Lex Electronica

Revue électronique du Centre de recherche en droit public

Les technologies de l’information et de la communication, la justice et le droit

Contribution à la réflexion sur l’incidence de la technique sur le droit

Magali LEGRAS (*)

Lex Electronica, vol. 7, n°2, Printemps / Spring 2002

<http://www.lex-electronica.org/articles/v7-2/legras.htm>



Synopsis

Jurists around the World can now access public State documents directly from their PCs. The use of information technologies is therefore modifying the way law practitioners work, and will most probably influence the evolution of the justice system. On one hand, States will have no alternative but to use technology to transmit information to the masses, and on the other, judicial institutions will have to answer to this new form of demand for a more democratic system.

Information technologies will establish a new relationship between citizens and the Law. In the judicial field, we will have to reevaluate how jurisdictions are selected. The « dialogue par formulaire » (dialogue by form) is a very different approach from that which lawyers are used to; in the French legal and paralegal fields, teleprocedures are going through phenomenal growth.

The use of information and communication technologies for legal procedures will ensure a more efficient response and will bring forth new demands, especially regarding the communication of judicial cases.

The Law will evolve: the legal community is becoming global, local laws are now confronted to one-another, and all sorts of comparisons can be made between different jurisdictions, laws and remedies. One cannot imagine that the legislator and the supreme instances, that researchers and professors, or that legal practitioners will be disinterested in the new options brought forth by information technologies.

Résumé

Les juristes partout dans le monde peuvent maintenant, de leur poste informatique personnel, accéder aux données « publiques » (la part des règles juridiques y est majeure) que les États mettent à la disposition de chacun. En plus de modifier les méthodes de travail des praticiens du droit, l’usage des technologies de l’information influera sur l’évolution du droit et de la justice. D’une part, les États ne pourront renoncer à se doter des moyens technologiques requis pour diffuser l’information et, d’autre part, l’institution judiciaire devra répondre à cette nouvelle forme d’exigence de démocratisation.

Les technologies de l’information feront surgir un nouveau rapport entre le citoyen et le droit. Dans le domaine judiciaire, il faudra consentir à une réflexion en profondeur sur la manière dont les juridictions sont saisies. Le « dialogue par formulaire » est un exercice de la pensée différent de ceux que les juristes pratiquent habituellement ; dans le domaine judiciaire ou parajudiciaire, la pratique des téléprocédures est, en France, balbutiante.

L’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans les procédures assurera une meilleure efficacité (effectivité et célérité) de la réponse judiciaire et fera apparaître de nouvelles exigences, en particulier quant à la communication des décisions de justice.

Le droit évoluera : la communauté des juristes devient mondiale, les droits internes sont quotidiennement à l’épreuve des autres droits, toutes sortes de comparaisons sont possibles entre les différentes juridictions, entre les législations existantes et entre les solutions théoriquement possibles pour régler tel ou tel cas. On ne peut imaginer que le législateur, que les juridictions suprêmes, que les chercheurs et les théoriciens du droit, que l’ensemble des praticiens se désintéressent des pistes ouvertes par les technologies de l’information.


Table des matières

Introduction

I. La diffusion des technologies de l’information et de la communication entraîne-t-elle un nouveau rapport entre le citoyen et le droit ?

1. Une logique de « back-office » : je pose ma question, à vous de savoir qui doit y répondre !

2. Le dialogue par formulaire : aidez-moi à poser mon problème, afin que vous puissiez le résoudre

II. L’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans les procédures change-t-elle la réponse judiciaire ?

1. Une meilleure efficacité

2. De nouvelles exigences

III. L’usage des technologies de l’information et de la communication fait-il évoluer le droit ?

1. Droits internes et mondialisation

2. Des outils pour reformuler le droit

Conclusion

Annexe 1 : Arborescence du module clause de non concurrence



Introduction

1. Le monde des juristes utilise les technologies de l’information et de la communication dans des conditions très variables selon les pays, les missions des utilisateurs et les moyens dont ces derniers disposent.

2. Le grand mouvement de constitution d’une informatique documentaire a permis la création de bases de données juridiques que tout juriste, praticien, théoricien ou étudiant peut consulter de son poste informatique. Il en est pratiquement de même des usagers institutionnels ou particuliers.

3. Aujourd’hui, les États s’organisent pour permettre à tous d’accéder aux données « publiques », au sein desquelles la part des règles juridiques est majeure.

4. Les juridictions sont de plus en plus clairement engagées dans la modernisation de leurs outils de travail : informatique de gestion des dossiers, bureautique des magistrats, utilisation des moyens de télécommunication, Intranet des juridictions, combien de chantiers se sont ouverts depuis quelques années !

5. Au delà des modifications des méthodes de travail des praticiens du droit, quels effets peut-on attendre de l’usage des technologies de l’information et de la communication sur l’évolution du droit et de la justice ?

6. L’internaute est habitué à des échanges sur la toile en temps réel, à une information sans limites dans le temps ou l’espace et sans restrictions dans la nature et la forme des données recueillies.

7. Des moteurs de recherche puissants traduisent ses interrogations et le font cheminer jusqu’aux sources d’information qui lui semblent pertinentes. Il peut y récupérer des données produites par d’autres pour les utiliser à son tour.

8. On ne peut imaginer que le même internaute, citoyen engagé dans de multiples relations juridiques, justiciable potentiel, n’ait pas, dans les domaines juridique et judiciaire, des attentes similaires.

9. Un État pourrait-il résister longtemps à ces coups de boutoir de la société civile ? Pourrait-il renoncer à se doter des moyens dont chacun ou presque dispose ailleurs et qui, d’évidence, peuvent contribuer à le rendre plus efficace ?

10. De son côté, l’institution judiciaire est-elle prête à répondre à cette nouvelle forme d’exigence démocratique ? Accepte-t-elle de mettre à plat ses modes de faire et d’en proposer de nouveaux, intégrant le meilleur de ce que la technique lui offre ?

11. L’application sans nuances à la sphère judiciaire des méthodes permises par les technologies de l’information et de la communication ne se heurte-t-elle pas dans certains cas aux principes fondamentaux ?

12. Peut-on exclure le besoin de relation personnelle dans le traitement d’affaires mettant en cause les personnes dans leur histoire intime, leur honneur ou leurs intérêts extra-patrimoniaux ?

13. Enfin, la technique peut-elle influer sur le contenu du droit ? N’y a-t-il pas un effet mécanique entre les modes de faire et les modes de pensée ? Qui contrôle qui ?

14. Telles sont quelques-unes des questions que suscitent nos premiers pas dans l’informatique judiciaire dans sa phase de développement actuel.

15. L’expérience que nous avons de la pratique dans diverses juridictions françaises de l’ordre judiciaire nous autorise peut-être à proposer quelques pistes de réflexion.

I. La diffusion des technologies de l’information et de la communication entraîne-t-elle un nouveau rapport entre le citoyen et le droit ?

16. Certains effets directs de l’accès par Internet à des sites juridiques ou judiciaires sont connus : tout internaute peut obtenir, facilement et à peu de frais, des informations générales sur ses droits et ses obligations ainsi que de nombreuses indications pratiques sur le fonctionnement de la justice et sur son activité.

17. Au delà des réorganisations qu’elle suscite au sein des institutions concernées, cette évolution donne un sens nouveau au rapport entre l’usager et le fournisseur d’informations.

1. Une logique de « back-office » : je pose ma question, à vous de savoir qui doit y répondre !

18. L’attente du citoyen dans une société où se développent les technologies de l’Internet, qu’il soit lui même internaute ou qu’il passe par des médiateurs (la secrétaire pour le patron occupé, le petit-fils pour la grand-mère dépassée, l’agent d’accès au droit, nouvel écrivain public des banlieues, ou le service social de l’entreprise) est aussi forte en matière d’information juridique qu’en tout autre domaine.

19. Pour répondre à ces nouvelles attentes, qu’autorisent les avancées technologiques, notre société pourrait être incitée à développer une logique de « front-office/back-office » pour répondre aux interrogations en matière juridique ou judiciaire.

20. Cette démarche se caractérise par cette position du citoyen : « J’expose mon problème, occupez-vous du reste », ce qui se traduit du côté de celui qui est interrogé par : « Posez votre question, on l’achemine au bon service ».

21. Dans un processus traditionnel, le citoyen qui a besoin d’un renseignement ou d’un document émanant d’une administration est tenu de savoir à qui il doit s’adresser. Par exemple, il se rend à la mairie de son lieu de naissance pour obtenir un extrait d’acte de naissance ou lui envoie une demande par courrier postal. En cas d’erreur, s’il va à la mairie de son domicile, a fortiori s’il se rend au commissariat, il ne peut obtenir qu’une réponse : « Nous ne sommes pas compétents, allez au bon service ».

22. Si les communes décident d’utiliser les nouvelles technologies pour faciliter la délivrance de cette pièce à celui qui la sollicite, elles peuvent créer un site Internet qui délivrera les renseignements utiles permettant à celui qui le visite de savoir où s’adresser. Elles peuvent aussi décider de traiter le courrier électronique qu’elles invitent l’usager à rédiger.

23. Dans l’hypothèse précédente, il est facile de transférer la demande d’extrait d’acte de naissance d’une mairie à une autre en cas d’erreur dans le choix de l’usager.

24. L’administration, les collectivités territoriales concernées disposent aujourd’hui des outils adéquats ou peuvent en bénéficier. Elles sont incitées à tout le moins à s’interroger sur ce qu’il convient de faire si la mairie qui reçoit la demande est celle du domicile et non celle du lieu de naissance.

25. Renvoie-t-elle un message ? Donne-t-elle le lien vers la mairie compétente ? Ou transfère-t-elle la requête vers celle-ci ?

26. C’est l’extrême simplicité de la démarche rendue possible par la technologie qui oblige l’administration à s’interroger sur l’opportunité d’une modification du traitement de la demande qui lui est adressée.

27. Connaissant ces possibilités, et les pratiquant lui même, l’usager comprendra mal ne pouvoir en bénéficier dans ses démarches de la vie quotidienne y compris avec l’administration, sauf si des raisons impérieuses justifient qu’on l’en prive.

28. Lorsqu’il est face à son écran et qu’il a pu accéder au site Internet de la mairie, soit en cherchant celui-ci parce qu’il sait que la mairie est le bon service qu’il faut interroger, soit parce qu’un portail unique de l’administration, tel « service-public.fr », lui fournit le lien utile, soit encore qu’il s’appuie sur des moteurs de recherche qui le dirigent vers ce même lieu au seul vu du mot clé « acte de naissance », l’internaute s’attend à ne pas être obligé d’effectuer de multiples recherches, mais bien plutôt à être guidé « automatiquement » vers le bon service[1].

29. Comment ne souhaiterait-il pas désormais que l’ensemble des formalités à entreprendre dans la vie courante soit, en principe, traité de cette manière ?

30. Quant au service finalement destinataire de la requête, il est plus ou moins contraint de s’organiser pour répondre aux sollicitations de ses « clients ».

31. En interne, il n’est pas très difficile d’organiser l’acheminement depuis le portail d’accueil d’un site donné vers le bureau compétent pour traiter la requête. Ainsi, la demande d’extrait d’acte de naissance sera acheminée vers le « bureau de l’état civil » sans que l’internaute ait à préciser dans sa requête : bureau 123, guichet 5, et il ne peut comprendre qu’un tel circuit ne soit pas prévu et organisé entre ses services par l’administration ou l’institution qu’il interroge.

32. On peut penser que la Justice sera de plus en plus sollicitée dans les mêmes conditions.

33. Ainsi, le justiciable qui fera parvenir par voie électronique une requête en injonction de payer[2],[3] en commettant une erreur quant à la compétence, comprendra mal que cette juridiction ne le dirige pas vers le tribunal compétent, dès lors que le « transfert » est techniquement assez simple.

34. Certes, le constat de l’incompétence résulte en principe d’une décision de justice. Il doit être expliqué et doit pouvoir être contesté. Mais est-ce toujours indispensable ?

35. La technique — qui rend possible le transfert en temps réel, sans déperdition de documents, et sans coût, d’un fichier informatique entre deux juridictions via l’Intranet du Ministère de la Justice — suscite la question.

36. C’est pourquoi, une relecture du code de l’organisation judiciaire s’impose, afin de déterminer dans quels cas il est justifié de maintenir un circuit judiciaire classique et dans quels cas un traitement interne à l’institution judiciaire et transparent pour le justiciable est préférable.

37. Une telle modification implique naturellement une redéfinition des missions de ceux qui traitent la requête. Ce n’est plus le requérant qui a la charge de choisir la juridiction, mais cette dernière qui, conduite à poser le problème de la compétence, analyse la situation, décide et en tire les conséquences, en transférant la requête.

38. Si un tel mécanisme est admis, pourquoi ne pas aller plus loin et imaginer un seul portail d’accès pour plusieurs types de demandes, voire pour toutes les demandes en justice ?

39. On perçoit bien que les rôles des uns et des autres, y compris celui des conseils et mandataires de ceux qui s’adressent à l’administration ou à la justice sont amenés à évoluer : plus la « valeur ajoutée » par le service interrogé est importante, moins le besoin de conseil extérieur à l’institution sera fort.

40. Il semble donc que le seul fait de disposer d’outils nouveaux de communication oblige à une réflexion en profondeur, y compris dans le domaine judiciaire, sur la manière dont les juridictions sont saisies.

2. Le dialogue par formulaire : aidez-moi à poser mon problème, afin que vous puissiez le résoudre

41. L’utilisation de « formulaires » pour répondre à un grand nombre de demandes de même type constitue un autre aspect d’Internet. Un rapport nouveau se crée entre le prestataire offrant ses services sur Internet et son client.

42. Une relation du même type peut-elle être mise en place dans le domaine de la Justice et quels peuvent en être les effets ?

43. Qu’est-ce qu’un formulaire ? Le moyen d’interroger le client/usager sur sa demande de manière à lui répondre dans les meilleurs délais et conditions.

44. Ce qui est nouveau, outre l’accès direct au service que l’on souhaite atteindre, c’est le fait que le fichier informatique qui recueille la réponse va pouvoir être traité directement par le service interrogé.

45. Ce dernier est donc incité à organiser un dialogue, restreint mais en principe suffisant, pour répondre, au premier examen des données fournies, à un grand nombre de sollicitations de même nature.

46. Au plan technique, la réponse attendue peut être aisément « renvoyée » au requérant et sa requête satisfaite dans des délais brefs, si elle ne pose pas de problèmes de fond.

47. Dans le domaine judiciaire ou parajudiciaire, la pratique des téléprocédures est, en France, balbutiante.

48. Citons la possibilité pour les particuliers de solliciter du Casier judiciaire national (CJN) le bulletin n°3 de leur casier judiciaire via Internet. Il leur suffit de remplir un formulaire en ligne et de confirmer l'ensemble des renseignements les concernant. Par la même voie, le service central du casier judiciaire adresse un accusé de réception. En l’état, pour des raisons de sécurité, la réception de l'extrait du casier judiciaire se fait par voie postale, sous pli fermé et personnel.

49. Si l'examen du fichier révèle l'existence d'une des condamnations prévues à l'article 777 du Code de procédure pénale, dans ce cas, la délivrance du bulletin doit être faite, conformément à l'article R 84 du Code de procédure pénale, en mains propres, ou par lettre recommandée avec accusé de réception[4],[5].

50. Quelle a été la démarche du service qui a mis en place ce premier dialogue par Internet pour l’obtention d’un acte émanant de la justice ?

51. Elle a consisté à recenser les différentes données qui sont nécessaires pour la rédaction du bulletin, eu égard à la réglementation actuelle et à exprimer les différentes questions qu’il convenait de poser pour que l’interlocuteur puisse fournir ces renseignements.

52. Organiser le savoir du service en « formulaire » est un exercice de la pensée différent de ceux que les juristes pratiquent habituellement.

53. On pressent qu’il peut avoir des conséquences quant au fond du droit concerné.

54. En imaginant la télétransmission des déclarations de revenus par les contribuables français, le ministère des Finances est, en fait, amené à s’interroger sur la question des pièces justificatives exigées à l’appui de la déclaration de revenus des particuliers. Il peut être incité à envisager un système de déclaration sur l’honneur, qui pourrait être tenue pour sincère sauf preuve contraire. Si dans le même temps le citoyen accepte que l’administration fiscale récupère des informations qu’elle possède déjà ou que d’autres administrations détiennent, comme le montant des traitements versés par le ministère de l’Éducation nationale par exemple, s’il est l’employeur de l’enseignant contribuable, alors la déclaration d’impôt sera un peu plus dématérialisée.

55. Ce qu’il convient de retenir ici, c’est qu’en disposant d’un outil de dialogue à l’écran, le service destinataire est conduit à approfondir lui même l’analyse juridique de la situation qui lui est soumise.

56. Il est sans doute facilement concevable que les demandes de certificats de nationalité se traitent pour l’essentiel par voie de formulaire.

57. Le service aujourd’hui compétent réalise déjà ce travail d’analyse de la situation de fait au vu des documents produits par l’intéressé.

58. On peut penser qu’un questionnaire dont les interrogations correspondent aux conditions d’application des textes en cause permettrait de répondre à un grand nombre de demandes.

59. En effet, selon la loi, est Français celui qui est né en France d’un parent qui y est né. Si l’on permet au requérant de répondre à ces questions : êtes-vous né en France, et, en cas de réponse affirmative, un de vos parents est-il né en France ?, la réponse à ces questions suffit à établir la conséquence, c’est-à-dire la nationalité française du requérant.

60. Aujourd’hui, comment ne pas s’attendre à ce que l’autorité chargée de la délivrance du certificat constatant la nationalité française ne soit pas en mesure de concevoir un outil de dialogue de cette nature à tout le moins, dans un premier temps, dans les cas les plus simples.

61. Certes il faut s’interroger sur la manière d’établir la réalité de la situation de fait décrite par le requérant. Faut-il rompre la chaîne du dialogue électronique, laissant l’intéressé adresser par la poste les documents faisant la preuve de ce qu’il avance ? Peut-on lui permettre de faire parvenir une pièce justificative dématérialisée ? Ou faut-il autoriser l’interconnexion entre les fichiers de l’état civil et celui de la juridiction saisie ?

62. Dans le domaine purement judiciaire, la saisine des juridictions par la communication électronique ne peut manquer d’être revue.

63. On peut imaginer que la première phase de toute procédure civile soit traitée selon un mode très structuré, permettant aux parties et au juge de s’accorder sur une analyse de la situation de fait et de sa qualification juridique.

64. Les procédures tendant à obtenir un titre constatant l’existence d’une créance contractuelle simple sont naturellement susceptibles de bénéficier d’un tel dialogue organisé, proche de ce que permet aujourd’hui la procédure d’injonction de payer.

65. Mais on peut penser à une mise en forme des demandes permettant une pré-analyse du fondement de la demande, en matière de responsabilité par exemple.

66. Dans un autre domaine, on pense à l’évaluation de la part contributive des parents non-mariés ou séparés à l’entretien et à l’éducation de leurs enfants, qui est largement fondée sur des critères « objectifs », tels les revenus des parents, l’âge de l’enfant, les charges fixes des uns et des autres, etc.

67. Les données fournies par les parties selon des modalités convenues pour un type de contentieux pourraient fonder une décision du juge sans débat, sauf recours d’une partie.

68. Ainsi, les technologies de l'information et de la communication, en permettant une nouvelle forme de dialogue, incitent celui auquel on s’adresse pour obtenir un service ou une décision à organiser lui-même non seulement sa réponse, mais la manière dont il doit être interrogé. Ce faisant, il rend un meilleur service à l’usager, mais il intervient en amont de sa saisine actuelle, dans la préparation de celle-ci.

69. C’est sans doute une autre manière de répondre aux besoins des citoyens et une autre manière d’appliquer le droit.

II. L’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans les procédures change-t-elle la réponse judiciaire ?

1. Une meilleure efficacité

70. L’abrogation de la distance est l’une des conséquences les plus visibles de l’utilisation des technologies de l'information et de la communication.

71. En droit français, depuis une ordonnance du 20 août 1998, lorsque le tribunal de première instance ou le tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon ne peuvent siéger en raison de l’empêchement, de l’absence ou de l’incompatibilité d’un magistrat, et si la venue de celui qui assure son remplacement dans les conditions prévues par ce texte n’est pas matériellement possible, l’audience est présidée depuis un lieu situé sur un autre point du territoire de la République, en fait à Paris, la communication se faisant par vidéo-conférence[6] .

72. L’audition à distance par un juge d’instruction d’une personne mise en examen, d’un témoin ou d’une victime demeurant dans un lieu éloigné du siège de la juridiction, l’intervention d’un expert ou d’un interprète non présent physiquement dans le bureau du juge, mais communiquant en direct par la voix et l’image, est de nature à éviter des frais parfois importants pour les personnes en cause et en définitive pour la justice.

73. C’est un gain de temps considérable qui peut être retiré de cette modalité procédurale, tant pour les individus en cause que, globalement, pour le traitement du dossier.

74. L’audition par vidéoconférence de personnes détenues est un moyen d’éviter des transfèrements très coûteux en personnel de police et parfois dangereux pour les mis en cause.

75. L’entraide internationale ne peut qu’être favorisée par une telle pratique.

76. De surcroît, les États membres de l’Union européenne ont été conduits à prévoir que dans cette hypothèse, le juge qui procède à ses actes d’instruction le fait dans les formes de son droit interne. On pressent qu’il le fera dans les délais et selon des modalités qui lui conviennent, ce qui constitue une avancée très importante dans la recherche de l’efficacité de la justice dans des procédures que l’intervention de plusieurs États rend d’autant plus complexe.

77. Les textes récents, qui en prévoient désormais la possibilité, doivent être complétés[7].

78. Des enquêtes ou des auditions pourraient, de la même manière, être menées en matière civile.

79. Les dispositions de l’article 706-52 du Code de procédure pénale, issues de la loi du 17 juin 1998, qui prévoient qu’au cours de l’enquête et de l’information, l’audition d’un mineur victime de l’une des infractions visées à l’article 706-47 (de nature sexuelle) fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel, sont fondées sur des objectifs différents. Il s’agit dans cette hypothèse de protéger le mineur de la multiplication d’auditions pendant la durée de l’instance[8].

80. Par ailleurs, c’est dans un souci de protection du mineur et afin de prévenir toute contestation des conditions de l’enquête par les services de police et de gendarmerie que la loi du 15 juin 2000 (article 14) a complété l’article 4 de l’ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante en introduisant l’enregistrement audiovisuel des mineurs placés en garde à vue.

81. L’accès à des bases de données constituées par d’autres services est un autre élément important de diffusion de l’information, mais aussi peut être une étape dans la réflexion sur l’organisation du travail dans la justice.

82. On imagine que la mise en place de logiciels de travail partagé ne peuvent que faciliter le délibéré et la discussion collective.

83. Dans des conditions similaires, la communication électronique entre la justice et ses partenaires habituels ouvre des horizons que nous ne pouvions entrevoir. L’instantanéité de l’information entre tous les intervenants au procès, fussent-ils des centaines, ne peut que modifier la perception que l’on a d’un dossier et libérer les praticiens, juges et greffiers, de la fatalité de la lenteur du traitement matériel des procédures.

84. Naturellement, la possibilité de faire communiquer des systèmes distincts et, par des messages structurés, de transférer dans un logiciel de gestion de dossier d’une juridiction les données produites par un interlocuteur avocat ou procureur, dans son propre système, après une procédure de validation qu’il convient de définir, évite les doubles saisies et facilite la coopération entre les intervenants.

85. Le rôle de celui qui reçoit ces données est désormais de vérifier et de valider celles-ci avant de les intégrer dans son propre système. Il doit peu ou prou s’accorder avec ses interlocuteurs situés en amont et en aval pour que la présentation de l’acte transmis soit harmonisée et compatible avec ses propres contraintes. L’élaboration de protocoles apparaît nécessaire et entraîne obligatoirement une autre pratique de la justice que celle où un usager dépose son dossier sans qu’un dialogue approfondi soit nécessaire avec la juridiction.

86. On peut penser que la constitution d’un réseau de communication entre tous les intervenants « judiciaires » dans une procédure, ainsi en matière pénale, du service qui reçoit le premier élément constitutif d’un dossier, les services de police ou de gendarmerie, et le dernier intervenant de la chaîne, le SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) chargé notamment d’assurer le contrôle et le suivi des personnes condamnées placées sous contrôle judiciaire, en passant par le parquet, l’instruction, la composition de jugement, incite ces différents intervenants à prendre en considération les contraintes et les intérêts des autres.

87. Une nouvelle spécialité devra sans doute se développer chez les psychologues du travail pour étudier l’effet de ce positionnement.

88. Un écrit rédigé par l’un, repris par l’intervenant suivant, qui l’actualise et le corrige selon ses vues, n’est pas regardé de la même manière que celui que l’on reçoit sur papier et qui est nécessairement « étranger », même si on y trouve quelques idées ou formules que l’on utilisera soi même.

89. Le texte du réquisitoire du parquet qui est à l’écran sur le poste du juge d’instruction, ou du juge, peut être en partie utilisé par d’habiles et bien utiles « copier-coller ». Il peut aussi constituer la trame du raisonnement que le juge reprend, dans la continuité de la pensée du magistrat poursuivant, ce qui lui donne sans doute un autre poids. Il en est de même des conclusions écrites des avocats.

90. L’expérience des « ordonnances sur requête », rendues effectivement « au pied de la requête », c’est-à-dire selon une formulation suggérée par le requérant, et parfois dans des termes et sur des fondements qui ne seraient peut-être pas ceux que le juge aurait lui même rédigés, donne une bonne idée de ce que peut être un continuum d’actes dans un réseau.

91. L’interconnexion des réseaux des différents services concernés entraîne nécessairement une « négociation » entre ceux-ci, jusque-là isolés dans leur seule problématique.

92. Lorsqu’il s’est agi, en 1983, à Bordeaux, de créer la première mise en état informatisée entre une Chambre du Tribunal de grande instance et les avocats, un groupe de travail s’est constitué avec des représentants des magistrats, des fonctionnaires du greffe et le Barreau, afin de concevoir le processus de communication. À cette occasion, les avocats ont exprimé leur souhait en ce qui concerne la rédaction des messages. Ainsi, les messages invitant les avocats à conclure (« veuillez conclure, voulez-vous conclure ? ») étaient loin des habituelles « injonctions de conclure » employées jusque-là.

93. Pour accompagner la mise en place de la communication électronique entre la Cour d’appel de Versailles et les avoués de cette cour, un consultant a étudié les modes de faire actuels, avant de proposer les actions à entreprendre. De ses auditions au sein du greffe, des magistrats et des avoués, il est ressorti une méconnaissance importante des contraintes et des souhaits des partenaires, chacun estimant qu’en l’état, il « faisait le travail » de l’autre.

94. Dans l’élaboration de notre futur protocole détaillant le processus de communication avec les avoués de notre Cour d’appel, nous ne pourrons pas ne pas tenir compte des points de vue et intérêts de nos interlocuteurs.

95. Enfin, quels peuvent être les effets d’une plus grande transparence dans l’activité juridictionnelle ? Il est difficile de le mesurer aujourd’hui, puisque la première expérience de communication est seulement à ses débuts. Néanmoins, cette nouvelle situation ne peut manquer d’entraîner un nouveau regard sur la manière dont les décisions sont prises, sur la façon dont elles sont expliquées et présentées.

96. Comme les interlocuteurs de la justice auront plus d’éléments d’informations sur les moyens, les principes d’action et les insuffisances peut-être de l’institution judiciaire, les juges et les procureurs ne pourront plus se soustraire complètement au regard des « usagers » de la justice et des tiers. Connaître les conséquences de ses décisions, la manière dont elles sont ressenties ne peut pas ne pas avoir d’influence sur les conditions d’application du droit, en dehors même des situations médiatisées ou vécues sous la pression de l’opinion publique.

97. Ainsi, nous pouvons penser que l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans la justice peut permettre une meilleure application des principes fondamentaux qui doivent s’imposer dans le fonctionnement de l’institution judiciaire, notamment ceux issus de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme et du citoyen, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, et en premier lieu, le principe d’effectivité et de célérité[9] .

2. De nouvelles exigences

98. Le déploiement au sein de la justice des technologies de l’information et de la communication doit s’accompagner d’un regard critique afin que nous prenions conscience des difficultés qu’il peut entraîner et des réponses à apporter.

99. Si la diffusion d’informations juridiques ne semble devoir susciter aucune réticence, il est un aspect de l’accès au droit qui mérite une réflexion particulière, c’est celui de la communication des décisions de justice.

100. Le citoyen est lui même dans une situation où deux intérêts contradictoires s’opposent.

101. D’un côté, il lui paraît aujourd’hui légitime d’accéder — facilement, en temps réel ou presque et gratuitement — à une information complète sur l’activité des juridictions et sur les décisions qui constituent une part du droit positif susceptible de concerner toute personne non partie au procès et il supporte mal des limites juridiques à ce « droit à l’accès au droit ».

102. D’un autre côté, chacun comprend que la diffusion de données personnelles figurant dans les décisions ou leurs annexes (conclusions d’avocats ou rapports d’expertise) dans des conditions telles que la nature de la communication en est modifiée constitue un risque majeur dont il est vital de prendre très vite la mesure.

103. Une réflexion est engagée à tous les niveaux de décision en Europe depuis plusieurs années sur la protection des données personnelles.

104. La Convention 108 ouverte à la signature le 28 janvier 1981 et les textes européens qui l’ont suivie[10], la directive 95/46/CE du Parlement européen et de Conseil du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données[11] sont des textes de référence.

105. Le récent projet de loi relatif à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 30 janvier 2002[12] et le livre blanc sur la « Protection des données personnelles et administration électronique » remis le 26 février 2002 par MM. Pierre Truche, Jean-Paul Faugère et Patrice Flichy[13] témoignent de l’actualité de cette question.

106. Pour ce qui nous concerne, rappelons que le juge, dernier recours du citoyen pour la protection de ses droits fondamentaux, devra jouer son rôle dans ce domaine.

107. Mais l’institution judiciaire est elle même dépositaire de données personnelles. Elle est tenue à une obligation de confidentialité, dans certains cas très stricte, précise et contraignante. Elle est donc comptable des informations que lui sont fournies ou qu’elle crée dans une procédure.

108. Le nom, la situation personnelle et l’adresse des parties figurent en en-tête des décisions ainsi que dans le corps des jugements et arrêts de sorte que la mise en ligne de ces seuls documents permet un traitement informatique de l’ensemble des données figurant dans les fichiers diffusés.

109. Nul ne peut, à un moment T prévoir l’utilisation qui en sera ultérieurement faite, et même le consentement des personnes concernées — parties, intervenants divers ou professionnels — ne paraît pas une réponse suffisante.

110. Pourtant, le besoin d’information existe, tant sur les conditions d’exercice de la justice que sur l’application du droit.

111. Mais on comprend que passer d’une diffusion de quelques décisions intéressantes — au sein du monde des juristes et dans une optique pédagogique ou de recherche — à la mise à disposition de tous de données fournies consciemment ou non, sans limitation dans le temps et dans l’espace exige une véritable décision de principe.

112. C’est pourquoi nous approuvons la récente délibération de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur Internet par les banques de données de jurisprudence, qui a vocation à s’appliquer aux bases de données constituées par les juridictions[14] .

113. Si nous connaissons les réticences légitimes de ceux qui s’attachent à ouvrir au plus grand nombre l’accès à l’information et les difficultés matérielles que les juridictions et les services documentaires concernés vont rencontrer pour appliquer cette recommandation et si nous sommes conscients de la discordance actuelle dans les pratiques suivies au plan mondial, il nous paraît néanmoins utile de se donner le temps de la réflexion avant de s’engager complètement dans une démarche de diffusion de l’ensemble de la production judiciaire.

114. Le souci de préserver l’égalité de traitement par la justice de tous les justiciables actuels ou en puissance nous conduit à une attention particulière aux conditions de déploiement des technologies de l’information et de la communication.

115. Faire en sorte que les conditions d’accès à la Justice, quelles que soient les modalités retenues, les possibilités de se faire entendre et comprendre soient effectivement les mêmes pour tous, et que, en cas de nécessité, la faiblesse des moyens — techniques comme financiers — soient compensée de manière à rétablir l’égalité des chances, tels sont les principes qu’il convient de mettre en œuvre dans des conditions évidemment différentes de celles d’un fonctionnement aujourd’hui adapté au tout papier.

116. Il nous appartient d’être particulièrement rigoureux dans la mise en place de nouveaux circuits de communication afin que les droits de la défense soient effectivement respectés.

117. On sait déjà que l’écoute n’est pas tout à fait la même à l’égard de ceux qui sont présents à l’audience et ceux qui sont loin, ou dont les propos ont été enregistrés. Positives ou négatives, il est indispensable que nous prenions le temps de nous interroger sur les conséquences possibles de l’utilisation de ces nouveaux moyens de communication.

118. Enfin, nous devons encore rappeler que le temps judiciaire ne peut être le même que le temps informatique.

119. Si une part de l’activité judiciaire peut, selon nous, faire l’objet d’un traitement mieux organisé s’appuyant sur les fonctionnalités qu’autorisent certaines technologies de diffusion récente, il reste que le citoyen attend aussi du juge qu’il accorde à chaque affaire le temps nécessaire à la compréhension des faits qu’il lui sont soumis. La revendication générale des magistrats, et en premier lieu de ceux qui sont pleinement engagés dans la modernisation de la justice, c’est de disposer de temps pour faire ce qui est spécifique dans leur activité : décider.

120. Les moyens de s’informer, de communiquer, de préparer la décision sont multiples, variés, toujours plus efficaces et rapides.

121. Mais la réflexion humaine, la maturation d’un problème, le travail de compréhension, la nécessaire prise en compte du doute, la discussion collégiale, tout ce qui fait la spécificité de l’élaboration d’une décision prend du temps. Pour les magistrats, les outils merveilleux dont ils réclament le bénéfice ne doivent être que ce qu’ils sont : des auxiliaires qui les libèrent et non des contraintes qui les musèlent.

122. Le citoyen attend aussi que dans certaines situations, le juge l’écoute, qu’il l’écoute vraiment, sans intermédiaire humain ou technique. Là encore, prenons garde dans nos choix à distinguer ce qui gagne à être véhiculé par des moyens techniques et ce qui reste, de manière incompressible, dans une relation directe.

123. Il a déjà été souligné que l’une des missions les plus importantes du juge est de permettre aux parties, et notamment celles qu’un conflit personnel oppose dans la durée, d’entendre la voix de leur contradicteur, peut-être d’en admettre la légitimité et de rechercher ensemble des solutions dont nous savons tous qu’elles ne peuvent être mises en œuvre que si elles sont acceptées.

124. Ce travail là est difficile s’il n’est pas réalisé dans un cadre qui met en présence les différents acteurs. Sachons trouver les moyens de permettre ce cheminement particulier que constitue un procès, quelles que soient les modalités techniques employées.

III. L’usage des technologies de l’information et de la communication fait-il évoluer le droit ?

1. Droits internes et mondialisation

125. La communauté des juristes devient mondiale : nos droits internes sont quotidiennement à l’épreuve des autres droits.

126. Les banques de données juridiques, privées ou publiques permettent l’accès aux textes de loi, aux décisions de jurisprudence en France, comme partout dans le monde, au profit du plus grand nombre et non plus seulement pour le cercle de leurs abonnés.

127. L’information « en flux poussé » offerte aujourd’hui par certains éditeurs, dont chacun peut aujourd’hui s’inspirer dans la conception des Intranets, sous forme de messages d’alerte adressés par messagerie, annonçant au public potentiellement intéressé le contenu des publications qu’ils proposent, constitue une réelle veille judiciaire et juridique favorisant encore la connaissance de l’actualité dans ce domaine.

128. Les juridictions elles-mêmes créent des sites Web et mettent en ligne certaines de leurs décisions rendues publiquement.

129. Tel est le cas de la Cour de Cassation[15], de la Cour de justice des communautés européennes[16], de la Cour européenne des droits de l’homme[17] et des juridictions du premier degré et d’appel qui mettent en place progressivement leur propre site.

130. Ainsi les commentateurs, professionnels du droit ou personnes intéressées, ont toute facilité de faire connaître leur opinion sur les décisions ainsi diffusées.

131. Techniquement, il est aisé de mettre en ligne d’autres éléments que les décisions rendues par les juridictions, figurant dans les dossiers : les pièces produites, les arguments des parties, les conclusions des avocats et le réquisitoire du ministère public. Tout ce qui était dans le débat et tout ce qui, n’y étant pas, constitue son environnement peut être partagé.

132. Chacun peut avoir en main, en tout ou en partie, les éléments fondant les décisions de justice ; les limites imposées par la loi française au commentaire d’une décision de justice volent, de fait, en éclats.

133. Toutes sortes de comparaisons sont possibles entre les différentes juridictions, entre les législations existantes et entre les solutions théoriquement possibles pour régler tel ou tel cas.

134. Le juge lui même, lorsqu’il prépare son dossier et pendant le délibéré, a toute possibilité d’aller chercher une information tant de fait que de droit « ailleurs » et ce, dans des conditions qui n’ont rien à voir avec les recherches qu’il pouvait faire à la bibliothèque de son palais lorsqu’il avait la chance d’exercer dans une juridiction richement dotée.

135. Si la juridiction de première instance a accès facilement aux décisions rendues par la cour d’appel statuant sur les recours formés contre ses décisions, a fortiori si elle en a connaissance en temps réel, accompagnées des commentaires qu’elles suscitent dans le débat judiciaire et autour de celui-ci, elle sera sans doute plus encline à adopter la position habituellement validée par la juridiction du second degré saisie. Elle le fera plus vite, d’autant que tous les acteurs partagent les mêmes outils de connaissance et dans des conditions de confort et de rapidité inimaginables il y a peu dans les affaires courantes non médiatisées.

136. Tous les juges européens ont désormais un accès direct aux droits des autres pays de la communauté européenne.

137. Ils ont aussi la possibilité de connaître facilement l’interprétation du droit communautaire de leurs voisins.

138. Le délai raisonnable du procès équitable tel qu’il est défini par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a vocation à s’appliquer dans les 41 pays ayant ratifié la Convention[18] est-il entendu de la même manière en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Turquie, en Russie et en Islande ? Chacun a la possibilité de le vérifier. La réponse est, de manière nette : non, ce principe n’est pas appliqué de la même façon dans les différents États.

139. L’application que l’on peut en faire dans un pays peut-elle s’en trouver modifiée par cette connaissance ? Certainement. Dans le sens d’une harmonisation des pratiques ? Ou au contraire dans le sens d’une plus grande autonomie dans l’application à la situation particulière de chaque pays ?

140. Enfin, grâce à nos échanges de toutes sortes au plan mondial, encore plus aisés dans la communauté francophone, nous avons à portée de clic la vision canadienne, comme celles de l’Afrique ou de Madagascar[19]. Si on le souhaite, c’est un forum informel international des juristes que nous pouvons rejoindre.

141. Dès lors, tous les juristes ne sont-ils pas conduits à repenser leurs principes de base ? Ne sont-ils pas plus autonomes par rapport à leur propre loi ?

142. S’ils savent que les juges italiens interprètent de telle manière tel principe, ou qu’ils utilisent telle notion qui n’existe pas en droit français, les juges français ne seront-ils pas enclins à s’en inspirer ?

143. Avoir une meilleure connaissance des autres droits, mondialiser ses références, c’est peut-être aller vers une redéfinition des principes fondamentaux partagés par l’ensemble des démocraties, et vers une distinction plus nette entre le domaine des principes généraux qui guident les juges et celui de la réglementation « technique », du local, du particulier et du contingent.

144. Ainsi le droit pourrait évoluer vers une sorte de succession de lois-cadres, fixant les principes généraux et les objectifs à atteindre, une sorte de droit « directive » que les législateurs et les juges nationaux adapteraient aux situations locales.

2. Des outils pour reformuler le droit

145. Dans les années 1980, des expériences de création de systèmes experts en matière juridique ont été tentées par des chercheurs ou théoriciens du droit, sans résultat durable.

146. Aujourd’hui une nouvelle démarche est entreprise pour réaliser un système accompagnant un processus de décision du juge de manière à mémoriser son raisonnement dans un domaine particulier.

147. L’expertise du juge, son savoir faire ne se résolvent pas à l’application mécanique d’une législation qu’il serait aisé « d’appeler » via un moteur de recherche juridique guidé par quelques mots clés.

148. Ce qu’il fait pour répondre à une demande (X demande la condamnation de Y au paiement de la somme S ), son cheminement jusqu’à la décision (Je condamne Y à payer à X la somme de S1) est naturellement fondé sur les textes applicables dans le domaine concerné (bail d’habitation, contrat de vente, accident de la circulation etc.), il tient compte d’une série de règles de procédure (c’est le juge d’instance qui est compétent, telle pièce doit être écartée car le principe du contradictoire n’a pas été respecté…), il intègre des données de fait fournies par les parties.

149. Le processus qu’il suit dans tel type de dossier (liquidation de communauté après divorce, pension alimentaire réclamée par un enfant à son père), peut être détaillé en rubriques : l’existence du contrat, sa validité, ses effets.

150. Pour la solution de chacune des questions explicites ou implicites qu’il faut résoudre pour poursuivre dans le raisonnement, le juge sait qu’il doit vérifier si les conditions prévues par la loi sont réunies, il s’interroge donc sur chacune d’entre elles et la réponse affirmative donnée à chaque interrogation est comme la clé autorisant la poursuite de son raisonnement.

151. Les outils informatiques et les langages de programmation existants permettent de traduire en règles informatiques les différentes étapes de ce raisonnement, d’autant que certaines règles juridiques sont aisément transposables, selon ce que les informaticiens nous indiquent.

152. Pour l’essentiel, la règle de droit se décompose en une série de conditions nécessaires dont le juriste tire les conséquences et peut être présentée sous forme de SI, ALORS : SI telle condition est remplie, ALORS telle règle s’applique.

153. Le développement du raisonnement peut se réaliser sur cette base, mais chaque fois que la réponse fournie à la question, nécessaire à telle étape du raisonnement, est négative, le déroulement des conséquences qui en découlent peut être présenté dans les mêmes formes.

154. L’usager qui optera pour une réponse pourra être orienté vers la branche adéquate, sans avoir à éliminer les parties du raisonnement devenues sans objet, et ce, de manière transparente.

155. Ainsi, une arborescence se constitue qui pourra être enrichie de manière presque illimitée au fur et à mesure que le système sera complété ou actualisé.

156. Dans la juridiction où j’exerce, un prototype de système d’aide à la décision est en cours de création sur ces bases[20] .

157. Une équipe a été constituée comprenant un expert, magistrat spécialisé dans le contentieux retenu pour l’expérimentation, un assistant de justice qui a pour mission d’analyser les étapes du raisonnement de l’expert et de formaliser les questions qui figureront dans le système et un technicien informatique chargé d’écrire le programme.

158. Pourquoi faire cette expérience ? Pour déterminer s’il est possible et utile de constituer des outils d’aide à la décision judiciaire.

159. C’est une partie de la science du juge qu’il s’agit de formaliser et de mettre en mémoire, ne figurant dans aucun traité, qui est ainsi recueillie.

160. Le magistrat-expert, en participant à la création de ce qui sera son outil, est nécessairement contraint de procéder à une analyse juridique complète, de vérifier les règles qu’il applique et vise, d’imaginer toutes les conséquences qui peuvent être tirées de tel ou tel fait et de prévoir les interférences entre les divers éléments contribuant à sa prise de décision.

161. La sécurité juridique dans sa sphère d’activité ne peut qu’être renforcée par un tel exercice.

162. Lui-même, et plus encore les utilisateurs du système, novices dans le domaine traité ou non spécialistes, trouveront ultérieurement un outil les aidant à procéder à la vérification de leurs connaissances lors du traitement des dossiers. Ils seront d’autant plus portés à s’en servir que le système sera convivial, actualisé et partagé dans l’Intranet des juridictions.

163. Organiser ainsi les connaissances nécessaires à l’élaboration d’une décision de justice permet au juge de se libérer de la réécriture du processus — qu’il ne fait que contrôler — et de réaliser dans de meilleures conditions ce qui fait la spécificité de son intervention.

164. En effet, un tel système est, d’évidence, adapté aux règles juridiques existantes, qui résultent de la loi, de la jurisprudence de la Cour de cassation, ou de la Cour d’appel de son ressort, voire de la Chambre où il exerce ou de sa propre pratique.

165. Mais lorsque la situation qu’on présente au juge n’a pas été prévue par la loi et qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une décision de jurisprudence ou lorsque la règle jurisprudentielle admise n’est plus considérée comme valable, ou encore si des éléments de faits nouveaux sont apportés au débat, ou seulement si la perception collective des faits a évolué, alors le juge « reprend la main ». Il fait son office de juge, il invente, il trouve une solution. Et dans ces cas, en l’absence de règle existante, le système décrit plus haut ne peut lui fournir de réponse.

166. Il ne pourra qu’enregistrer la solution retenue par le juge si celui-ci décide de la considérer comme une règle utile pour l’avenir et veut la mémoriser dans son système.

167. Par ailleurs, dans de nombreux cas, la loi donne au juge le pouvoir d’apprécier la situation de fait : il doit évaluer la gravité de la faute pénale ou civile, dans des domaines particuliers où la faute intervient pour l’appréciation d’un droit, ainsi dans la procédure de divorce pour faute ou pour déterminer les causes d’un licenciement.

168. Enfin, il se voit de même confier la charge d’apprécier les préjudices, sans qu’aucune règle l’assiste ou le contraigne.

169. Dans ces hypothèses, nous savons que le juge tient compte d’une série de critères, en leur accordant une importance variable selon les demandes, les dossiers, sa propre connaissance ainsi que sa sensibilité et chacun de ces éléments peut influer sur l’appréciation des autres.

170. Les chercheurs nous suggèrent que cette partie du raisonnement pourrait peut-être faire l’objet d’une autre forme de traitement, utilisant des réseaux de neurones artificiels[21] .

171. L’intérêt de ces outils est de pouvoir gérer des critères dits « flous », c’est à dire dont on ne peut déterminer à l’avance l’importance relative, parmi les critères possibles.

172. C’est le cas lorsque le juge doit apprécier la faute, le préjudice ou le montant d’une pension alimentaire.

173. Quoiqu’il en soit, en l’état, il est manifeste que la présentation de la connaissance juridique peut évoluer grâce aux outils informatiques existants, dont les fonctionnalités sont de plus en plus accessibles aux utilisateurs.

174. On ne peut imaginer que le législateur, que les juridictions suprêmes, que les chercheurs et les théoriciens du droit, que l’ensemble des praticiens se désintéressent des pistes ouvertes par cette technique.

175. Pour ce qui est des effets possibles de l’utilisation de tel type d’outils, notre expérience, certes limitée mais encourageante, nous conduit à penser que cette démarche favorise la distinction entre le « droit écrit » et le « droit du juge ». Elle révèle clairement deux situations, même si celles-ci restent perméables, l’une considérée comme réglée par la loi, l’autre pouvant être regardée comme dépourvue de solution adéquate connue rendant nécessaire une appréciation du juge.

176. Comment le législateur pourrait-il éviter de s’interroger sur la manière d’écrire le droit dès lors qu’en annexe à la loi rédigée de manière classique, une présentation de la règle en SI, ALORS, facilement exploitable par des systèmes experts, est possible ? Les circulaires d’application y gagneraient sans doute en lisibilité et en efficacité !

177. Sa propre vision du droit pourrait sans doute en être modifiée.

Conclusion

178. Nous vivons sans doute un moment passionnant dans l’histoire, où la technique modifie la perspective dans laquelle se situe le droit. Nous ne pouvons plus regarder celui-ci de la même manière, comme l’astronaute qui a aperçu la planète bleue est bouleversé par ce nouveau point de vue.

179. Il nous paraît déterminant, à cet instant, que les praticiens du droit se saisissent de l’apport des technologies de l’information et de la communication. Les magistrats doivent être en première ligne dans cette appropriation d’une technique dont ils ressentent qu’elle peut, en profondeur, transformer leur modes de faire et décupler leur capacité.  

Annexe 1 : Arborescence du module clause de non concurrence (Prototype d‘aide à la décision, Cour d’appel de Versailles)


 


   


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes

[*] Conseillère à la Cour d'appel de Versailles. Email : magali.Legras@Justice.fr 

[1] <http://vosdroits.service-public.fr/ARBO/21040101-FXPAP151.html>

[2] Article 1405 du nouveau Code de procédure civile

[3] <http://www.legifrance.gouv/html/frame_codes1.htm>

[4] A. R 82 du Code de procédure pénale : <http://www.legifrance.gouv.fr/html/frame_codes1.htm>

[5] Demande en ligne : <http://www.cjn.justice.gouv.fr/b3/eje20>

[6] Articles L. 952-7 et L 952-11 du Code de l’organisation judiciaire

<http://www.legifrance.gouv.fr/html/frame_lois_reglt.htm>

[7] Convention du 29 mai 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne <http://europa.eu.int/eur-lex/pri/fr/>

Article 32 de la loi du 15 novembre 2001 créant l’article 706-71 du Code de procédure pénale <http://www.legifrance.gouv.fr/html/frame_lois_reglt.htm>

[8] <http://www.legifrance.gouv.fr/html/frame_codes1.htm>

[9] <http://www.echr.coe.int/Convention/webConvenFRE.pdf>

[10] <http://legal.coe.int/dataprotection/defaultf.asp>

[11] <http://europa.eu.int/fr/lif/dat/1995/fr_395L0046.html>

[12] <http://www.cnil.fr/textes/index.htm>

[13] <http://www.internet.gouv.fr/francais/index.html>

[14] <http://www.cnil.fr/thematic/indextd2.htm>

[15] <http://www.cour-de-cassation.fr>

[16] <http://www.curia.eu.int/fr/index.htm>

[17] <http://www.echr.coe.int/

[18] <http://conventions.coe.int/treaty/FR/cadreprincipal.htm>

[19] cf. jugenet, la liste de discussion des juges francophones.

[20] En annexe, l’arborescence du module « clause de non-concurrence » du prototype d’aide à la décision de la Cour d’appel de Versailles.

[21] Danièle Bourcier, <http://www.reds.msh-paris.fr/cmmunic/idl/bourcie1.htm

 

 

 

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