Le secret professionnel empêche-t-il l'utilisation du courrier électronique?

 Robert Cassius de Linval


 

I. Le courrier électronique: un outil de communication séduisant

 Les qualités et les avantages du courrier électronique sont constamment vantés. Rapide, peu couteux et synonyme d'informations facile à traiter avec un ordinateur le courrier électronique a de plus en plus d'adeptes. Certains voient même sa croissante popularité coïncider avec la mort du télécopieur.

La thèse est séduisante. Quels sont les avantages du fax, une technologie lente, coûteuse et messagère de documents difficiles à traiter par rapport à ceux du courrier électronique? Un confrère vous fait parvenir un projet de contrat par courrier électronique et vous voulez y apporter des modifications... Rien de plus facile, votre traitement de texte vous permettra très certainement de travailler directement sur le document transmis. Au contraire, s'il s'agissait d'une télécopie, il faudrait resaisir, c'est-à-dire redactylographier, l'ensemble des informations transmises pour arriver au même résultat. Sans compter la lenteur des télécopies et les coûts y associés.

Pourtant, l'emploi du courrier électronique comme outil de communication par les avocats soulève des interrogations. Prophètes de malheur ou non, bien des spécialistes remettent en question la sécurité du réseau Internet, sentier emprunté par le courrier électronique, et son utilité dans le transport d'informations à caractère confidentiel.

Si la transmission par télécopieur a déjà été qualifiée de courrier décacheté [1] puisqu'à chaque extrémité de la transmission, plusieurs personnes peuvent prendre connaissance du message, que penser du courrier électronique. À la différence du fax qui utilise habituellement une ligne de transmission privée, le courrier électronique, circule "à ciel ouvert", au vu et au su de quiconque parmi les millions de branchés voudra bien se donner la peine de capter au passage n'importe quel message lancé sur cette autoroute électronique. En ce sens, ne peut-on pas qualifier ces messages de cartes postales électroniques que tout un chacun peut lire n'importe où sur le réseau et n'importe quand entre le moment de leur expédition et celui de leur réception?

Pour les juristes, avocats ou notaires, ces caractéristiques du courrier électroniques sont lourdes de conséquences. Soumis à de strictes et lourdes obligations en matière de protection des confidences données par le client - identifié comme le sacro-saint "secret professionnel" - le professionnel du droit peut-il se permettre l'utilisation d'un outil de communication qui, en apparence, offre aussi peu de garanties de confidentialité?

 

II. Le secret professionnel et les professionnels du droit?

Notaires et avocats sont tenus au secret professionnel par le Code des professions, par leur codes de déontologies respectifs et, pour les avocats, par la Loi sur le Barreau. Le respect de la confidence donnée fait aussi partie des obligations implicites d'un contrat passé entre un client et son conseiller juridique, fût-il avocat ou notaire.

Lorsqu'il est question du secret professionnel la doctrine réfère à deux notions: une "obligation de se taire" et un "droit de ne rien dire"[2]. La première expression réfère à l'obligation du professionnel du droit de ne pas révéler les confidences qui lui sont faites par son client sous peine de sanctions civiles ou disciplinaires. La seconde expression réfère au droit du juriste de ne pas révéler devant un tribunal des renseignements couverts par le secret profesionnel, malgré les règles générales au sujet du témoignage.

La question de la reponsabilité civile de l'avocat ou du notaire qui manque à son devoir de confidentialité et cause un préjudice à son client a été peu étudiée au Québec. L'analyse doctrinale et jurisprudentielle a plutôt porté sur le caractère confidentiel d'informations ou de documents dans le cadre de procédures judiciaires et sur le droit du juriste de refuser de témoigner à leur sujet, invoquant l'exception du secret professionnel.

Cela dit, face aux développements des moyens électroniques de communication et à leur utilisation sans cesse grandissante les juristes sont chaque jour davantage exposés à des fuites provoquées par une utilisation insouciante ou peu éclairée d'outils comme le télécopieur [3] ou le courrier électronique. Ces risques rendent nécessaire qu'on s'attarde de façon spécifique à la responsabilité de l'avocat en matière de divulgation fautive du secret professionnel.

De plus, l'utilisation généralisée de systèmes informatiques en réseau, accessibles par modem ou par l'Internet comporte également des risques pour les informations contenues dans de tels systèmes [4]. Ces risques, s'ils se matérialisent, sont susceptibles d'engendrer des poursuites contre les avocats ou les notaires. Aussi, à l'heure des outils électroniques de gestion de l'information, ce n'est pas que la transmission des confidences d'un client par les voies électroniques qui doit être examinée, mais aussi les moyens utilisés pour leur conservation. Ce dernier aspect dépasse malheureusement le cadre du présent exposé.

L'obligation de préserver indemne le secret de son client est sans aucun doute l'une des obligations les plus importantes et les plus enveloppantes reposant sur les épaules du juriste. Elle s'étend à tous les mandats visant la fourniture de services juridiques: que le juriste agisse comme avocat-conseil [5], conseiller juridique, officier public ou comme procureur ]ad litem, il sera toujours tenu au secret professionnel. Cette obligation s'étend même aux communications confidentielles qui ont lieu avant l'octroi du mandat.

Face à son obligation de conserver secrètes les confidences faites par son client, le juriste a-t-il une obligation de moyen ou de résultat? L'importance de l'obligation de la protection du secret professionnel milite pour sa qualification d'obligation de résultat. Le libellé de l'article 131 de la Loi sur le Barreau qui impose à l'avocat de "...conserver le secret absolu des confidences qu'il reçoit..." et de l'article 15 a) de la Loi sur le Notariat à l'effet que les devoirs du Notaire comprennent celui de "...ne pas divulguer les faits confidentiels dont il a eu connaissance" semblent aller dans ce sens.

Pourtant, conserver le secret professionnel fait partie de l'essence même de la relation client-avocat, relation que l'on qualifie de mandat. Or, l'article 2838 C.c.Q. est à l'effet que le mandataire doit, dans l'exécution de son mandat, "...agir avec prudence et diligence".

De plus, le texte de l'article 3.06.01 du Code de déontologie des avocats impose simplement à l'avocat l'obligation "...[d']exercer une prudence raisonnable afin d'empêcher..." que ne soient divulguées les confidences de son client par ses employés. Cette disposition trouve son corollaire à l'article 2141 C.c.Q. qui prévoit que c'est en fonction du soin avec lequel le mandataire choisit son substitut et de la qualité des instructions qu'il lui donne que l'on évalue sa responsabilité. Ces facteurs militent à notre avis pour la reconnaissance de l'obligation de conserver indemne le secret professionnel comme une obligation de moyen.

Cela dit, la qualification de l'obligation du juriste de conserver le secret professionnel nécessiterait une étude approfondie que le présent texte ne vise pas. De plus, d'aucuns prétendront que la distinction entre obligation de résultat et de moyen peut paraître artificielle. Pour les fins de la présente discussion nous allons considérer que le juriste a une obligation de moyen quant au secret professionnel de son client.

Aussi, pour évaluer si la conduite du juriste est fautive ou non, l'on devra se demander s'il s'est acquitté de son devoir de protéger le secret professionnel comme l'aurait fait, dans les mêmes circonstances, un juriste semblable [6]. Mais étant donné que les communications électroniques sont en plein essor et que les problèmes qui y sont reliés ne semblent pas encore avoir commencé à provoquer des poursuites, la prudence est de mise pour le praticien. Trop de précautions valent mieux qu'une violation fautive du secret profesionnel.

 

III. Le courrier électronique est-il par définition une communication publique?

L'utilisation du courrier électronique pour communiquer des informations confidentielles offre-t-elle suffisamment de garanties pour que l'on puisse considérer qu'il y a une assurance qu'elle ne sera pas divulguée? En effet, parmi les critères que doit remplir une communication afin de bénéficier de la protection du secret professionel, celle-ci doit être faite dans des circonstances où le juriste et son client ont une expectative raisonnable de ne pas voir leur communication interceptée. Le traitement accordé aux communications par téléphone cellulaire illustre bien cette condition.

Cela dit, des auteurs ont déjà prétendu que l'utilisation du courrier électronique offre suffisamment de garantie de secret pour ne pas être une communication publique, arguant comme suit:

"In the ordinary course of events, given the variability of routing over the Internet, it may be only a remote possibility that a transmission would ever fall into the hands of a party capable of using the information against a client. Arguably, given the low probability of interception, the commmercial usefulness of the mode of communication, and the impropriety or illegality involved in the interception, the choice of the communication medium does not necessarily imply an absence of an intention to communicate confidentially or a lack of reasonable steps to keep the communication confidential.[7]

Mais il est encore trop tôt pour conclure de façon définitive à ce sujet. Selon Jones:

 "no case in any jurisdiction has addressed the specific question of whether transmission of unencrypted messages over the Internet is an intentional divulgence of that information so as to form a waiver of any claim to a privilege.[8]

Nous n'avons pas non plus recensé de décision à ce sujet.

Cela dit, une communication ou un document couvert par le secret peut perdre le bénéfice de cette protection. Règle générale la doctrine et la jurisprudence considèrent qu'une communication ou un document perd la protection du secret professionel s'il est divulguée à des tiers ou s'il est transmis sans expectative raisonable de confidentialité.

Les types de divulgation susceptibles de faire perdre le bénéfice de la protetion du secret professionnel sont nombreux [9]. Tout comme nous l'avons écrit plus haut, il est encore trop tôt pour dire si l'utilisaton du courrier électronique sera considéré comme une renonciation au caractère confidentielle d'une communication entre le juriste et son client.

 

IV. Quels moyens utiliser pour éviter que les confidences faites par un client ne perdent leur caractère confidentiel ou ne soient divulguées par inadvertance?

A. Une règle d'or

La règle d'or de l'utilisation du courrier électronique avec un client est simple: il est impératif de l'avertir des risques inhérents, réels ou appréhendés, à l'utilisation du courrier électronique comme moyen de communication.

En fait, l'on peut s'interroger à savoir si le devoir de conseil du juriste n'est pas générateur d'une obligation d'éveiller son client aux risques inhérents à l'utilisation de moyens de communication comme le télécopieur ou le courrier électronique? Surtout quand on sait que bien des entreprises, contrairement aux cabinets d'avocats n'ont pas l'habitude d'utiliser une page de garde avertissant le récipiendaire accidentel du caractère confidentiel de la communciation.

Aussi, nous croyons qu'il est souhaitable pour le juriste de conseiller ses clients quant à certaines procédures ou pratiques à adopter dans l'utilisation d'outils de communication comme le fax ou le courrier électronique. Bien entendu, charité bien ordonnée commence par soi-même: des procédures d'utilisations bien définies devraient être suivies dans les cabinets de notaires et d'avocats.

B. L'utilisation d'une page de garde informant de la nature confidentielle de l'information

Les auteurs Dodd et Bennett dans leur article "Waiver of privilege and the Internet", à la page 370, concluent que:

 "In the result it is the authors' view that the courts should favour upholding a claim of privilege where there has benn a disclosure, even where documents have been sent over the Internet, assuming the appropriate covering notice has been included with the e-mail."

Leur conclusion repose notamment sur les prémisses qu'il est peu probable que la communication soit interceptée par des personnes susceptibles d'en faire usage et que l'interception, s'il y en a une, sera illégale. Par conséquent, ils croient que même la nature peu fiable du réseau au niveau de la sécurité ne suffit pas à faire perdre aux parties leur droit de l'utiliser tout en ayant une expectative de confidentialité dans leur transmission.

Pour eux, l'utilisation d'une page de garde sur un message électronique devrait être aussi efficace que dans le cas d'une télécopie. Ils appuient leur raisonnement sur le Professional Conduct Handbook du Law Society de Colombie-Britannique interdisant à un avocat de prendre connaissance d'un document lorsqu'il a des motifs raisonnables de croire qu'ils sont couverts par le secret professionnel. Selon eux, la page de garde suffit pour indiquer que les parties désirent que leur communication soit confidentielle et indique clairement à l'avocat de Colombie-Britannique qu'il s'agit d'une information couverte par le secret profesionnel. Il est intéressant de noter que le jeu combiné des article 36 (2) C.c.Q. et 2858 C.c.Q. pourrait permettre de justifier une conclusion semblable au Québec.

Malheureusement, la seule page de garde ne suffit pas à éviter que la divulgation ait des effets dommageables, même si pour les fins d'un tribunal, une telle divulgation serait présumée ne pas avoir été faite. Le secret de commerce qui est révélé ne sera plus jamais secret...

C. La cryptographie: une protection intéressante

Par conséquent, l'utilisation du courrier électronique par les juristes dans le cadre de leurs prestations de services professionnels ne devrait-elle pas toujours se faire par le biais de message cryptés?

D'une part, contrairement à Dodd et Bennett, nous ne sommes pas nécessairement prêts à affirmer que la probabilité que le message tombe entre les mauvaises mains et faibles. La nature même du réseau fait en sorte qu'il est difficile d'évaluer les risques qui s'y rattachent adéquatement. De plus, la cryptographie protègera non seulement contre la perte du caractère confidentiel devant un tribunal, mais aussi contre les dommages pouvant découler d'une divulgation accidentelle d'informations protégées.

Bien entendu, lorsqu'il est question de cryptographie, le degré de sécurité associé à une méthode plutôt qu'une autre devra aussi être considéré. Pour l'instant, il semble que les principaux obstacles à l'utilisation répandue de la cryptographie sont au nombre de deux. En premier lieu, les logiciels de cryptographie sont parfois difficiles à utiliser et relativement lents. Ensuite, tant qu'une norme ne sera pas répandue, le juriste risque de devoir faire l'acquisition de bien des logiciels pour avoir un système compatible avec celui de ses clients. Quoiqu'il en soit, un minimum de protection pour le contenu du message semble approprié et sage.

D. Banaliser les documents: un compromis acceptable?

Enfin, certains préconisent la banalisation des documents transmis par le biais du courrier électronique. De cette façon, celui qui intercepte un message se trouvera peut-être en possession d'un contrat bien rédigé, mais il ne pourra pas identifier les parties liées. Malheureusement, dans bien des cas il est difficile de banaliser les transmissions d'informations entre avocats et clients, dans la mesure où les messages électroniques portent en général l'adresse du récipiendaire et de l'expéditeur. De plus, les renseignements techniques, de par leur nature, sont difficiles à banaliser.

 

V. Conclusion

L'emploi du courrier électronique chez les professionnels du droit en est à ses débuts. Et tout porte à croire que son usage ira en grandissant. Dans un tel contexte, le juriste averti devra tenir compte des obligations qui lui sont imposées par les lois, les règlements et le contrat qu'il a avec son client avant d'embrasser de façon trop enthousiaste une technologie dont les garanties de confidentialité ne sont pas encore certaines.

Dans tous les cas, la règle d'or consiste à aviser les clients des risques associés à l'utilisation du courrier électronique et à les aider à adopter des pratiques sécuritaires.

 

Cybernews     Volume 2, numéro 3 (automne 1996)


Notes

 1 J. LAMBERT, Le télécopieur, un merveilleux cauchemar juridique? ou... (1992)2 CP du N 453.

 2 J.L. Baudouin, "Le secret profesionnel du conseiller juridique", (1963) 65R. du N. 483-511, p. 484; J.C. Royer, La preuve civile, 2e éd., Éd. Y. Blais, Cowansville, 1995, no. 1155, p. 705; depuis l'arrêt Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, l'existence d'un droit au secret professionnel susceptible d'engendrer une obligation de réparation en cas de violation est reconnue de façon expresse par la Cour suprême.

 3 Ejan Mackay rapporte que le télécopieur, peu connu en 1987, était utilisé par 95% des avocats de la province en 1991 (E. Mackaay, Les avocats du Québec, Barreau du Québec, 1991, p.52; les modifications apportées au Code de procécédure civile permettant la signification par télécopieur est un symptôme évocateur de cet engouement. Voir arts 140.1, 142, 146.01 et 146.02. À quand la signification par courrier électronique? À quand la dématérialisation des actes de procédure?

 4 Voir par exemple W. R. Cheswick et S. M. Bellovin, Firewall and Internet Security, Addision-Wesler, Reading, 1994

 5 Expression utilisée par Gérald Tremblay, dans "La responsabilité professionnelle de l'avocat-conseil",Conférences Commémoratives Meredith 1983-84, De Boo, Toronto, 1983, 177-226, p. 178, pour désigner les praticiens dont la pratique n'est pas contentieuse au même titre que celle des plaideurs - on pense tout de suite aux juristes spécialistes des fusions et acquisitions - et ceux qui, peu importe s'ils sont des plaideurs ou non, rendent des services juridiques "hors cour": rédaction d'opinions dans le cadre d'un litige éventuel, etc.

 6 J.L. Baudouin, La responsabilité civile, 4e éd., Éd. Y. Blais, Cowansville, 1994, nos130- 134, pp 93-96

 7 P. Dodd et D.R. Bennett "Waiver of Privilege and the Internet", (1995) 53The Advocate, 365-370, p.369

 8 R.L. Jones, "A lawyer's Duties with regard to Internet E-Mail", p.16 (travail étudiant, 6 août 1995, Georgia State University College of Law in Atlanta. Pour une copie: bobjones @ mindspring.com.

 9 Ibid.; R.D. Manes et M.P, Silver, Solicitor-Client Privilege in Canadian Law, Butterworths, Toronto, 1992, pp.187 et suiv.


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