Les transformations récentes dans le droit de la correspondance

Herbert Maisl    Professeur à l'université Paris-I (Panthéon-Sorbonne)

Texte paru dans : "L'Actualité juridique - Droit administratif " no 3, 20 mars 1997


Le sous-titre du colloque, " entre déréglementation et régulation ", suggère cette idée d'une profonde mutation du droit des télécommunications; celui-ci, rompant avec une tradition de monopole de l'Etat, s'ouvre sur le marché et cherche de nouvelles formes de réglementation pour assurer une concurrence équilibrée sans pour autant négliger les exigences d'intérêt général. Au plan juridique, l'histoire des télécommunications a été longtemps relativement statique1; les bouleversements sont récents.

 

Droit de la correspondance privée

Le droit des télécommunications se situe dans la ligne du droit du service postal; la " poste aux lettres " créée par Louis XI en 1464 est d'abord réservée au souverain avant d'être proposée au public; les techniques évoluent: au XIXe siècle, le télégraphe puis le téléphone s'ajoutent au courrier postal.

Ce service étant organisé et exploité en régie par un département ministériel, le droit public s'impose. Dans l'ouvrage en quatre volumes et trois tomes qu'il publie en 1931, Droit et jurisprudence en matière de poste, télégraphe et téléphone (Sirey), J.-D. Ricard, chef du contentieux au ministère, analyse parfaitement cette réglementation à partir des trois questions suivantes:

Ce droit sera rassemblé, en 1952, dans un Code des postes et télécommunications, complété par de nombreuses circulaires et instructions.

Maintenu en régie jusqu'en 1990, ce service sera doté en 1923 d'un budget annexe pour disposer d'un peu d'autonomie2. En 1968, le Tribunal des conflits, dans son fameux arrêt Ursot, juge que les PTT " présentent, à raison de leur mode d'organisation et des conditions de leur fonctionnement le caractère de service public administratif de l'Etat3 ". Mais, en 1977, le professeur André de Laubadère remarque que Si " la position adoptée par la jurisprudence n'est pas illogique […], le problème se pose précisément de savoir si cette conception […] n'est pas inadaptée à ce qui est devenu ce service public […]4 " 

 

Régime juridique hexagonal

Sous l'effet d'une conjonction de facteurs d'ordre technique, économique et international, ce régime si simple allait être bouleversé5.

Observons que la télécommunication, au singulier, est maintenant définie de manière très large, d'abord comme un procédé permettant " toute transmission, émission ou réception de signes, de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de renseignements de toute nature, par fil, optique, radio-électricité ou autres systèmes électromagnétiques"  (art. L. 32-1 du Code des postes et télécommunications, dans sa rédaction de 1990, reprenant la rédaction de l'article 2, alinéa 1, de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication). Cette définition couvre tous les supports de transmission et les formes de message. Elle est indépendante de l'espace et du sens de transmission de l'information.

Comme le code le précise depuis 1990, les télécommunications comportent à la fois des réseaux et des services: le réseau évoque les infrastructures physiques, les installations (art. L. 32-2o), les services envoient aux " prestations incluant la transmission ou l'acheminement de signaux ou une combinaison de ces fonctions par des procédés de télécommunication [...] "  (art. L. 32-6o).

Si le service de télécommunications s'est longtemps réduit au seul service téléphonique, la numérisation des données permet aujourd'hui de diversifier les services et de transmettre du texte, de l'image et du son. L'échange d'informations s'opère entre des points de terminaison identifiés. En tout état de cause, les services de télécommunications transportent des messages ayant le caractère d'une correspondance privée. ils se distinguent fondamentalement des services de communication audiovisuelle qui se caractérisent par la mise à disposition du public ou de catégories de public de messages (v. art. 2, al. 2, de la loi du 30 septembre 1986), qu'il s'agisse de services de communication audiovisuelle soit diffusés par voie hertzienne ou par câble, soit en ligne et accessibles par Minitel ou Internet. Les premiers relèvent aujourd'hui d'une autorisation du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA); pas les seconds qui, astreints à une simple déclaration auprès du procureur de la République, ont un régime proche de celui de la presse écrite(6).

Cependant, il apparaît que le rapprochement des techniques rend parfois difficile d'opérer une distinction stricte entre les types de services. Du fait d'une tendance à la convergence entre les services, d'un côté, et, entre les supports utilisés, de l'autre, le droit des télécommunication/droit des contenants se rapproche du droit de l'audiovisuel/droit des contenus, alors qu'il s'éloigne du droit de la poste. Les conséquences de ces évolutions technologiques restent encore à explorer pour en définir leurs prolongements juridiques7.

L'apparition d'un marché international des télécommunications s'est traduit par une réglementation " par le haut " ; il est à cet égard caractéristique que nos lois de réglementation (celle de 1996 comme celle de 1990) soient largement la transposition de directives communautaires. Pour prendre la mesure de ces transformations, trois concepts méritent d'être évoqués: le monopole, le service public, le marché. Ils constituent trois jalons dans l'histoire des télécommunications. Le monopole disparaît alors qu'il a profondément imprégné les mentalités, le marché s'impose et implique une nouvelle culture, le service public s'inscrit, en permanence, en toile de fond mais avec des sens qui évoluent.

 

Le monopole

Le monopole de l'État s'est imposé très rapidement

Avec l'invention d'abord du télégraphe au XIXe siècle, le législateur choisit la solution d'un contrôle étroit de l'Etat. On est dans une période d'agitation politique et le rapport parlementaire de présentation de la loi de 1837 souligne que " l'on ne réfléchit pas assez à la responsabilité immense qui plane sur le gouvernement chargé de diriger une grande nation dans les voies de l'ordre et de la propriété publique, et à l'étendue de la surveillance que lui impose son devoir " ; aussi, " […] s'il apparaît un mode nouveau de communiquer les idées à grande distance, avec une célérité inaccoutumée, [le gouvernement] doit s'en approprier l'usage à tout prix8 " . L'Etat-gendarme réagit en décidant d'interdire de transmettre sans autorisation des signaux à l'aide de machines télégraphiques ou par tout autre moyen. A la lettre, sans doute ce régime n'est-il pas un régime de monopole mais d'autorisation. Il n'empêche que le pouvoir discrétionnaire de l'administration pour délivrer ces autorisations peut aboutir à un résultat voisin. L'ouverture à la concurrence impliquera forcément la modification de ce dispositif.

Avec l'arrivée du téléphone en 1879, le cadre juridique de la loi de 1837 permet d'accorder, sous forme de concessions, quelques autorisations d'établissement de réseaux téléphoniques à des sociétés privées. Elles ne vont pas tarder à fusionner, ce qui aboutira à la constitution d'un monopole de fait, privé, au profit de la Société générale des téléphones (SGT). En 1889, dix ans plus tard, ce monopole est récupéré par l'Etat. La vision colbertiste l'a emporté; cette solution est largement acceptée, même par les chefs d'entreprise: l'Etat semble donner de meilleures garanties d'un accès égal au réseau9. Ce monopole national est une caractéristique française, d'autres systèmes comportant des opérateurs différents selon les régions.

 

Le monopole de l'État a eu deux séries de conséquences

Le droit public s'applique au secteur des télécommunications

J.-D. Ricard écrit que les " PTT sont soumis au "procédé du service public". On désigne par là, ajoute-t-il, le régime juridique particulier, les règles juridiques spéciales dérogeant aux règles de droit privé"  (préc. tome 1, p. 204). Son ouvrage étudie des questions comme la fonction publique, la comptabilité publique, les marchés publics, les travaux publics, le domaine public, l'expropriation, les servitudes qui peuvent être imposées, les contraventions de grande voirie... Enfin, dans son dernier volume, il étudie les services rendus aux usagers par le service public des PTT; il souligne d'emblée que la correspondance officielle continue de jouir " d'un privilège de priorité et de prérogatives importantes sur la correspondance privée"  (préc. tome 3, p. 7) "  et que le statut réglementaire du service est la base des rapports entre l'usager et l'administration.

Sans doute, en 1906, le Conseil d'Etat juge qu'il n'appartient qu'aux tribunaux judiciaires de statuer sur les difficultés qui s'élèvent entre l'Etat et les abonnés au téléphone, solution confirmée en 196110. La Haute Assemblée, à l'époque, avait étendu le contentieux judiciaire du recouvrement des contributions indirectes que sont les taxes téléphoniques (art. L. 126 du Code des postes et télécommunications) à l'ensemble du contentieux contractuel de l'abonnement. Mais Si le juge judiciaire apprécie la régularité de l'application individuelle des tarifs, le Conseil d'Etat admet, sur le plan de l'organisation et du fonctionnement du service, la recevabilité des recours pour excès de pouvoir portés par les usagers contre les tarifs comme contre toute mesure d'organisation du service. Les contrats avec les usagers sont d'une nature bien particulière, puisque la plupart de leurs clauses peuvent être modifiées unilatéralement, notamment celles sur les tarifs. Aussi, l'arrêt Ursot, en 1968, crée, pour une vingtaine d'années, un bloc de compétence administrative en y intégrant le contentieux des contrats.

Notons l'existence d'un principe d'irresponsabilité pour la correspondance privée sur les réseaux de télécommunications posé par une loi du 21 mars 1931; celui-ci conduit le Conseil d'Etat, par exemple, à rejeter la requête d'un abonné qui, victime d'un incendie, n'avait pu prévenir à temps les pompiers parce que l'agent du central téléphonique était absent11.

 

L'usager du téléphone est dépendant d'une loi de l'offre largement discrétionnaire

Citons encore J.-D. Ricard: " il est [...] impossible d'admettre légalement, juridiquement, rationnellement, que le rôle et l'activité de l'administration des PTT soient orientés tout entier, comme certains seraient enclins à le concevoir, vers la seule satisfaction des besoins des particuliers, encore moins vers la satisfaction principalement des intérêts de la fonction professionnelle"  (préc. p. 213).

Les télécommunications fonctionnent dans le champ clos du monopole. Les infrastructures sont envisagées sous le seul angle du domaine public et de l'ouvrage public, et pas sous celui de l'usager; on ne distingue d'ailleurs pas réseau et service. On remarque que le monopole, absorbant ou négligeant le service public, impose son offre.

Après la dernière guerre, le contraste sera saisissant entre, d'une part' les réussites, dans le domaine de la recherche, des ingénieurs des télécommunications et leur bonne collaboration avec l'industrie et, d'autre part, un équipement très insuffisant des abonnés au nombre seulement de quatre millions en 1967; ce sont les " parents pauvres"  de ce service. Que signifient dans ce secteur les grandes lois du service public que sont l'égalité, la continuité et l'adaptation? La demande n'est pas satisfaite correctement, la situation ne peut durer.

 

Le service public

Pendant longtemps, le concept de service public doublonne celui de monopole qui, en quelque sorte, l'éclipse. L'approche matérielle du service public n'émergera que tardivement. Le tournant va s'amorcer avec le recul de la tradition régalienne à partir de 1974. La France rattrape enfin son retard en équipement des usagers. On découvre que l'usager peut avoir des droits comme un client ou un consommateur; il est en tout cas fondé, qu'il soit un particulier ou une entreprise, à réclamer une prestation de qualité. Dans cette période récente, deux étapes seront déterminantes.

 

1984 et la loi sur le service public des télécommunications

Cette loi marque une évolution très nette à trois égards12. En premier lieu, désormais toute personne a le droit d'obtenir un abonnement au téléphone: c'est la reconnaissance du droit d'accès au service de base. Ce faisant, on rompt avec une conception bien ancienne de l'Etat qui mettait à disposition des particuliers des installations conçues pour ses propres besoins. Ensuite, le régime d'irresponsabilité s'efface au profit d'un régime de responsabilité sur le fondement de la faute lourde, déjà esquissé d'ailleurs en jurisprudence. Enfin, est affirmé un principe de neutralité du transporteur; il signifie que celui-ci s'interdit de contrôler le contenu des messages. Ces évolutions sont les bienvenues dans un contexte d'innovations technologiques et d'ouverture internationale.

 

1990 : la séparation des fonctions de réglementation et d'exploitation

Dès 1987, la Commission des Communautés européennes préconisait la séparation des fonctions de réglementation et d'exploitation. 3usqu'à présent, dans le cadre du monopole, la confusion des rôles ne prêtait pas à conséquences. L'ouverture à la concurrence va, en effet, créer une situation nouvelle. L'Etat doit assurer la régulation du secteur; deux directions du ministère des Postes et Télécommunications se verront successivement confier cette tâche: en 1989, la direction de la réglementation générale (DRG), puis, en 1993, la direction générale des postes et télécommunications(DGPT).

Dans ce contexte concurrentiel qui s'amorce, France Télécom quitte le ministère et devient exploitant public autonome; celui-ci doit notamment " assurer tous services publics de télécommunications dans les relations intérieures et internationales et, en particulier, assurer l'accès au service du téléphone à toute personne qui en fait la demande "  (art. 3 de la loi du 2 juillet 1990). Ses missions de service public sont définies et précisées par un cahier des charges arrêté par décret13 : desserte de l'ensemble du territoire national, égalité et traitement des usagers, qualité et disponibilité des services offerts, neutralité et confidentialité de ceux-ci, contribution à différentes missions de l'Etat... L'exploitant public est, pour certaines activités, encore en position de monopole; pour d'autres, il se retrouve en concurrence avec d'autres opérateurs. Tel est le sens des deux lois de 1990; celle du 2 juillet concerne l'organisation du service public, celle du 29 décembre porte sur la réglementation14.

Il est clair que le fondement du monopole ne réside plus dans le pouvoir régalien de l'Etat: le monopole est désormais la contrepartie des obligations ; le service public n'a plus un caractère administratif mais industriel et commercial; les relations avec les usagers sont désormais réglées par le droit privé15.

Les frontières entre les droits exclusifs de France Télécom et le droit de la concurrence sont-elles intangibles? Une première régulation de la mise en concurrence va se chercher. Les ingrédients d'une transformation plus profonde sont présents16. Le service public devient un droit de l'usager, client et consommateur; en permanence, il doit trouver sa justification. Le marché peut-il, dans certains cas, apporter de meilleures réponses que le service public? A l'inverse, dans quels cas le service public apparaît-il comme une garantie indispensable? Ces questions vont alimenter le débat. Le monopole s'efface, le marché s'impose, le service public doit trouver sa place.

 

Le marché

La généralisation de la concurrence donne une dimension nouvelle au marché. Avec les dernières directives communautaires, notamment la directive " pleine concurrence " , transposées dans la loi du 26 juillet 1996 définissant une nouvelle réglementation, nous entrons dans une nouvelle phase; la seconde loi transformant France Télécom en société nationale, contrôlée toujours par l'Etat, mais dotée d'un capital et ouverte aux capitaux privés, correspond aux exigences de la nouvelle situation internationale17. La scène et le décor changent; nous sommes à l'heure du village planétaire avec le multimédia, les autoroutes de l'information et Internet. C'est l'objet du colloque de débattre de cette nouvelle distribution d'acteurs et des caractéristiques de cette nouvelle règle du jeu; les questions qui se posent sont multiples.

 

Une nouvelle distribution d'acteurs

Trois séries d'acteurs sont en présence. Quelle stratégie vont suivre les exploitants de réseaux et de services, français et étrangers, voulant accéder au marché? Comment se positionneront-ils par rapport à un métier, une activité, un créneau géographique? Très rapidement, la libéralisation des " infrastructures alternatives"  et l'application de la loi du 10 avril 1996 sur les expérimentations dans le domaine des technologies et services de l'information devraient fournir des éléments de réponse. Quel rapport va s'établir entre l'opérateur historique en position dominante, France Télécom, et les " nouveaux entrants " ? Comment parviendra-t-on à égaliser les conditions de concurrence?

Comment seront assurés le service public et le service universel? Si la loi précise que France Télécom est l'opérateur public chargé du service universel (art. L. 35-2-I, al. 2), appliqueraton à terme l'alinéa précédent indiquant que " peut être chargé de fournir le service universel tout opérateur en acceptant la fourniture sur l'ensemble du territoire national et capable de l'assurer" ? Pourrait-on même envisager, à échéance plus ou moins lointaine, de modifier la loi pour prévoir que le service universel serait confié à des opérateurs différents selon les régions comme en Allemagne? En tout cas, la loi, après avoir défini pour la première fois le contenu du service public, prévoit que tous les quatre ans celui-ci devra être réexaminé, compte tenu des progrès techniques et de l'évolution des besoins.

Quant à l'usager traditionnel du service public qui devient un consommateur et un client sur ce marché en plein développement, il va chercher les avantages qu'il peut tirer en offre de services et en niveau de prix. Les prix des concurrents pourraient-ils, parfois, être plus attractifs que ceux de France Télécom? Si le prix du service universel est uniforme au plan national, ne doit-on pas envisager que, dans une hypothèse où il ne baisserait pas fortement, l'opérateur historique pourrait perdre des parts de marché dans des zones à faible coût?

Enfin, le jeu des régulateurs publics va se mettre en place. L'Autorité de régulation des télécommunications (ART) aura un rôle central dans cette mise en concurrence du secteur, mais ses compétences devront s'articuler avec celles du gouvernement, avec celles du Conseil de la concurrence, sans négliger le CSA et la future Agence nationale des fréquences. Chacun devra trouver sa place et l'ART devra justifier son statut d'autorité administrative indépendante: saura-t-elle déjouer tous les procès d'intention, contradictoires, qui lui ont déjà été faits par certains, d'être appelée à tomber sous l'influence soit du secteur privé , soit du gouvernement? Dans un contexte différent, elle devra poursuivre la régulation entamée entre 1990 et 1996 par la DRO et la DGPT et qui avait été, apparemment, appréciée par tous. Des conflits ou, pour le moins, des difficultés d'interprétation des compétences respectives de chacun, voire des positions parfois non compatibles, ne peuvent être exclus. Ainsi, la déréglementation ne traduit pas une situation correspondant à moins de droit mais plutôt à un droit différent. Le droit en la matière se complexifie et se diversifie.

 

De nouvelles règles du jeu

Ces règles nouvelles sont fonction de deux phénomènes. D'abord, le droit interne est très dépendant de règles internationales. Cela a toujours été le cas par rapport à l'Union internationale des télécommunications (UIT) dont les conférences administratives mondiales établissent et révisent le règlement des télécommunications mondiales. Mais, aujourd'hui, il faut compter aussi avec l'Organisation mondiale du commerce (OMC), théâtre d'importantes négociations. Quant au droit communautaire et à ses directives, on sait à quel point ils imprègnent désormais notre droit.

En outre, le nouveau droit des télécommunications est marqué par un profond recul du droit administratif, l'ouvrage de Ricard paraissant maintenant bien désuet. Sans doute, le droit administratif ne sera-t-il pas absent des décisions ministérielles ou de certaines décisions de l'ART, ni du statut de l'Agence nationale des fréquences, ou de celui encore de l'entreprise nationale France Télécom. Mais, pour l'essentiel, il y aura lieu d'interpréter des contrats et des conventions de droit privé, d'appliquer le droit de la concurrence ou le droit pénal. Très significatif, d'ailleurs, à cet égard, est l'écartèlement du contentieux de l'ART entre le Conseil d'Etat et la cour d'appel de Paris; le Conseil constitutionnel, à partir d'un critère matériel, a prolongé sa jurisprudence de 1987 relative au statut du Conseil de la concurrence18. L'administrativiste étudiera avec intérêt ces " décisions exécutoires prises par l'ART dans l'exercice de ses prérogatives de puissance publique"  qui, portant cependant sur des rapports de droit privé (art. L. 368 du Code des postes et télécommunications), relèvent de la cour d'appel de Paris.

Notons que la déréglementation entraîne deux conséquences majeures: elle abolit une réglementation simple, mais largement exorbitante et dépassée ; elle oblige à construire une réglementation nécessairement complexe et évolutive, comportant une dimension technique et économique. Un droit " régulatoire "  apparaît, qui cherche à concilier le marché avec l'intérêt général et qui génère, en amont du contentieux, des institutions spécifiques19.

Tourné résolument vers l'avenir, ce colloque pourrait se fixer trois objectifs: mieux comprendre la portée de cette nouvelle réglementation, imaginer les scénarios qu'elle peut susciter, apprécier cette règle du jeu comme un exemple assez achevé d'une réglementation d'activité en réseau tentant de concilier service public et concurrence. Si chaque secteur a sa spécificité, dans quelle mesure le modèle qui s'élabore ici pourrait-il servir de référence dans le cadre d'une construction européenne qui serait désormais fondée sur " les deux piliers"  du marché et de la cohésion sociale20?

 

Sommaire vol 4, numéro 1 ( hiver 1998 )


Notes

1 Sur cette histoire des télécommunications, v. les Actes du colloque organisé par Catherine Bertho-Lavenir, L'Etat et les télécommunications en France et à l'étranger (1837-1987), Droz, 1991.

2 v. l'analyse des débats autour du vote de la loi de 1923 par Pierre Musso in C. BerIho-Lavenir, préc. p. 59.

3 Trib. confl. 24 juin 1968, JCP1968.II.15646, concl. Gegout, note Dufau; AJDA1969, p. 139, chron. Jeanne Lemasurier.

4 Traité de droit administratif, tome 4,1977, p. 369; v. les remarques déjà présentées en 1933 par Pierre Laroque dans sa thèse sur "  Les usagers des services publics et industriels "  (p. 12),. en faveur du caractère industriel et commercial.

5v. notamment le numéro spécial "  Télécommunications : la nouvelle donne " , Rev. fr. adm. publ. 1989, n. 52.

6  v. Association française de la télématique et du multimédia (AFTEL), Le droit du multimédia, de la télématique  à Internet, rapport réalisé sous la direction de Pierre Huet, éditions du Téléphone, 1996, 1ière partie.

7 v. par exemple les réflexions du sénateur Jean Cluzel lors de la discussion du projet de loi sur la réglementation des télécommunications (JO déb. Sénat 1996, p. 3187).

8 Cité par Paul Charron dans sa présentation de la genèse de la loi de 1837 v. C. Bertho-Laveni, préc. p. 19.

9 v. V. Leroux, les fondements économiques de la monopolisation du réseau téléphonique en 1889, inC. Bertho-Lavenir, préc. p. 23.

10 CE 23 mars 1906, Demoiselle Chauvin, S. 1908.II.17, note Hauriou; solution confirmée ensuite : v. par exemple CE 24 juin 1961, Duchet, AJDA 1961, p. 470, chron. Galabert et Gentot.

11 CE 15 mars 1935, Cloître; v. Pierre Bon, La responsabilité du fait du service public des télécommunications, RFDA 1985, p. 282.

12 Sur la loi du 23 octobre 1984, v. commentaires de Jean Louis Gauroy, ADJA 1985, p. 32, et Dominique Laffont, JurisPTT 1985, n. 1.

13 Décret du 29 décembre 1990, JOp. 16508.

14 v. notamment le commentaire article par article de la loi du 29 décembre 1990 par Martine George et Alain Vallee dans IDATE, Perspectives pour les télécommunications, La Documentation française, 1992; Jacques Chevallier, La mutation des postes et télécommunications, AJDA1990, p. 667, et La réforme des télécommunications, AJDA1991, p. 203; le dossier publié dans la RFDA1991, pp. 221-265.

15 v. Emmanuel Guillaume, le passage du statut d'usager d'un service public administratif à celui d'un service public industriel et commercial, RFDA1991, p. 239.

16 v. Bruno Lasserre, Quelle réglementation pour les télécommunications françaises?, rapport de la DGYI 1994; v. également Herbert Maisl, La régulation des télécommunications, changements et perspectives, RFDA1995, p. 449.

17 v. commentaires de Jacques Chevallier, RDFA 1996, p. 909; Frédérique Dupuis-Toubol, Juris PTT, n. 45; Herbert Maisl, ADJA 1996, p. 762; Pierre-Gildas Perrot, Petites Affiches 1er novembre 1996.

18 JO 1996, p. 11408.

19 Herbert Maisl, Réflexions sur la régulation des services publics, Actes du colloque organisé par la Commission pour l'étude des Communautés européennes (CEDECE) et l'université de Strasbourg, Service public et Communauté européenne: entre l'intérêt général et le marché, octobre 1996; et, plus généralement, Gérard Timsit, les deux corps du droit. Essai sur la notion de régulation; Rev. fr adm.  publ. 1996, n 78.

20 Parmi les réflexions, nombreuses, sur ce sujet, on citera: Nicole Belloubet-Frier, Service public et droit communautaire, AJDA 1994, p. 270; Conseil d'État, Service public, services publics: déclin ou renouveau, EDCE n 46; mission présidée par Renaud Denoix de Saint Marc, Le Service public, 1996; Christian Stoffaës, Services publics, questions d'avenir; édifions Odile Jacob, 1995.

 


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