Lex Electronica

Revue électronique du Centre de recherche en droit public

Analyses et propositions pour une régulation de l'Internet [1]

Bertrand du MARAIS (*)

Lex Electronica, vol. 7, n°2, Printemps / Spring 2002

<http://www.lex-electronica.org/articles/v7-2/dumarais.htm>



Synopsis

The object of this paper based on a lecture presented during the « Droit de l’Internet : approches européennes et internationales » conference in November, 2001, is to study the optimal, if not the most justifiable mode of regulation in cyberspace. It describes the problems emerging from the regulation of the Internet in order to evaluate the adequacy between the institutional models presently being used. It then recalls what instances are presently in charge of the Web’s management, which are therefore already assuming a regulatory role. The author concludes by giving suggestions relative to the organization of French powers in such a context.

Résumé

L’objet de cette intervention présentée pour partie en novembre 2001 au colloque « Droit de l’Internet : approches européennes et internationales » est d’étudier quel est le mode de régulation, sinon le plus efficace, du moins le plus justifié, dans le « cybermonde ». On y décrit le contexte général de la problématique de la régulation de l’Internet dans le but d’évaluer l’adéquation des modes institutionnels utilisés. On rappelle ensuite quelles sont les instances qui, d’ores et déjà, sont chargées de tout ou de partie de la « gestion » du réseau, et qui, en pratique, assurent une fonction de régulation. Suivent des propositions relatives à l’organisation, dans ce contexte, des pouvoirs publics français.


Table des Matières

Introduction

I. Quelques définitions

A. La régulation

B. L’autorégulation

C. La co-régulation

II. Quelques rappels non juridiques

A. L’Information est un bien collectif mixte

B. L’économie numérique : des rendements d’échelle explosifs

C. Internet conjugue les caractéristiques économiques de tout réseau

III. Internet est déjà régulé

IV. Des conflits d’objectifs, d’instruments ou de devoirs ?

A. Des conflits d’objectifs multiples

B. Le besoin d’une coordination hiérarchique et légitime

V. Quelle évaluation du dispositif français de participation au débat international ?

A. La prégnance des « valeurs françaises »

B. Des instances administratives éparpillées dans une négociation internationale multipolaire

VI. Conclusion : vers des « protocoles de mise sur le marché » ?

A. Nommage ou « hommage » ?

B. Des protocoles de mise sur le marché des nouvelles technologies


Introduction

1. La question de la « régulation » de l’Internet reste un sujet de débats agités depuis le début de l’ouverture du réseau au grand public. Ce débat a pris tour à tour, ou simultanément, plusieurs dimensions : économique, avec la problématique de la valorisation des contenus diffusés en ligne, en particulier des contenus artistiques ; politique, avec la définition de l’autorité compétente pour contrôler les contenus, notamment à connotation violente ou pornographique ; philosophique, avec l’affrontement entre le paradigme plutôt libertaire des créateurs américains de l’Internet et les traditions d’intervention étatique des utilisateurs européens. Ce débat récurrent rebondit aujourd’hui, après les attentats du 11 septembre, avec les discussions sur le contrôle « sécuritaire » du réseau.

2. L’objet de cette intervention est d’étudier quel est le mode de régulation, sinon le plus efficace, du moins le plus justifié, dans le « cybermonde ». Elle commencera par décrire le contexte général de la problématique de la régulation de l’Internet afin d’évaluer l’adéquation des modes institutionnels actuellement utilisés pour cette régulation et finira par quelques propositions concernant l’organisation, dans ce contexte, des pouvoirs publics français.

3. Au préalable, il faut rappeler les acceptions communément admises du concept de régulation et les différentes formes dans lesquelles il se décline (I). Ensuite, un rappel de certains enseignements de l’analyse économique de l’information permettra de compléter le tableau d’ensemble du cadre dans lequel se développe Internet et d’identifier les conditions de sa régulation (II). De même, il importe de rappeler les instances qui, d’ores et déjà, sont chargées de tout ou partie de la « gestion » du réseau, et qui, en pratique, assurent donc une fonction de régulation (III).

4. Il nous faudra alors entrer dans le vif du sujet. Dans ces conditions économiques, apparaissent des conflits d’objectifs issus du fonctionnement quotidien du réseau. Nous constaterons, compte tenu de ces caractéristiques, que les arbitrages nécessaires nécessitent des mécanismes de coordination à la fois légitimes et de nature hiérarchique (IV). Fort de ce diagnostic, nous pourrons alors tester le dispositif français de participation à la régulation d’Internet, et constater qu’il n’est pas nécessairement très adapté (V). Enfin, il « restera » à déterminer les objectifs et les méthodes de la régulation. Il doit s’agir, rien de moins, que d’instaurer un État de droit sur le réseau au moyen de ce que l’on pourrait appeler « des protocoles de mise sur le marché » (IV).

I. Quelques définitions[2]

A. La régulation

5. Peut-être parce qu'il est de plus en plus utilisé, le concept de régulation est ambigu. Il recouvre en effet au moins trois acceptions.

6. Il existe tout d’abord une définition classique, issue de la cybernétique. Selon le Larousse, la régulation est « l’ensemble des mécanismes permettant le maintien de la constance d'une fonction ».

7. Il existe ensuite une définition économique, plus intéressante pour notre propos. Selon celle-ci, la régulation renvoie à l’analyse micro-économique et à la pratique administrative anglo-saxonne. La régulation constitue alors « l’ensemble des techniques qui permettent d’instaurer et de maintenir un équilibre économique optimum requis par un marché incapable, en lui-même, de le produire ».

8. La régulation a alors pour objectif « d’instaurer ou de préserverla concurrence ». En effet, la théorie économique enseigne que l’équilibre économique optimum d’un marché est réalisé en situation de concurrence pure et parfaite.

9. Il s’agit alors de favoriser l’entrée de nouveaux compétiteurs, de lutter contre les distorsions de la concurrence, notamment les abus de position dominante, voire de limiter les situations de monopole. Le lieu de prédilection de la régulation économique se trouve en général sur les marchés des « services publics », ou plutôt de services collectifs. Or, ces marchés présentent aujourd’hui la particularité d’être organisés autour de réseaux physiques, ce qui n’est pas fortuit.

10. Cependant, dans une troisième acception, sociale ou même sociétale, le terme de régulation prend un sens plus général, retenu par l’opinion publique. Dans ce cas, régulation signifie l’ensemble des règles et des institutions qui permettent la vie en société en garantissant un certain ordre public, un certain niveau de paix sociale.

11. La régulation constitue alors « l’ensemble des opérations consistant à concevoir des règles, à en superviser l’application, ainsi qu’à donner des instructions aux intervenants et régler les conflits entre eux lorsque le système de règles est incomplet ou imprécis ».

B. L’autorégulation

12. L’autorégulation « consiste en l’élaboration et le respect, par les acteurs eux-mêmes, de règles qu’ils ont formulées (sous la forme par exemple, de codes de bonne conduite ou de bonnes pratiques) et dont ils assurent eux-mêmes l’application ».

13. Ce système apparaît alors comme « décentralisé, non hiérarchique et confère à ses normes un caractère auto-exécutable (“self-enforcement”) ».

14. Selon ses adeptes, l’autorégulation offrirait une plus grande efficacité. Tout d’abord, elle permet une bonne adéquation entre le champ de la régulation et le champ géographique du réseau. En effet, les opérateurs sont eux-mêmes transnationaux et certains maîtrisent l’accès final au grand public. Ensuite, le respect des chartes devrait être facilité par le fait qu’elles sont issues de négociations entre ceux-là même qui doivent les appliquer. Enfin, leurs modes d’adoption et de révision sont plus rapides et plus souples que le processus législatif.

15. Cependant, les expériences « topiques » d’autorégulation présentent des caractéristiques particulières. Ainsi, pour les marchés financiers britanniques, qui présentaient l’archétype de l’autorégulation avec le Take Over Panel, on constatait notamment les éléments constitutifs suivants :

16. Il faut noter qu’après des décennies de supervision de la Bourse de Londres par le « Take Over Panel », ce système a été remplacé par un mode de régulation plus hiérarchique. En 2000, la loi britannique a créé une autorité indépendante, la Financial Service Authority.

C. La co-régulation

17. La co-régulation (ou, terme plus explicite en anglais, la policy cooperation mentionnée ici par Bertrand Cousin) « s’analyse comme un lieu d’échange, de négociation entre les “parties prenantes” et les titulaires de la contrainte légitime et où se comparent les bonnes pratiques, afin de les ériger en recommandations. Ce lieu peut également servir d’instance de médiation ».

18. Compte tenu de l’intervention d’Isabelle Falque-Pierrotin dans ce même Colloque, il n’est pas besoin de s’appesantir sur la définition de ce terme, apparu pour la première fois en France dans le domaine de l’Internet sous la plume de la Section du Rapport et des Études du Conseil d’État [3].

II. Quelques rappels non juridiques

19. Pour évaluer la pertinence des différents modes de régulation possibles du réseau, on peut s’aider de l’analyse économique pour rappeler au préalable les caractéristiques très particulières du bien qui y circule : l’information [4].

A. L’Information est un bien collectif mixte

20. La théorie économique enseigne ainsi que l’information est un bien particulier, qui a la plupart des caractéristiques d’un bien collectif ou « bien public » mais qui présente également certaines particularités dont toute régulation de l’Internet doit tenir compte [5].

21. Dans des conditions normales, l’information présente tout d’abord les deux caractéristiques d’un bien collectif ou « bien public » selon la théorie économique : la non-rivalité et la non-excludabilité.

22. La consommation d’information est en effet considérée comme « non rivale ». Il s’agit d’un bien dont la consommation est fixe et stable, quel que soit le nombre de consommateurs. Dans ce cas, la consommation par un agent ne diminue pas la quantité consommable par les autres agents. En ce qui concerne l’information, cette condition n’est toutefois pas totalement réalisée comme le montre la notion de « scoop ». En effet, la première révélation d’une information exclusive vient évidemment diminuer l’intérêt de cette information et donc sa valeur même, pour tous les autres usagers puisque l’information est tombée dans le domaine public. Il reste que, une fois cette première révélation effectuée, la consommation de la même information reste non rivale puisque l’utilisation par les uns ne nuit pas à l’utilisation des autres.

23. Par ailleurs, le fournisseur de ce bien peut difficilement exclure, de façon discrétionnaire, un certain groupe de consommateurs, par exemple en tarifant l’information à un niveau tel que seuls quelques consommateurs pourraient avoir accès au bien. Là aussi, le fournisseur initial peut tout au plus discriminer les premiers destinataires de l’information — par des modes de publication confidentiels, etc. — mais ne peut ensuite s’opposer, lui-même, à la diffusion de la même information dans un cercle de plus en plus large.

24. L’information présente également d’autres caractéristiques très particulières.

25. D’une part, la difficulté à réglementer l’accès à l’information croît avec le nombre d’agents la connaissant. En effet, le bon sens démontre qu’il est d’autant plus difficile de conserver une information secrète que le nombre d’agents qui la connaissent est important.

26. D’autre part, l’information en elle-même produit de nombreuses externalités positives. Ceci justifie l’existence de services publics d’information, par exemple pour annoncer les catastrophes ou pour l’annonce des tempêtes, voire simplement diffuser les prévisions météorologiques [6].

27. L’ensemble de caractéristiques conduit à faire de l’information, du point de vue de la théorie économique, un bien collectif ou bien public, certes impur ou « mixte » mais qui en regroupe bien les deux conditions constitutives. Par conséquent, l’information constitue un bien dont la large diffusion est à la fois : quasiment inévitable en raison de la condition de non-exclusion ; et d’autre part, sans effet négatif, en particulier sur les consommateurs d’information, en raison de la deuxième condition dite de non-rivalité, voire peut-être favorable à l’ensemble de la collectivité [7].

B. L’économie numérique : des rendements d’échelle explosifs

28. Prolongeant l’utilisation de l’analyse économique, nous constatons que l’utilisation des techniques numériques provoque un bouleversement en profondeur de l’économie de l’information. En effet, la numérisation de l’information permet sa diffusion très facile et à bas coût.

29. En définitive, l’économie des producteurs et diffuseurs d’informations se caractérise alors par des coûts fixes élevés — par exemple lors de la mise en place d’un serveur Internet — mais en sens inverse des coûts marginaux nuls. En effet, le coût de la desserte d’un usager supplémentaire par un site Web est extrêmement faible par rapport au coût initial de l’investissement que représente la création du site. En conséquence, les « rendements d’échelle » sont fortement croissants voire, dans une certaine mesure, explosifs. Pour être plus explicite, dans la phase de fonctionnement normal d’un site Web, donc avant qu’il ne soit saturé, tout usager supplémentaire payant dégagera une recette supplémentaire qui conduira en fait à un bénéfice supplémentaire extrêmement élevé puisque le coût supplémentaire pour desservir cet usager est quasiment nul.

30. Or, l’analyse économique enseigne que dans des situations de ce type, la constitution de rendements d’échelle croissants constitue autant de barrières à l’entrée. Sous certaines conditions, ces économies d’échelle induisent l’apparition de monopoles dits « naturels ». On voit d’ores et déjà que le besoin de régulation, au sens économique du terme, peut se faire sentir. Or, il faut en outre ajouter les caractéristiques économiques supplémentaires qui régissent l’Internet comme n’importe quel autre réseau.

C. Internet conjugue les caractéristiques économiques de tout réseau

31. Le développement de tous réseaux est lié à la conjonction de deux types d’effets. D’une part, le fonctionnement du réseau crée des économies d’envergure. Plus le réseau est étendu d’un point de vue géographique ou démographique, plus l’utilité que chaque intervenant retire, quantitativement, de sa participation au réseau devient importante. D’autre part, il existe au sein de tout réseau des effets de club. L’appartenance au réseau a des effets positifs de nature non seulement quantitative, mais aussi de nature qualitative. Chaque acteur s’enrichit lui-même du contact avec les autres et inversement, l’ensemble de la collectivité s’enrichit également de l’existence et de la participation de chacun des individus.

32. Dans ces conditions, la question des règles d’interopérabilité au sein d’un réseau est cruciale. En effet, la capacité des différents individus à communiquer entre eux avec des règles ou des standards communs garantit l’efficacité et la régulation d’un réseau.

33. Ces caractéristiques communes à la plupart des réseaux produisent alors deux conséquences qui, dans le cadre de l’Internet, paraissent très importantes.

34. En premier lieu, un réseau ne peut s’accommoder durablement de logiques propriétaires (« Lock in »). En effet, un réseau perd alors tout son intérêt, qui est d’accroître l’étendue de la diffusion du bien qui y circule — ici, l’information — mais aussi d’accroître la capacité individuelle de chacun des participants à traiter des informations par construction de nature très diverse, car d’origine très variée.

35. En second lieu, et compte tenu de l’ensemble de ces conditions, régulation économique et technique sont étroitement liées sur l’Internet.

36. D’une part, il existe des externalités de nature strictement technologique. Ces externalités technologiques peuvent se développer entre les technologies elles-mêmes : une technologie favorise l’usage d’autres technologies qui ne lui apparaissaient pourtant pas directement liées. À cet égard, il est difficile de ne pas voir une relation entre l’accroissement de l’usage d’Internet auprès du grand public et la diffusion de certains logiciels applicatifs, qu’ils soient propriétaires, comme ceux de Microsoft ou « libres » comme Linux. D’autre part, il existe des externalités technologiques produites par la régulation elle-même : certains dispositifs normatifs facilitent l’introduction ou le maintien de solutions d’ordre purement technique.

37. Technologie, services et contenus sont dès lors étroitement imbriqués dans le réseau Internet. Ceci complique la tâche de régulation puisque le point d’application de cette régulation ne peut pas être unique contrairement à certaines industries de l’information qui ne sont pas liées à l’existence d’un réseau ouvert tel que l’Internet. Dans la télévision hertzienne par exemple, une législation sur les contenus, appliquée à un petit nombre de diffuseurs, peut être relativement facilement mise en œuvre [8].

38. Enfin, pour terminer cette présentation rapide de l’analyse économique du réseau Internet, il faut également souligner que l’ossature d’un réseau sans infrastructure physique identifiée repose alors sur la fonction d’adressage et donc dans le cas de l’Internet, sur l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers).

III. Internet est déjà régulé

39. Ces différents critères d’analyse de la régulation d’un réseau ne peuvent cependant être appliqués intégralement à l’Internet comme si le terrain était vierge. En effet, il faut rappeler que l’Internet fait d’ores et déjà, et depuis au moins une décennie, l’objet d’une certaine forme de régulation qui s’est principalement développée sous la forme technique.

40. Plusieurs instances internationales se chargent ainsi de la normalisation technique, et notamment :

41. Enfin on peut noter l’existence d’instances en cours de création qui ont vocation à réguler la circulation des contenus par une régulation de type exclusivement technique, à travers les projets de DRM (Digital Rights Management). Ainsi, au moins deux consortiums réunissant des industriels du logiciel, des fournisseurs de contenus et des entreprises de télécommunication cherchent chacun à mettre en place une norme mondiale pour gérer les droits d’auteur et surveiller la circulation des contenus.

42. De ces différentes instances de normalisation de nature technique, il est important de souligner la caractéristique suivante : toutes ces instances sont d’origine nord-américaine, ce qui est cohérent avec la genèse de l’Internet.

43. Plus intéressant est le fait que seul le W3C dispose d’une existence juridique précise. Les autres instances, en particulier l’IETF, apparaissent en effet comme des forums ouverts sans personnalité juridique, seulement régis par des procédures de bon fonctionnement.

44. Ce mode de régulation très souple a pour contrepartie l’absence de système de représentation et de délégation. La participation à ces forums ne peut faire l’objet d’une médiation par un représentant désigné suivant une procédure standard, transparente et formalisée préalablement. Comme vient de nous l’indiquer fort honnêtement B. Cousin à travers l’exemple du « Global Business Dialog », cette mutualisation de la participation est particulièrement difficile pour des opérateurs qui peuvent être concurrents.

45. En conséquence, défendre son point de vue dans ces forums informels de régulation exige une présence physique régulière, voire constante, qui représente un véritable investissement financier.

46. Enfin, et ceci n’est pas neutre pour la régulation internationale de l’Internet, toutes ces organisations se sont développées à côté des organisations internationales classiques (IUT, ISO notamment). Dans ces dernières, en vertu du droit international public, chaque État membre est représenté par son gouvernement et dispose d’une voix. L’ICANN est ainsi une organisation sans but lucratif de droit californien, dont la composition est indépendante des États.

IV. Des conflits d’objectifs, d’instruments ou de devoirs ?

47. Ces caractéristiques, tant physiques qu’économiques, qui concernent à la fois l’information elle-même et le réseau sur lequel elle circule, déterminent un complexe d’objectifs multiples et contradictoires, dont l’identification est nécessaire pour fixer les objectifs et les modalités d’une régulation de l’Internet.

A. Des conflits d’objectifs multiples

48. Le premier type de problématiques qui apparaît est lié au conflit entre la facilité de la mise en œuvre de la règle et les coûts de transaction que ces normes induisent.

49. Si cette opposition est présente dans toute œuvre de régulation au sens large, il faut toutefois tenir compte dans cette problématique du fait que le réseau Internet est ouvert et décentralisé.

50. Or, tout système de régulation décentralisé, et plus généralement, tout système de gestion décentralisée de la norme — c’est-à-dire de son édiction, de sa mise en œuvre et de son contrôle — implique des coûts de mise en œuvre plus élevés que dans un système centralisé. Ces coûts peuvent cependant être évités si la norme est elle-même “ auto-exécutable ”. Dans ce cas, la norme se met d’elle-même en œuvre comme ce peut être le cas par exemple, avec une régulation de type exclusivement technologique dans lequel le logiciel lui-même ou la technique plus généralement, peut commander l’usage et interdire des comportements délictueux. La force d’attraction d’un mécanisme de régulation purement technique, du type DRM, est dès lors très forte.

51. Cependant, un deuxième type de conflits, apparemment exclusivement économique mais en réalité de nature politique, oppose, d’une part, la concurrence à, d’autre part, la juste rémunération des investissements productifs. Ce conflit vaut tant pour le secteur des contenus que pour celui des infrastructures techniques.

52. Dans le premier cas, les contenus sont régis par des droits de propriété intellectuelle et artistique (droit d’auteur ou copyright, selon l’importance respective assignée par chaque culture juridique à la valorisation économique de l’œuvre et à la protection de l’auteur en tant que personne). Ces droits doivent produire un équilibre entre la préservation d’un certain degré de concurrence et d’autre part la rémunération du producteur d’idées originales. Dans cette perspective, la question des logiques technologiques propriétaires est donc capitale.

53. De même, l’intensité concurrentielle sur certains marchés de matériels technologiques est également cruciale pour la gestion des autres aspects du réseau : aspects sociaux — diffusion, accès, etc. — ou pour la gestion des autres marchés — amont ou aval — dans lequel le réseau s’insère. Or, dans certains marchés pertinents qui contribuent au bon fonctionnement de l’Internet, des opérateurs détiennent des positions dominantes. Dans les logiciels, le procès intenté par le gouvernement américain à Microsoft a notamment montré le caractère abusif de telles positions. Dans les serveurs, certains industriels (CISCO notamment) occupent une position privilégiée. Comme par coïncidence, on remarque que certains de ces opérateurs sont particulièrement actifs dans les forums de normalisation technique.

54. Enfin, un troisième type de conflits, très précisément de nature politique, oppose la transparence du fonctionnement du réseau à la nécessaire sécurité de ce fonctionnement, tant au niveau du réseau lui-même que des utilisateurs.

55. Il existe donc une pluralité d’objectifs, souvent contradictoires mais concomitants. Pour être plus direct et plus précis, soulignons que la régulation doit alors avoir pour but de résoudre ces contradictions. Celles-ci s’imposent quotidiennement et brutalement aux acteurs du réseau et à leurs représentants politiques, comme les nombreux litiges évoqués tout au long de ce Colloque le démontrent sans peine.

B. Le besoin d’une coordination hiérarchique et légitime

56. L’ensemble de ces conflits, et surtout leur coexistence, font donc apparaître le besoin d’une fonction d’arbitrage entre ces différents impératifs.

57. Toutefois, il faut à ce stade émettre un avertissement : l’existence d’externalités positives, comme identifiées plus haut, ne suppose pas nécessairement que tout mode de régulation de type privé, voire marchand, soit impossible.

58. Les travaux de Ronald Coase ont montré que la gestion d’externalités peut être réalisée par un système de transactions marchandes. Cependant, ce système doit alors satisfaire deux conditions. D’une part, les droits de propriété doivent être parfaitement définis. D’autre part, les coûts de transaction — ici les coûts d’allocation des droits (adjudication) et de leur mise en œuvre (enforcement) — doivent être nuls. Or, en raison de son architecture même, l’Internet rend difficile la réalisation de type de conditions.

59. Un besoin de coordination se fait donc sentir, qui se traduit par deux éléments. D’une part, la coordination suppose l’existence d’une méthode rapide et peu coûteuse d’arbitrage entre les préférences. Or, on sait depuis Condorcet que les préférences ne sont pas transitives : il faut donc une méthode pratique de sélection entre les préférences qui ne puisse seulement résulter d’une construction logique. Ceci incite à mettre en place une coordination de type hiérarchique.

60. Pour assurer l’efficacité de cette fonction de coordination, son titulaire doit, d’autre part, bénéficier d’une certaine légitimité. Celle-ci est d’autant plus indispensable que la coordination devient hiérarchique et non plus seulement charismatique [9]. Il lui faut faire accepter notamment la part de contrainte que suppose nécessairement toute coordination.

61. Ces truismes nous renvoient alors au processus d’identification et de sélection du coordinateur légitime. Apparaît alors, comme par hasard, la nécessité d’une fonction telle que celle exercée traditionnellement par une personne sociale particulière dans une société démocratique : l’État.

V. Quelle évaluation du dispositif français de participation au débat international ?

62. Fort de l’ensemble de ces éléments, se pose alors la question de la pertinence et de l’efficacité du dispositif français de participation au débat international en matière de régulation de l’Internet.

A. La prégnance des « valeurs françaises »

63. Notre société dispose d’un certain nombre de caractéristiques particulières, qui tiennent en quelque sorte à la prégnance de la notion de « valeur » dans notre système institutionnel et qui influence — voire encombre — nos relations vis-à-vis de l’Internet. Par rapport à beaucoup d’autres régimes, notre société semble émettre en effet de nombreuses prétentions.

64. D’une part, elle est viscéralement attachée à un mode centralisé de protection des libertés individuelles, fortes d’une tradition qui remonte au moins à la Déclaration des droits de l’Homme de 1789. Dans le domaine de l’Internet, comme auparavant dans le monde de l’informatique, ceci se traduit par un arsenal normatif très développé en ce qui concerne la protection des données personnelles. Par ailleurs, notre pays émet aussi des prétentions en termes de valeur culturelle. Notre appareil normatif a ainsi forgé le concept « d’exception culturelle ».

65. Les représentants de la France sont ainsi placés dans les débats internationaux concernant la régulation d’Internet dans une position particulière : ils ont sans doute plus qu’un certain nombre d’autres de leurs partenaires, des « valeurs » à défendre. L’alternative qui se pose est alors, soit l’abandon de certaines de ces valeurs pour se conformer aux décisions des mécanismes de régulation, soit la constitution d’un appareil efficace de participation à des débats qui sont nécessairement internationaux.

B. Des instances administratives éparpillées dans une négociation internationale multipolaire

66. Malgré ces enjeux spécifiques à notre pays, les instances administratives chargées de le représenter sont éparpillées. Ceci constitue un handicap d’autant plus gênant que ces négociations internationales sont multipolaires et impliquent, comme on l’a vu, des organismes qui ne sont pas des organisations internationales. Les représentants ou les négociateurs ne sont pas nécessairement des représentants des institutions politiques mais plutôt des « parties prenantes » appartenant au secteur privé, lucratif ou non.

67. En conséquence, la problématique de la régulation internationale de l’Internet montre la nécessité de mettre en place en France un système qui, à la fois, concentre les pouvoirs administratifs compétents et, ce qui est plus inédit dans notre système administratif, établisse une coordination approfondie avec nosopérateurs privés de dimension internationale. Ce système est celui qui est adopté notamment dans les pays anglo-saxons : aux États-Unis, sous la forme d’un “ CZAR ”, ou en Grande Bretagne avec le “ e-Envoy ” [10].

68. Ces institutions concentrent en effet dans ces deux pays l’ensemble des attributions détenues en France par des instances aussi variées que :

69. Compte tenu de notre culture institutionnelle, une telle concentration des pouvoirs de négociation, de mise en œuvre et de coordination avec le secteur privé ne peut s’obtenir dans notre pays que grâce à la mise en place d’une instance politique telle qu’un « ministre de l’Internet »…

VI. Conclusion : vers des « protocoles de mise sur le marché » ?

70. Il reste à se poser la question fondamentale que nous aurions dû naturellement aborder d’emblée : celle du but ultime, de nature politique, de la régulation, au-delà de la mise en place d’un mécanisme de résolution des tensions que nous avons identifiées plus haut.

 A. Nommage ou « hommage » ?

71. La multiplicité des instances informelles de régulation de l’Internet et le fait qu’elles prennent des formes organiques très différentes, de l’organisation internationale classique comme l’IUT jusqu’au forum informel tel l’IETF, constituent une structure de gestion des relations internationales [11] à la fois atypique et porteuse d’un certain nombre d’effets induits négatifs.

72. En particulier cette organisation développe le risque d’une structuration de type féodale organisée autour de relations de vassal à suzerain selon des critères tour à tour technologiques, économiques, politiques, philosophiques, etc.

73. De telles relations peuvent s’établir à des niveaux variés entre les différents acteurs économiques : entre entreprises ; entre mères et filiales ; entre concurrents ; entre pourvoyeurs sur un marché amont et utilisateurs sur un marché aval, d’une ressource indispensable à toute activité de transformation, comme on peut le voir des deux côtés de l’Atlantique. D’un côté, le procès intenté par le ministère de la justice américain contre Microsoft montre bien la complexité des intérêts entre une très grande entreprise nationale et un État, dont la marge de manœuvre est finalement limitée. De l’autre côté de l’Atlantique, il peut en être de même en ce qui concerne les relations entre France Telecom et le gouvernement français. L’opérateur de télécommunications, en partie privé, est soumis à une concurrence qui peut sembler de droit commun. En sens inverse, la qualité d’entreprise publique de France Telecom lui garantit une certaine sécurité financière d’une part et d’autre part, un environnement plus favorable à la prise de risque puisqu’elle est à l’abri des OPA.

74. Enfin, ces relations de vassal à suzerain s’appliquent également entre États comme dans le jeu classique des relations internationales.

75. Allons-nous arriver à une situation dans laquelle s’établiraient, au sein de certains forums ad hoc de régulation de l’Internet, de telles relations de vassal à suzerain, des relations d’homme à homme, fonctions de promesses d’allégeance et d’échanges de services ? En quelque sorte, le nommage engendrerait « l’hommage » au sens féodal du terme.

B. Des protocoles de mise sur le marché des nouvelles technologies  

76. La gouvernance applicable à l’Internet est spécifique en raison des caractéristiques mêmes du développement du réseau. En effet, selon les termes de Jean-François Abramatic, le développement de l’Internet conjugue simultanément deux étapes fort différentes : le passage à l’échelle et la création des prototypes.

77. Ainsi, l’avance technologique de certains opérateurs, concentrés dans un pays donné, leur procure, grâce à la mise sur le marché très rapide de leurs innovations technologiques, un avantage concurrentiel et donc une position économique dominante, qui se traduit en troisième étape par une standardisation des règles de fonctionnement de ce marché, et donc du droit.

78. Cette évolution est donc porteuse de risques en ce qui concerne la création d’un ordre institutionnel de type féodal. De façon apparemment paradoxale, ce nouvel ordre « géo-technologique » n’implique pas la disparition des États en tant qu’acteurs. Au contraire, il conduit à reconnaître aux États un pouvoir de nature arbitraire. Pour tous les acteurs de l’Internet, et en particulier pour les opérateurs économiques, il serait sans doute préférable de leur reconnaître un certain pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire encadré par des règles pré-définies en commun.

79. S’ils veulent garantir la sécurité de leur transaction, les opérateurs économiques ont incontestablement intérêt au développement du réseau, au maintien de son caractère ouvert et stable, et donc à ce que les technologies qu’ils livrent extrêmement rapidement à l’usage des consommateurs fassent l’objet d’une évaluation préalable en termes de risques juridiques et de conséquences sociales. Tous les acteurs, qu’ils soient privés ou publics, industriels, commerciaux ou même utilisateurs, des deux côtés de l’Atlantique, ont ainsi intérêt à développer des sortes de « protocoles de mise sur le marché » des nouvelles technologies. C’est un tel objectif qui pourrait être assigné aux instances de régulation internationales.



Notes

[1] Les propos de cet article reprennent pour partie une contribution au Colloque « Droit de l'Internet: approches européennes et internationales », Paris, 19 novembre 2001, dont les Actes seront publiés aux Éditions Bruylant. Ces propos n'engagent que leur auteur et non les institutions auxquelles il appartient.

* Maître des Requêtes au Conseil d’État. Email : bdumarais@wanadoo.fr

[2] B. du Marais, “ Réglementation ou autodiscipline: quelle régulation pour Internet ? ”, Les Cahiers Français, n° 295, La Documentation Française, Paris, mars - avril 2000, p. 65-73

[3] “ Internet et les réseaux numériques ”, EDCE, Paris, La Documentation Française, 1998.

[4] Voir, pour l’analyse économique des questions de régulation de l’Internet : E. Brousseau, “ Régulation de l’Internet : l’autorégulation nécessite-t-elle un cadre institutionnel ? ”, Economie de l’Internet, Revue économique, numéro spécial, 52, septembre 2001.

[5] E. Brousseau, “ Economie des données publiques ”, Le Communicateur, n° spécial, 32, hiver 1996, p. 35.

[6] Cf. D. Mandelkern, B. du Marais, Diffusion des données publiques et révolution numérique, Paris, La Documentation française, 1999, p. 44.

[7] Cette approche doit naturellement être combinée avec la détermination de la nécessaire rétribution du producteur d’information.

[8] Sous réserve et aussi longtemps, naturellement, qu’il n’a pas existé de modes alternatifs de diffusion au canal hertzien…

[9] Ce qui était initialement le cas des institutions crées par les « Pères » de l’Internet, telles que l’IANA (Internet Assigned Numbers Authority).

[10] <http://www.e-envoy.gov.uk/>

[11] Dans le domaine international, on préférera utiliser cette périphrase vague au terme de « gouvernance » dont l’origine ambiguë dans le vocabulaire des relations internationales et le caractère multivoque, nuisent à la précision de l’analyse.

 

 

 

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