Lex Electronica

Revue électronique du Centre de recherche en droit public

L'appréciation en droit québécois de l'arrêt Nikon: même résultat?

Emmanuel TANI-MOORE (*)

Lex Electronica, vol. 8, n°1, Automne / Fall 2002

<http://www.lex-electronica.org/articles/v8-1/tani-moore.htm>



Synopsis

This article addresses the never-ending struggle between an employer’s right to supervise his employees’ activity, and the rights of these employees in regards to their privacy. To do so, it examines the legal ramifications of an employee’s private use of company email. While in Nikon, French courts seem to have taken the position that an employee’s privacy must be given priority, it is possible to submit that such an outcome would not be mirrored under Quebec law since the Quebec legislator, influenced by a more liberal North-American perspective on companies’ rights, seems to give less importance to privacy than his European counterparts. The author therefore examines the context of the Nikon case and speculates on the outcome of a decision based on theses same facts under Quebec jurisdiction.

Résumé

Ce texte aborde la question épineuse de l’équilibre à établir entre les droits de gérance de l’employeur et la protection du droit à la vie privée de l’employé dans le cadre particulier du courrier électronique. Alors que l’arrêt de la Cour de cassation du 2 octobre 2001 dans l’affaire Nikon semble avoir fait le point sur la problématique en droit français en donnant préséance aux droits de l’employé, il est possible d’avancer que ce résultat ne sera pas miroité en droit québécois. En effet, le législateur québécois, influencé par une vision nord-américaine plus libérale quand aux droits des entreprises, semble accorder moins d’importance a la notion de vie privée que ses homologues de l’Europe continentale. L’auteur reprend ainsi le contexte de l’affaire Nikon pour spéculer sur le verdict d’un juge québécois exposé aux même faits.


Table des Matières

Introduction

I. L’arrêt de la Cour de cassation du 2 octobre 2001

A. La position adoptée

B. Commentaires

II. Le droit québécois

A. Les normes juridiques applicables

B. L’application en l’espèce

Conclusion

Bibliographie


Introduction

1. L’apparition de nouvelles technologies en milieu de travail ces dernières années y a bouleversé bon nombre d’habitudes bien ancrées. Plus particulièrement, le courrier électronique a connu au sein des entreprises un développement extraordinaire. En effet, la messagerie électronique s’est rapidement avérée un moyen de communication commode et efficace que les employeurs ont procuré à leurs employés dans le but de faciliter les communications au sein de l'entreprise et d'améliorer la rentabilité de celle-ci.

2. Le service de messagerie électronique fourni par l’employeur est donc avant tout un outil de travail lié à l’exécution de la prestation de travail, au même titre qu’une télécopie ou le courrier classique. Or, la prolifération du courrier électronique, due à son accès facile, a accru la tentation des employés d'utiliser ce moyen de communication à des fins privées, voire même récréatives. Cette tendance déplaît fortement aux entreprises car celles-ci s’exposent à plusieurs risques. On peut noter entre autres l’ouverture au régime de responsabilité extracontractuelle des commettants, la propagation de virus informatiques et la diffusion d’informations confidentielles[1]. Mais le principal problème que souhaitent éviter les employeurs est celui de la baisse de productivité liée à la consultation ou à la rédaction de messages électroniques personnels.

3. L’utilisation du courrier électronique au sein de l’entreprise entraîne ainsi l’apparition de problèmes juridiques dans les rapports entre entreprises et salariés. Deux clans s’affrontent. D’un côté, il y a les employeurs qui prônent une utilisation adéquate de la messagerie électronique en milieu de travail. Ces derniers, en droit d’exercer leur pouvoir légitime de contrôle, sont justifiés de ne pas tolérer l’utilisation abusive du courrier électronique à des fins privées. De l’autre côté, les employés qui partagent la crainte de voir leur droit au respect à la vie privée bafoué. Cette situation soulève deux importantes questions : les employeurs sont-ils en droit de surveiller l’utilisation par leurs salariés du courrier électronique ? Si oui, dans quelles circonstances[2]? On en vient donc à aborder sous un angle quelque peu différent l’éternel débat entre les droits des salariés et les intérêts légitimes des employeurs.

4. À première vue, l’arrivée du courrier électronique en milieu de travail ne semble pas avoir transformé les principes juridiques déjà établis en droit québécois. Toutefois, les tribunaux québécois n’ont pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la question. La problématique de la cybersurveillance des salariés a fait l’objet d’une étude plus approfondie en Europe. En France plus particulièrement, la jurisprudence s’est précisée récemment. Le premier grand arrêt de principe a été rendu le 2 octobre dernier lorsque la chambre sociale de la Cour de cassation a été saisie pour la toute première fois d’une affaire relative à la cybersurveillance au travail. L’intérêt que revêt cet arrêt est incontestable. Le raisonnement adopté par la Cour de cassation pourrait nous aider à anticiper le comportement de nos tribunaux dans des circonstances similaires. Après avoir analysé cet arrêt,(I), nous allons tenter de déterminer si l’état actuel du droit québécois aurait permis d’aboutir au même résultat et ce, en adoptant la même démarche (II).

I. L’arrêt de la Cour de cassation du 2 octobre 2001[3]

A. La position adoptée

5. Les faits de l’affaire Nikon sont relativement simples. Un ingénieur, M. Frédéric Onof, au service de la société Nikon France depuis 1991, a été licencié en juin 1995 pour faute grave. Ce dernier utilisait à des fins personnelles, durant ses heures de travail, le matériel informatique mis à sa disposition. Pour établir le bien-fondé du licenciement, la direction a déposé en preuve des documents informatiques stockés dans l’ordinateur de l’employé dans un dossier intitulé « personnel ». À l’insu de M. Onof, la direction a accédé au poste de travail de celui-ci et a reproduit sur disquette les documents incriminants. L’ingénieur a assigné en justice la société Nikon France pour contester la cause réelle et sérieuse de son licenciement. Il a fait également valoir que les documents utilisés par la société avaient été obtenus illégalement. La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt rendu le 29 mars 1999, a conclu que «  l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller l’activité de son personnel durant le temps de travail[4] ». La Cour d’appel a ainsi confirmé la décision rendue par le Conseil de Prud’hommes de Créteil en avril 1996. L’ingénieur licencié s’est donc pourvu en cassation.

6. L’arrêt qu’a rendu la plus haute juridiction de l’ordre juridique français casse le jugement de la Cour d’appel de Paris et renforce du même coup le droit au respect à la vie privée du salarié, y compris à son lieu de travail. L’arrêt de la Cour de cassation peut se résumer en un seul extrait :

« [L] e salarié a droit, même au temps et lieu de travail, au respect de l'intimité de sa vie privée ; celle-ci implique en particulier le secret des correspondances ; l'employeur ne peut dès lors sans violation de cette liberté fondamentale prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail et ceci même au cas où l'employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l'ordinateur. » [5]

7. La Cour fonde sa décision sur plusieurs dispositions législatives. Elle conclut entre autres à la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prévoit que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. » Il en est de même pour l'article 120-2 du Code du travail. Cet article dispose que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

8. Ces dispositions sont connues et appliquées depuis bon nombre d’années par les tribunaux français. Là où l’arrêt de la Cour de cassation se démarque, c’est lorsque la Cour affirme que l'interdiction d'utiliser le matériel professionnel à des fins personnelles n'est pas de nature à écarter la règle du secret des correspondances. Le secret des correspondances du salarié doit donc être garanti et ce, même aux lieux de son travail. Il s’agit d’une « liberté fondamentale » affirme la Cour.

9. Ainsi, la Cour de cassation a rapidement conclu au caractère illicite de la méthode utilisée par l'employeur pour prendre connaissance des faits litigieux et ce, après avoir qualifié de « correspondances » les documents informatiques du salarié situés dans le dossier « personnel » de son ordinateur. La Cour assimile donc pour la première fois le courrier électronique à une correspondance classique, laquelle bénéficie de la protection de la loi no91-646 du 10 juillet 1991 sur le secret des correspondances par voie de télécommunication.

B. Commentaires

10. Cet arrêt pose le principe général qu’un employeur ne peut prendre connaissance des communications personnelles émises et reçues par son salarié qui aurait eu recours dans ce but à un outil informatique appartenant à l’entreprise. À cet égard, il faut préciser que l’arrêt de la Cour de cassation n’a pas reconnu que les messages électroniques échangés par les salariés sont protégés de manière absolue par le secret des correspondances. Il existe en fait deux types de correspondances privées au sein de l’entreprise : celles de l’entreprise et celles qui appartiennent aux salariés[6]. Cette distinction importante entre le courrier électronique professionnel et le courrier électronique privé n’a pas été explicitement traitée dans l’arrêt. La Cour s’est  uniquement référée aux « messages personnels ».

11. En l’espèce, il n’y avait aucun problème d’application compte tenu de l’évidence même du caractère privé des documents. Des difficultés d’ordre pratique risquent toutefois d’apparaître dans des circonstances différentes. En effet, comment une entreprise peut-elle distinguer les communications professionnelles du salarié de ses communications privées ? Voilà une question à laquelle n’a pas répondu la Cour.

12. Il faut souligner, à cet égard, qu’un raisonnement par analogie est conseillé pour ce qui est de la correspondance papier. Dans son deuxième rapport sur la « cybersurveillance sur les lieux de travail », rendu public le 11 février dernier, la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) s’exprime comme suit :  

« Il doit être généralement considéré qu'un message envoyé ou reçu depuis le poste du travail mis à disposition par l'entreprise ou l'administration revêt un caractère professionnel, sauf indication manifeste dans l'objet du message ou dans le nom du répertoire où il pourrait avoir été archivé par son destinataire qui lui conférerait alors le caractère et la nature d'une correspondance privée, protégée par le secret des correspondances. » [7]

13. Ainsi, le défaut de mentionner au moment de son archivage le caractère privé du message confirme le caractère professionnel de celui-ci. Il existe donc une présomption du caractère professionnel du courrier électronique dont le point de départ ou le point d’arrivée se situe en des lieux qui sont ceux de l’entreprise.

14. Bref, l’arrêt qu’a rendu la Cour de cassation a dégagé des principes clairs en matière de cybersurveillance. Sur la base de cet arrêt, de nombreux litiges portant sur la cybersurveillance devraient bientôt tourner à l'avantage du salarié. Ce fut le cas notamment d’une affaire entendue devant la Cour d’appel de Paris le 17 décembre dernier où on a suivi le même raisonnement pour trancher une nouvelle fois en faveur du salarié[8]. La Cour d’appel a alors confirmé la condamnation de trois administrateurs de l’École supérieure de physique chimie industrielle de Paris (ESPCI) pour avoir espionné la correspondance d’un étudiant-chercheur koweïtien. La Cour a confirmé que le courrier électronique entre personnes déterminées et individualisées bénéficie du secret des correspondances émises par la voie des télécommunications, protégé par le Code pénal. Voilà les balbutiements d’une jurisprudence qui a de fortes chances de s’étoffer rapidement.

II. Le droit québécois

A. Les normes juridiques applicables

15. Il est important de dresser un bref tableau des obligations du salarié si on veut bien cerner l’étendue du pouvoir de contrôle et de surveillance dont dispose l’employeur.

16. Dans toute relation de travail, le salarié, dans l'exécution de sa prestation de travail, est placé sous la direction de l'employeur. L’article 2085 du Code civil du Québec (ci-après C.c.Q.) reconnaît ce lien de subordination du salarié vis-à-vis son employeur. Cet article prévoit que « [l]e contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur ». Aussi, le salarié est débiteur d'une obligation de loyauté à l'égard de l'employeur. Le C.c.Q. prévoit cette obligation à son article 2088, 1er alinéa, qui dispose que « [l]e salarié, outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail. »

17. La subordination juridique qui découle des articles 2085 et 2088 C.c.Q. confère des droits de gérance ou de direction à l’employeur. Ces droits doivent être exercés dans le respect des droits des salariés et dans les limites imposées par la loi. Ainsi, désireux d’exercer son pouvoir légitime de contrôle, l’employeur pourra surveiller l’utilisation du courrier électronique par un salarié, voire même accéder au contenu de ses messages et de ses fichiers informatiques. Cette surveillance ne devra cependant pas violer le droit des salariés au respect de leur vie privée. Un juste équilibre doit ainsi être maintenu entre le respect de la vie privée et le droit de surveillance de l’employeur.

18. Le droit à la vie privée est un droit fondamental codifié et reconnu par le droit québécois. Difficile à définir, il a été étudié abondamment par la doctrine, française et québécoise. Nous allons davantage insister ici sur la protection du droit à la vie privée en milieu de travail, et plus particulièrement en ce qui a trait à la cybersurveillance.

19. Selon l’article 36 du C.c.Q., « [p]euvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants :

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;
4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information
légitime du public;
6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.
 »

20. Aux points 4 et 6 de l’énumération non exhaustive que cet article nous livre, on apprend que le fait pour l’employeur de consulter le courrier électronique des salariés constituerait une violation de leur droit au respect à la vie privée. Le conditionnel du verbe «constituer (dans la phrase qui précède) s’avère nécessaire compte tenu qu’il n’existe pour le moment aucune décision portant précisément sur la surveillance de l’utilisation du courrier électronique par l’employeur. Toutefois, nous croyons que les principes dégagés par la jurisprudence en matière de surveillance électronique et d’écoute téléphonique pourraient inspirer grandement les tribunaux québécois en la matière.

21. À titre d’exemple, il est possible de se référer à l’arrêt Roy c. Saulnier[9]. Dans cette affaire, l’employeur avait enregistré les conversations téléphoniques d’une employée avec des clients parce qu’il soupçonnait cette dernière de participer à la mise sur pied d'une entreprise concurrente. L’employée a fait valoir devant la Cour d’appel que l’enregistrement de ses conversations à son insu violait son droit au respect à la vie privée consacré à l'article 5 de la Charte québécoise. La Cour d’appel a considéré que la preuve de l’employeur n’avait pas été obtenue en contravention au droit à la vie privée de la salariée. Selon le juge Moisan, celle-ci ne pouvait pas prétendre qu'il était légitime pour elle de s'attendre à ce que ses conversations d'affaires, en cours de travail, ne soient jamais interceptées par l'employeur. Bref, nous pouvons constater que les principes abordés dans cette affaire peuvent être facilement transposés en matière de courrier électronique.

22. Par ailleurs, il nous faut souligner un autre arrêt très pertinent. La Cour d’appel du Québec, en août 1999, a reconnu le caractère fondamental du droit à la vie privée, y compris aux lieux du travail. En effet, l'arrêt Bridgestone / Firestone[10] a énoncé que la vie privée continue d'exister aux lieux de travail, mais que ce droit n’est pas absolu et peut être sujet à des restrictions qualifiées de raisonnables, même hors du lieu et des heures de travail. Ce jugement a eu une incidence considérable sur le droit du travail puisqu’il a opéré une triple rupture avec la jurisprudence arbitrale antérieure[11].

23. Il s’agissait d’une affaire relative à la vidéofilature : l’employeur avait capté des images vidéo de son salarié qui, en congé médical, effectuait à l’extérieur de son domicile — donc ailleurs qu’à son lieu de travail — des tâches incompatibles avec les incapacités alléguées. La Cour a jugé que, bien qu'elle ait comporté une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance effectuée par l’employeur à l'extérieur de l'établissement était admise car justifiée par des motifs rationnels et effectuée par des moyens raisonnables.

24. La première rupture importante provoquée par cette décision est la reconnaissance expresse du droit à la vie privée des salariés. En effet, la Cour a conclu que le droit à la vie privée suit la personne et ce, même au travail. Pour la Cour d’appel, l’énumération de l’article 36 C.c.Q. présente des occasions où on reconnaîtra prima facie qu’il y a violation du droit à la vie privée. S’il y a une telle atteinte, celle-ci pourra être admise si elle est justifiée au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise. Cette interprétation est ainsi compatible avec la protection supralégale qu’accorde le législateur au droit à la vie privée, à l’article 5 de la Charte québécoise qui dit : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée. »

25. Comme le résume Mario Évangéliste, la Cour d’appel propose un changement d’approche pour la détermination de la légalité d’une atteinte au droit à la vie privée :

« L’expression du droit à la vie privée sous la Charte québécoise emporte, au niveau de l’analyse, un changement d’axe important quant à son application par la jurisprudence antérieure. Ainsi, il ne s’agit pas de déterminer si le droit à la vie privée peut être limité compte tenu de l’attente raisonnable d’une personne à l’égard de ce droit à la vie privée mais davantage de constater qu’il s’agit d’une atteinte à la vie privée d’une personne et de là (changement d’axe), on s’interroge sur la justification de l’auteur de la violation de ce droit et non plus sur le degré de vie privée qu’une personne possède. »[12]

26. La deuxième rupture s’opère par le rejet du concept de renonciation implicite au droit à la vie privée en milieu de travail. La jurisprudence voulait que le salarié, dans le cadre de sa relation de subordination juridique avec son employeur, renonce à son droit fondamental à la vie privée. La Cour a rejeté cette position dans les termes suivants : 

« Ce rapport de dépendance juridique et fonctionnelle ne colore pas cependant toutes les relations entre l'employeur et le salarié, notamment hors de l'établissement. Même à l'intérieur de celui-ci peuvent se poser des problèmes de protection du droit à la vie privée et de la dignité du travailleur, qui seront sans doute examinés lorsque l'occasion se présentera. La relation de dépendance dans l'exécution du travail ne permet pas d'induire un consentement du salarié au sens de l'article 35 C.c.Q., à toute atteinte à sa vie privée. »[13]

27.  On ne doit donc plus présumer qu’il y a une limitation intrinsèque des droits fondamentaux du salarié lorsque celui-ci se trouve dans une relation de subordination juridique.

28.  Finalement, la troisième rupture consiste à imposer le test de la justification en vertu de l’article 9.1 de la Charte québécoise. Auparavant, les arbitres se contentaient d’examiner la raisonnabilité des motifs qu’avait l’employeur d’exercer la surveillance de ses employés. Dorénavant, l’employeur devra justifier ses actes en respectant plusieurs critères, comme l’explique le juge LeBel : 

« [B]ien qu'elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l'extérieur de l'établissement peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l'exige l'article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, il faut d'abord que l'on retrouve un lien entre la mesure prise par l'employeur et les exigences du bon fonctionnement de l'entreprise ou de l'établissement en cause. Il ne saurait s'agir d'une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L'employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige. […]

Avant d'employer cette méthode, il faut cependant qu'il ait des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute l'honnêteté du comportement de l'employé.

Au niveau du choix des moyens, il faut que la mesure de surveillance, notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possible. Lorsque ces conditions sont réunies, l'employeur a le droit de recourir à des procédures de surveillance, qui doivent être aussi limitées que possible. »[14] [nos soulignés]

29.  Un employeur pourrait donc être justifié de surveiller le salarié lorsqu’il a des motifs sérieux et raisonnables de croire que ce dernier, au regard du contenu — explicite ou implicite — de son contrat de travail, a un comportement répréhensible. Cependant, si l’employeur décide de procéder à une surveillance portant atteinte au droit à la vie privée du salarié, il devra justifier ses gestes en fonction des critères de rationalité et de proportionnalité.

30.  Encore ici, la transposition des règles élaborées en matière de surveillance électronique nous semble ne poser aucune difficulté à l’égard de la cybersurveillance des salariés.

B. L’application en l’espèce

31. Les tribunaux québécois, dans l’affaire Nikon, auraient-ils condamné l’interception et la consultation par l’employeur des messages électroniques à caractère privé de son salarié, comme l’a fait la Cour de cassation dans son arrêt du 2 octobre ? La pierre angulaire du litige consiste à déterminer si la société Nikon France a violé le droit à la vie privée de l’ingénieur Frédéric Onof. Pour ce faire, une analyse attentive des faits doit être effectuée…

32. Frédéric Onof était au service de la société Nikon France depuis 1991. Un lien de subordination juridique existait ainsi entre l’ingénieur et la direction de la société au moment des faits reprochés. En vertu de cette subordination juridique et de son droit de direction, la société pouvait contrôler le travail de M. Onof. Conséquemment, l’utilisation du courrier électronique au travail pouvait être contrôlée et surveillée par l’employeur. La direction était en droit de s’assurer que les outils informatiques mis à la disposition de M. Onof étaient utilisés à des fins strictement professionnelles, d’autant plus qu’un règlement interne interdisait de façon expresse la tenue d’activités parallèles pendant les heures de travail.

33. À la lecture des faits, il appert que la société Nikon France n’a jamais abusé de son pouvoir de contrôle quant à la personne de Frédéric Onof. Ce dernier a toujours bénéficié de conditions de travail justes et raisonnables au sens de l’article 46 de la Charte québécoise[15]. Toutefois, la société a-t-elle violé le droit à la vie privée de Frédéric Onof le jour où un directeur de division, désireux d’obtenir des renseignements sur les circonstances ayant entouré l’annulation d’un important contrat, a ouvert l’ordinateur de cet employé et a consulté ses messages électroniques personnels, regroupés à l’intérieur d’un dossier intitulé « personnel » ?

34. Il ressort de la jurisprudence qu’un employé ne peut s’attendre à ce que toutes ses activités soient protégées par son droit à la vie privée. L’arrêt Roy c. Saulnier précité, en fournit une belle illustration. Néanmoins, comme l’explique Diane Veillette, le fait d’être en milieu de travail n’enlève pas toute expectative de vie privée :

« Elle [la personne salariée] est raisonnablement en droit de s’attendre à ce que l’employeur ne prenne pas connaissance, sans son consentement, de ses conversations téléphoniques, ni de la correspondance échangée par courrier électronique ou autrement. Le fait d’être salarié ne rend pas impersonnels les échanges téléphoniques ou de correspondance tenus au travail et cela, sans égard au médium de communication possible. »[16]

35. Frédéric Onof pouvait ainsi avoir une attente subjectivement raisonnable du respect de sa vie privée en ce qui a trait à ses communications électroniques archivées dans son ordinateur dans un dossier qu’il avait pris la peine de nommer « personnel ». Par conséquent, en se référant aux règles établies dans l’affaire Bridgestone / Firestone, il nous est possible de reconnaître prima facie que la direction de la société Nikon France a violé son droit à la vie privée. Considérant qu’il y a bel et bien eu atteinte au droit à la vie privée de M. Onof, nous devons nous demander maintenant si celle-ci peut être permise au regard du test de l’article 9.1 de la Charte québécoise.

36. Tout d’abord, en ce qui a trait à la rationalité de l’atteinte au droit à la vie privée, il semble que la société avait des motifs raisonnables de vérifier l’exécution des obligations de loyauté et de diligence de M. Onof. En effet, la trame factuelle de cette affaire, détaillée dans le jugement de première instance[17], révèle que des reproches avaient été formulés à l’endroit de Frédéric Onof dès novembre 1994, soit plus de six mois avant son licenciement. Il s’est ensuivi d’autres interventions du directeur de la division au cours desquelles celui-ci a réprimandé à nouveau l’ingénieur. Le comportement professionnel de ce dernier n’a cessé alors de se détériorer. Les résultats qu’il a obtenus l’ont d’ailleurs confirmé. C’est à la suite de la réception d’un avis de résiliation d’une importante commande d’un client dont Frédéric Onof avait la charge, que le directeur général a mandaté le directeur de division pour effectuer des recherches sur le poste informatique de l’ingénieur et retrouver les communications électroniques que ce dernier avait entretenues avec ledit client.

37. Compte tenu de ces circonstances, nous estimons que la direction avait des motifs sérieux et raisonnables de suspecter le comportement de M. Onof et de douter de sa loyauté à l’égard de la société. En effet, à titre de propriétaire du système informatique et de l’information d’affaires qui y est véhiculée, la société Nikon France avait un intérêt légitime à retracer les communications qu’avait échangées M. Onof avec ses clients. Nous sommes d’avis que l’investigation menée par la direction ne devait pas être déroutée du seul fait qu’un dossier informatique portait la mention « personnel ». En effet, il suffirait que le salarié nomme "personnel" un répertoire ou un fichier sur son disque dur pour le soustraire absolument au droit de regard de l'employeur. Le pouvoir de surveillance et de contrôle de l’employeur se verrait donc paralysé dès lors que serait invoqué le droit au respect de la vie privée. Il y aurait un déséquilibre flagrant entre le droit à la vie privée des employés et les intérêts économiques et disciplinaires légitimes de l’employeur, déséquilibre que le droit québécois n’a jamais endossé.

38. En somme, il y a eu intrusion dans la vie privée de l’ingénieur, mais celle-ci était justifiée par les craintes légitimes de la société Nikon France. Dans le même ordre d’idées, la preuve déposée par la société Nikon France n’était pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice au sens de l’article 2858 C.c.Q.[18], compte tenu des motifs raisonnables de l’employeur, ont nous avons déjà traité.

39. Quant à la proportionnalité de l’intrusion, il faut se demander si la société Nikon France avait d’autres moyens d’obtenir ce qu’elle cherchait comme information. Nous sommes d’avis que la surveillance exercée par la direction était raisonnable quant à son étendue. En effet, l’atteinte au droit à la vie privée semble avoir été minimale : elle a été ponctuelle, aucunement envahissante et n’a pas engendré de conditions de travail injustes et déraisonnables pour M. Onof. L’atteinte a été ainsi limitée au strict nécessaire. Compte tenu de l’objectif visé, soit de découvrir les causes des carences professionnelles de l’ingénieur, l’accès à son ordinateur et à ses communications de tous genres était de mise. En fait, il aurait été difficile de trouver un autre moyen, moins attentatoire à l’égard de Frédéric Onof, par lequel la société Nikon France aurait pu faire la lumière sur ses relations avec les clients et sur ses piètres résultats des derniers mois. Bref, il y a eu proportionnalité entre le problème identifié et la solution adoptée.

40. En somme, il ressort de l’application du test de justification de l’applicabilité de l’article 9.1 de la Charte québécoise que la surveillance exercée par la société Nikon France était justifiée et ce, compte tenu de son objectif légitime et important. Nous soumettons ainsi qu’en droit québécois, la société Nikon France aurait usé à bon droit de son pouvoir disciplinaire pour sanctionner par un licenciement pour faute grave les manquements professionnels importants et répétés de Frédéric Onof.

Conclusion

41. L’état du droit québécois en matière de surveillance des salariés repose essentiellement sur la tentative de nos tribunaux de trouver un juste équilibre entre le droit à la vie privée des salariés et les intérêts légitimes des employeurs. Il ressort de l’étude de la jurisprudence pertinente que ni le salarié, ni l’employeur ne s’est vu reconnaître une prédominance des droits de l’un aux dépens des droits de l’autre. Il s’agit là d’une nette démarcation avec le droit français. En effet, en droit français et en droit européen, les droits de l’homme se trouvent à bénéficier d’une solide protection lorsque ceux-ci sont confrontés au développement de nouvelles technologies aux apparences envahissantes, comme c’est le cas avec la cybersurveillance. L’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 2 octobre dernier abonde dans ce sens en proposant une conception très étendue de la vie privée, très favorable au salarié. Bien que la Cour ait appliqué le test de l’article 120-2 du Code du travail, qui s’apparente beaucoup à celui de l’article 9.1 de la Charte québécoise, elle est arrivée à un résultat différent. En effet, cette prépondérance marquée des droits fondamentaux s’est surtout signalée lorsque la Cour a posé pour l'employeur l'interdiction absolue tant a priori qu'a posteriori d'opérer quelque contrôle que ce soit dès lors que le salarié a signalé le caractère « personnel » du contenu. Par conséquent, l’accès par l’employeur au dossier « personnel » de M. Onof n’était en aucun cas justifié et ce, même si l’objectif de l’employeur était légitime et important. Estimant que la seule preuve du caractère confidentiel d’un message relève avant tout de sa connaissance même, nous sommes d’avis que les tribunaux québécois n’approuveraient pas une telle approche car cela viendrait à élargir beaucoup trop les limites de la sphère d’autonomie et d’intimité reconnue à chaque individu et ce, en fonction du pouvoir légitime de contrôle et de surveillance de l’employeur.

42. Au Québec, il n’y a eu aucune décision relative au droit à la vie privée prise en contexte de surveillance du courrier électronique par un employeur. Il a été démontré cependant que les principes dégagés par la jurisprudence en matière de surveillance électronique et d’écoute téléphonique peuvent être transposés adéquatement à la cybersurveillance des salariés. Il n’en demeure pas moins que la première décision portant sur cette nouvelle forme de surveillance est fort attendue par les juristes québécois. D’ici là, il ne peut être que souhaitable qu’entreprises et salariés en viennent à un consensus clair en ce qui a trait à l’utilisation du courrier électronique au  lieu et pendant les heures de travail ainsi qu’à la surveillance découlant de celle-ci.


Bibliographie

Stéphane DARMAISIN, « L’ordinateur, l’employeur et le salarié », (2000) 6 Dr. Soc. 580.

Karl DELWAIDE, « La protection de la vie privée et les nouvelles technologies : l’accès au
courrier électronique des employés par un employeur », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Congrès du Barreau du Québec, (1997), Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 627.

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Notes

* Étudiant au Barreau du Québec. Email : emmanueltanimoore@yahoo.com

[1]Karl DELWAIDE, « La protection de la vie privée et les nouvelles technologies : l’accès au
courrier électronique des employés par un employeur », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Congrès du Barreau du Québec, (1997), Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 648.

[2] Charles MORGAN, « Employer Monitoring of Employee Electronic Mail and Internet Use », (1999) 44 R.D. McGill 849.

[3] <http://www.courdecassation.fr/agenda/arrets/arrets/99-42942arr.htm>.

[4] <http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/ca-par19990322.pdf>.

[5] Id.

[6] Olivier ITEANU, « Courrier électronique : les suites de la décision de la Cour de Cassation », Le Journal du Net, <http://www.journaldunet.com/juridique/juridique011009.shtml>.

[7] <http://www.cnil.fr/thematic/docs/entrep/cybersurveillance2.pdf>.

[8] <http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/ca-par20011217.pdf>.

[9] Roy c. Saulnier, [1992] R.J.Q. 2419 (C.A.)

[10] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.).

[11] Mario ÉVANGÉLISTE, « Les affaires Bridgestone/Firestone et Ville de Mascouche: la Cour d'appel rompt avec la jurisprudence du travail et fixe des balises. Mais où en sommes-nous? », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, vol. 134, Développements récents en droit du travail (2000), Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 251.

[12] Id., p. 257.

[13] Précité, note 11.

[14] Id.

[15] « Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique. » 

[16] Diane VEILLEUX, « Le droit à la vie privée — sa portée face à la surveillance de l'employeur », (2000) 60 R. du B. 3, 27.

[17] <http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/cph-cre19960430.pdf>.

[18] « Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. […] »

 

 

 

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