Ethique et régulation sur Internet

Isabelle de Lamberterie (*)

Publié dans le bulletin de l'association des anciens et des amis du CNRS, n°12 juin 1996


 

Depuis quelques mois Internet n'est plus seulement un moyen privilégié pour une communauté scientifique d'échanger des informations, d'accéder à des bases de données ou encore d'organiser des forums de discussions. Le "phénomène Internet" a transformé le réseau des réseaux en un formidable instrument de communication ouvert tant aux professionnels qu'au grand public.

Ce bouleversement concerne les utilisateurs comme le contenu véhiculé. Il se retrouve aussi dans la finalité du réseau qui correspond aujourd'hui à un instrument répondant à des enjeux aussi bien politiques qu'économiques. Internet joue le rôle de vitrine pour ceux qui veulent diffuser leurs opinions ou faire campagne. Il permet des échanges commerciaux et les publicitaires ont très vite compris le parti à tirer de ce nouveau médium.

Il est partout question d'Internet et son existence suscite passion et inquiétude.

Avec un tel développement, Internet apparaît comme présentant des risques et des dangers, ceux-ci étant difficiles à circonscrire compte tenu de la diversité des informations véhiculées et de l'éclatement des frontières. On citera les dangers que peuvent engendrer des flux d'information difficiles à contrôler, l'atteinte aux droits préexistants, l'absence de règle et de contrôle pour la gestion de cette nouvelle société de l'information qui pourrait sombrer dans l'anarchie.

Cette vision pessimiste s'oppose à un autre discours qui veut maintenir sur l'Internet d'aujourd'hui les mêmes principes que ceux qui ont été mis en oeuvre dans la première phase du réseau des réseaux. Tout contrôle serait une atteinte à la liberté d'échange et au principe de gratuité. Mais ces principes, qui trouvent leurs racines dans une certaine éthique de la communauté scientifique, peuvent-ils être sauvegardés alors que les usagers actuels n'appartiennent pas, pour bon nombre d'entre eux, au monde académique et aux milieux de la recherche ? Que signifient ces règles fondées sur les principes de la recherche (liberté d'expression et gratuité) appliquées à d'autres finalités ? Qui les fera respecter ? Comment ? L'actualité récente relative aux nombreuses affaires défrayant la chronique tant dans la grande presse que dans la presse spécialisée nous convie à ouvrir des pistes de réflexion sur les enjeux que sous-tend l'exercice de cette liberté d'expression que l'on veut voir sauvegarder sur les réseaux.

On examinera donc tout d'abord les conflits possibles entre cette liberté et d'autres droits (I). En second lieu, il faudra envisager les différents modes de régulation et de contrôle susceptibles d'être efficaces pour gérer ces conflits (II).

 

I - LES ABUS DE LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

La liberté d'expression, comme tous les droits, trouve sa limite dans l'atteinte aux droits d'autrui. On parle alors d'abus de droits. Ces attentes peuvent porter sur les droits individuels préexistants et il faudra alors gérer les conflits d'intérêt entre l'exercice de deux droits.

Ces atteintes peuvent aussi se trouver en contradiction avec les valeurs que veut défendre la société, comme l'ordre public ou les bonnes moeurs.

 

1 - Les atteintes à des droits individuels préexistants

Parmi ces droits [1] qui peuvent faire l'objet d'atteinte sur Internet, on prendra deux exemples tout à fait représentatifs, l'un concernant la protection de la vie privée, l'autre le droit d'auteur.

 

a) La protection de la vie privée

La liberté de faire circuler des données sur les réseaux ne doit pas porter atteinte au droit des personnes de s'opposer à la collecte, au traitement ou à la circulation des données nominatives les concernant.

Ce principe de protection est doublement renforcé sur un réseau comme Internet. D'une part, la personne concernée doit être informée sur la finalité du traitement et les destinataires, et doit donc avoir eu connaissance de la circulation sur le réseau des données nominatives la concernant. D'autre part, la circulation des données vers des pays n'ayant pas un régime de protection équivalent est strictement encadrée. Internet ne permettant pas de contrôler ni les émetteurs ni les destinataires, une donnée nominative sur le réseau peut être accessible à partir de n'importe quel pays, ce qui, au regard du texte communautaire, présente un risque pour la protection de la vie privée.

La Commission nationale Informatique et Libertés a imposé récemment, à propos de la mise sur Internet d'informations nominatives relatives à des chercheurs, que chacune des personnes concernées exprime clairement son consentement à ce que ces informations nominatives soient portées sur le réseau.

L'utilisateur d'Internet se trouve ainsi limité dans son droit à faire circuler l'information quand celle-ci contient des éléments susceptibles de porter atteinte à la vie privée d'autrui.

 

b) Le droit d'auteur sur Internet

La liberté d'expression sur Internet est aussi limitée par la loi sur la propriété littéraire et artistique. Au titre de cette loi, l'auteur bénéficie sur son oeuvre d'un monopole qui lui permet, entre autre, de décider de la divulgation, de la diffusion ou de la reproduction de celle-ci.

Pour diffuser ou reproduire des extraits d'une oeuvre protégée et la faire circuler sur Internet, il est nécessaire d'obtenir l'autorisation de l'auteur. Toutefois, il est possible, par exception au monopole de l'auteur, de faire de courtes citations ou encore des copies réservées à l'usage privé du copistes.

Les abus possibles peuvent aussi viser la société à travers les valeurs qu'elle veut imposer.

 

2 - L'atteinte à l'ordre public et aux bonnes moeurs sur Internet

En février 1996, à quelques jours de distance, deux grands pays ont réagi fortement à ce qu'ils ont considéré comme étant une atteinte et un risque pour la société.

Aux USA, le Congrès a voté le 1er février 1996 une "loi sur la décence" visant à réprimer les abus. Ce texte prévoit 1 250 000 F d'amende et deux ans d'emprisonnement pour quiconque diffuserait sur Internet (y compris sur le courrier électronique) des textes sons ou images jugés obscènes.

En Chine, une nouvelle réglementation d'Internet a pour objectif, en établissant une censure, d'interdire la diffusion d'informations susceptibles de troubler l'ordre public.

Les réactions ne se sont pas faites attendre, du moins aux Etats-Unis, et l'Electronic Frontier Foundation a déposé un recours contre le "Decency Act" mettant en cause la constitutionnalité du texte qui restreindrait la liberté d'expression et de la presse.

Qu'en est-il en France et en Europe ? On rappellera tout d'abord que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales interdit toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression qui comprend : "la liberté d'opinion, la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées... sans considération de frontière".

Mais cette liberté fondamentale peut faire l'objet d'abus et d'excès. Il en est ainsi quand les informations publiées sont considérées comme diffamatoires ou injurieuses, ou que le message présenté est violent, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine.

Comment réguler et contrôler ces excès et ces abus sur Internet ?

 

II - LES MODES DE RÉGULATION ET DE CONTRÔLE

Les exemples récents, que ce soit celui de la publication d'idées négationistes ou la diffusion d'images pédophiles, ont amené à poser la question de savoir si Internet pouvait être un "no man's land normatif". La réponse est à l'évidence négative car toute communauté a besoin de règle pour organiser les rapports entre ses membres. Toutefois, les sources de la régulation ainsi que les moyens de rendre cette régulation effective varient en fonction du contexte.

 

1 - Les sources de la régulation

A l'origine d'Internet, la gestion des abus et des excès sur le réseau était assurée par la communauté des utilisateurs. Un chercheur qui ne respectait pas la "nétiquette" [2] se voyait être l'opprobre de sa communauté et subissait les réactions de celle-ci qui, à titre d'exemple, bloquait son accès au réseau en le surchargeant de messages, ou encore l'écartait des échanges.

Mais ce qui était possible dans une communauté qui se connaît ou qui a appris à se connaître (il en est ainsi dans les forums de discussion) n'est pas transposable à un système ouvert à tous, utilisé et manipulé par des individus peu scrupuleux. Les portes d'entrée sur le réseau sont multiples et de la façade d'organismes respectables (des laboratoires universitaires par exemple), on peut accéder à des services qui n'ont rien à voir avec les sites d'accueil.

Peut-on en déduire que l'autorégulation des premiers temps se trouve largement dépassée et ne peut plus remplir son rôle ? Même si l'intérêt d'une autorégulation du réseau continue à être considéré comme une des réponses aux problèmes posés, celle-ci ne pourra suffire à empêcher les excès et les abus sur le réseau : il faut transposer à Internet les règles du droit commun réprimant les atteintes aux personnes ou à la société en tenant compte de la dimension internationale de ce réseau.

 

a) L'autocontrôle [3]

Deux mécanismes efficaces ont déjà largement fait leur preuve dans la société de l'information. Il s'agit tout d'abord de la solution adoptée en France par France Télécom pour le réseau Télétel qui consiste à contractualiser les engagements, à respecter les recommandations déontologiques. Le non-respect de ces règles par le fournisseur d'information permet à France Télécom d'envisager de résilier ou de suspendre le contrat.

L'autre technique consiste à promouvoir des codes de conduite. C'est ce qui est fait aujourd'hui dans plusieurs pays pour plusieurs catégories professionnelles d'acteurs (producteurs, serveurs, ...).

 

b) La transposition des règles du droit commun ou la mise en place d'une réglementation spécifique

Comme cela a déjà été évoqué, la législation française dispose de nombreux textes pour réprimer l'abus d'utilisation de l'information et les excès à la liberté d'expression.

Internet n'échappe pas aux champs d'application des textes qui régissent la protection de la vie privée, la protection de la propriété intellectuelle ou encore les règles qui s'imposent à la presse ou à l'audiovisuel. Internet, comme médium, se trouve dans la continuité des différents réseaux de communication pour lesquels le droit veut s'adapter aux nouvelles technologies (loi sur la liberté de communication audiovisuelle plusieurs fois remaniée, différents textes relatifs à la réglementation des télécommunications, loi informatique et libertés, code de la propriété intellectuelle, nouveau code pénal, sans oublier la loi toute récente relative aux expérimentations dans le domaine des technologies et services de l'information).

 

c) Des conventions internationales

Cependant, ces textes ne répondent pas totalement aux problèmes soulevés par Internet car le réseau ne tient pas compte des barrières nationales et il apparaît indispensable aujourd'hui de lancer des initiatives internationales aboutissant à une coopération appropriée pour "éviter que la décentralisation des serveurs n'aboutisse à vider les réglementations nationales de leur contenu" [4].

C'est sur le terrain du "code de bonne conduite" que l'on semble s'orienter, et la France envisage d'inscrire à l'ordre du jour du G7, qui doit se tenir à Lyon en juin 1996, le lancement d'une initiative qui permettrait aux pays membres de s'accorder sur un minimum de principes communs de déontologie et de règles applicables aux services sur Internet.

Qu'il s'agisse d'autocontrôle ou de régulation imposés par les pouvoirs publics, l'effectivité des normes que l'on se donne ou que l'on impose dépend des capacités à contrôler et à sanctionner le non-respect de ces normes.

 

2 - Le contrôle et les sanctions des abus et excès sur Internet

Les tribunaux ont été saisis à plusieurs reprises, ces derniers mois, d'affaires relatives à la circulation sur Internet d'informations non autorisées ou contraires à l'ordre public et aux bonnes moeurs, et chaque fois ils ont été confrontés aux problèmes de l'imputabilité. Qui est responsable ? L'émetteur, le fournisseur d'accès au réseau, le transporteur ? Comment contrôler les contenus de tous les messages, qui viennent d'un peu partout dans le monde, véhiculés par les transporteurs qui se considèrent comme de simples transitaires d'accès ? Et pourtant quand il y a atteinte à l'ordre public et aux bonnes moeurs, les pouvoirs publics considèrent qu'il faut un responsable et une sanction pour protéger la société contre ce type d'atteintes.

Le problème pourra être résolu par une convention internationale et des accords pour harmoniser les législations nationales sur les mêmes principes de responsabilité et de droit applicables. Mais pourquoi aussi ne pas adapter à Internet les règles de la contractualisation qui ont fait leur preuve avec la télématique ?

Dans les conventions de type Kiosque grand public, les fournisseurs d'accès seraient tenus de contrôler la nature des services, faute de quoi ils se verraient retirer la possibilité d'offrir ces accès. Cela impliquerait alors la mise en place d'organismes ou de réseaux d'organismes chargés d'habiliter les fournisseurs d'accès et pouvant leur retirer cette habilitation en cas de non-respect des règles du réseau.

Si l'efficacité de cette technique de contrôle a fait ses preuves en France en limitant les excès des messageries roses, on peut se demander si, sur le plan international, il est envisageable d'imposer de telles règles. Ce ne semble pas être la position du ministre français qui a dit explicitement en avril 1996 qu'il n'était pas question d'imposer une réglementation internationale aussi contraignante que celle qui s'applique en France au domaine de la télématique [5]. Toutefois, la technique de contrôle mise en oeuvre pour la télématique semble pouvoir être adaptée en France aux besoins d'Internet. Profitant de la discussion au Sénat du projet de loi sur les télécommunications, M. Fillon a déposé début juin un amendement exonérant les prestataires d'accès de poursuites pénales à condition qu'ils fournissent à leurs clients un logiciel de filtrage. Par ailleurs, le Comité supérieur de la télématique sera chargé d'élaborer une liste des sites non conformes, les fournisseurs d'accès devant bloquer l'accès à ces sites. Enfin, le CST sera chargé de formuler des recommandations déontologiques.

Quelles que soient les réponses apportées, il conviendra, dans toutes les situations, de trouver un équilibre entre la protection effective - même au prix d'une réglementation contraignante - contre les abus et le maintien des libertés fondamentales.

Si chacun se sent concerné (acteurs, utilisateurs, pouvoirs publics) et oeuvre à ce que le contenu véhiculé respecte les pluralismes y compris linguistiques, l'Internet de demain pourra contribuer à garantir dans les sociétés démocratiques non seulement la liberté d'expression mais aussi le droit à l'information [6]

 

Lex    Electronica     Volume 3, numéro 1 ( hiver 1997 ) 


Notes

(*) Directeur de recherche au CNRS
Centre d'étude et de coopération juridique internationale Poitiers Paris

[1] On ne traitera pas ici des accs non autoriss sur un site ou encore des atteintes aux investissements raliss par un producteur de bases de donnes.

[2] "Rgles de politesse qui permettent de cimenter cette communaut trs largement htrogne", H. LE CROSNIER, "La dontologie du rseau : garde-fou des citoyens du "cyberespace", in L'Internet professionnel, CNRS Editions, 1995, p. 312.

[3] Voir sur ce point : N. MALLET-POUJOL, "Autoroute de l'information : les grandes manoeuvres juridiques...", Les Petites Affiches, 2 fvrier 1996, n[exclamdown] 15, pp. 4-9 ; H. MAISL, "De la tlmatique ^ Internet - Rupture ou continuit", intervention au colloque sur "L'information juridique sur Internet, mirage ou miracle ?", 15-16 avril 1996, ^ para"tre, La Gazette du Palais, juin 1996.

[4] Communiqué de F. Fillon, ministre délégué à la Poste, aux Télécommunications et à l'Espace au Conseil des ministres des télécommunication, Bologne, 24 avril 1996.

[5] Communiqu du 24 avril 1996 de M. Fillon.

[6] Voir Y. POULLET et alii, Vers une socit de l'information, CRID Namur, Story Scientia, 1995.


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