupart des répondants refusés ont été référés à un autre dentiste. Nos données démontrent cependant que tel n'est pas le cas alors que les deux tiers des répondants ayant été refusés n'ont pas été référés et ont dû trouver eux-mêmes un autre dentiste. Notre étude montre également que la situation ne semble pas s'être améliorée au cours des années 1994-1995 puisque les taux de refus et de référence demeurent semblables pour les répondants ayant été diagnostiqués depuis moins de deux ans et pour ceux dont le diagnostic remontait à plus longtemps. Ces résultats suggèrent que les personnes vivant avec le VIH-SIDA faisaient toujours face, en 1994-1995, à un problème de discrimination limitant l'accessibilité aux services buccodentaires.

      La peur du SIDA peut être à l'origine du refus des dentistes, mais nos résultats laissent entrevoir que la réaction des dentistes est aussi modulée par au moins un autre facteur. Nos données indiquent en effet que les répondants ayant contracté le VIH par partage de seringues contaminées, donc les utilisateurs de drogue injectable (UDI), ont été plus souvent refusés que les répondants ayant contracté le VIH par contact sexuel ou par transfusion. Comme il est peu probable que les répondants aient indiqué aux dentistes la façon dont ils ont contracté le VIH, certaines caractéristiques des UDI ont pu contribuer au taux élevé de refus dans ce groupe. Dans notre étude, les répondants ayant contracté le VIH par le partage de seringues contaminées étaient nettement plus défavorisés économiquement et moins scolarisés que les autres. Par conséquent, ils ont pu projeter une image laissant présumer des comportements sociaux marginaux et pouvant indisposer le dentiste et sa clientèle. L'hypothèse que les dentistes ne réagissent pas de la même façon selon l'image sociale de l'individu et que l'accès aux soins diffère selon le statut social de l'individu mériterait d'être davantage investiguée.


Limites de l'étude

      Cette étude suggère que bien que les personnes vivant avec le VIH-SIDA nécessitent le plus souvent des soins buccodentaires que tous les dentistes sont aptes à fournir, certaines personnes se voient refuser des soins par les dentistes et d'autres cachent leur état de santé afin de recevoir ces soins.

      Bien que ces résultats ne soient peut-être pas exempts d'erreurs, comme d'ailleurs toutes les mesures sociales, nous croyons cependant qu'ils reflètent d'assez près la situation réelle de l'accessibilité aux soins buccodentaires des personnes vivant avec le VIH-SIDA au Québec. Plusieurs facteurs ont été minutieusement considérés lors de la préparation du devis de l'étude.

      La plupart des études sur les soins buccodentaires réalisées auprès des personnes vivant avec le VIH-SIDA ont recruté leur population à partir de services de santé spécialisés dans les grands centres urbains. Ceci peut amener une surreprésentation des personnes préférant ce genre de services et des personnes ayant développé des symptômes du SIDA. Au Québec, il n'existe pas de liste des personnes vivant avec le VIH-SIDA et les seules données descriptives sont celles provenant des déclarations des cas de SIDA. Par contre, bien que la représentativité exacte de notre échantillon de la population vivant avec le VIH-SIDA soit inconnue, nous avons tenté de rejoindre l'ensemble de la population vivant avec le VIH-SIDA en multipliant et diversifiant les sources échantillonnales à travers tout le Québec. En comparant la distribution des répondants en fonction du sexe et du mode de transmission, on constate qu'elle est semblable à celle provenant des données de déclaration des cas de SIDA pour la période correspondant à notre étude27. Et même s'il n'était pas demandé aux répondants de quel lieu géographique ils provenaient, la proportion de questionnaires distribués dans la région de Montréal et en région, était la même que la proportion de cas déclarés de SIDA selon les régions27. De plus, ayant obtenu un échantillon composé d'une proportion semblable de personnes avec ou sans symptôme du SIDA, nous sommes assurés d'avoir recueilli les expériences et les opinions des personnes à ces deux stades de la maladie. Finalement, le grand nombre de répondants augmente la précision de nos estimations. Nous pensons donc avoir recueilli l'opinion d'une partie importante et diversifiée de la population vivant avec le VIH-SIDA au Québec.

      L'utilisation d'un questionnaire auto-administré plutôt que d'une entrevue pour recueillir les données permettait de garantir l'anonymat des répondants et de diminuer le biais de désirabilité sociale. Plusieurs auteurs corroborent que l'utilisation d'un questionnaire auto-administré permet d'obtenir des données valides et fiables lors d'études réalisées auprès des personnes vivant avec le VIH-SIDA 123   124  .

      L'opérationalisation des concepts à l'étude a été faite dans l'esprit de minimiser les biais et accroître la qualité des informations recueillies. En posant des questions sur les deux phénomènes distincts que sont la divulgation et la non-divulgation, nous obtenons des données plus précises sur les circonstances propres à chacun de ces deux phénomènes ce qui permet de dresser un tableau plus clair de la situation. Par ailleurs, il importait de vérifier si les personnes qui n'ont pas été refusées par un dentiste lui avaient au préalable fait part de leur état de santé. La question portant sur le refus était donc seulement posée aux personnes rapportant avoir divulgué leur séropositivité au dentiste et l'énoncé de la question précisait clairement que ce refus devait faire suite à la divulgation. Ainsi mesurée, l'estimation de refus devenait plus fiable comparativement à certaines études où le refus était mesuré sans ces précautions.

      Les questions sur la divulgation, la non-divulgation et le refus de soins par un dentiste voulaient mesurer la situation depuis que le répondant connaissait le diagnostic de son infection au VIH. Or, il est souvent difficile de bien se souvenir d'événements s'étant produits il y a quelques mois, voire quelques années. Une série de questions se rapportant aux traitements reçus chez le dentiste depuis le diagnostic d'infection au VIH servait d'aide-mémoire afin de faciliter le souvenir des épisodes de visites chez le dentiste et de situer les questions depuis le diagnostic de l'infection au VIH.

      Un prétest qualitatif du questionnaire a servi à valider la clarté et l'acceptabilité des questions. L'ajout de préambules expliquant l'objectif des questions ou le contexte dans lequel elles étaient posées a contribué à rendre les questions délicates moins menaçantes. Ainsi, même nos questions les plus délicates, sur la non-divulgation et sur le refus, ont obtenu des taux de non-réponse très faibles de l'ordre de 5 % ou moins.

      Pour mieux comprendre les données quantitatives, plusieurs questions qualitatives ont été intégrées dans le questionnaire afin de permettre aux répondants d'expliquer leurs réponses. La richesse des commentaires et leur cohérence avec les données quantitatives ont amélioré la qualité des informations recueillies.

      Il est difficile d'obtenir un taux de réponse élevé dans les enquêtes où il faut compter sur des tiers pour la distribution du questionnaire et où la relance est souvent impossible. Le taux de participation général de 62 % est donc très satisfaisant.


Impact des résultats

      Cette étude suggère que l'accessibilité aux services buccodentaires est un problème majeur pour les personnes vivant avec le VIH-SIDA au Québec. D'une part, cette population semble avoir des besoins buccodentaires usuels de base, tels que mesurés par les traitements reçus. Elle semble aussi avoir des besoins additionnels propres à l'évolution de la maladie et résultant de problèmes qui ont grand avantage à être prévenus, sinon à être traités avec diligence. Or, la majorité de cette population souhaite être soignée dans des cliniques dentaires ordinaires alors que d'autre part, certains dentistes refusent des soins qu'ils sont aptes à fournir. Pour ne pas subir de refus, plusieurs personnes atteintes cachent alors leur état de santé au dentiste et se privent ainsi des soins diagnostiques et préventifs les mieux adaptés à leur condition. D'autres choisissent d'aller dans des cliniques spécialisées même si les traitements dont elles ont besoin ne nécessitent pas d'expertise particulière.

      Les résultats suggèrent que la discrimination et la crainte de discrimination sont au centre des difficultés d'accessibilité auxquelles font face les personnes vivant avec le VIH-SIDA. Les dentistes font donc partie du problème et de sa solution. Sans un réel changement dans leurs attitudes et leurs pratiques envers cette population, la situation n'a guère de chance d'amélioration.

      L'accessibilité aux cliniques dentaires ordinaires des personnes vivant avec le VIH-SIDA s'avère la solution la plus cohérente. C'est en effet la plus grande voie d'accès aux soins buccodentaires, d'autant plus que les dentistes généralistes sont le plus souvent aptes à fournir ces soins aux personnes vivant avec le VIH-SIDA et que, par ailleurs, les ressources spécialisées sont rares, voire non disponibles hors des grands centres urbains. De plus, être traité dans une clinique ordinaire correspond au désir de la majorité des personnes atteintes. Les résultats de cette étude suggèrent aussi que si la discrimination dont font preuve certains dentistes était contrée, un plus grand nombre de personnes vivant avec le VIH-SIDA choisirait de fréquenter des cliniques ordinaires. Les ressources spécialisées seraient ainsi réservées pour les cas requérant vraiment plus d'expertise lors du traitement de lésions plus rares ou plus difficiles à traiter, ou encore, pour les personnes dont la culture ou les moyens financiers sont incompatibles avec le système de soins privés.


Évidences soutenant la nécessité d'un changement d'attitudes et de pratique chez les dentistes

      Le vide juridique qui existait jusqu'à récemment a peut-être incité certains dentistes à penser qu'ils étaient en droit de refuser cette clientèle. Cependant, les décisions rendues par des tribunaux durant les dernières années ont décrété qu'il était discriminatoire de refuser de traiter une personne vivant avec le VIH-SIDA98 99 100 104 105. Parallèlement, le code de déontologie de l'Ordre des dentistes du Québec a été amendé en 1996106. Il est désormais clairement établi qu'un dentiste ne peut refuser de traiter une personne du fait qu'elle soit porteuse du VIH, mais peut la référer à un de ses collègues si les traitements requis sont hors de ses compétences.

      Notre étude révèle que certains dentistes ont effectivement justifié leur refus aux répondants par leur manque de compétence dans le traitement des personnes vivant avec le VIH-SIDA. Il est vrai que pour traiter certaines pathologies buccales, une plus grande expertise peut parfois s'avérer nécessaire, que le patient soit séropositif ou non. Cependant, notre étude démontre que les traitements buccodentaires le plus souvent requis par les personnes vivant avec le VIH-SIDA demeurent des actes courants pour lesquels les dentistes généralistes sont tout à fait compétents. Non seulement les dentistes sont compétents, mais en prévenant, dépistant et traitant plusieurs des pathologies buccodentaires, ils peuvent contribuer à maintenir la qualité de vie des personnes vivant avec le VIH-SIDA.

      Les répondants ont aussi rapporté que des dentistes ont justifié leur refus par la crainte de préjudices pour eux-mêmes, leur personnel et leur clientèle. Ces préjudices se présentaient sous deux aspects. Un premier où les dentistes craignaient une contamination professionnelle ou croisée au VIH et un deuxième où ils craignaient des préjudices pour la bonne marche de leur cabinet. Dans le premier cas, une perception exagérée du risque de contamination professionnelle au VIH associé à la pratique de la médecine dentaire serait, en partie, responsable de cette crainte. En fait, le risque de contamination lors d'une blessure avec du sang contaminé au VIH serait de l'ordre de 0,3 %69 70, alors que celui avec du sang contaminé avec le virus de l'hépatite B serait 100 fois supérieur, soit de l'ordre de 30 %89. Or, même avant l'apparition d'un vaccin, les dentistes acceptaient de traiter les porteurs d'hépatite B et ce, souvent à mains nues. Bien que la transmission du VIH à un professionnel de la santé à la suite d'une blessure impliquant un liquide biologique contaminé puisse théoriquement se produire, elle demeure cependant rare. Dans les faits, aucun cas de transmission d'un patient à un dentiste n'a été documenté à ce jour80 81, et les études de sérosurveillance ont démontré que la prévalence du VIH est la même chez les dentistes et chez les autres professionnels de la santé que dans la population en général78 83 84.

      La préoccupation de la bonne marche du cabinet, soit la rentabilité financière et le maintien de la clientèle, est sans doute le domaine où le dentiste se sent le plus impuissant. En fait, certaines études ont démontré que plusieurs clients refuseraient de retourner chez un dentiste connu pour traiter les personnes vivant avec le VIH-SIDA59. Bien que cet état de fait soit le reflet de peurs souvent engendrées par le manque d'information offerte au grand public, une attitude franche et ouverte de la part des dentistes auprès de leur clientèle pour leur faire part de leur conscience du problème, de l'efficacité des précautions universelles pour le contrer, et de leur engagement à les utiliser sans compromis, est certainement une façon de réduire le problème.

      Par ailleurs, en considérant que certaines personnes ne divulguent pas leur séropositivité au dentiste et que plusieurs personnes ne savent même pas être porteuses du VIH, il est clair qu'un grand nombre de personnes séropositives sont traitées par des dentistes ignorant leur condition. Ce seul argument suffit à démontrer l'irrationalité d'utiliser des précautions différentes selon l'état « connu » de séropositivité du patient. Les précautions universelles qui doivent être observées lors de la pratique de la médecine dentaire visent à protéger les patients, le dentiste, le personnel et les autres clients. Les deux seuls cas où des précautions supplémentaires se justifieraient seraient lorsqu'il s'agit de protéger une personne dont le système immunitaire est très affaibli ou qu'il y a risque de transmission de maladie grave par des micro-gouttelettes en suspension dans l'air ambiant. Or, la première condition ne s'applique que pour certaines personnes à un stade très avancé du SIDA et la deuxième, que pour les personnes ayant la tuberculose. Puisque les modes de stérilisation courants détruisent facilement le VIH, aucune procédure particulière n'est donc nécessaire. Finalement, pour la même raison décrite plus haut, soit la probabilité élevée qu'un dentiste traite au moins une personne séropositive sans le savoir, il devient tout aussi irrationnel de refuser les personnes qui divulguent leur séropositivité.

      Si l'infection au VIH continue à se répandre et si les thérapies antirétrovirales parviennent à modifier l'issue fatale de la maladie, nous verrons sans doute un nombre de plus en plus grand de porteurs chroniques du VIH. Ces personnes continueront d'avoir besoin de soins buccodentaires et il est essentiel que les dentistes adoptent une attitude ouverte et des comportements professionnels à l'égard de cette population afin de lui faciliter l'accès à des soins buccodentaires de qualité.


L'intervention auprès des dentistes

      Il importe d'intervenir auprès des dentistes pour favoriser un changement d'attitudes et de comportement afin qu'ils acceptent de traiter les personnes vivant avec le VIH-SIDA et qu'elles puissent ainsi recevoir des soins buccodentaires de qualité sans discrimination. Récemment, certaines étapes ont été franchies, comme l'amendement du code de déontologie des dentistes103 et des clarifications légales apportées par certaines décisions rendues par les tribunaux ayant interprété la Charte des droits et liberté de la personne105.

      La formation professionnelle est tout aussi essentielle bien qu'elle ne puisse pas à elle seule parvenir à changer les comportements des dentistes. La plupart du temps, la formation sur le VIH-SIDA donnée aux étudiants en médecine dentaire et aux dentistes inclut une partie descriptive des pathologies les plus graves et les plus spectaculaires associées à l'infection au VIH. Ces notions biomédicales sont certes importantes mais doivent être accompagnées d'un message clair et cohérent véhiculé tout au long de la formation afin de ne pas faire naître des sentiments de peur, d'incompétence et d'impuissance. Ce message est essentiel pour induire un changement d'attitudes et sensibiliser les étudiants et les dentistes aux problèmes d'accessibilité que vivent les populations marginales et à l'importance du rôle du dentiste dans le maintien de la qualité de vie de ces personnes. La formation devrait également viser à augmenter le sens de compétence des étudiants et des dentistes en améliorant leurs connaissances générales de l'infection au VIH et aussi leur perception du risque professionnel et des moyens mis à leur disposition pour le diminuer. La dédramatisation de l'infection au VIH et la familiarisation des étudiants et des dentistes en les mettant en contact direct avec des personnes atteintes diminueraient la distance qui semble exister entre le professionnel et le patient.

      En médecine dentaire, la formation de 1er cycle a vu son curriculum évoluer dans les dernières années pour inclure spécifiquement de la formation sur l'infection au VIH et permettre à plusieurs étudiants de vivre l'expérience de traiter des personnes atteintes. On peut donc se montrer optimistes quant aux développement d'attitudes favorables au traitement des personnes vivant avec le VIH-SIDA chez les futurs dentistes québécois. Cependant, le rôle des modèles lors des apprentissages cliniques est très important dans le développement de sa propre image professionnelle. Il y aurait donc avantage à promouvoir, au sein des écoles dentaires, un modèle de professeur répondant avec empathie et compassion aux besoins des populations marginales.

      La formation continue pose des défis plus difficiles à relever. C'est la responsabilité de la profession de faire connaître le code de déontologie et de renforcer la notion d'obligation éthique de traiter tout patient sans discrimination. Dans une première étape, il devient nécessaire de présenter les faits aux dentistes pour qu'ils puissent rationnellement comprendre la nécessité de l'application systématique des précautions universelles. Il faut aussi leur faire comprendre que leurs compétences peuvent contribuer au maintien de la qualité de vie des personnes vivant avec le VIH-SIDA. Cependant, bien que le code de déontologie des dentistes précise qu'un dentiste a l'obligation de maintenir ses connaissances à jour 125  , la formation et la mise à jour touchant au sujet du traitement des personnes avec le VIH-SIDA ne rejoint que les dentistes à l'esprit ouvert et sans doute pas ceux qui en auraient le plus besoin.

      Il faudrait donc aussi utiliser d'autres moyens pour transmettre et rendre acceptable le message que les dentistes doivent traiter les personnes vivant avec le VIH-SIDA. Ces moyens pourraient inclure la diffusion d'outils facilitant et normalisant le travail des dentistes, comme un protocole standard en cas de blessure impliquant un échange sanguin entre le patient et le dentiste, ainsi que des consignes claires et précises sur l'accès aux thérapies antirétrovirales prophylactiques lors d'exposition professionnelle. Il faut aussi promouvoir, au sein de la communauté dentaire, un modèle de dentisterie humaniste où toute population marginale ou particulière pourra recevoir des soins buccodentaires de qualité répondant à ses besoins. Finalement, il faut aussi offrir du soutien aux dentistes qui ont plus de difficultés à composer efficacement avec des émotions humaines normales telle la peur de la mort, de la maladie, de leur propre perte de contrôle ou de leur vulnérabilité. En y faisant face, plusieurs dentistes ont transformé la peur du VIH-SIDA en une action positive. Ceux qui y sont parvenus pourraient aider leurs collègues éprouvant plus de difficultés en leur offrant du soutien. Une oreille attentive aux craintes exprimées, des solutions simples aux problèmes rencontrés, une reconnaissance du risque de contamination professionnelle à son juste niveau, un service de consultation rapide en cas de blessure, sont autant de mesures pour briser l'isolement du dentiste, augmenter son sentiment de compétence et favoriser le changement d'attitudes et de comportement désiré.


Conclusion

      Le nombre de personnes vivant avec le VIH-SIDA ne cessant d'augmenter, les résultats de cette étude soulèvent plusieurs enjeux pour une profession soucieuse de la santé buccodentaire de l'ensemble de la population, ainsi que pour l'organisation des services de santé buccodentaires des personnes vivant avec le VIH-SIDA. Le principal enjeu est certainement celui d'améliorer l'accessibilité à des services de soins buccodentaires de qualité pour ce groupe particulièrement à risque de développer des problèmes buccaux et ce, peu importe les caractéristiques sociales des individus. Si la nécessité de soins spécialisés pour le traitement de certaines pathologies buccodentaires associées à l'infection au VIH ne peut être remise en question, la majorité des personnes vivant avec le VIH-SIDA requiert principalement des soins buccodentaires que tous les dentistes sont aptes à fournir. Comme l'ensemble des cliniques dentaires ordinaires est la voie normale d'accès des soins buccodentaires et que les ressources spécialisées sont rares, on doit promouvoir l'accessibilité aux cliniques dentaires ordinaires pour cette population.

      Pour ce faire, il est essentiel que les dentistes développent et adoptent des attitudes et un comportement professionnels à l'égard de cette population afin de lui faciliter l'accès à des soins buccodentaires de qualité. Des efforts devraient être accomplis afin de promouvoir une relation dentiste-patient sans discrimination, dans laquelle les personnes vivant avec le VIH-SIDA ne seraient pas réticentes à divulguer leur état de santé au dentiste et seraient confiantes de recevoir des soins de qualité les mieux adaptés à leur condition de santé. Les dentistes pourraient ainsi mettre à profit leur expertise et devenir des partenaires dans le maintien de la qualité de vie des personnes vivant avec le VIH-SIDA.


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