Allocation et gestion des ressources rares

Pierre Huet (*)

Texte paru dans : "L'Actualité juridique - Droit administratif " no 3, 20 mars 1997


Introduction

Les questions qui se posent dans tous ces cas sont: quelles règles permettront d'atteindre les objectifs de qualité du service et de liberté de la concurrence? et quelle autorité sera chargée d'en assurer l'application? On parle plutôt de régulation lorsqu'il ne suffit pas de fixer les règles du jeu s'imposant aux acteurs du marché et qu'une autorité prend au cas par cas les décisions nécessaires.

Pour préciser notre champ opératoire, ce qui est le premier devoir du juriste, il faut ajouter que nous nous préoccuperons des questions faisant l'objet d'une réglementation spécifique au secteur des télécommunications, en laissant de côté l'application du droit commun des services et de la concurrence, auquel les opérateurs sont soumis, comme les exploitants de services de radiodiffusion.

 

La gestion des fréquences hertziennes

L'exemple type d'une pénurie de ressources naturelles, nécessitant une procédure particulière d'allocation et de gestion, est celui des fréquences hertziennes, dont les télécommunications sont tributaires dans une mesure croissante avec les services mobiles. Il n'existait pourtant aucune procédure organisée d'attribution de ces fréquence jusqu'à la loi du 26 juillet 1996.

Dans une étude sur l'organisation de la gestion du spectre des fréquences radio-électriques que j'ai faite à la demande du Premier ministre, et dont je lui ai remis les conclusions en février 1994, j'ai constaté que les avancées techniques qui ont permis l'expansion des radiocommunications conduisent à une situation de pénurie qui se concentre sur certaines bandes et certaines régions.

L'absence d'une gestion prévisionnelle du spectre des fréquences et d'une véritable procédure d'arbitrage entre les besoins a provoqué en France des blocages et entrainé dans le développement des nouveaux moyens de communication des retards, dont les effets sur notre industrie et sur notre économie sont graves, particulièrement dans la conjoncture actuelle.

Ma proposition de confier à un organisme interministériel ce rôle de gestion a abouti dans la loi du 26 juillet 1996 à la création de l'Agence nationale des fréquences, établissement public administratif qui a pour mission "d'assurer la planification, la gestion et le contrôle de l'utilisation [...] des fréquences radio-électriques" (art. L. 97-1 du Code des postes et télécommunications).

Cette mission ne peut se limiter aux télécommunications civiles, car les fréquences sont nécessaires à d'autres services - défense, police, aviation, etc. - qui obéissent à une autre logique que l'économie, notamment les impératifs de sécurité. L'agence devrait avoir un droit de regard sur ces besoins, mais la loi réserve "les compétences des administrations [...] affectataires de fréquences".

En outre, la gestion du spectre se fait dans le cadre des accords internationaux négociés au sein de l'UJT et les remaniements du spectre sont souvent la conséquence d'initiatives de la Conférence européenne des postes et télécommunications. Aussi, la loi prévoit que l'agence "prépare la position française et coordonne l'action de la représentation française dans les négociations internationales".

La gestion du spectre suppose des réallocations de fréquences, c'est-à-dire des arbitrages entre les besoins des services utilisateurs, qui sont de la compétence du Premier ministre. L'agence doit être un organisme interministériel ayant l'indépendance nécessaire. D'après la loi, son conseil comprend les administrations attributaires de fréquences; son président et son directeur sont nommés par décret

Pour remplir son rôle, l'agence doit avoir les moyens nécessaires et disposer notamment d'un personnel qualifié. J'avais proposé que les moyens de la direction générale des postes et télécommunications (DGPT) affectés à la gestion du spectre lui soient transférés et que les ressources additionnelles soient fournies par l'extension des redevances d'usage des fréquences qui ne s'appliquent actuellement qu'à certains réseaux radio-électriques.

Pour les bandes allouées aux télécommunications civiles, qui relèvent de l'Autorité de régulation des télécommunications (ART), les règles d'allocation et de tarification auront pour objet d'assurer la neutralité entre concurrents et entre technologies. Les bandes les plus demandées doivent faire l'objet d'appels à candidature avec une tarification spécifique; les autres devraient être tarifées de la manière la plus homogène possible; les portions allouées à France Télécom seront soumises à tarification.

 

L'usage des réseaux

L'ouverture à la concurrence suppose que les nouveaux exploitants soient en mesure d'établir leur réseau (droit de passage) et d'utiliser, au moins partiellement, le réseau de l'opérateur traditionnel (droit d'accès ou d'interconnexion). il ne s'agit plus, comme pour les fréquences, d'optimiser la gestion de ressources rares. L'objectif est à la fois la loyauté de la concurrence et la qualité du service.

Tout en laissant compétence en cette matière aux autorités nationales, la Commission des Communautés européennes s'est préoccupée de définir un cadre réglementaire commun comportant la mise en œuvre de procédures ouvertes et transparentes. C'est l'objet de plusieurs directives européennes pour la fourniture d'un réseau ouvert à la téléphonie vocale et sur l'interconnexion des réseaux de télécommunications.

La loi du 29 décembre 1990 chargeait le ministre des Télécommunications de veiller "à ce que l'accès au réseau public soit assuré dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires" (art. L. 32-1 du Code des postes et télécommunications) et prévoyait notamment que l'autorisation d'exploiter un service de radiocommunications fixe "les conditions d'interconnexion et, le cas échéant, le principe du paiement de charges d'accès au réseau public" (art. L. 33-1).

Pourtant, le tribunal administratif de Paris n'a pas reconnu au ministre le pouvoir de fixer les tarifs d'accès au réseau public et d'usage des liaisons spécialisées et des liaisons de raccordement, à la demande de l'exploitant d'un service de radiocommunication ouvert au public (TA Paris 5 juillet 1996, France Télécom).

La loi du 26 juillet 1996 pose le principe que "les exploitants de réseaux ouverts au public font droit, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, aux demandes d'interconnexion". Un décret détermine les "conditions générales" de l'interconnexion (art. L. 34-8 du Code des postes et télécommunications) et l'Autorité de régulation "précise les règles [...] applicables aux conditions techniques et financières d'interconnexion" (art. L. 3~6 du Code des postes et télécommunications).

Les "conditions d'accès aux réseaux ouverts au public et d'interconnexion de ces réseaux entre eux" doivent garantir "la possibilité pour tous les utilisateurs de communiquer librement entre eux et l'égalité des conditions de la concurrence" (art. L. 32-1 du Code des postes et télécommunications). Ces conditions sont fixées par accord entre les parties et, à défaut, par l'Autorité de régulation qui peut "demander la modification des conventions déjà conclues" pour garantir la concurrence ou l'interopérabilité (art. L. 34-8 du Code des postes et télécommunications).

Les conditions techniques et commerciales de l'interconnexion, pour les opérateurs de réseaux, et les conditions d'accès, pour les prestataires de services, sont en effet un élément essentiel de la régulation des marchés. Un groupe d'experts a été chargé de définir une base théorique pour le calcul des coûts d'interconnexion et un audit de France Télécom doit permettre d'établir les coûts réels de l'opérateur.

France Télécom a engagé des consultations avec les acteurs des télécommunications sur la structure et le montant de ses tarifs, et un projet de décret du gouvernement leur a été soumis pour avis. L'examen de cette question clé sera une des premières tâches de l'Autorité de régulation à son entrée en fonction.

Les réflexions sur le principe du droit de passage et ses conditions d'exercice sont moins avancées. Il s'agit de permettre aux nouveaux exploitants de partager ou de réaliser des ouvrages de génie civil dans des conditions économiques et de concurrence satisfaisantes, et de compenser l'avantage concurrentiel dont bénéficie France Télécom pour l'occupation du domaine public. C'est l'Autorité de régulation qui fixe "les conditions d'établissement des réseaux" (art. L. 3&6 du Code des postes et télécommunications).

 

Les ressources en numérotation

La gestion du plan de numérotation est un autre exemple  d'allocation de ressources limitées dans un système ouvert à la concurrence. L'objectif n'est pas seulement d'assurer un partage équitable entre les exploitants de services, niais aussi de garantir l'interfonctionnement des réseaux et des services offerts, ainsi que la portabilité des numéros et l'accès des usagers – notamment des entreprises – à ceux qui ont une valeur économique.

Les ressources en numérotation sont en effet devenues un enjeu économique et la loi 4u 26juillet1996 prévoit que l'Autorité de régulation "attribue aux opérateurs et aux utilisateurs dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, les ressources [...] en numérotation nécessaires à l'exercice de leur activité, veille à leur bonne utilisation, établit le plan national de numérotation et contrôle sa gestion" (art. L. 36-7 du Code des postes et télécommunications).

Ce plan doit tenir compte des principes de la politique de l'Union européenne, dont les objectifs prioritaires sont: l'ouverture d'un espace européen de numérotation pour les services européens de télécommunications, notamment les numéros gratuits; une approche européenne commune pour les plans de numérotation, afin de faciliter les services transeuropéens; un guide des meilleures pratiques pour les régulateurs en matière d'administration et de contrôle des plans nationaux.

L'objet est de garantir "un accès égal et simple des utilisateurs aux différents réseaux et services de télécommunications et l'équivalence des formats de numérotation". L'Autorité de régulation "attribue aux opérateurs des préfixes et des numéros ou blocs de numéros [...] moyennant une redevance [...] destinée à couvrir les coûts de gestion du plan de numérotation et le contrôle de son utilisation" (art. L. 34-10 du Code des postes et télécommunications).

Il y a ainsi deux catégories de numéros et de procédures d'allocation: des espaces de numérotation sont alloués aux opérateurs par leur licence et donnent lieu à des redevances de gestion acquittées par eux; des numéros sont alloués à des utilisateurs qui le souhaitent afin de pouvoir les conserver en cas de changement d'opérateur.

"Les conditions d'utilisation de ces préfixes, numéros ou blocs de numéros sont précisées" lors de leur attribution et l'Autorité de régulation "veille à la bonne utilisation des numéros attribués" (art. L. 34-10 du Code des postes et télécommunications). La loi prend position sur la délicate question des droits des utilisateurs sur leurs numéros: ils ne sont pas "protégés par un droit de propriété industrielle ou intellectuelle. Ils sont incessibles et ne peuvent faire l'objet d'un transfert qu'après accord de l'Autorité de régulation" (art. L. 3~l0).

Mais la loi prévoit la "portabilité" des numéros des utilisateurs: elle n'est assurée, à partir de 1998, qu'aux abonnés qui ne changent pas d'implantation, "dans la limite des technologies mises en œuvre et des capacités qu'elles permettent". A partir de 2001, cette limitation doit disparaître et l'utilisateur peut obtenir de l'opérateur un numéro qu'il conservera en changeant d'implantation ou d'opérateur (art. L. 34-10 du Code des postes et télécommunications).

La gestion de la numérotation doit aussi comporter des mesures spécifiques pour les codes d'accès clés (renseignements, services urgents, accès au réseau international...) et pour l'attribution des numéros ayant une valeur commerciale (numéros courts ou mnémoniques), qui constituent un avantage concurrentiel pour les services de toute nature utilisant le réseau.

 

Le rôle de l'Autorité de régulation

Ce survol rapide des questions que soulève l'allocation et la gestion des ressources rares dans un système ouvert à la concurrence montre la diversité et la difficulté des problèmes auxquels conduit la "déréglementation" des télécommunications et la multiplicité des intérêts en jeu, qui ne sont pas seulement ceux des opérateurs, mais aussi des utilisateurs, notamment des services de toute nature qui sont tributaires du réseau.

La loi pose les principes et crée les mécanismes. Sa mise en œuvre dépend des textes réglementaires en préparation et surtout des mesures que prendra la nouvelle Autorité de régulation. Son rôle sera capital en raison de l'importance économique et sociale de la communication et du caractère mondial de la compétition qui s'ouvre. Et il faut souhaiter que la désignation de ses membres s'inspire de considérations techniques plutôt que politiques, ce qui est rarement le cas.

Peut-être la convergence des télécommunications et de la communication audiovisuelle conduira-t-elle à terme à une fusion de l'Autorité de régulation et du Conseil supérieur de l'audiovisuel, que préfigurait la Commission nationale de l'informatique et des libertés. Mais aujourd'hui ces deux secteurs font appel à des métiers entièrement différents et les problèmes de leur régulation ont peu de points communs. Aussi est-il préférable que le législateur ait prévu deux organismes distincts, bien qu'il faille toujours hésiter à créer une nouvelle autorité administrative indépendante.

 

Sommaire vol 4, numéro 1 ( hiver 1998 )

 
(*) Conseiller d'État honoraire,
Vice-président de l'Association française de la télématique multimédia (AFTEL)

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