Cet épisode d'un récit inédit sur l'histoire de Pérouse et partie d'un métarécit, Tiburzio me l'a fait partager bien simplement autour de la table de cuisine où j'habitais et l'a enrichi d'un très bel album de photos d'archives du XIXème siècle dont il m'a fait cadeau. J'en fais à mon tour cadeau au lecteur à travers quelques illustrations empruntées à cet album. Ce surnom de Tiburzio est bien le sien et il me l'a proposé dès le début de notre entretien pour s'identifier parce que ses amis l'appellent ainsi depuis qu'il est petit garçon. Il ne se rappelle pas comment il en a hérité, il ne sait pas si on a voulu souligner un comportement caractéristique ou un événement particulier comme le suggère Zonabend (1977) 6 . Peut-être, me dit-il, qu'un ami m'a appelé ainsi une première fois puis par amitié deux, trois et quatre autres l'ont fait et ainsi Tiburzio est demeuré. Plus tard, il a appris qu'à l'origine Tiburzio aurait été le nom d'un bandit de Rome mais pour lui l'interprétation évoque tellement l'affection et l'amitié qu'il m'en fait part comme d'un paradoxe amusant .
En effet, par son étonnante force d'évocation, le récit de Tiburzio constitue l'introduction par excellence à la présente thèse en ce qu'il me permet d'expliquer tant l'appoche méthodologique fondée sur la construction d'un métarécit que les principaux thèmes qui y sont développés. Outre l'importance laissée à la parole des informateurs, les thèmes relatifs au rapport entre le personnel et le collectif sont au centre de cette recherche ethnographique axée sur les pratiques communautaires. Ma recherche a été réalisée en Italie plus spécifiquement à Pérouse la capitale de l'Ombrie ( Figure 2, p.6), auprès de femmes et d'hommes appartenant à différentes générations. L'analyse des récits recueillis s'est ensuite faite dans une perspective d'application de certains concepts philosophiques et surtout anthropologiques dont la force explicative autorise à les constituer en repères théoriques. Le choix de ces concepts s'est fait dans le but de dégager la dimension socioculturelle du rapport entre la personne et la communauté et la vision nettement macroscopique qui la caractérise.
La trajectoire à l'origine de ma recherche et qui m'a amenée à Pérouse s'est progressivement développée à travers mon expérience de travail dans le réseau communautaire public de la santé et des services sociaux du Québec. Elle relève plus précisément d'un intérêt et d'un questionnement sur les pratiques communautaires respectives des usagers, des professionnels et des gestionnaires de ce réseau de services. Elle s'inscrit dans une réflexion sur le rapport de l'individu au collectif et au communautaire et sur la conception de la personne dans les sociétés contemporaines occidentales et particulièrement dans les sociétés nord-américaines.
Deux situations m'apparaissent très confrontantes à cet égard pour les usagers, les intervenants et les gestionnaires du système de la santé et des services sociaux. C'est d'une part, la fréquentation des services par des usagers d'origines culturelles très diversifiées qui nous met en contact avec des cadres culturels d'inspiration holiste qui contrastent avec le caractère individualiste de nos propres modèles et systèmes de représentation de la famille, des rôles féminins et masculins, de l'éducation des enfants, des croyances religieuses et globalement de notre image d'une bonne insertion sociale. D'autre part, il y a eu, au Québec, la réforme du système de la santé et des services sociaux inaugurée en 1992 qui souhaitait une implication plus grande des communautés, tout en accentuant sa centration sur la personne considérée comme un citoyen consommateur, décideur et payeur. Située dans le contexte de la mondialisation, de l'adhésion de la plupart des pays à l'économie de marché, des difficultés économiques de la plupart des pays occidentaux et des rationalisations budgétaires en cours, cette réalité témoigne d'ambiguités profondes face au communautaire d'autant plus que cette primauté accordée à l'économique est au coeur de l'individualisme dont elle constitue l'expression culminante.
Voilà l'essentiel des préoccupations sur lesquelles j'ai construit ma recherche qui vise dans une perspective à la fois historique, ethnographique et interprétative à faire ressortir, dans le cas de personnes vivant dans un contexte urbain contemporain, comment dans la réalité quotidienne elles concilient leurs trajectoires individuelles et les processus collectifs et communautaires auxquels elles participent. Les objectifs sont: 1) de dégager la configuration des appartenances multiples et de cerner les points d'articulation les plus significatifs dans l'élaboration du rapport entre la personne et la communauté; 2) d'identifier les représentations et les significations des expériences et des pratiques collectives et communautaires; 3) de faire ressortir les spécificités du monde des femmes et des hommes. C'est donc à l'intérieur de ces balises que s'organise le développement de la thèse dont les principaux thèmes sont approfondis dans les sept chapitres qui la constituent.
Le premier chapitre traite de la méthodologie de deux points de vue : la méthode d'analyse y est explicitée à partir d'une conception de la personne où la notion d'identité narrative est centrale; je présente ensuite la méthode ethnographique à laquelle j'ai eu recours, sur le terrain, pour recueillir mes données de base.
Le deuxième chapitre présente la Pérouse actuelle sous l'angle de l'héritage qu'elle constitue pour ses habitants. Les transformations de son territoire ainsi que les expériences collectives les plus marquantes y sont abordées la faisant émerger à la fois comme la scène et le personnage central du métarécit.
Au troisième chapitre, le récit de Maurizio sur la séquence rituelle de la procession funèbre lors des funérailles de son grand-père puis de sa mère s'instaure en une métaphore vive de la pratique communautaire qui établit un pont entre les niveaux mythique et historique et les contextes singuliers de l'actualisation des pratiques communautaires mettant en relief la profondeur des ancrages du rapport entre la personne et la communauté.
Les trois chapitres suivants s'intéressent à la famille, au travail et à trois groupes communautaires dévoilés dans les récits comme autant de lieux où s'organisent au jour le jour l'articulation entre les dimensions personnelle, communautaire et contextuelle. La famille pérugine est présentée au quatrième chapitre à travers les continuités et ruptures qui la caractérisent. Sa réalité y est mise en relief en lien avec les aspects linguistique, démographique, économique, politique qui l'influencent et sous l'angle des rapports entre les femmes et les hommes qui la fondent.
Le cinquième chapitre concerne le travail autour duquel s'organise la vie quotidienne de mes informateurs appartenant à différentes générations. Il fait ressortir comment en tant que valeur incontournable le travail influence à la fois la vie familiale et communautaire. Expérience organisatrice dans le premier cas et condition structurante dans le second, les récits témoignent de son importance dans la poursuite tant des trajectoires personnelles que collectives.
Dans le sixième chapitre je présente comment trois groupes évoluant dans les domaines très différents du calcio, des arts et de l'action sociopolitique développent leur force d'aggrégation caractérisée par la référence aux origines, l'inscription dans la continuité et la transcendance du quotidien.
Dans le dernier chapitre je tire quelques conclusions en référence aux repères théoriques qui ont balisé l'étude des pratiques communautaires à Pérouse. La relation entre la personne et la communauté y est délimitée à l'aide des notions de contexte, de communauté et de famille et celle de personne en relation aux concepts de corps, de parole et de travail qu'elle sous-tend. Toutes ces notions sont articulées au caractère plus englobant du temps dont rend compte la mise en récits.
Je distingue dans la présentation de la méthodologie deux volets : dans le premier j'expose les raisons qui soutiennent la construction des récits que j'ai faite à partir des entrevues réalisées à Pérouse et sur lesquels récits j'ai basé mon analyse; dans le second je rends compte du processus de la cueillette des données tel qu'il s'est réalisé lors de mon séjour à Pérouse.
Qu'il parle de la lointaine origine de Pérouse ou de celle plus immédiate et personnelle de son surnom, Tiburzio témoigne en me les racontant de la conciliation qu'il établit entre le monde de ses appartenances et son univers personnel, autrement dit entre le « Nous » qu'il expérimente et habite, et le «Je» qui l'interprète et lui donne sens. C'est donc par le biais de l'enchevêtrement d'une histoire collective et d'une biographie personnelle que je m'immisce dans le monde de Tiburzio, le protagoniste du récit dont je viens de retranscrire quelques bribes. En effet, c'est en se racontant que Tiburzio s'introduit sur la scène sociale, dans le décor de la Pérouse qu'il affectionne et des événements qui l'ont façonnée. Comme au théâtre, c'est au fur et à mesure du déroulement de l'action que le personnage se démasque pour finalement révéler l'acteur ou la personne qui lui donne vie et nous rappeler qu'à l'origine, au temps des Étrusques peut-être, la notion de personne 7 a désigné un masque de théâtre et le rôle attribué à ce masque.
C'est avec la préoccupation de savoir si la notion de personne a un possible fondement universel et empirique en tant que catégorie de l'esprit humain 8 que Mauss (1938:263-281) a abordé les premières études anthropologiques sur le sujet. Inspirée de concepts philosophiques sa réflexion essentiellement sociologique souligne la dualité et la tension générée entre la dimension individuelle de la personne enracinée dans le corps et sa dimension sociale en extension avec la société. Pour Mauss, la personne est considérée dans sa conception moderne, comme égale au moi et le moi à la conscience.
Étant donné la prolifération des études sur la notion de personne que le texte de Mauss a suscitées, le concept s'est démultiplié en plusieurs sous-concepts tels ceux de «self», sujet, agent, acteur, individu, chacun étant rattaché à un corpus particulier. Ce qui m'incite, sous l'influence de l'ethnopsychologie 9 et de l'anthropologie de l'expérience, à préciser que la personne est dans mon texte conçue à la fois comme un produit qui existe en soi et comme l'espace médiateur à travers lequel transitent les processus qui relient le corps physique, la structure sociale, les valeurs et la conscience individuelle, cette dernière étant ici considérée comme une notion fondamentale, indissociable de l'étude de toute relation sociale. Il n'y a pas de collectivité sans les personnes et pas de personne sans groupe d'appartenance. Dans ce chassé-croisé, le social se donne comme premier d'un point de vue anthropologique.
Dans la perspective que j'adopte quatre voies interreliées aboutissent au carrefour que constitue la personne. Celles-ci ouvrent respectivement sur la corporéité, la subjectivité, la conscience de soi et l'identité narrative, cette dernière dynamisant le tout en insérant la personne dans le temps. Avec toutes les limites inhérentes à une telle tentative d'illustration, je crois trouver dans une des répliques 10 de Tiburzio l'expression de ces diverses voies qui s'entremêlent et s'interpénètrent au sein même du discours du narrateur. Alors que je lui demandais s'il faisait partie d'un groupe, puis plus précisément d'un groupe de bénévoles, voici ce qu'il me répondit:
Ma io sono un tipo un po` indipendente, ha capito, su queste cose lascio fare agli altri (...) No, io non è perché, ha visto, incominciando ad avere (anni), andando in pensione... sono quelli più giovani che si dedicano ad aiutare gli altri, comunque se uno straniero mi chiede un favore, se posso aiutarlo, lo aiuto volentieri. (...) non appartengo ai gruppi perché, ha visto, fino a 60 anni lavoravo, essendo andato in pensione, mi son dedicato la vita un po` più a me stesso invece di aiutare gli altri, se però un`altra persona mi chiedesse un favore, se mi chiederà un favore, se domani uno mi chiede un favore, se posso, io glielo faccio volentieri, non è che mi metta da parte.
Je crois utile de décomposer la réplique de Tiburzio en quelques séquences plus spécifiques reliées à chacune des quatre voies distinguées.
fino a 60 anni lavoravo / | jusqu'à 60 ans je travaillais |
Quand il fait référence à son âge et à son travail passé, c'est surtout la corporéité qu'il met de l'avant car c'est l'expérience fondamentale de son corps qui a vieilli et toujours travaillé qui lui permet de se situer dans le monde et constitue la base perceptive à partir de laquelle il appréhende la réalité (Fedry,1976). Son propos est d'autant plus éloquent qu'il est menuisier et qu'à ce titre son corps devient un médiateur particulièrement mis en évidence dans sa manière d'être en rapport avec l'environnement naturel et socioculturel étant donné que le travail, au sens large de participation à l'économie caractérise la personne. Je consacrerai d'ailleurs un chapitre complet à la question du travail en tant qu'il est un lieu d'articulation important entre la personne et ses lieux d'appartenance.
Ma io sono un tipo un po` indipendente, ha capito, su queste cose lascio fare agli altri | Mais moi je suis un type un peu indépendant, comprenez-vous, sur ces choses je laisse faire les autres |
Médiatisée à travers l'incontournable réalité corporelle, la subjectivité constitue le résultat d'un processus d'intériorisation qui permet à la personne de s'approprier une identité et le monde socioculturel qui lui assigne cette identité (Berger et Luckmann, 1986:177-189). C'est la loi de l'incorporation à laquelle sont irrémédiablement soumises les relations sociales; elle régit les contacts entre les personnes, les processus de saisie de soi, de l'autre et de l'environnement. De ce point de vue, il n'est plus nécessaire d'établir de distinction entre le corps et l'esprit: nous sommes mis en face du corps/sujet porteur d'une culture " as the existential ground of culture (Csordas, 1988:5 )". Le corps est alors constitué comme le champ des perceptions et des pratiques et comme la matérialisation de la notion de personne. C'est en tant que sujet que Tiburzio se positionne face à moi et ses propos témoignent de l'intériorisation d'une certaine conception de la retraite et du bénévolat qu'il singularise en tenant compte de sa situation personnelle de retraité et de son indépendance d'esprit.
andato in pensione, mi son dedicato la vita un po` più a me stesso invece di aiutare gli altri / | en prenant ma retraite je me suis consacré un peu plus à moi-même plutôt que d'aider les autres |
Parallèlement au développement de sa capacité de communiquer avec autrui, se développe chez la personne sa capacité auto-réflexive et la conscience de soi. Un espace intérieur de référence se crée qui lui permet de se situer dans la communauté des personnes et de se repérer en tant que personne qui parle (je), à qui quelqu'un parle (tu), et de qui l'on parle (elle, il). Ces positions ou repères s'établissent par les différentes formes de relations développées, particulièrement celles de réciprocité et d'appartenance qui sont centrales aux rapports communautaires 11 .
C'est donc par la mise en récit que se fait la négociation de la distance entre les sujets. Alors que l'identité rend compte des rapprochements et des sympathies par rapport à un sujet donné, la différence " se marque par l'opposition et l'exclusion, par la mise à distance et les relations de pouvoir et de statut" (Meyer,1993:125). Identité et différence coexistent mais en raison de l'interdépendance des êtres humains, du fait qu'ils ne peuvent vivre seuls, l'identité a la primauté sur la différence. L'identité est affaire de groupe et se fonde au niveau du couple, de la famille, de la tribu, de la nation ou de toute autre entité collective.
En décidant de s'occuper davantage de lui-même, Tiburzio révèle un itinéraire associé au développement de son individualité et à un discours coloré par l'idéologie individualiste qui témoigne, me semble-t-il, plus de sa réappropriation d'un discours ambiant que d'un état de fait en ce qui le concerne. Car, à travers le récit de son histoire personnelle il rend nettement compte d'une perception de lui-même en tant que personne qui, tout en étant indépendante, se situe en constante interaction et interdépendance avec son environnement et son milieu de vie. Avec sa femme, sa famille, ses amis, surtout, de même qu'avec les donneurs de petits travaux et diverses personnes rencontrées au hasard.
ma io sono... / | mais moi je suis... |
Il est évident qu'à travers l'opération même de la narration Tiburzio se construit et exprime une identité dynamique qui s'appuie pour se dire, sur une certaine cohérence entre l'agencement des événements vécus et la forme qui est donnée au récit. L'affirmation de son identité, de son soi, de son «Je», en relation par exemple à sa façon de vivre la retraite à laquelle il donne le statut d'événement, lui permet d'articuler son récit vis-à-vis de la question que je lui pose sur son appartenance possible à un groupe de bénévolat. Une telle procédure me semble mettre en oeuvre la notion d'identité narrative telle que la développe Paul Ricoeur, et qu'il définit comme "la sorte d'identité à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de la fonction narrative " (1988:295), c'est-à-dire en se racontant.
Je retiens cette notion parce que pour insérer le récit sur l'horizon d'une vie elle reconnaît la force de construction du récit et qu'elle fournit un cadre où Ricoeur (1983:107) distingue deux grandes catégories de temps : le temps du monde ou «temps cosmologique» qui renvoie à la structure fondamentale de l'expérience humaine; et le temps humain ou «temps psychologique» qui surgit à travers la narration d'une tranche de temps, celle correspondant à la vie d'une personne.
Comme le souligne Bruner (1986), il importe de distinguer trois aspects dans l'histoire de toute vie : 1) la vie vécue qui a trait à la réalité des événements constituant l'itinéraire parcouru par une personne; 2) la vie expérimentée qui renvoie à l'expérience, aux traces laissées par les événements et 3) la vie racontée qui se donne dans la narration de l'expérience vécue. La mise en récit dont il est ici question, concerne la vie racontée dont l'articulation, la formulation et la représentation s'appuient sur des mots, un scénario, une intrigue, plutôt que sur une mise en image ou une mise en action. Raconter consiste à « dire qui a fait quoi, pourquoi et comment, en étalant dans le temps la connexion entre ces points de vue (Ricoeur, 1990 :174) » Une telle narration s'effectue nécessairement sur le mode de l'indicatif présent.
Dans le temps présent il apparaît important de distinguer avec Ricoeur trois modalités complémentaires : le présent du futur, le présent du passé et le présent du présent. Inséré dans le récit, le temps se structure comme une narration organisée autour d'un avant qui la préfigure et qui annonce un après réflétant son apport à l'expérience de vie et à la reconfiguration des récits ultérieurs. Ricoeur parle d'une «structure pré-narrative» de l'expérience relative au fait que dans l'expérience quotidienne notre vie est faite d'histoires racontées ou explicites mais aussi d'histoires non racontées ou potentielles. On peut même dire que les histoires racontées procèdent d'histoires non racontées entre autres parce qu'il faut que l'histoire survienne pour que quelqu'un la raconte, aussi parce que l'histoire d'une vie personnelle est toujours enchevêtrée dans plusieurs histoires de vie et finalement parce que c'est le sens de la quête de l'identité personnelle de construire l'histoire de vie en continuité avec les histoires non dites. Ricoeur en tire une règle:
le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l'existence temporelle (1983:105).
Ce rapport nécessaire entre temps et récit déjà évoqué avec la notion d'identité narrative, Ricoeur le médiatise à travers ce qu'il appelle la triple mimèsis. Le mot mimèsis est employé par Ricoeur parce qu'il établit une liaison entre le récit de fiction et l'imitation ou représentation de l'action qui prend le nom de mimèsis dans la poétique d'Aristote. Il propose de segmenter ce parcours en trois étapes, soit les mimèsis I, II et III, qui correspondent respectivement aux étapes de la préfiguration, de la configuration et de la refiguration du récit. Mimèsis I se réfère à l'enracinement de l'intrigue dans une "pré-compréhension du monde de l'action: de ses structures intelligibles, de ses ressources symboliques et de son caractère temporel" (1983:108); Mimèsis II c'est "le royaume du comme si", il concerne l'agencement des faits et se rapporte à la mise en intrigue (1983:127); Mimèsis III donne son plein sens au récit en ce qu'il "marque l'intersection du monde du texte et du monde de l'auditeur ou du lecteur..." (1983:136, 148)." C'est la mimèsis II qui constitue le concept pivot de l'analyse en ce qu'elle établit le lien entre les deux stades de l'expérience pratique que sont les mimèsis I et III. Elle représente la capacité qu'a le récit de transformer l'expérience de la personne qui le lit ou l'entend par la relecture de son expérience à la lumière de ce nouveau récit.
C'est ainsi que l'agencement des faits qui sont racontés par les protagonistes du présent métarécit s'enracinent dans le contexte pérugin sur lequel s'appuie la configuration de leur récit. Ce faisant ils portent un regard plus ou moins nouveau sur les expérience et histoires passées qu'ils réinterprètent à la lumière de leur propre expérience par le récit qu'ils en font. Ce sont donc les événements de la vie et l'expériences qu'en fait la personne qui constituent la matière première à partir de laquelle prennent forme les histoires de vie, qu'elles se transforment et que s'actualise le besoin de se raconter. Leur mise en récit révèle la force d'appropriation de la parole qui permet à la personne de participer à la fois à la construction de sa propre histoire, à celle d'autres personnes ainsi qu'à l'histoire collective. Elle nous introduit d'emblée à la Pérouse des participants à cette recherche dont l'origine lointaine et la longue histoire s'imbriquent aux récits individuels. Ceux-ci mettent surtout en relief la mort comme l'horizon sur lequel s'élaborent les histoires de vie des personnes et s'effectue leur mise en récit.
Le récit de vie prend place entre un passé plus ou moins lointain et un futur, entre la naissance et la mort. C'est à l'origine la conscience de la mort qui rend possible l'expérimentation que l'on fait du temps lorsque l'on se raconte ou que l'on met en récit nos histoires de vie. Ce niveau, le plus profond de notre réalité temporelle où se rencontrent le temps du monde et le temps des autres, est rendu par le temps mythique auquel fait appel Tiburzio et il s'actualise dans un des plus anciens mythes humains, celui de l'immortalité. C'est aussi à travers ce mythe qui exprime les rapports fondamentaux de la personne à ses groupes d'appartenance que les vies passées perdurent dans la mémoire collective et dans la mémoire singulière des personnes.
En effet, quand Tiburzio entreprend de me raconter l'histoire de Pérouse en disant "Pérouse a toujours été une région antique" c'est à un temps mythique qu'il nous introduit. C'est en raison du caractère englobant du temps mythique, défini comme le "grand temps" par Ricoeur, qu'il y recourt et parce qu'il instaure le temps historique. Comme l'a souligné Morin (1970:108) "à travers le mythe, il y a mouvement d'appropriation du monde, réduction de l'univers en données intelligibles à l'homme." Sous l'inspiration de Morin et de Ricoeur, je retiens le concept de temps mythique comme un outil de la pensée qui permet aux individus que nous sommes d'affronter la durée de nos vies respectives et de l'inscrire dans des généalogies 12 . Cela explique que le recours au temps mythique puisse aussi se manifester comme une réponse à des interrogations métaphysiques.
Ce temps mythique nous situe d'emblée dans la longue durée, dans l'origine lointaine indépassable comme une vie qui ne s'arrête pas, qui dure, et qui nous introduit à l'immortalité comme la Pérouse étrusque de Tiburzio dont on n'arrive pas à cerner les origines 13 . Les marques du passage de la civilisation étrusque sont cependant indubitables et subsistent dans la Pérouse contemporaine. Elles sont présentes sous la forme de rares objets découverts fortuitement dans la ville et aux alentours et témoignent de l'époque étrusque qui précède le VIIe siècle av. J.-C.. Ce sont les découvertes des lieux de sépulture où l'on retrouve des tombes, objets et ornements funéraires ainsi que des inscriptions en langue étrusque dans de nombreuses nécropoles 14 de la fin du VIe siècle av. J.-C., qui sont les plus éloquentes sur la vie et l'art singuliers des Étrusques dans l'environnement italique de l'époque et attestent du début de leur organisation urbaine.
En même temps que la sépulture témoigne au présent d'une civilisation disparue, elle nous signale sur la base des connaissances archéologiques et ethnologiques "le souci des morts, c'est-à-dire le souci de la mort ", selon l'expression de Morin (1970:31 ). L'inhumation se présente, au même titre que l'outil, comme un des premiers phénomènes humains : alors que l'outil prolonge l'individu dans l'espace, ce souci de ne pas abandonner le mort prolonge la vie de l'individu dans le temps. Elle assume sa survie dans une forme de vie propre aux morts; précédant l'accession à l'immortalité, les funérailles, en même temps qu'elles consacrent le changement de statut du mort, expriment les perturbations de la communauté des vivants engagés dans la période du deuil et du souvenir.
La force de ces trois événements: mort, funérailles et deuil réside en ce qu'ils confirment tous la perte de l'individualité, non pas de n'importe quelle individualité mais bien celle du semblable; une mort qui sera d'autant plus douloureuse que la personne était proche et appréciée c'est-à-dire considérée comme unique. C'est cette réalité que Morin appelle le "traumatisme de la mort ». Ce n'est d'ailleurs que dans et par la mort que l'organisation sociale se reproduit et que la culture y trouve son sens en tant que moyen de transmettre les acquis des nouvelles générations. Ne pouvant être le fruit de l'expérience de la mort elle-même, la reconnaissance de l'inéluctabilité de la mort se présente comme un acquis de l'individu et de ce fait un phénomène en constant réapprentissage à travers le traumatisme de la mort par lequel la mort réelle fait irruption dans la vie.
Dans les activités de la vie quotidienne, il y a oubli de la mort qui ne surgit que lorsqu'elle s'impose à nouveau à la conscience individuelle dans son rapport nature/culture. Alors que d'une part le traumatisme de la mort et la croyance en l'immortalité crée une inadaptation fondamentale de l'humain à la mort en ce qu'elle comporte son refus, nous constatons d'autre part qu'en fonction de ses participations à la société cette inadaptation devient relative. C'est en effet la société qui nous révèle l'individu à travers ses rituels funéraires et ses manifestations de la croyance en l'immortalité créant alors sur l'arrière-fond de la culture qui lui est propre, une distance entre l'individu et la certitude de sa propre mort.
Il est alors peu surprenant que les sociétés humaines aient développé au cours de leur histoire le mythe de l'immortalité pour apprivoiser l'angoisse que la mort leur inspire offrant aux individus la perspective d'une forme de survie à la mort physique. Selon les cultures, la croyance en l'immortalité se concrétise en des syncrétismes qui s'inspirent principalement soit de la forme anthropomorphique de la survivance du double 15 (esprits, fantôme), soit de la forme cosmomorphique de la mort-renaissance (nouvelle vie sous forme humaine ou animale). Dans le monde urbain actuel la mort est envisagée selon trois perspectives:
D'une part le salut personnel, le dieu qui sauve concrètement de la mort et donne à l'individu l'immortalité de son être total, d'autre part le salut cosmique où soit l'âme, soit l'esprit humain peuvent espérer trouver une sorte d'immortalité dans la fusion avec la divinité cosmique, et enfin le scepticisme, l'athéisme.(...) Sans cesse donc, à l'intérieur de la religion, à l'extérieur de la religion, entre la religion et le secteur laïque de l'esprit, vont jouer les conflits qui opposent les deux faces de l'aspiration humaine à l'immortalité, strictement individuelle d'une part, participative-cosmique de l'autre, et qui les opposent toutes deux à la démarche de la raison, laquelle interdit tout espoir d'immortalité (Morin,1970:206-207). 16
S'il en est bien ainsi, la persistance dans le temps d'une protection collective contre la mort par l'intermédiaire du mythe de l'immortalité donne à penser qu'elle représente une nécessité intérieure à la construction de la personne comme lieu d'intégration des tensions entre l'affirmation de soi et les participations au monde qui l'entoure et l'enracine dans ses significations culturelles.Les témoignages recueillis à Pérouse révèlent diverses façons de référer au temps cosmologique. Chez les jeunes, on parle de la recherche d'une transcendance que Valdez trouve dans les arts, que Strotchi expérimente dans le travail sur le corps qu'exige ses apprentissages au métier d'acteur et que Sergio appréhende lors des activités qui mettent ses jeunes enfants en contact avec la nature; chez les gens dans la quarantaine et la cinquantaine, c'est à travers des récits sur la solitude, la maladie ou la mort des proches que s'exprime le temps du monde, entre autre chez Giulietta, Adriana et Paolo; chez les plus agés le discours est plus direct et porte sur la peur de la mort, l'ennui des proches décédés, la communication avec eux et la plus ou moins grande foi religieuse, entre autre chez Caterina, Lorenzo et Clarissa.
Le recours au temps mythique en tant que fondé sur la conscience de la mort et comme assise à notre expérimentation du temps n'est sûrement pas étranger à la persistance de l'idée d'immortalité. Plus que Morin, Ricoeur (1985:191) reconnaît au mythe une très grande capacité englobante de la réalité temporelle; c'est en ce sens qu'il le désigne comme le "grand temps" à qui il attribue la fonction majeure :
(...)de régler le temps des sociétés - et des hommes vivants en société - sur le temps cosmique. (...) il instaure une scansion unique et globale du temps, en ordonnant les uns par rapport aux autres des cycles de durée différente, les grands cycles célestes, les récurrences biologiques et les rythmes de la vie sociale.
Reprenant l'écoute du récit de Tiburzio, je constate qu'il exprime effectivement une réalité à plusieurs niveaux. Aussitôt posée la profondeur inatteignable des origines de Pérouse, il s'empresse d'enchaîner en pénétrant cette fois dans la très longue durée historique sur laquelle il manifeste plus d'emprise parce que, dit-il, les principaux monuments ont tous mille ans. Puis, avec agilité il glisse dans le temps de l'époque des guerres étrusques avec Rome jusqu'à l'insertion aujourd'hui des immigrants, en passant par l'événement fondateur de la Pérouse contemporaine: la résistance des Pérugins à l'armée papale à l'époque du Risorgimento 17 et de l'Unification de l'Italie. Après, dit-il, " c'était autant l'Italie à Pérouse qu'à Rome". C'est le moment à partir duquel il rejoint sa propre histoire familiale:
c`è stata l`invasione del papa, nell`Ottocento è stata invasa dai papalini, l`esercito del papa erano i papalini, e i perugini non volevano che fosse invasa e giù la guerra e poi questa dell`850 mica è stata, noi non c`eravamo però i nostri bisnonni l`hanno vissuta.
Et, de fil en aiguille, il descend le temps jusqu'au contexte de la Pérouse contemporaine, d'où il se raconte et où je le retrouve dans sa vie quotidienne. En effet, à part son intérêt marqué pour les parties de calcio 18 où il se rend régulièrement le samedi, toujours en groupe avec les femmes, les hommes, les petits et les jeunes, même quand il fait mauvais temps l'hiver, et ses propres pratiques de calcio avec ses amis, Tiburzio marche sa ville:
(...) vado fuori a fare le passegiate o con la moglie o da solo, io sono uno che cammina molto a piedi, mi piace vedere la natura, un sacco di cose, capito? Ma quelle piccole manifestazioni che ci sono o andare a vedere qualcosa di molto antico, tutta questa roba, quello mi piace particolarmente; qualche bella chiesa che non conosco. (...). Io, guardi, io ieri sono stato a Santa Lucia, via Baglioni c`è una chiesina molto piccola; era la festa di Santa Lucia, quella lì l`aprono una volta l`anno, io ci sono andato perché è rara, non è aperta tutti i giorni; data la ricorrenza della santa, Santa Lucia, la padrona della vista, io ci ho fatto una visita, ci ho acceso una candela e poi sono andato via per gli affari miei; sono queste tradizioni, (...)
C'est sur un mode très physique qu'il s'approprie la ville et son histoire; ses points de repères sont tous très concrets et c'est à partir de ces derniers que surgit la cohérence toute spatiale qui configure son récit. Ses repères sont surtout des monuments qui constituent les symboles des événements significatifs de son appartenance et attachement au centre historique où il est né et où il a vécu le plus longtemps. Pérouse est pour lui l'espace de tous les temps qu'il incorpore, qu'il nous raconte et auquel il s'identifie, comme d'ailleurs plusieurs autres Pérugins que j'ai rencontrés, en disant: "sono etrusco" (Figure 3, p.24)
En somme, la mise en récit des histoires de vie se révèle fondamentale parce qu'elle préside, d'une part, à la dynamisation du concept de personne par l'introduction de la dimension temporelle et parce qu'elle transpose, d'autre part, au sein de la personne ses liens d'appartenance par l'identité qui surgit à travers le récit. Elle se développe en interaction avec la dimension matérielle de la personne associée au corps/sujet et à la position qu'il lui assigne face aux autres ainsi qu'avec la conscience de soi qui la dote d'un espace intérieur de référence lui permettant de se repérer dans ses relations avec les autres.
Concrètement, c'est sur l'horizon de sa mort et de celle d'autrui que la personne réalise ses récits de vie faisant de la mort la fondation à la fois d'une échelle humaine du temps et du rapport de la personne à un univers socioculturel donné. En même temps que ces notions de personne et d'identité narrative constituent l'assise méthodologique sur laquelle repose la constitution du présent métarécit, elles présentent à travers le mythe d'immortalité, le processus d'individualisation comme un processus essentiellement collectif d'identification et de reconnaissance que la personne actualise en rapport avec son ou ses groupes d'appartenance et dont témoigne le récit de Tiburzio.
Je suis arrivée à la gare de Pérouse le 25 juillet 1994, après une première fin de semaine en Italie passée à Rome. C'était cinq mois avant mon entretien avec Tiburzio, avec qui j'ai fait connaissance au tout début de mon séjour à Pérouse. Je me suis un peu reconnue dans son récit dans le fait que j'ai marché comme lui la ville. Du centre historique où j'habitais s'initiaient tous mes itinéraires qui, la familiarité aidant, m'ont éloignée vers les quartiers périphériques du bas de la colline. J'ai en effet parcouru bien des recoins de sa cîme et fait les innombrables descentes et remontées de ses multiples versants qui, sur un même trajet, présentent des panoramas stupéfiants sur les quartiers périphériques de la ville et la campagne environnante pour ensuite nous enserrer dans un lacis de petites rues et de passages avec pour horizon un petit jour en haut de la côte et un clocher d'église comme point de repère. Cette double impression, ressentie très physiquement, d'alternance entre le repli dans les entrailles de la ville et la vision panoramique sur le monde qui l'entoure tient au caractère médiéval nettement prédominant du centre historique. En sortant de la gare Fontivegge, au bas de la colline, c'est en effet la ville médiévale juchée sur le coteau qui s'est imposée à moi quand je suis arrivée.
Jusqu'à ce jour la majeure partie de ma vie je l'avais passée à Montréal où je suis née, c'est-à-dire, dans une grande ville nord-américaine, toute en étendue, entourée d'eau et où l'histoire a laissé peu de traces 19 . Son implantation relativement nouvelle, soit en 1642, et son architecture plutôt moderne en font à l'échelle de la durée une cité jeune appartenant à l'histoire moderne récente. Contrairement à Pérouse, à l'Ombrie et à l'Italie en général, je n'éprouve pas à Montréal le sentiment de pérennité que suscite la vie dans un espace qui conserve depuis des siècles les marques du passage des gens qui y ont vécu. Un tel sentiment est dans mon contexte davantage relié à la vie hors de la ville lorsque je suis en contact avec l'environnement des lacs, des forêts et des montagnes. Pérouse m'est à cet égard un dépaysement au sens propre et son environnement contrasté où je m'installe pour les huit prochains mois m'intègre petit à petit dans un mode de vie passablement différent. Déjà, une modification majeure me saute aux yeux quant à l'espace public créé où les piétons sont maîtres : c'est que les autos n'ont pas le droit de circuler dans ces petites rues du centre historique sauf exceptions clairement règlementées et à part le soir, plus propice à semer quelques inquiétudes, l'ambiance des rues est très chaleureuse et le voisin jamais bien loin.
J'ai heureusement trouvé à me loger au coeur du centre historique à proximité de la Via dei Priori et du Corso Vannucci, au troisième étage d'une très vieille maison de pierre comme elles le sont toutes: la façade donnait sur une petite place et l'arrière sur une rue en escalier, large d'à peine un mètre et demi. Là, ce sont les voix qui dominent les bruits de l'activité humaine à commencer par mes colocataires et moi qui répondions de la fenêtre aux visiteurs qui sonnaient à la porte d'en bas, avant de leur lancer les clés qui leur ouvraient la porte pour accéder à l'appartement. En effet, nous étions quatre à le partager: trois jeunes femmes célibataires entre 25 et 28 ans : Valentina et Marina originaires d'Ombrie, Sofia des Marches et moi la dernière arrivée. Avec elles, j'ai fait tous les apprentissages de ma nouvelle vie c'est-à-dire que je suis passée de la vie de couple et de famille à cinq, à une vie plus individuelle à quatre. Ce n'est pas mystérieux mais, exigeant. Dès les premiers contacts j'ai dû m'engager et accepter la déstructuration et la vulnérabilité qu'entraînait le renoncement à mes repères et supports habituels. Pour moi il n'y avait pas d'entre-deux possible. Si j'ajoute ma quasi-ignorance de la langue à mon arrivée, j'entreprenais un double parcours qui consistait à apprivoiser l'étrangère et à nouer des liens avec l'Autre.
Nous avons partagé les réalités de la vie quotidienne: celles de la famille, du travail, des études, de l'argent, des relations amoureuses, de l'amitié, de la maladie, des rêves et bien d'autres, autant les joies que les peines, jusqu'à former une entité d'une cohésion surprenante, aux dires de toutes, compte tenu de notre diversité. Je dois à leur immense générosité mon intégration facile et rapide à Pérouse et l'émergence d'un petit côté italien sinon pérugin. Heureusement mon installation matérielle s'est faite rapidement et j'ai pu me consacrer dès les premiers jours à l'apprentissage de la langue.
L'appui le plus important m'est venu de Valentina avec qui je pouvais ajuster presqu'au fur et à mesure mes apprentissages faits dans les livres, à la télévision et lors de mes emplettes quotidiennes ou expressément à l'occasion de nos conversations. Elle m'a tracé la voie du dialogue en me guidant au niveau des différents langages tant verbaux que non verbaux et en m'insérant simplement dans son réseau de connaissances et d'amis ainsi que dans sa famille. C'est à partir de ce noyau initial avec qui j'ai lentement tissé des liens que partent les différents réseaux d'informateurs qui ont appuyé ma démarche de recherche. Un petit tour d'Italie: Rome, Venise, Florence, Naples et des randonnées en Ombrie m'ont aidée à mettre en perspective la situation de Pérouse tant au plan de l'histoire de l'Italie qu'en rapport à sa centralité géographique dans l'ensemble du territoire italien. Ce qui situe maintenant mon séjour à Pérouse et ma propre insertion communautaire dans le cadre de la démarche de recherche qui m'y a conduite.
Ma question de recherche prend naissance dans le contexte individualiste nord-américain, elle concerne la conception de la personne définie dans ce contexte comme un individu et sa relation au collectif appréhendée à travers la notion d'autonomie individuelle. L'individualisme, comme élément culturel, doit être vu comme un système ouvert et complexe, qui s'est développé historiquement et a donné lieu à des variantes (Bernier, 1990:38). L'origine de l'individualisme remonte, selon Dumont (1991) et Taylor (1989), aux premiers siècles de l'Occident et correspond à une conception particulière de la personne. De l'individu-hors-du-monde, comparable au renonçant 20 en Inde qu'était le chrétien de l'époque, il est devenu individu-dans-le-monde. Un changement survint alors dans la relation entre le divin et le terrestre par la revendication des papes à une fonction et à un pouvoir politique.
C'est donc l'union de l'Eglise et du souverain de l'empire, consacrée par la conversion de l'empereur Constantin au IVe siècle, qui constitue l'étape décisive de la transformation de l'individu en dehors et au-dessus de l'organisation sociale en un individu chrétien engagé dans le monde. L'évolution de l'individualisme s'est poursuivie à partir du XIIIe siècle lorsque le politique s'est émancipé du religieux, et jusqu'à à la naissance de l'état; puis à travers l'émancipation de l'économique du politique. Selon le Droit du temps, l'individu est considéré comme un être qui se suffit à lui-même parce que fait à l'image de Dieu et dépositaire de la Raison. Les implications en seront l'apparition des notions de liberté, d'égalité et de propriété. Elles seront à l'origine de la déclaration des Droits de l'Homme aux Etats-Unis et en France, fondée sur la liberté de conscience. Finalement, elles consacrent la suprématie de l'individu sur l'état.
Dans la société, où l'individu devient ainsi la valeur suprême on parle d'individualisme. Cet individu comme l'a défini Dumont (1991:37) c'est: "l'être moral, indépendant, autonome et ainsi (essentiellement) non social, tel qu'on le rencontre dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société". Il est la mesure de toute chose et se voit comme ayant ou étant un «moi». C'est un sujet qui correspond à l'espace intérieur lui-même et possède en lui le principe de ses propres conduites, de son propre devenir, de son propre accomplissement ou de son propre être (Peressini, 1991). Son appartenance est avant tout à la société (Gesellshaft) plutôt qu'à la communauté (Gemeinshaft), à laquelle il adhère en tant que citoyen et elle se joue au plan politico-social (Dumont, 1991:65). Cette conception est intimement liée à l'économique et accorde la primauté à la relation de l'homme aux choses, indéniable dans le développement technologique et technocratique actuel (Dumont, 1985:132-82).
Au niveau pratique, elle correspond à la prééminence accordée à la vie courante désignée par Taylor (1989) comme "ordinary life". Elle définit une vie bien remplie en termes de travail, de production des choses nécessaires à la vie courante, qualifiée d'utilitarisme, et des activités en tant qu'être sexuel incluant le mariage et la famille. La notion de compréhension de soi et l'importance d'éviter la souffrance y sont inhérentes. Le travail et la vie familiale sont donc les facteurs d'intégration sociale par excellence. Et les transformations actuelles au niveau de la famille (éclatement, reconsitution, désinvestissement) et du travail (récession, chomâge, précarité) ne sont pas sans ébranler profondément l'individu dans ses appartenances les plus chères.
Dans le système de santé québécois où s'est développé mon questionnement et en regard de la dispensation des services, la place centrale accordée à la valeur d'autonomie individuelle m'apparaît particulièrement éloquente de notre allégeance à l'individualisme. Dans le quotidien, où s'entrecroisent et s'interpénètrent les pratiques des usagers, intervenants et gestionnaires, elle est couramment la finalité évoquée. Elle correspond aux attentes de l'usager pour qui elle est une quête personnelle. Elle est au centre des pratiques professionnelles dont l'intervention mise sur la capacité d'autodétermination de l'individu, en vue de son autonomie (Cohen-Emerique, 1990:9-34). Les plans d'intervention, plans de service et discussions de cas en font foi. Nous la retrouvons aussi comme énoncé de principe dans les textes liés à la mission et aux orientations des établissements qui guident les pratiques de gestion. Dans ce contexte la notion d'autonomie s'apparente au retrait de l'individu du sujet complexe de l'action où chaque personne est définie complémentaire à l'autre (Descombes, 1989:18). Ce qui correspond à un idéal moral et non pas à la réalité du monde où nous dépendons les uns des autres (Dumont, 1978:25). En somme, l'individu autonome se conçoit séparé de son statut dans la communauté.
Par contre, si l'on considère la notion d'autonomie du point de vue du système vivant qu'est l'être humain, la perspective est toute autre. Elle représente alors une subjectivité essentiellement collective où le sujet de l'action est une entité complexe, constituée d'individus avec des fonctions et statuts institutionnels dans une structure. Une telle conception de l'autonomie nous met en présence du sujet communautaire (Descombes, 1989) et se réfère à la communauté dans le sens que l'a définie Peressini (1991) comme étant:
une réalité sociale dominée par des rapports sociaux informels, concrets et directs de parenté et de voisinage c'est-à-dire des réalités où la connaissance directe des individus auxquels on a affaire (...) tient un place essentielle dans la définition du « nous » et des « autres ».
Faut-il en conclure que notre individualisme rend utopique nos aspirations communautaires? Ce serait faire fi de la réalité et des nombreuses réalisations en cours et passées que d'adhérer à une telle conclusion. Cependant, au-delà de la dimension opératoire de l'action communautaire qui rend possible une plus grande implication des communautés, nous constatons que celle-ci n'est jamais acquise. Qu'elle sollicite constamment les mêmes efforts, ce qui donne l'impression d'un perpétuel recommencement à toutes les parties, c'est alors que l'explication s'oriente vers le niveau symbolique, à la recherche du sens de la démarche communautaire pour les participants et les représentations de l'individu autonome qui se conçoit dans la négation de la nécessaire interaction avec la communauté. Confondant l'idéal de l'autonomie individuelle et le réel de l'autonomie des êtres vivants qui est interdépendance, la difficulté devient pour l'individu d'appréhender sa nature sociale. Et l'univers individualiste dans lequel il baigne renforce cette tendance à l'occulter. Il s'ensuit que l'appréhension de sa nature sociale par l'individu prend la forme d'une quasi-révélation, et devient fonction d'expériences personnelles (Dumont, 1978:18). De ce fait, elle ne s'acquiert que progressivement. On comprend alors que l'idée d'une généralisation de l'implication communautaire crée une situation paradoxale pour l'individu en relation avec le système de la santé et des services sociaux qui tout en accentuant sa centration sur la personne souhaite une implication majeure des communautés. Ce point a d'ailleurs déjà été soulevé par Corin, Bibeau, Martin et Laplante (1990).
C'est finalement à partir de cette vision d'une société aux prises entre l'actualisation de ses visées idéologiques et la réalité sociale que s'est formulée ma question de recherche. Elle vise à identifier, dans une société occidentale contemporaine autre que ma société d'origine, les points importants de l'articulation entre l'ordre du collectif et l'ordre du personnel et à explorer la façon dont se font l'interpénétration du «Je» et du «Nous» ainsi que l'élaboration des trajectoires individuelles et des processus collectifs et communautaires dans la vie de tous les jours. L'Italie comme terrain de recherche présente dans ce contexte l'avantage d'appartenir à la tradition occidentale et d'avoir contribué de façon exceptionnelle à son expansion et à son développement.
Son attrait est surtout lié à la façon particulière qu'a la société italienne de négocier les termes de la société individualiste, faisant en sorte que dans la société contemporaine, la famille y est toujours considérée comme l'unité sociale de base et non pas l'individu (New et Benigni:1987). De plus, même si elle est un jeune État, elle s'est développée en continuité avec une histoire inscrite dans la longue durée et apporte de ce fait une dimension absente du contexte nord-américain. Quant au choix de Pérouse, il tient au fait qu'à la famille comme unité sociale de base est associé un tissu social fort et une tradition politique de gauche. Cette ancienne ville communale, qui approche les 150 000 habitants, est aussi la capitale de l'Ombrie, le siège de l'archevêché et de deux universités ainsi qu'un centre industriel et commercial qui lui assignent une forte identité. Avec le Latium, les Marches, la Toscane, l'Ombrie appartient au Centre Italien qu'on ne saurait confondre avec le Nord ou le Sud sans s'attirer la réprobation de ses habitants, comme il en est d'ailleurs des habitants du Sud et du Nord en regard de leur situation dans ce découpage des appartenances à la péninsule italienne.
La méthode retenue vise à supporter une recherche qualitative qui combine les perspectives ethnographique et historique. Elle doit faire ressortir comment les personnes vivant dans un contexte urbain contemporain réconcilient dans la réalité quotidienne leurs trajectoires individuelles et les processus collectifs et communautaires auxquels elles participent. Plus précisément, il s'agit : 1) de dégager la configuration des appartenances multiples et de cerner les points d'articulation les plus significatifs dans l'élaboration du rapport entre la personne et la communauté ; 2) d'identifier les représentations et les significations des expériences et pratiques collectives et communautaires ; 3) de faire ressortir les spécificités du monde des femmes et des hommes.
Sa mise en oeuvre s'est déroulée sur une période de huit mois pendant lesquels j'ai recueilli 58 récits dans le contexte de 47 rencontres majoritairement individuelles.
À la fois expérience et méthode, la démarche ethnographique cherche à appréhender du dedans la société hôte par la pratique de l'immersion caractérisée par la participation à la vie quotidienne de mes hôtes et les contacts informels. C'est concurremment à deux niveaux que j'ai actualisé cette démarche d'imprégnation : le premier est celui de mon intégration à la vie du quartier, au coeur du centre historique où j'habitais et le second consistait à m'insérer dans différents réseaux avec la complicité de mes compagnes d'appartement. Déjà, en partageant un appartement à proximité de l'université où les logements sont particulièrement coûteux et rares je m'intégrais aux pratiques et usages locaux à plus d'un titre. En raison de liens établis avec l'université de Pérouse depuis Montréal, on avait identifié une possibilité de sous-location pour deux mois dont je me suis prévalue dès mon arrivée en concluant une entente formelle avec le propriétaire. Mais voilà qu'en septembre, Agata, l'étudiante qui m'avait temporairement cédée sa place, revient à Pérouse après avoir passé l'été dans sa famille.
À son retour, alors que je suis en quête d'un nouveau gîte, elle me fait part qu'elle va habiter chez son fiancé et qu'elle est prête à me sous-louer de nouveau son appartement mais à la condition que ni le propriétaire, ni ses parents, n'en soient informés car, dit-elle, ses parents ne sauraient l'accepter. C'est ainsi que de connivence avec la maisonnée, je suis devenue «clandestine» lors des visites mensuelles du propriétaire ou lors de visites parentales appréhendées. Je constatai avec le temps que la situation d'Agata, agée de 25 ans, n'était pas unique et que beaucoup de jeunes femmes vivaient leur vie sexuelle à l'insu de leurs parents. En même temps que je m'apprivoisais aux arrangements informels, je prenais contact avec une discontinuité intergénérationnelle d'une Pérouse en profond changement.
Dans l'ensemble, mon intégration au quartier a été largement tributaire de ma capacité à parler l'italien, condition essentielle pour dépasser la dimension fonctionnelle de mes rapports avec les gens. Au début, j'ai été identifiée à une touriste et les relations interpersonnelles étaient plutôt distantes et parfois difficiles. Mes trajectoires quotidiennes se répétant et ma capacité de converser s'améliorant, je constate après deux mois que j'ai accès à certains privilèges : à la boulangerie, on me signale les moments les plus propices pour me procurer, à son plus frais, le pain désiré ; à la buanderie, on accepte de faire plus rapidement; au marché couvert, j'ai droit à un fruit ou à un légume de meilleure qualité ; à la poste, on est plus diligent pour répondre à mes requêtes, et j'en passe. Dans ce quartier fréquenté par une population assez diversifiée et plus anonyme faite entre autre de touristes, d'étudiants, d'immigrants, de jeunes chômeurs et de personnes âgées, la relation personnelle n'est pas dissociée du service à rendre et un minimum d'investissement personnel importe pour transiger de façon satisfaisante. En somme, mon intégration à ce quartier très central me donne accès à des informations très pertinentes sur le contexte général de la vie pérugine et très pratiquement elle facilite, grâce à la concentration des services municipaux, la recherche et la consultation de documents sur l'histoire de Pérouse et sa situation actuelle. C'est ainsi qu'en fréquentant l'Istituto per la storia dell'Umbria contemporanea (ISUC) j'ai pu bénéficier de l'appui et de la compétence du regretté Gianfranco Canali, historien de la région fort apprécié et reconnu. Grâce à lui l'accès à certains documents m'a été grandement facilité.
Quant à l'établissement de rapports plus étroits avec les gens, il s'est fait essentiellement par mon insertion dans différents réseaux à partir de mon groupe d'«adoption». Perçue comme l'étrangère, je me retrouvais dans le rôle de l'apprentie (Hirschkind, 1991 :237) pour qui les gens acceptent de contribuer à son «italianisation». Toujours introduite par une personne déjà connue, la confiance réciproque se développait plus rapidement et les échanges en étaient d'autant facilités, suivaient des invitations à me joindre à eux pour leurs activités telles que les repas familiaux ou entre amis, les sorties au théâtre et au cinéma, le partage de livres et de cassettes de musique etc.. Le fait de me retrouver à l'intersection de plusieurs réseaux m'a donné accès à une certaine hétérogénéité sociale et a orienté mon regard vers d'autres quartiers (figure 4 p. 38) et vers d'autres façons de pratiquer la ville.
En vertu d'une règle implicite d'échange, ces contacts et mon inclusion dans différents groupes impliquent de ma part une présence active où j'accepte aussi de me dévoiler et de répondre autant que possible aux questions me concernant. C'est une façon d'équilibrer le rapport et d'entamer un dialogue où la rigueur épistémologique depend de la clarification de nos réactions respectives de façon à prendre en considération mes inévitables références ethnocentriques et nos subjectivités respectives. Sur ce point, c'est avant tout la prise de conscience de mes propres réactions (Devereux, 1980 :15) qui m'aide à clarifier les enjeux des interrelations en cause. C'est ainsi que l'emphase que je perçois chez mes hôtes dans l'expression de leurs émotions (colère, joie, peur, etc.) lorsqu'il crée des dissonances en moi m'incite à réinterpréter la situation pour laquelle je dois réajuster ma compréhension.
Du mélange de la connaissance sur l'autre et sur soi, une nouvelle connaissance prend forme (Peacock, 1986 :87) qui se construit progressivement à l'intérieur du processus dialogique. En ce sens, si j'ai à me situer entre les positions du participant-observateur ou de l'observateur-participant (Deslauriers,1991 :50), c'est dans la position du premier que s'est développé et caractérisé mon regard sur les Pérugins.
Les entretiens s'organisent de façon à mettre en relief la perspective intergénérationnelle des pratiques communautaires. Dans cette visée, c'est à partir d'une dizaine de familles représentées sur deux générations et de quatre groupes communautaires représentés à la fois par des dirigeants ou fondateurs et des membres actifs que j'ai recueilli les récits sur les pratiques communautaires. Des entretiens complémentaires ont été réalisés pour mieux contextualiser l'ensemble des récits. Des 58 témoignages obtenus : 23 proviennent d'entretiens réalisés auprès des parents et enfants, 12 originent d'entrevues complémentaires et 23 sont en lien avec l'appartenance des personnes à l'un des 4 groupes rejoints. Au total, autant de femmes et d'hommes ont été rencontrés et leur âge se situe entre 85 ans (Prima) et 20 ans (Maty). D'une façon générale, les rencontres individuelles ont été privilégiées pour limiter les interférences bien que des entretiens en groupe (entre trois et six personnes) aient eu lieu, certains prévus et d'autres induits par les circonstances.
Afin de respecter le plus possible la structure narrative propre à chacun des interlocuteurs, j'ai opté pour une forme d'entrevue non directive. Elle s'apparente à la non directivité au sens où elle relève d'un état d'esprit et d'une attitude générale qui tend à favoriser l'expression la plus libre possible de la personne interviewée en structurant l'entrevue au minimum. Elle ne signifie pas cependant que l'entrevue est sans direction (Daunais, 1990). Elle consiste à se centrer sur l'écoute, à motiver le sujet à s'exprimer le plus librement possible sur le thème proposé et à accorder l'attention aux éléments du discours (événements, pratiques, émotions, croyances, opinions, etc.) selon l'importance que leur accorde l'informateur. Un minimum d'intervention est cependant requis pour couvrir le thème dans ses différentes dimensions et soutenir la personne qui se raconte et peut difficilement exprimer d'un même souffle ce qui la rejoint dans le sujet abordé.
La question centrale posée à tous les répondants, a porté sur la façon dont ils entrent en contact avec des personnes qui appartiennent au monde extérieur à la famille. Ce qui veut dire que la personne peut être à la maison et en contact avec le monde extra-familial lorsqu'elle tient lieu d'endroit de rencontre ou par divers moyens de communication : lettre, téléphone, télécopieur, courrier électronique, etc., mais le plus souvent, c'est lorsqu'elle sort de la maison que s'établissent ses liens extra-familiaux. Ces rapports peuvent s'établir dans une diversité de milieu ou de champs d'activité tels le travail, la religion, la politique, le sport, le bénévolat, etc.. Les sous-questions qui ont alimenté le développement du récit concernent la reconstitution des journées, les personnes et les activités significatives, les personnes à qui on se réfère en cas de difficultés, les changements dans leur mode de faire au cours de leur vie et ceux perçus chez leurs parents ou leurs enfants.
Préalable à la réalisation de l'entrevue formelle, une période a toujours été consacrée à notre apprivoisement réciproque, souvent autour d'un café parfois autour d'un repas, où tout en abordant le sujet de la recherche on veut savoir qui je suis ?, d'où je viens ? et surtout à qui servira l'information recueillie ? En fait, la confidentialité de l'entrevue est souvent une préoccupation dans le contexte où les informateurs sont des gens liés entre eux par la parenté, l'amitié ou le voisinage. Cette réalité m'amène à confirmer dès le départ que l'information est confidentielle et utilisée seulement pour des fins de recherche, une assurance qui s'avère essentielle pour obtenir leur autorisation d'enrégistrer notre échange. Quant aux données de contexte essentielles à la compréhension du récit, elles étaient colligées le plus tôt possible après l'entrevue. À part trois femmes africaines en résidence illégale que j'ai rencontrées dans un centre d'aide où elles étaient à la recherche d'emplois domestiques, les gens ont accepté la présence du magnétophone. J'ai bien réalisé que ces contraintes éthiques n'étaient pas futiles quand à deux reprises on m'a demandé ce qu'une telle et un tel avaient bien pu me dire, la réponse en termes d'une exigence éthique a été très bien acceptée et l'incident définitivement clos. Pratiquement, cet engagement signifie que des données signalétiques ont été modifiées afin de respecter la confidentialité.
L'étape suivante de la transcription (Deslauriers, 1991:69) des entretiens a été faite sur place par deux jeunes femmes qui ont fidèlement reproduit sur cassette les données signalétiques et les conversations enrégistrées. Cette façon de procéder en plus de me libérer d'un temps précieux a eu l'avantage de valider ma compréhension de certaines expressions à caractère dialectal ou prononcées avec un accent qui m'était moins familier. Le mot à mot et l'usage de la langue populaire par les informateurs ont été respectés dans le but de trahir le moins possible l'idée exprimée et faciliter le passage de l'oral à l'écrit. 21
Finalement, dans le processus des interprétations successives qui vise à cerner la complexité du sujet à l'étude, c'est de la codification plus ou moins formelle des données précédentes que s'est dégagé mon cadre d'analyse. Dans un premier temps, le processus de classification plus systématique du contenu d'une vingtaine d'entretiens a permis de m'imprégner des représentations et des interprétations de mes informateurs tout en me dégageant progressivement de la codification de départ. Par la suite, grâce à ce travail de base, une relecture plus approfondie des transcriptions a été possible jusqu'à ce que se dégage du récit mythique de Tiburzio et de la métaphore de Maurizio les clés de l'analyse.C'est en somme la confrontation des codifications propres aux informateurs et à l'ethnographe qui a présidé à l'élaboration de la logique interprétative prévalente dans le texte.
En même temps qu'elle est le personnage central qui participe à la mise en scène des histoires de vie racontées dans le présent métarécit, Pérouse en constitue le lieu, la scène et les décors, et en ce sens elle est aussi le contexte qui permet de singulariser et de localiser l'histoire des individus et des groupes qui l'animent. C'est la tradition dont la transmission est inévitablement soumise au langage et définie comme : " (...) les choses déjà dites, en tant qu'elles nous sont transmises le long des chaînes d'interprétation et de réinterprétation (Ricoeur, 1985:400)" qui rend compte du travail de l'histoire et de l'actualité de sa présence. Ainsi définie, la tradition nous assigne toujours une position relative de départ en tant qu'héritiers, qui nous éloigne irrémédiablement de l'occupation d'une position absolue d'innovateurs et témoigne de l'efficience du passé, c'est-à-dire du fait que nous sommes affectés par un passé que nous n'avons pas fait.
Matérialisée dans les traces laissées par les prédécesseurs qui l'ont façonnée et inscrite dans les généalogies qui en ont assuré la continuité et constitué l'héritage, l'histoire de Pérouse s'exprime en sourdine toute imbriquée qu'elle est dans la matérialité des choses et les discours individuels et collectifs de la vie quotidienne. La réalité qu'elle évoque je l'explore à partir des récits historiques et personnels recueillis à Pérouse où les historiens me permettent par l'autorité qu'on leur reconnaît d'interpréter l'histoire et de situer les représentations des informateurs de la recherche dans un champ plus vaste de représentations qui les influencent et qu'à leur tour ils interprètent. L'exploration se fait en relation d'une part, aux dimensions du territoire pérugin qui conditionnent fondamentalement la structuration de l'espace de vie et caractérisent le mode d'incorporation de ce rapport primordial à la nature et à l'environnement et d'autre part, en relation aux discours centraux et organisateurs des participations individuelles et collectives. Ces discours sont délimités par les récits des informateurs rencontrés faisant émerger l'héritage pérugin dans une dimension singulière et comme une expérience particulière parmi d'autres.
De la «ville» au sommet de la colline...
Ma il cambiamento più importante dall`infanzia mia a adesso è lo sviluppo della città, si è allargata molto, cioè Perugia antica è rimasta di qui (la cima del colle) e l`espansione della città è scesa tutta, perché non avendo più quelle cartteristiche di difesa non interessava più a costruire in cima al monte per meglio difendersi. Tanto ormai dopo l`unione Italia è stata tutta riunita, e allora tant`era Italia a Perugia che a Roma o via, tutta Italia era, e allora non c`era più qull`interesse di difesa della zona. (Tiburzio, 64ans, Ferro di Cavallo )
Au « village » au bas de la colline...
Non è nè campagna, nè città.(...) Io non rinuncerei mai, io non ci rinuncerei mai a questa dimensione di semicampagna semicittà insomma, assolutamente, io non potrei vivere proprio in una città notte e giorno, proprio non ci potrei vive senza il mio spazio vitale... che è qui in una tranquillità insomma, in una certa... anche in un certo contatto umano che c'hai capito?... con la realtà, capito?... con una certa realtà, che questo poi non è il paesino vero e proprio della montagna...chiuso, questo è già una cosa... una dimensione diversa, con gente già immigrata... con situazioni sradicate dalle loro tradizioni, però ... di un circolo de gente nel quale tu conosci quasi tutti, che formano il contesto nel quale tu vivi, beh io senza questo contorno non ci potrei vivere, io in città non ci vivrò mai, anche se passo sei mesi l'anno in giro per l'Italia, Roma, Napoli, Firenze, ma io ... ma io capito, ho bisogno sempre del ritorno in questa dimensione... che è la mia capito?, non so se riuscirei a stare in un contesto di campagna... campagna, penso che non ci vivrei neanche là, però neanche in una città, pur essendo Perugia una città molto campagnola insomma, a un certo punto... da un certo punto di vista non è proprio una città capito?, perché fai tre passi a piedi e già sei in campagna a differenza di Roma, però ecco questa è una forma di contesto... anche se ti devo dire che questo paese... che già s'è evoluto negli ultimi dieciquindic'anni, c'ha avuto un evoluzione verso una forma... non so se in bene, ma probabilmente in...male, perché s'è espanso tanto il paese, con dei...palazzi nuovi, con de... delle organizzazioni capito?, s'è evoluto e s'è espanso, fino a dieciquindici anni fa era più paese, e molto più isolato dal centro e tutto... ( Topo, 32 ans, Collestrada).
Voilà deux expériences tout à fait différentes de la même ville et tout aussi représentatives l'une que l'autre des interactions et des perceptions qu'elle génère. Elles parlent de la transformation récente des deux réalités de Pérouse c'est-à-dire de ses composantes de ville et de campagne enracinées dans sa géographie de telle sorte qu'elles ont perduré comme les dimensions qui fondent et structurent son mode d'urbanisation. Dans le langage quotidien les gens en expriment toute l'actualité quand ils associent le centre historique à la ville ou "città" et les quartiers de sa périphérie à des villages ou "paesi". Ces témoignages évoquent la topographie et le territoire de l'actuelle Pérouse dont les frontières, selon Sacchi De Angelis (1993:28) coïncident toujours avec les représentations de la carte de Danti produite dans la deuxième moitié du XVe siècle 22 .
Pérouse n'apparaît pas à l'improviste, elle se délimite de loin en raison de sa position émergente au sommet de cinq collines le long desquelles elle s'étend et dessine son profil hérissé de tours, de clochers et d'édifices qui semblent épouser les caprices du terrain. Alors que le centre-ville domine en haut de la principale colline, la campagne présente un paysage un peu différent selon sa localisation: dans la plaine, elle est constituée de vastes champs ouverts parfois sillonnés par des rangées de vigne; à flanc des collines, où se pratique le tourisme agricole, les parcelles de terre sont plus petites et la culture y est plus diversifiée et est partagée entre la vigne, les olives, les arbres fruitiers et les céréales; finalement en haut des collines se trouve un paysage plutôt uniforme composé de boisé, de paturage, d'une culture mixte de vigne et d'olive.
Mis dans une perspective plus large ce paysage de ville-campagne est celui du chef-lieu de l'Ombrie qui compte deux provinces : Pérouse qui regroupe cinquante-neuf municipalités et Terni qui en rassemble trente-trois. Dans le paysage italien, l'Ombrie se situe au centre de la péninsule et est une région de la péninsule qui n'a pas d'ouverture sur la mer : elle est en effet distante d'environ 50 kms, tant des côtes thyrrénéennes qu'adriatiques et est délimitée par la Toscane, les Marches et le Latium. Plus de cinquante pour cent de son territoire est fait de montagnes et de collines réparties en plusieurs petites unités territoriales avec chacune leurs particularités. Comme le souligne Moretti (1987), ces caractéristiques géographiques en font une région moins naturellement propice aux échanges tant internes qu'externes, comparativement à des territoires plus ouverts comme Pise, Venise ou Gênes; c'est davantage la proximité de Florence et de Rome qui a déterminé les axes d'échange et d'influence. Ce manque d'unité morphologique de la région a particulièrement isolé Pérouse du reste de la région à cause du Tibre qui a constitué très longtemps la limite de la ville et un obstacle naturel à surmonter pour la région qui s'étendait plus à l'ouest du Tibre.
Perugia era piccolina, Perugia e stata costruita, perché è stata sempre mmezzo a le guerre allora erano guerre diverse n erano come adesso...ce sono stati sempre combattimenti a posta è stata costruita su n cucuzzolo per la difesa (Tiburzio, 64 ans, Ferro di Cavallo )
Il semble effectivement que le choix d'un lieu ainsi élevé et isolé au milieu de voies naturelles de communication justifie la pensée que Pérouse soit née pour des raisons de défense: thèse appuyée par la découverte de fossiles polis et ébréchés et attestant de la présence de l'homme sur le territoire pérugin dès le quaternaire. Puis, il y eut la découverte, déjà mentionnée, des nécropoles témoignant de la présence d'une agglomération urbaine vers la vallée du Tibre avant l'expansion étrusque de la fin du IVe siècle av. J.C.. Les caractéristiques de la muraille d'enceinte confirment que Pérouse est parmi les importantes villes de l'Etrurie. Sous la domination romaine la présence d'une garnison fait ressortir l'instabilité des rapports avec Rome jusqu'à la participation de Pérouse dans la guerre républicaine au coté d'Antoine contre Octave qui la conquiert et la saccage; sa muraille résiste et elle renaît sous le nom de Augusta Perusia. Cette appellation romaine est toujours visible au dessus de la porte Marzia, une porte étrusque insérée lors de la construction de la Rocca Paolina entre 1540-1543 (Figure 5, p.50). La superficie occupée, au sommet de la colline, par la Pérouse romaine est sensiblement la même que sous l'empire étrusque.
En raison des particularités du sol, il s'avère que son développement topographique est toujours conditionné par les problèmes d'érosion et de conformation du terrain qu'elles engendrent (Sacchi De Angelis, 1993). La colline principale est en fait constituée d'un corps central partagé en trois éperons bien délimités au nord, au nord-est et au sud-est, et deux moins prononcés à l'ouest et au sud-ouest, qui sont séparés par de profondes incisions où coule l'eau des fossés dont les plus nocifs sont ceux de Santa Margherita et de la Cupa respectivement sur les versants oriental et occidental qui ont entraîné de nombreux travaux de protection et la construction d'une série d'arches de soutien pour pallier aux éboulements. Jusqu'au Moyen Âge, les collines Landone au sud et del Sole au nord, que relie aujourd'hui le Corso Vanucci (Figure 6, p.51), étaient en effet séparées par un affaissement profond qui fut alors comblé pour réduire la dénivellation et faciliter l'accession à chacun des pôles. Aujourd'hui, toute proportion gardée la situation serait stabilisée et causerait seulement quelques affaissements. Pour Covino, Gallo, Tattarelli et Wapler (1990:157), cette grande instabilité du sol des zones plus escarpées explique que ces versants aient été exclus du développement démographique rapide des dernières décennies et est responsable de la physionomie campagnarde de la ville en raison des fossés qui se sont créés à la base de la muraille favorisant le développement d'une ceinture de verdure autour de la ville. Cette allure verdoyante contraste avec l'impression globale que donne le centre-ville très dépourvu d'espaces verts.
Outre l'érosion du sol, il y a toujours eu à Pérouse un problème d'approvisionnement en eau qui ne fut que partiellement résolu par la multiplication des puits et des fontaines, qui s'est amélioré au XIIIe siècle par la construction d'un aqueduc, puis au XXe siècle par la construction d'autres aqueducs pour pallier à l'augmentation de la population et au développement de l'industrie, sans jamais surmonter définitivement cette difficulté d'une distribution insuffisante de l'eau au sommet de la colline. D'autre part, il est fait mention de nombreux phénomènes sismiques qui ont frappé la ville au cours des siècles soit ceux catastrophiques de 1349,1751 et 1831; cependant seul celui de 1604 avait son épicentre à Pérouse. 23 Quant aux conditions climatiques, elles sont de type nettement continental avec des étés chauds et secs et une température moyenne de 24º C alors que les hivers sont froids autour de 4º C.
ci sono le mura di cinta che col passar degli anni, le mura non le hanno toccate perché le hanno lasciate come monumento, Lei vede che ci sono delle porte, praticamente quando era una cert`ora la città veniva chiusa, chi era dentro era dentro, chi era fuori per entrare doveva bussare( picchia due volte e fa tun tun) ( Tiburzio, 64 ans, Ferro di Cavallo )
Jusqu'à la fin du premier millénaire, à peu d'exception près, l'agglomération urbaine est demeurée à l'intérieur des murs de la terra vecchia c'est-à-dire dans la zone sud-est. À ce moment déjà les édifices gouvernementaux sont rassemblés au centre de la ville dans l'espace entre la colline Landone et la colline del Sole. Au XIe siècle, ce premier site d'implantation devient insuffisant et s'initie son agrandissement qui en raison de la morphologie particulière s'irradie sur les cinq éperons de la colline centrale où surgissent cinq bourgs correspondants aux cinq portes principales. Le premier quartier de la terra nuova est le quartier San Pietro le long de l'éperon sud qui, pour des raisons de commerce et de circulation, s'implante à l'extérieur de la porte Marzia où passe la route pour Rome. Les autres quartiers sont le quartier Sant'Antonio à l'extérieur de la porte Sole, le quartier Sant'Angelo à l'extérieur de la porte d'Augusto, le quartier de la Conca relié à la route de San Gagliano et finalement celui de Santa Susanna à l'extérieur de la porte Trasimeno. En prenant ainsi son expansion Pérouse gagne la forme dite stellaire ou en forme de main qui la caractérise comme l'expression d'une adaptation aux impératifs morphologiques de la colline.
Un lien organique entre la ville et la campagne est créé dans la mesure où chaque nouveau bourg s'établit dans le prolongement de la ville et est reconnu comme tel, entre autres dans la devise et les représentations des armoiries où la couleur indique le produit caractéristique de la campagne d'appartenance. Puis dans la première moitié du XIVe siècle, une deuxième muraille vient encercler la terra nuova suivie d'une troisième plus restreinte destinée à protéger des lieux d'entraînement militaire et les jardins potagers en cas de siège. Ces potagers sont demeurés importants surtout pour les cultivateurs émigrés à la ville. Avec ces jardins, commence à se dessiner la structure interne de la ville qui se complète quand plusieurs propriétaires terriens transfèrent leur demeure à la ville et y construisent plusieurs palais. Les constructions de cette époque que sont les maisons-tours, les résidences élégantes et les grands édifices publiques délimitent des rues qui sont en grande partie présentes aujourd'hui, particulièrement sur les sites plus recherchés du centre-ville comme la colline Landone.
Conjointement à ces mouvements de population, il se fait aussi de grands travaux pour améliorer l'accessibilité au centre-ville dont les voies d'accès sont souvent difficilement carrossables, entre autre, à cause des effets de l'érosion du sol. D'ailleurs, le problème de l'accessibilité au centre-ville dû à la morphologie du site a persisté dans le temps et se pose encore aujourd'hui tant pour les automobilistes que pour les piétons bien que, pour ces derniers, une ingénieuse solution soit survenue par l'installation d'escaliers mobiles dont celui inséré dans les entrailles de la Rocca Paolina est l'exemple de la dynamisation d'un héritage sur l'horizon technologique de la société contemporaine et de la reconnaissance de leur présence simultanée dans les mémoires collectives.
Les transformations qui ont suivi sont surtout liées à des événements politiques dont le plus remarquable survint en 1540 alors que le pape Paul III impose sa souveraineté et lève de lourds impôts sur le sel auxquels se refusent les notables de Pérouse qui se révoltent mais sont rapidement matés par l'armée de Pierluigi Farnese, duc de Castro et fils de Paul III. Il s'ensuit l'érection d'une forteresse dont la visée est autant la défense interne et le meilleur contrôle des Pérugins que la défense externe justifiée par les guerres pontificales de l'époque contre l'Espagne, les Turcs et les Protestants. Cette forteresse construite par Sangallo suite à la destruction de plus de trois cents maisons du quartier de Santa Giuliana, est aujourd'hui connue sous le nom de la Rocca Paolina dont on ne voit plus que les vestiges de sa destruction par les Pérugins survenue après l'unité, suite aux luttes pour se soustraire à la domination pontificale. L'espace de la colline Landone, libérée de la forteresse, aménage une immense place où surgissent de nombreux édifices sans qu'il y ait de mouvement de population hors les murs même après la construction de la gare Fontivegge en 1866. Ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale que l'expansion hors les murs se fait coextensivement au développement démographique et réduit pour la première fois le poids du centre par rapport aux zones périphériques.
Le développement démographique de Pérouse est étroitement lié à sa position en hauteur et à sa topographie particulière qui apportent un déterminisme dans la répartition des fonctions socio-économiques sur le territoire. À travers le temps, il présente un rythme plutôt instable en fonction de la diversité des situations politiques et socio-économiques. On suppose qu'il y eut vers le XIe siècle une augmentation de population par l'afflux des gens venus de la campagne en raison de bonnes conditions économiques, puis vers le XIVe siècle une forte diminution dûe à des guerres et luttes internes mais aussi à cause de la peste et des famines consécutives qui s'abattirent sur la ville jusqu'à la fin du XVIe siècle.
À cette époque la population est d'environ 13 000 habitants et aurait été de 18 000 habitants en 1656 lors du premier recensement du régime pontifical pour chuter à seulement 13 500 personnes en 1801 probablement à cause de la détérioration des conditions économiques sous le règne pontifical. Dans la période qui suit l'Unité de l'Italie les données des recensements 24 révèlent entre 1881 et 1951 une augmentation de la population de la municipalité de 85.6%, passant de 51 354 à 95 300 résidents avec un poids croissant de la population du centre urbain comparativement aux zones de sa périphérie. En effet, du début à la fin de cette période la population vivant dans le centre urbain passe du tiers à la moitié de ses habitants avec une croissance plus accentuée après 1931.
Dans le mouvement d'expansion du tissu urbain hors les murailles, cette augmentation de la population constitue le premier saut quantitatif. Les facteurs explicatifs, selon Melelli cité par Covino et coll. (1990:154), sont surtout reliés au développement socio-économique vers Fontivegge et Monteluce et à certaines réalisations dont le faculté agraire à San Pietro, le tronçon ferroviaire entre Ponte San Giovanni et Sant'Anna, les prisons et le marché couvert.
Le second saut quantitatif s'effectue entre 1951 et 1981 alors que la municipalité atteint autour de 142 000 résidents. Deux facteurs majeurs caractérisent cette période de croissance économique de Pérouse: un premier réside dans l'incapacité du centre historique 25 d'absorber l'augmentation de la population tant résidentielle que d'affaires, ce qui entraîne la migration du développement démographique vers le bas de la colline et dans la plaine; le second facteur tient à l'exode des campagnes et à la tendance de ces nouveaux citadins à s'implanter dans la plaine. Grosso modo, la croissance économique s'édifie sur les quelques structures mises en place dans le lent cheminement de la ville et de l'Ombrie en général, vers la modernisation; s'accentuent ses rôles liés à sa centralité administrative de chef-lieu de la province de Pérouse et depuis 1970 de capitale de l'Ombrie, ses deux universités prennent de l'ampleur, se développe son secteur tertiaire et ses premières industries modernes prennent de l'expansion principalement l'entreprise chocolatière La Perugina et la manufacture de textile l'Angora Spagnoli.
Franco, qui travaille actuellement au restaurant de son épouse à San Sisto où ils habitent, a vécu et se rappelle cette époque d'expansion de La Perugina. Quand il y est entré, me dit-il, c'était une entreprise chocolatière renommée en Italie et à l'étranger, où on se flattait de produire le meilleur chocolat du monde. C'était en 1959, quatre ans avant que l'entreprise quitte ses installations à proximité de la gare ferroviaire de Fontivegge pour s'établir à San Sisto. À cette époque, c'était une entreprise familiale implantée depuis longtemps au centre historique bien qu'en des sites différents. Ayant été ouvrier de La Perugina pendant 28 ans, Franco se souvient des dernières années de l'entreprise au centre historique :
(...) era un'azienda di proprietà, erano due famiglie che detenevano, c'avevano tutte le azioni della azienda Perugina, vale a dire la famiglia Buitoni e la famiglia Spagnoli. Quindi sotto questo aspetto era identificata in modo netto, chiaro. E dopo le due famiglie, l'una e l'altra si distinguevano con altre attività, con altre proprietà eccetera, però alla Perugina erano loro due che in pratica erano i padroni di questa grande fabbrica. Perché al tempo che eravamo, che sono entrato io era una fabbrica... io non direi artigianale perché c'erano dei macchinari che facevano delle grosse produzioni, però molto molto molto del lavoro che veniva fatto era manuale, quindi la tecnologia c'era perché c'erano i macchinari comunque, è ovvio, però molto, molto indietro molto. Quindi diciamo la manodopera ce ne voleva tanta, molta manodopera e soprattutto c'era ancora, diciamo, l'occhio dei proprietari che venivano in fabbrica, davano consigli, oppure c'era un rapporto diciamo d'odio e amore tra il padrone e diciamo l'operaio, l'operaio in genere. E quindi sotto questo aspetto diciamo, sul piano umano sicuramente c'aveva un valore benefico c'aveva, però d'altro canto era altrettanto vero che creava tanti tanti privilegi all'interno dell'azienda, perché essere amici, diciamo, dei proprietari era un biglietto da enorme, e quindi creava i privilegi, quindi .
Franco ne s'en cache pas, c'est parce qu'il était en bons termes avec les propriétaires qu'il a pu aménager ses horaires de telle sorte qu'il a pu poursuivre une carrière dans le calcio amateur tout en conservant son emploi. Il voit dans l'expansion de l'entreprise le résultat d'une croissance économique qui profitait à tous et reconnaît que son déménagement à San Sisto a eu un gros impact sur le processus d'urbanisation de la ville. Voici ce qu'il en dit :
(...) Io sono venuto qui a San Sisto nel 1964, quindi lavoravamo su e nel 1964 siamo venuti qui a San Sisto. San Sisto che questo dove siamo adesso, alto, c'era tutta campagna, non esistevano, esistevano tre case giusto staccate, (...) E' quello che dopo l'installazione della Perugina è nata tutta una serie di ... cioè ma è tutto, sono arrivati tanti dipendenti che hanno comperato un pezzo di terra, hanno costruito la casetta, eccetera no? E quindi, e dopo da lì è venuto fuori uno sviluppo enorme, perché adesso nello spazio di venti anni diciamo, no trenta anni, è quasi una città oggi, San Sisto. Prima era un paesino, neanche villaggio, era un paesino con poche case che non era neanche parrocchia, non ci stava neanche il parroco non ci stava, quindi erano l'unità assoluta erano ( Franco, 57 ans, San Sisto).
Quant à l'exode des campagnes, il a un caractère non pas d'expansion mais de contraction et de rupture avec l'institution de la mezzadria 26 sur laquelle est encore basée l'économie rurale de l'Italie centrale et le pouvoir des anciennes couches dominantes de la ville de Pérouse. En Ombrie et particulièrement aux alentours de Pérouse, le contrat qui régit l'entente entre le propriétaire terrien et l'agriculteur est, selon Sacchi (1993:881), appliqué sur la base de normes plus restrictives qu'ailleurs. Contrairement à d'autres milieux, aucune possibilité n'est laissé au métayeur de partager la propriété de quoi que ce soit, ni même de bêtes d'élevage qui auraient facilement pu être mises en paturage avec celles du propriétaire. Son seul apport dans l'exploitation agricole est sa force de travail pour laquelle il reçoit la moitié du revenu agricole. C'est donc sur ce type de contrat à courte vue, enraciné dans un passé où souvent des seigneurs despotes ou des bandes imposaient la soumission par la force, que décline l'économie rurale, que s'instaurent les luttes paysanes et que se vident les campagnes.
Entre Lorenzo qui a 80 ans et Luigi qui en a 69, les souvenirs se rejoignent: Lorenzo a vécu jusqu'à 68 ans sur une ferme a mezzadria alors que Luigi y a travaillé longtemps en cumulant les responsabilités de chef de la famille élargie avant de devenir ouvrier dans la construction. Tous deux métayers, ils traduisent à travers leur trajectoire personnelle ce que signifiait dans la vie quotidienne l'exploitation d'une ferme a mezzadria; alors que le récit de Lorenzo met l'accent sur la sédentarité qui prévalait dans ce mode de vie, celui de Luigi souligne la précarité qui y était associée.
Pour Lorenzo qui a toujours vécu à Pérouse, ce mode de vie est pratiquement l'expérience de toute sa vie. C'était, dit-il, une vie un peu sacrifiée en comparaison de la vie d'aujourd'hui parce qu'il n'y avait pas d'argent, peu d'industries et des moyens de transport limités à l'autobus et à la bicyclette pour se déplacer dans Pérouse. C'est après la guerre lorsque l'argent s'est mis à circuler que les choses ont commencé à changer et que la vie y est devenue plus facile. Auparavant :
(...) i figlioli vivevano sempre, non so, fino a dieci, dodici anni, quindici pure, vivevano sempre in famiglia, sempre con i genitori, sempre su quel luogo dove erano nati, voglio dire con poco spazio.Volevano andare in paese, non so, un chilometro per modo di dire, non era come adesso: i figlioli di oggigiorno che vanno, non so, a Perugia, a Roma, dappertutto. Allora era in quel modo, non c`erano le possibilità di andare in giro. Oppure andavi in giro per una disgrazia, se stavi male. No, no, non era difficile. C`era la difficoltà, c`era da qualcuno, non tutti. Secondo uno come c`aveva il podere e il padrone, perché c`erano i padroni un po` meglio e un po` più cattivi. Noialtri si stava su un poderetto, un poderino che insomma uno si arrangiava suppergiù, si cosava [ faceva delle cose ], non è che viveva solo con un tantino di podere, uno si dava da fare: chi faceva una cosa chi faceva un`altra. Perché io ho fatto tanti mestieretti, così, familiarmente, che dopo glielo spiego, e allora si viveva, noialtri siamo arrivati a quattordici persone e si mangiava, insomma si viveva con quel poco di coso, non era la vita che si fa oggi per modo di dire. Perché di lì non si comprava niente, non volevo dire fuori di, non so, sale, queste robette così, un po` di formaggio, perché se uno c`aveva le pecore si faceva il formaggio da noi, capito? Era tutta una cosa diversa da adesso ( Lorenzo, 80 ans, Madonna del Piano ).
Luigi abonde dans le même sens que Lorenzo sur l'isolement géographique qui prévalait et la nécessaire autosuffisance pour assurer la survie de la famille mais c'est davantage son expérience de chef de la famille élargie qui alimente ses souvenirs. Contrairement à la tradition, c'est du vivant de son père que Luigi a hérité du rôle de chef de famille, il avait à peine 16 ou 17 ans lorsque ce dernier, qui était analphabète, jugea que son fils ayant fréquenté l'école pendant trois ans était mieux outillé que lui pour négocier avec le propriétaire de la ferme. Étant donné la nécessité d'avoir une famille nombreuse pour accomplir le travail de la ferme, la responsabilité était grande pour Luigi d'assurer un revenu suffisant à la survie de tous. Il souligne toute la difficulté qu'il y avait à faire face aux imprévus alors qu'il n'y avait jamais de certitude quant à l'apport d'un revenu. Il raconte :
La rendita del podere era giusto per sopravvivere. Ma dopo non si vive, diciamo, solo di vitto, ha visto, il vestiario, calzarsi, viene un ... piccolo, nasce un bambino, ci sono le spese, una malattia.(...) Una volta non c'erano soldi, ma toccava [bisognava] pagare tutte tutte le medicine, non passava niente niente niente niente; per la mezzadria poi era assente, solo l'operaio aveva una piccola beneficienza. A mezzadria invece noi abbiamo sempre dovuto pagare le medicine perciò se c'era un piccolo fondo bisognava tenerlo sempre per le cose di emergenza, una malattia improvvisa ci voleva il soldo; la farmacia voleva i soldi; la farmacia a credito non faceva. Qui era la vita dura.(...) Del '60, '63/'64, del '50, del 53/54 quando mi è nato il più grande del '50 e aveva 3 o 4 anni. Il problema grosso è stato quello e a lavorare mica eravamo operai, eravamo mezzadri a mezzadria, toccava arrangiarsi a fare una giornata di là, una giornata di qua, tutto un bosco pur di guadagnare qualcosa. Solo che la gente non era la ditta, la fabbrica che quando è il 27 o il 10 del mese pagano, pagavano quando ce l'avevano e quello era il problema. (...) uno lavorava di qua, erme [eravamo] due o tre fratelli tutti a lavorare. Siccome sapevamo che ci volevano questi soldi (...) si andava via in tre (...) può darsi che su una sera anche in due riportavamo i soldi di tre che andavamo via, qualche sera nessuno dei tre ne riportavamo perché mica c'era una data, no c'era nessun contratto, (...) ce li davano quando ce li avevano (Luigi, 69 ans, Montebello ).
La carence des moyens de locomotion et de communication propre au contexte de cette période et qui influe sur tous les aspects de la vie paysane, est ici interprétée comme une contrainte importante dans les rapports de négociation avec le propriétaire terrien : ce dernier bénéficie de l'avantage stratégique du terrain dans tous les sens du terme alors que le métayer, sans la solidarité de la structure familiale polynucléaire et la multiplication des petits métiers dans l'environnement local, ne peut penser aller de l'avant et faire face aux imprévus de la vie courante. La précarité de la vie des métayers, si elle ne peut être invoquée comme une cause directe de la disparition de l'institution mezzadrile, constitue un facteur à prendre en compte dans le cadre d'une explication plus globale du processus de déruralisation. Cette explication, on la retrouve chez Guaitini et Seppilli (1978/79 - 1979/80:43) qui mettent en relief les conditions objectives d'existence à la campagne avec le changement des modèles idéaux de vie qui se sont développés dans la société italienne et en Ombrie suite aux processus d'unification et de modernisation faisant en sorte, de créer un écart de plus en plus incomfortable pour l'individu entre sa réalité et l'acceptation subjective de cette réalité.
Les facteurs de déruralisation mis en cause par ces mêmes auteurs, qui sont aussi des facteurs d'urbanisation de la campagne, sont: 1) le déclin des économies locales de consommation sous la pression de l'économie de marché et la formation d'un marché national ; 2) l'introduction dans les campagnes de techniques productives modernes et de processus de restructuration des entreprises ; 3) la promotion d'organisations de classe, syndicales et politiques, dans le monde paysan ; 4) la construction d'un vaste réseau d'infrastructure routière et l'augmentation consécutive des moyens de locomotion, publics et privés, et de la mobilité territoriale ; 5) le développement d'un système ramifié de services et de structures de communication interpersonnelle (école,poste, téléphone,etc.) ; 6) la pénétration et la progressive extension des moyens de communication de masse.
Ainsi, les représentations de la ville et de la vie urbaine se transforment dans le sens d'augmenter le pouvoir d'attraction de cette dernière qui se traduit souvent à Pérouse par un phénomène d'«urbanisation spontanée» qui a ses origines dans la vieille structure mezzadrile. Ce terme est utilisé par Covino,Gallo, Tittarelli et Wapler, (1990:161) pour signifier l'amplitude des territoires occupés par des familles d'anciens métayers qui travaillent désormais à Pérouse et maintiennent en même temps des activités agricoles afin d'ajouter au revenu familial: une façon de faire considérée peu économique quant à l'utilisation des infrastructures de la ville dans des zones non dévolues à l'agriculture. Annamaria et sa famille ont conservé la double appartenance et sont représentatifs de ce mode de faire: même s'il ont laissé la ferme a mezzadria pour travailler à la ville, ils maintiennent avec plaisir et satisfaction certaines activités agricoles comme elle l'explique:
(...) sono 11 anni che lavoro a Perugia. Prima avevamo la terra. Avevamo un podere grande e si faceva da colono, da mezzadro, dopo c(i) han fatto la strada qui di sotto e aven [abbiamo] lasciato il podere e sen fatta [ci siamo fatti] la casa e sen [siamo] venuti ad abitare di qui. (...) è un pochino più facile perché si prende lo stipendio tutti i mesi invece, quando uno fà la terra, era una volta all'anno, se prendeva dal padrone quel tot che avevi guadagnato sul bestiame, sul grano. Per esempio quando si batte il grano a luglio, si fà la mietitura e il grano si vende una volta l'anno; il granoturco uguale, le bestie che si allevavano, il bestiame, i vitelli (...) questa roba, anche quella si vendeva quando erano cresciuti. Insomma, una volta l'anno te dava quel tot. Cioè la vita era più dura, era più faticosa anche perché lavori più materiali; adesso sono lavori un pò più leggeri.(...) abbiamo un orto. Poi abbiamo un ettaro di terra qui, prima delle quattro corsie che ce si mette un pò di roba per casa.(...) ci piace perché ci eravamo abituati allora a fare questi lavori con il trattore, con la motofalce, a falcià [falciare] l'erba. Tenemo [teniamo] il maiale per casa, per ammazzarlo adesso, in questa stagione; un pò di conigli, un pò di galline per casa (Annamaria, 52 ans, Collestrada).
En somme, à l'intérieur même du territoire de la commune de Pérouse, le rapport entre la ville et la campagne s'est profondément transformé surtout en périphérie de la ville. En termes de localisation des activités, les choses se passent comme si l'expansion de l'industrialisation et l'urbanisation au bas de la colline avait fait voler en éclat toutes les contraintes topographiques jusque-là très limitatives. La force d'attraction auparavant concentrée dans le centre historique s'est décomposée en plusieurs pôles d'attraction sur l'ensemble du territoire de la municipalité à cause principalement de l'industrialisation et de l'institution de la Région. Un plus grand nombre de quartiers périphériques ou frazioni est apparu, ces derniers ont développé une autonomie sur la base de spécialités occupationnelles et d'un nouveau mode de vie, comme à San Sisto où la vie quotidienne se déroule sans qu'il soit nécessaire de recourir aux services du centre-ville.
Outre les limites topographiques du centre-ville à absorber l'impact des changements survenus, la multiplication des centres pose les conditions qui peuvent aussi placer le centre historique dans la position d'un quartier périphérique par rapport à la satisfaction de certains besoins; il s'ensuit l'ajout de nouvelles catégories spatiales caractérisées par un «dualisme centre-périphérie», selon une expression utilisée par Albertini en 1969, au polycentrisme en transformation déjà présent dans le modèle d'urbanisation pérugin lors de l'expansion de la terra vecchia à la terra nuova. Cependant, en terme de la perception de leur espace urbain par les Pérugins eux-mêmes, une recherche faite par Lepore (1990:73) présente le centre historique au sommet de leurs préférences, comme le lieu privilégié parmi les espaces de la ville considérés importants. Alors que le centre historique est représenté comme le pôle positif, les quartiers de la périphérie sont davantage associés à des valeurs négatives dont un manque d'identité, l'insuffisance des structures d'intégration et la laideur des grands immeubles récemment construits.
En parcourant cet espace de mémoire, deux repères persistent dans le temps comme plus fondamentaux et déterminants de la dynamique d'ensemble. Il s'agit d'une part, du développement topographique du territoire et du centre historique en particulier, mis en évidence comme un facteur associé à la défense et au repli sur soi; et d'autre part, du rôle de chef-lieu de la province et/ou de la région selon les époques qui, à l'inverse, se présente davantage comme un facteur d'ouverture et de leadership au plan local, régional et national, dans les différents domaines de la vie sociale.
Étant donné leur centralité au cours de la longue histoire de la ville, il semble que ces repères caractérisés en terme d'ouverture et de fermeture aient marqué fortement l'image de Pérouse et des Pérugins avec une prédominance accordée à la représentation du Pérugin «fermé». À l'appui de cette persistence, Elisabetta née et vivant à Pérouse nous fait part de ses perceptions à ce sujet. Margherita qui vient de Duronia près de Campobasso dans les Molises raconte son expérience comme étrangère à Pérouse. Paolo né en Sicile conclut avec le récit de son adaptation. Le premier récit est celui d'Elisabetta dont la participation dans une association européenne bénévole des amis de la nature lui a permis d'expérimenter des rapports plus étroits avec des « étrangers » qu'elle commente en ces termes:
(...) a livello personale, io mi sono arricchito con le esperienze che sono state fatte qui, dentro questa casa, perchè, abbiamo fatto delle esperienze molto belle, abbiamo fatto il congresso, abbiamo fatto delle feste, per conoscere anche realtà di Perugia, diverse, abbiamo fatto una festa giapponese, per esempio, per conoscere un po' meglio...dei giapponesi, anche qui a Perugia ce ne sono molti. Abbiamo fatto una festa argentina, cioè cercavamo di...ecco di utilizzare anche, di dare spazio a questa, a tutta questa realtà che c'è a Perugia, perchè Perugia è piena di stranieri. In genere i perugini vivono molto distaccati da questa realtà, no. Ecco, il nostro tentativo è stato anche quello, nei momenti migliori, insomma c'è stato anche questo tentativo di coinvolgerli, di conoscerli...( Elisabetta, 43 ans, Prepo ).
Alors qu'Elisabetta native de Pérouse perçoit l'« étranger » dans la personne originant d'un autre pays, les témoignages de Margherita et Paolo qui sont des immigrants de l'intérieur, révèlent que l'on peut, dans une certaine mesure, être considéré « étranger » lorsque l'on provient d'une autre région de l'Italie. Dans ce cas, comme le souligne Margherita, il n'est pas toujours facile de lier amitié avec les Pérugins :
(...) E poi ecco per quanto riguarda la mia vita di relazione privata cioè, i miei amici...tutti...la cerchia dei nostri amici non sono quasi nessuno è perugino, sono pochissimi i perugini anche se sono, trenta anni che siamo qua, parlo di me, anche se sono trenta anni che sono qua a Perugia, non sono riuscita molto a legare con il perugino, perugino. Perchè, bah, forse per diventare caratteriali, non so il perugino è introverso, è chiuso, è diffidente, a mio avviso, questo è il mio giudizio, per cui ecco io, tutte le mie amicizie sono persone per il novanta per cento, non Perugine (...) Sono di varie regioni d'Italia: quindi del sud, del nord... (...) infatti cercavamo poi tutti insieme senza i Perugini, perchè il perugino è chiuso (...) Forse è una cosa atavica, non lo so, una cosa...di generazioni...forse anche per carattere, non lo so, perchè poi il perugino, prima di entrare nel...nel clan dei perugini, bisogna faticare parecchio, bisogna farsi conoscere, bisogna farsi apprezzare, bisogna vedere quale, quale grado della scala gerarchica uno occupa e allora, se occupi un...un posto alto della scala gerarchica, sei accettato con più facilità dal perugino. Per le altre persone non perugine non ho questi problemi ad esempio. La relazione é abbastanza spontanea e poi diventa anche abbastanza intensa, diciamo così (Margherita, 55 ans, Madonna Alta ).
Dans le même sens que Margherita, Paolo tout en mettant de l'avant les capacités d'adaptation des gens du Sud, parle de la difficulté de poursuivre les contacts avec les Pérugins au-delà d'une certaine limite. À l'inverse de son épouse Adriana qui a souffert que l'on associe son origine sicilienne à la mafia, il la considère comme un atout qui a facilité leur adaptation. Ce qui ne doit pas occulter les tensions historiques qui persistent entre les gens du Sud et du Nord et dont il sera question dans la prochaine partie qui aborde les expériences collectives. C'est donc en se qualifiant d'intrus que Paolo explique ses rapports avec les Pérugins :
(...)e poi, nel 1979, avendo avuto un incarico di responsabilità in banca, ho tra l'altro valutato l'opportunità di fare esperienza fuori della Sicilia per conoscere l'ambiente di lavoro e anche l'ambiente sociale del centro nord Italia. Siamo venuti a Perugia perché da poco la mia banca aveva aperto uno sportello e aveva bisogno di funzionari per l'esigenze di organico della filiale. Siamo venuti qua pur non conoscendo, insomma, bene l'ambiente e la regione ma comunque ci siamo facilmente adattati perché noi meridionali insomma possiamo avere... come dire, alcuni limiti però abbiamo uno spirito, in linea di massima un certo spirito d'adattamento. E noi, dico noi per me e anche la famiglia, perché il fatto che la famiglia si sia, come dire, adattata all'ambiente è stato positivo per me perché ho potuto continuare il lavoro con, posso dire con, una certa soddisfazione. Quindi sia nell'ambiente di lavoro che nell'ambiente sociale ci siamo in un certo qual modo adattati ed anche inseriti possiamo dire, perché è un ambiente che perquanto chiuso, per quanto loro stessi gli umbri e i perugini riconoscono di essere, come dire un po' insomma... difficili da aprirsi, ma comunque noi abbiamo avuto la possibilità di avviare buone relazioni pur sapendo i limiti insomma che questo comporta. Altro è l'ambiente della città dove si è nati che c'è un radicamento familiare di amicizie, altro è qua che sono amicizie acquisite e quindi non si può pretendere nei rapporti quello che invece avveniva senza tante difficoltà nella propria città d'origine. Insomma in un certo qual modo noi qua siamo, chiamiamolo così, degli intrusi e quindi dobbiamo adattarci noi alle abitudini, alle situazioni ambientali e non pretendere che gli altri vengano, insomma, da noi. Per questo in linea di massima ci è riuscito perché possiamo vivere, che se c'è un momento di difficoltà, che sempre capita, ma in linea di massima se siamo qua dopo sedici anni è perché le cose in linea di massima sono state facilitate, grazie a una buona dose di disponibilità e di apertura che abbiamo avuto tutta la famiglia (Paolo, 59 ans, Via dei filosofi).
Ces jugements à l'appui de la représentation du Pérugin « fermé » s'expriment dans le sens d'une certaine homologie perçue entre le rapport au territoire du Pérugin développé de longue date sur un mode défensif et son rapport à la personne « étrangère » à la ville, envers qui il ne semble pas démontrer d'intérêt à faire connaissance et à se lier. À l'instar de ces témoignages, l'étranger pour les Pérugins n'est pas l'étudiant ou le touriste qui est habituellement de passage, c'est plutôt la personne résidente permanente à Pérouse dans laquelle on ne reconnaît pas les marques de son héritage. Un héritage propre à l'Ombrie où les frontières ont délimité un territoire, des modèles de développement, des mondes et des langages très différents qui l'ont faite hétérogène et fragmentée. Rendues plus perméables par la multiplication des communications et des interrelations, les frontières internes de l'Ombrie devenues plus poreuses sont aujourd'hui soumises à une tension grandissante due à l'immigration, et plus fortement à Pérouse qui reçoit 90% de l'immigration étrangère de l'Ombrie, ce qui n'est pas sans confronter les Pérugins dans leurs représentations de l'Autre et du territoire (Irres, 1995:328, 663).
Ces relations très étroites avec leur environnement naturel, développées par les Pérugins à travers les siècles, se sont actualisées dans les événements de la vie quotidienne mais aussi à travers des événements plus marquants qui y sont survenus. Ces expériences collectives plus marquantes étant nombreuses, leur choix s'est s'effectué en fonction de celles qui ont été évoquées par les informateurs eux-mêmes de manière à circonscrire le métarécit et son contexte et à concilier les récits personnels aux discours plus larges sur les événements concernés avec lesquels sont négociés les termes de leur interprétation et des participations consenties ou subies.
Cette intégration de l'histoire collective dans le cours des histoires de vie de chacun des informateurs dénotent dans les récits recueillis une tendance des gens à s'en tenir à la configuration (Mimèsis II) de leur récit autour de la version officielle pour accéder peu ou pas à l'étape de sa refiguration (Mimèsis III), c'est- à-dire à l'émergence d'un nouveau récit résultant de la confrontation de l'histoire officielle avec d'autres versions et leur vision personnelle du monde. Ce qui met en lumière l'autorité accordée à l'histoire officielle et l'influence qu'elle exerce dans le développement des mémoires singulière et collective.
La relation la plus éloignée avec les ancêtres familiaux est rapportée par Tiburzio à qui sa grand-mère, qui le tenait elle-même de sa propre grand-mère, a raconté comment les Pérugins se sont opposés aux armées papales lors de la bataille du 20 juin 1859 qui précéda de peu l'unité d'Italie. C'est parce qu'il fait partie de son histoire familiale que le souvenir de cet événement lointain s'est imposé à lui. Car, dit-il, même s'il n'y était pas, ses arrière-grands-parents l'ont vécu et sa grand-mère, née peu de temps après, ayant entendu ses parents et grands-parents en parler a pu lui raconter certaines choses. Il y a aussi le monument du Pérugin avec un fusil (Figure 7, p.74), érigé aux jardins Frontone près de l'église San Pietro, qui renforce son souvenir :
All`inizio del giardino, all`inizio dove c`è una colonna alta sulla quale accendono il fuoco una volta all`anno.Questo monumento è stato fatto al perugino perché oppose resistenza all`esercito dei papalini, chimiamoli così, all`esercito del papa, i perugini combatterono e hanno combattuto dal Frontone venendo al crocevia, allora per la difesa, dalle abitazioni gli buttavano giù l`olio bollente dalle finestre perché passavano sotto, adesso lo fanno con gli aeroplani allora era tutto fucile, fucile... e per tirare un colpo gli ci voleva. (...)La nonna me ne parlava di questo perché lei si ricordava perché gliel`avevano raccontato i nonni suoi. E sicché Perugia è stata difesa dalla Rocca Paolina, la famosa Rocca Paolina era stata costruita sempre per queste difese(...)( Tiburzio, 64 ans, Ferro di Cavallo ).
Bien sûr, les événements sont transformés par rapport aux récits historiques mais l'interprétation dans le sens du courage et de la fierté des Pérugins à se défendre a survécu aux filtrages successifs dans la chaîne familiale de transmission; ce en quoi son récit corrobore le discours répandu sur l'événement et renforcé par la commémoration officielle de l'événement à laquelle il participe.
Dans le langage historique de Ugolini (1993), l'événement est connu comme les massacres du 20 juin qui ont suivi l'insurrection de 1859 et dont on a parlé tant en Europe qu'en Amérique. Pérouse est alors le chef-lieu de l'État pontifical et à ce titre elle représente un point décisif dans la lutte d'indépendance et d'unification de l'Italie; c'est aussi pourquoi les erreurs stratégiques de Cavour qui créent son isolement au moment de l'insurrection du 14 juin à Pérouse ont de graves conséquences. Dans les faits, ce jour-là, tout se déroule sans violence quand une délégation fait part à monseigneur Giordani de la détermination de la ville de participer à la lutte d'unification nationale; la capitulation se fait sans résistance, un gouvernement est aussitôt constitué et la bonne nouvelle télégraphiée. Or, personne ne s'est préoccupé d'empêcher le délégué papal de la communiquer lui-même à son délégué de Bologne, Antonelli. Ce dernier apprenant la nouvelle de l'insurrection, de rage ordonne à l'armée déjà en route d'appliquer à Pérouse une punition exemplaire afin d'intimider les autres villes en insurrection et pour ce faire il semble qu'il ait autorisé la décapitation des insurgés.
Quand le gouvernement provisoire de la ville apprend que l'armée papale est en route et se rend compte de son isolement, il décide de prendre les armes jusqu'à ce que Cavour organise la contre-offensive. La bataille a lieu près de la muraille del Frontone, les Pérugins résistent mais face à la supériorité en nombre et en moyens de l'adversaire, ils concèdent la victoire et le gouvernement provisoire s'enfuit. Jusque-là, la bataille a entraîné très peu de pertes de vie soit cinq morts dans les rangs des résistants et un seul chez les attaquants. Le saccage commence, après la bataille, par l'abbaye de San Pietro où les moines sont favorables à la cause libérale, survint ensuite celui d'un quartier populaire de la ville aujourd'hui appelé il borgo XX Giugno, qui entraîne les réactions de défense de la population et la multiplication des pertes de vie de part et d'autre pour un total de cinquante-trois morts, incluant même le porteur du drapeau blanc. Ainsi, Pérouse retombe sous la coupe de l'état pontifical et le pape promeut général le commandant des troupes. Pour Cavour, la détermination manifestée par les Pérugins à se défendre est un gain en faveur du mouvement d'unité nationale probablement plus que ne l'aurait été une victoire.
Quant à la libération définitive de la ville, elle survient le 14 septembre 1860 27 après une perte d'autonomie qui dure depuis 1540, c'est-à-dire, depuis la domination de l'État pontifical. La première conséquence de cet événement, souligne Fagotti (1993), est la reconduction en mars 1861, du statut de Pérouse comme chef-lieu de la province de Pérouse, la seule province de l'Ombrie devenue cette fois province du Royaume d'Italie qui regroupe Spoleto, Rieti, Orvieto, Gubbio et Pérouse; l'Ombrie a alors une population d'environ 504 000 habitants et à Pérouse résident autour de 44 000 habitants dont près de 15 000 dans le centre urbain. Au niveau national, les principes de centralisation prennent vite le dessus sur ceux politiquement annoncés d'autonomie et de décentralisation. Auparavant, le plébiscite organisé dès novembre 1860 avait appuyé très majoritairement l'adhésion de Pérouse au Royaume d'Italie.
Par la suite, les élections n'ont pas le caractère démocratique annoncé: elles s'adressent aux citoyens de plus de 21 ans possédant un minimum déterminé d'économies et excluent les femmes 28 et ceux qui ne savent pas lire et écrire. Finalement les gens qui peuvent se prévaloir du droit de vote sont moins de deux pour cent de la population. Même si le pouvoir de l'Église est grandement réduit par la confiscation de la plus grande partie de sa richesse, la population manifeste sa désillusion et se désintéresse de la chose politique qu'a prise en main un petit groupe de possédants aux vues conservatrices qui cumulent entre eux, par le jeu des mariages et de la parenté, la majorité des charges politiques locales. Dans l'ensemble de l'Ombrie, l'insatisfaction se manifeste par une désaffection du service militaire et l'apparition du banditisme.
Cette période est un tournant majeur dans la vie des Pérugins, elle porte en germes les luttes politiques futures entre la droite et la gauche, les fascistes ou neri et les communistes ou rossi, les conflits avec le clergé et souligne Grohmann (1990:37), cette conscience et mentalité collective qui va se développer de plus en plus dans l'environnement toujours plus politiquement marginalisé de l'Ombrie. En effet, avec l'arrestation de Garibaldi en 1867, Pérouse perd sa position stratégique auparavant liée aux dangers d'initiatives garibaldiennes et aux réactions consécutives du clergé; puis, à la perte de son statut privilégié au niveau national, s'ajoute la mise hors circuit de Pérouse de la ligne de chemin de fer entre Florence et Naples que l'on choisit de faire passer à l'Ouest du lac Trasimeno de sorte qu'elle effleure à peine la région. Cet affaiblissement de la région et de son chef-lieu au niveau national entraîne un repli sur la réalité locale qui en contre-partie de son effet négatif a pour heureuse conséquence de susciter un renouveau d'intérêt des citoyens pour la chose publique à travers leurs préocupations quotidiennes. Il faut dire que l'économie pré-industrielle tant de la ville que de la région, n'est pas prête à affronter l'ouverture d'un marché national et européen, toute dépendante qu'elle est d'une économie agricole et d'un secteur réduit de petites entreprises, tous deux organisés sur une base artisanale.
Clarissa est la fille d'un fasciste. Elle a aujourd'hui 65 ans et se reporte à la fin de la guerre 39-45 et à ses quinze ans quand elle raconte les implications qu'eut pour elle le fait d'appartenir à une famille fasciste. Elle en parle d'une façon distante et marginale au sens où elle associe le fascisme à la personne de son père sans toutefois qu'il recouvre tout le souvenir qu'elle conserve de lui. Le fascisme est présent dans son discours parce qu'il est un élément de l'histoire familiale, en réalité il représente plus l'occasion d'une aventure pour l'adolescente qui jusque-là vivait dans les privations engendrées par la guerre. Elle se reporte à la période de la fin du régime fasciste alors que son père travaillait à Pérouse dans les locaux de la milice où, dit-elle, les gens lui offraient de la nourriture ou de l'argent pour retarder ou empêcher le départ de leurs fils au front. Ces cadeaux il ne les aurait jamais acceptés même si sa famille souffrait de la faim et pour Clarissa, c'est le meilleur exemple qu'il a donné à ses sept enfants pour qui l'honnêteté est une valeur importante.
L'aventure dont elle me parle est liée au départ précipité des familles fascistes de Pérouse vers le Nord et la fameuse république de Salò. Elle se souvient qu'ils sont embarqués dans un camion près de la tour des Sciri sur via dei Priori:
Si partì e si andò a Padova da Padova, ma facemmo Mestre, facemmo Ferrara, ma ci presero i bombardamenti in questi campi, ci radunavano in campi di concentramento, ma non erano campi di concenttramento per noi erano posti grandi dove ci potevano raggruppare. (...) Con i genitori sì. Prima di tutti sistemavano la nostra famiglia, la famiglia X perché era la più numerosa e coi bambini piccoli e dopo ci mettevano su questi campi così grandi che erano come campi sportivi immensi con delle baracche, abbiamo dormito dentro alle mangiatoie di cavalli piene di, ma per noialtri erano novità, alla avventura, per noialtri erano avventure, io vedevo la mamma piangere porella [poverina], ma per noialtri erano avventure; c'era l'incoscienza dell'età, ma i primi bombardamenti, mitragliamenti li abbiamo avuti anche mentre viaggiavamo con il camion. Bisognava saltare giù, buttarsi giù, adesso me li ricordo come se fosse oggi. E dopo ci siamo stati, siamo tornati giù quando la guerra è finita, il papà, però su a Padova e siamo stati a Este, il posto è proprio a 30 chilometri da Padova Este e lì è stato un periodo bellissimo, perché avevamo il mangiare quanto ce ne pareva, ha capito? E' stato bellissimo, è stato bellissimo veramente, poi andavamo a mangiare (...)
Poi da lì, però una notte ci accorgemmo che i tedeschi partivano, scappavano e abbiamo capito che avanzavano le truppe e allora lì è stato; la notte vennero a prelevare il mio papà e lo portarono in prigione a Padova perché era fascista, non per altro e a noialtri bambini ci lasciarono solo i letti, scesero i partigiani ha capito? I partigiani avevano già i nominativi di tutti, però dopo la mamma faceva, ... saliva sulle camionette degli americani, quelli neri che erano i neozelandesi per andare a Padova a trovare il papà in carcere; ha aspettato il processo e infatti lo hanno rilasciato subito dopo il processo e ci hanno rimandato a Perugia ( Clarissa, 65 ans, Ponte d'Oddi ).
En Italie la seconde guerre mondiale ne peut être dissociée du régime fasciste qui fait la guerre au côté de l'Allemagne nazie. En effet, c'est la chute de Mussolini le 25 juillet 1943 et la fin du régime fasciste qui entraîne la fuite de la famille de Clarissa devant la crainte d'une revanche des partisans de Pérouse et de l'avance des armées alliées débarquées en janvier 1944, à Nettuno et à Anzio à 55 km au sud de Rome. Dès la chute et l'emprisonnement de Mussolini, le roi négocie l'armistice avec les Alliés qui est conclue le 8 septembre suivant. Cependant la reddition allemande n'a pas lieu avant avril 1945. Dans ces années entre 1943 et 1945, l'Italie est divisée en deux, avec deux gouvernements et deux forces militaires d'occupation différentes.
Comme l'a démontré Galli della Loggia (1996), cette césure de l'Italie sera à l'origine d'une crise majeure de l'identité italienne, de l'idée de nation, de la notion d'état et de la crédibilité des gouvernements depuis l'après-guerre. De plus, la difficulté de surmonter la crise sera accentuée par la mise en veilleuse des événements qu'en fera l'historiographie conventionnelle jusqu'à la chute du mur de Berlin, en 1989. Selon Pandolfi (1998), l'inversion survenue en 1943 et pratiquement du jour au lendemain entre les alliés et les ennemis (Allemands et Américains) de l'Italie constitue l'événement marquant qui a entraîné cette répression de la mémoire collective et figé la rhétorique de l'Italie divisée entre le Nord et le Sud. Dans le but de sortir de l'impasse créée par l'immuabilité de cette représentation, elle souligne l'importance de redécouvrir dans toutes ses contingences l'historicité des événements de cette période avec ses drames, ses conflits et ses paradoxes.
De retour à cette période, nous retrouvons l'Italie du Centre-nord qui est sous le contrôle purement fictif du gouvernement fasciste républicain de Mussolini libéré par les Allemands et dans les faits sous leur contrôle militaire. Ce gouvernement est installé à Salò, sur le lac de Garde et connu sous le nom de la «République de Salò». L'Italie du Sud où se trouve la capitale administrative provisoire de Salerne, est apparemment gouvernée par le roi Victor Emmanuel III alors que dans les faits elle est sous le régime d'occupation alliée. Au Nord de Rome se développe les luttes de libération partisanes et au Sud les partis qui forment les Comités de Libération Nationale (CLN) instaurent des gouvernements provisoires.
Même si elle est refoulée dans la mémoire collective, l'Italie vit alors une véritable guerre civile entre fascistes et résistants, où ces derniers n'arrivent pas à se regrouper sur une base nationale et patriotique, divisés qu'ils sont entre leurs allégeances communistes et anticommunistes. Dans ces conditions, commente Galli della Loggia (1996), il devenait impossible pour la Résistance de créer l'événement fondateur d'une identité nationale, d'autant plus qu'il n'y eut pas de vainqueur à cette guerre civile qui s'est conclue par la victoire des Alliés et l'imposition de leurs conditions.
À ce moment, Pérouse vit au rythme des grands événements nationaux liés à la chute du régime fasciste; la résistance des partisans s'organise et un CLN est formé pour assurer la coordination avec les Alliés et préparer l'après-fascisme. Le fascisme aura duré officiellement de 1922 à 1943. Il a pris naissance dans le climat de crise qui suivit la grande guerre de 1914-18, l'analyse de Romano (1977:181) conclut qu'au-delà de la complexité de la situation, le système est bloqué et que Mussolini réussit à se frayer un chemin dans le vide laissé par les insuffisances des partis politiques et des institutions et non par la force de son organisation car, dit-il, dans sa première phase il n'a ni une idéologie, ni un programme politique clairs. Quant à Pérouse, par son rôle de capitale politique de l'Ombrie, elle aura plus d'ampleur nationale sous le régime fasciste.
Gubitosi (1990:213) identifie deux événements fondateurs du fascisme à Pérouse et en Ombrie: le premier consiste dans l'attaque du conseil municipal socialiste par les troupes de choc fascistes de Misuri que les Pérugins mécontents des socialistes au pouvoir accueillent favorablement et qui traçe la voie à l'attaque de tous les conseils municipaux de la gauche en Ombrie et à la démission du conseil municipal de Pérouse; le second événement tient au fait que les élections politiques qui suivent ces actions d'éclat profitent au parti fasciste où Misuri avec un nombre important de vote est le premier élu de la liste du Bloc National qui dans l'ensemble réussit à faire élire 34 députés sur 500 au niveau national. La voie est ouverte et sous peu elle conduira les fascistes au conseil municipal. Entretemps, les partis d'opposition réussissent à s'organiser pour faire la lutte lors des élections politiques d'avril 1924 de telle sorte que l'Ombrie représente une des estimations les plus pessimistes du Parti National Fasciste. En réalité, ce fut un succès pour les fascistes supérieur aux prévisions dont la valeur est cependant altérée par le climat de violence qui fait pression sur la liberté d'expression et par l'invalidation de nombreux votes des partis d'opposition 29 .
Après 1925, alors que Mussolini supprime le régime représentatif et instaure un gouvernement totalitaire, il n'y a plus guère d'opposition à Pérouse où tous les représentants importants des partis de gauche sont en prison ou expatriés, le seul qui essaie de maintenir un lien avec ses militants est le parti communiste. En raison de tensions entre les leaders fascistes de Pérouse peu tolérants à la critique et ceux de Terni, il se produit une rupture avec ces derniers, suivie de la création de la province de Terni en décembre 1926. Malgré la structure bureaucratique très centralisée du régime, les Pérugins ne manifestent pas l'intolérance qui semble apparaître ailleurs, tout excédés qu'ils sont toujours par les socialistes qu'ils avaient accusés d'incompétence, d'improvisation et d'imposer des changements dont les citadins ne voulaient pas. C'est ainsi que Pérouse arrive tranquillement aux années quarante, accepte la guerre apparemment sans réagir; peut-être sa quiétude tient-elle à la pensée de ne pas être touchée de trop près d'autant plus que la production agricole est dans une période favorable. Ce n'est qu'en 1941 que l'inquiétude apparaît avec l'aggravation des problèmes d'approvisionnement mais elle ne s'accentue vraiment qu'en 1943, au moment des bombardements qui accompagnent la fuite des fascistes et la retraite progressive des Allemands, jusqu'à la libération de Pérouse survenue le 20 juin 1944 par l'arrivée des subdivisions du 10e corps de la VIIIe Armée anglaise.
Au moment des bombardements, Caterina qui a aujourd'hui 82 ans, vivait à la campagne sur une ferme a mezzadria dans une famille traditionnelle de l'époque. Son récit est plus dramatique et présente une expérience toute autre que celle de Clarissa. Contrairement à la famille de cette dernière, ils n'ont pas souffert de la faim mais de la présence des Allemands qui avaient installé une pièce d'artillerie sur leur terre et s'étaient accaparés de plusieurs pièces dans la maison dont la cuisine. Sa plus grande souffrance était la peur des bombardements car tout en poursuivant le travail aux champs, Caterina et son mari devaient assurer la sécurité de leurs quatre jeunes enfants et les mettre à l'abri quand à l'improviste survenait l'alarme. Un jour, raconte-t-elle, elle était si épuisée par la peur toujours présente, qu'elle a dit à son mari qu'elle préférait retourner à la maison et que tous y meurent ensemble si là était leur destin.
Dans son récit où s'entremêle l'expérience personnelle et collective des combats, elle transmet l'intensité de certains moments de la vie des gens sur le terrain où les frontières et les normes habituelles s'estompent même entre ennemis comme elle en témoigne:
(...) Dopo questi che c enno [ci sono] stati de primo [prima], i tedeschi, sono andati a Cassino, c enno [ci sono] stati 40 giorni con noialtri [noi], c(i) hanno voluto un bene da morire, perché la sera stavono con noialtri vicino al fuoco, stavono con noialtri, non si capivano tanto, ma c'era quello che spiegava un pò. Allora ci dicevano: "Niente paura, niente paura perché di qui, difficile che bombardino di qui", ma ne morivano tanti. Allora dopo ci dissero che partivano e a me dispiaceva perché arrivava un'altra batteria. "Noi partire, andare a Cassino, morire, morire tutti, tutti morire" Allora poveretta me. "Venire un'altra batteria, però si ferma soltanto tre giorni. Voi, se vi prendono qualcosa non dicete [dite] niente sennò vi fanno del male". E' vero, loro sono partiti; sono artornati [tornati] su, non c'era più nessuno vivo; sono rimaste solo 3 o 4 persone. "Questi si trattengono tre giorni solo. Facete [fate] così e vedrete che nun [non] vi danno fastidio". E veramente è stato in quel modo. Noialtri jen [gli abbiamo] fatto fà qui l c on [fare quello che hanno] voluto e non c(i) onno [non ci hanno], qualche pollo c(i) hanno preso, quello sì, ma sennò non c(i) hanno dato fastidio. Tre giorni dopo sono partiti.
Dopo c'è stato il fronte e il fronte è passato pe [per] la strada nostra; passato sto fronte, stavamo na [una] volta che uno se mieteva a mano se mieteva e allora stavamo giù pel [per il] campo, cominciorono [cominciarono] a fare le cannonate, le cannonate, Madonna mia, erano quattro cipressi dalla casa alla strada, erano quattro cipressi grandi che manco [nemmeno] quattro persone l'abbracciavano, una cannonata e via i cipressi. (...) Un'impressione ci fece quello. Se n era [se non era] il cipresso, perché noialtri in quel minuto stavamo tutti a pranzo a tavola, tutti a pranzo, s il [se il] cipresso non c'era che teneva la cannonata, c evono [ci avevano] ammazzato [a] tutti. Entrava dalla finestra invece, grazie a Dio, non è successo niente (Caterina, 82 ans, Collestrada ).
Heureusement, toute la famille de Caterina s'est retrouvée réunie après la guerre sans avoir à déplorer aucun mort parmi ses vingt-quatre membres mais elle a conservé de l'expérience le sentiment de précarité de la vie, ravivé il y a deux ans par un infarctus cardiaque. Aujourd'hui, comme lors des bombardements, elle me dit croire en Dieu et s'en remettre à lui face à sa mort qu'elle sent prochaine. Elle met ainsi en relief l'influence de la religion et de l'Église catholique à Pérouse.
Après 1870, c'est dans un climat anticlérical marqué et désormais sans l'aide du pouvoir temporel de l'État pontifical que l'Église entreprend la reconstruction de son identité au sein d'une société moderne en voie d'émergence. De 1846 à 1878, l'évêque de Pérouse est le cardinal Pecci, un personnage connu plus tard sous le nom du pape Léon XIII. Comme le souligne Pelligrini (1990), il a à surmonter un héritage particulièrement lourd à Pérouse à cause des massacres du 20 juin 1859 mais aussi parce que l'État pontifical était considéré responsable de l'immobilisme politique, du retard économique et culturel ainsi que de l'absence de liberté de pensée sur ses territoires. Dès 1860, il est confronté et réagit fortement à la perte des privilèges du clergé abolis rapidement par Pepoli, le Commissaire extraordinaire nommé par Cavour. Sa réaction est d'autant plus forte qu'il est de ceux qui croit fermement en la légitimité du pouvoir temporel du pape qui lui serait conférée par la Providence, mais là ne s'arrête pas sa frustration puisqu'il doit aussi accepter en 1861 l'instauration du mariage civil. Globalement, ce qui nourrit durant cette période la relation conflictuelle entre l'Église et l'État est la crainte que la société laïque s'instaure en mettant de côté l'éthique chrétienne.
Avec le temps, l'opposition s'estompe et l'épiscopat de Pecci se caractérise par sa richesse d'initiative dont une réforme globale du clergé en vue d'habiliter ce dernier face à la nouvelle société. C'est avec cette même perspective d'améliorer le contact avec la société où prédomine l'anticléricalisme massonique, qu'est fondé l'hebdomadaire Il Paese où le ton des écrits s'inspire surtout d'une attitude qui condamne la société civile illustrant à la fois les tendances innovatrices de Pecci quant aux moyens et plus conservatrices quant à la théologie. Tous les conflits et tensions entre cléricaux et anticléricaux n'empêchent pas que son élection à la papauté qui apporte une gloire à l'Église pérugine, soit aussi considérée comme une fierté par tous les Pérugins; jusqu'à sa mort Pecci continuera d'influencer fortement l'Église pérugine. Son successeur Foschi continue d'investir au niveau du séminaire et dans le but de renouveler l'approche du clergé il nomme Fracassini à la direction; ce dernier se révèle un homme souple et ouvert, transformant en peu de temps l'esprit austère du séminaire en un esprit de fraternité au discours positif centré sur les bienfaits des vertus chrétiennes.
Quand meurt Foschi en 1895, il est remplacé par Gentili, un homme ouvert qui développe beaucoup les actions à caractère social mais qui encourage surtout l'avant-garde émergente du séminaire qui s'intéresse à la fois à la science et à la religion, qui favorise la formation de l'esprit critique et une certaine libéralisation des moeurs et coutumes pieuses dans une ambiance laissant plus d'autonomie aux étudiants. Mais le mouvement associé au modernisme est rapidement identifié comme dangereux par Pie X, le successeur de Léon XIII, qui y voit une menace à la doctrine traditionnelle de l'Église et le condamne dans l'encyclique Pascendi en 1907. Ainsi, prend fin un mouvement alors en avance de 60 ans sur le concile Vatican II et envers lequel les conservateurs renforcent leur attitude négative de persécution et de condamnation de ce qu'ils jugent non conforme. En 1910, pour plus de certitude sur la disparition du mouvement rénovateur, on décide de tarir la source et de fermer le séminaire sous le prétexte de travaux de rénovation.
Cependant ces événements n'ont pas vraiment un grand intérêt pour la population en général plus préocupée des problèmes de la vie quotidienne. Après le retour à la «normale» le séminaire est réouvert vers 1913 et l'accent porte sur l'expansion de la structure de l'Action catholique. Puis, survient la guerre de 1914-1918 30 durant laquelle l'Église prend partie pour la cause italienne sans préciser de camp et commençe à être présente dans les organismes civils pour signifier qu'elle n'est plus hostile à l'État. C'est ensuite le règne fasciste durant lequel l'Église de Pérouse, sous la direction de l'évêque Rosa (1923-42), prend une envergure qui se nourrit à plusieurs événements, dont l'expansion de l'Action catholique dans presque toutes les paroisses avec une implication plus grande des femmes, la reconstruction du conseil diocésain avec l'appui des familles de la noblesse locale qui en fournissent les dirigeants, l'organisation de trois congrès eucharistiques (1926-33-41 ) auxquels participent une grande partie de la population et finalement sur l'ensemble de la période, le développement des manifestations liturgiques. En somme, elle jouit d'un succès qui ne va pas sans une certaine complaisance envers le régime fasciste.
Durant la guerre 1939-45, l'Église de Pérouse apporte un énorme soutien matériel aux persécutés du racisme et de la politique, aux prisonniers, aux réfugiés de telle sorte que le 20 juin 1944 en signe de reconnaissance, une manifestation populaire s'organise sur la place face à l'évêché. Cependant, après la guerre, l'Église perd son statut privilégié tant aux yeux de la population qui manifeste peu d'intérêt pour la pratique religieuse qu'au niveau des institutions politiques où s'affirment fortement les partis de la gauche. Dans la lutte contre la gauche deux mouvements se rencontrent au sein de l'Église pérugine: celui de la hiérarchie cléricale à tendance intégriste et l'autre venant du laïcat qui tend à distinguer les aspects religieux et socio-politiques. Cette dernière tendance est très répandue au sein du catholicisme des années cinquante à Pérouse et particulièrement chez les jeunes mais encore une fois en 1954 la position conservatrice a gain de cause lorsque le jeune Rossi, président d'un mouvement de jeunes laïcs, est contraint de démissionner parce qu'il prône une approche en désaccord avec la position officielle du clergé. La tendance intégriste dorénavant en force, la croisade anticommuniste reprend de nouveau avec la participation du clergé et des groupements d'Action catholique.
Ce n'est qu'après la contestation étudiante de la fin des années soixante et devant la diminution hémorragique des inscriptions au séminaire que l'Église accepte un renouvellement des associations catholiques dans le sens d'une plus grande responsabilité et autonomie, dégagée de l'exigence d'une soumission aveugle. En 1967, une enquête avait révélé l'existence d'une foi acceptée par tradition appuyant l'urgence d'un renouveau du catholicisme. Par la suite sauf entre 1981 et 1987, sous la direction de Pagani qui s'attaque à nouveau au communisme et à la maçonnerie, l'orientation de l'Église à Pérouse se concentre sur la liturgie en sorte qu'aujourd'hui la vie religieuse se déroule auprès des gens dans leur paroisse où cohabitent les pratiques religieuses conservatrices et innovatrices.
En effet les différentes interprétations de la pratique religieuse actuelle sont illustrées dans les récits qui suivent: Luigi, comme plusieurs personnes que j'ai rencontrées, participe à la liturgie religieuse dans les grandes circonstances de la vie, Adriana préfère l'obéissance à l'Église alors que Stefano après plusieurs années sans avoir pratiqué sa religion y revient selon des modalités souples et personnelles. Luigi ne lie pas sa croyance à la pratique religieuse qu'il considère plus un marqueur des différentes étapes de la vie, comme il le dit si bien:
(...) Io sono religioso, ma relativamente; non praticante. Infatti col prete, quando viene a benedire, facemo [facciamo] sempre le discussioni, amici sempre, però noialtri avemo da fa [dobbiamo fare] sempre la discussione perché lui dice: "Ma tu non vieni alla Messa". Ci vengo, come non ci vengo, quando c'è un matrimonio, oppure disgraziatamnete quando manca uno allora ci vengo senz'altro, ma anche prima la comunione, ma dopo le domeniche non ci vengo a parte dico: "Lé [Lei] la fa troppa lunga". il brodo quando è lungo non è buono. Lui la fa tanta lunga, la fa brodosa, allora ci vado poco. Io credo in Dio però non sono praticante. ( Luigi, 68 ans, Montebello )
À l'inverse de Luigi, Adriana accorde une grande importance à suivre la pratique religieuse selon les normes prescrites, elles représentent une valeur beaucoup plus grande que ses propres opinions:
(...) sono una cattolica praticante, sono abbastanza... io accetto le cose della religione cattolica così, come sono, non sono molto, non spazio molto. Li accetto e li voglio che si facciano così, sia per me che per i miei figli... Infatti mi cozzo [mi scontro] con la mentalità dei giovani, in particolar modo dei miei figli, perché determinate cose non mi piacciono, determinate libertà che... noi ci permette anche se ci permette non mi piacciono,(...). Determinate mentalità moderne le accetto poco. In questo sono rimasta una tradizionalista, molto. (...) Libertà di atteggiamenti, libertà di non rispettare il prossimo, l'arroganza diciamo, che tante volte anche nei confronti degli altri l'accetto poco. Proprio perché ho interiorizzato sin da piccola determinate... cose, determinate posizioni che io sono cresciuta in quel modo e che quindi non accetto questo tipo di libertà e di cose.
(...) tra la nuova generazione, oppure c'è gente che magari considera il fatto di ritenersi cattolico in un certo modo. Io mi ritengo cattolica e mi ritengo di seguire quelle cose lì. Cioè proprio là, ecco, il cattolicesimo dice delle cose, vuole delle cose e io sono per quelle cose, lo vivo così. Magari tante volte, intimamente, sono un pò in contrasto con alcune cose che mi succedono, però quella è una cosa mia intima, ma mai al mondo andrei a fare delle cose che... Cristo vuole così. Non le farei proprio, non mi sentirei io di andarle a fare. Questo è proprio molto categorico. Ecco perché non accetto determinate cose che succedono oggi (Adriana, 52 ans, Via dei Filisofi ).
Quant à Stefano, c'est après avoir pris une distance par rapport à son héritage religieux qu'il y revient dans une pratique qui se veut respectueuse de la norme et de son mode personnel de vivre sa religion:
(...) io mi dichiaro cattolico praticante, per cui vado alla messa la domenica, (...) però ci sono anche dei periodi in cui la possibilità di scambiare con delle persone che incontro che sono dei preti, dei sacerdoti, é abbastanza ricorrente come cosa... non tanto frequente, però insomma, ogni tanto succede. Per esempio l'anno scorso andavo a San Domenico, la chiesa, la parrocchia che sta qui vicino... in Corso Cavour. E lì ho cercato dei contatti di tipo spirituale, insomma ho conosciuto i frati, abbiamo fatto degli incontri di studio sulla Bibbia, per esempio, oppure sulla preghiera, parlando dei mistici, insomma... poi va bene, c'é stato un periodo in cui sono stato in contatto con i francescani, (...) ogni tanto lo faccio, me ne vado una settimana in convento, se riesco a trovare la possibilità di stare tranquillo, una sorta di ritiro spirituale che faccio da solo. (...) sono abbastanza importanti nella mia vita, che dopo concretamente si... si concretizza in azione, in situazioni particolari. Sono spesso una cosa che vivo molto intimamente e... da solo ( Stefano, 33 ans, Centro storico ).
En somme, l'adhésion au catholicisme qui est ici représentée, se fait selon des modes d'appropriation personnels et diversifiés qui rendent compte d'une action de l'Église plus près des gens et plus souple après des années pour ne pas dire des siècles d'un conservatisme dominant et d'une opposition viscérale à la gauche et au parti communiste en particulier.
Malgré sa propagande anti-communiste et au grand désarroi de l'Église pérugine, l'Ombrie devint au lendemain de la seconde guerre mondiale l'une des trois régions rosse d'Italie. En effet, aux élections politiques d'avril 1948 grâce au vote des campagnes ombriennes les communistes obtinrent la majorité des voix et en 1952 l'Ombrie remportait le plus haut taux d'adhésion au communisme 31 . En fait, les orientations des partis politiques après la guerre se rattachent à deux modèles: un premier, qui met l'accent sur les institutions et l'organisation étatique où l'on retrouve entre autres la démocratie chrétienne, et un second, qui investit surtout dans les organisations de masse et principalement dans les syndicats pour ce qui est des communistes. À ces derniers sont étroitement associés les socialistes en vertu d'un pacte d'unité d'action. Après 1945, les partis démochrétien et communiste se révèlent les plus populaires et ce, dans le climat de grande effervescence politique pour une ville qui n'avait plus connu depuis au moins 1925 ce type de participation. Le climat est à ce point violent et intolérant que les élections administratives de 1946 doivent être reportées. Cette tension est surtout due aux luttes paysanes pour l'amélioration et le renforcement de l'institution de la mezzadria qui, à Pérouse, ont toujours eu un impact immédiat en raison du rapport direct entre la ville et la campagne.
La participation des citoyens aux élections administratives de 1946 atteint les 82% soit, le plus haut taux jamais obtenu jusqu'alors, et accorde la majorité à la gauche pour former un Conseil municipal composé de 14 socialistes, 11 communistes et 10 démochrétiens. Ce fut le début d'une suprématie de la gauche qui continua de s'affirmer durant les années cinquante. Dans un effort pour surmonter la grave crise économique et sociale qui sévit alors en Ombrie et promouvoir l'autonomie régionale, elle réussit même à établir une collaboration avec la démocratie chrétienne au moment du débat sur l'autonomie régionale et la création de structures régionales. Après un important travail de convergence des forces économiques et politiques commencé en 1959, où Pérouse joue le rôle de centre politique, le ministre du commerce accepte finalement en janvier 1961, la formation du Centre de Programmation Régionale de l'Ombrie. Par la suite la gauche connait une diminution de popularité qui a pour effet d'amener au conseil municipal un gouvernement de centre gauche qui demeure jusqu'aux élections de 1968 où le parti communiste réapparaît en force.
Topo, le fils d'Annamaria, était adolescent dans les années soixante-dix lorsqu'il a commencé à s'impliquer dans la vie politique avec son groupe d'amis, peu à peu, transformé en une troupe de théatre très engagée dans son quartier. C'est à cette époque qu'il s'approprie le discours et l'approche préconisée par la politique de gauche à laquelle il participe toujours comme représentant de sa circonscription au niveau municipal et membre de nombreuses associations. Topo travaille surtout l'été lorsqu'il fait des tournées de l'Italie avec le groupe de musiciens qu'il a fondé, ce qui lui laisse des périodes plus libres qu'il consacre à son engagement politique dans le quartier. Son intérêt pour la politique prit forme pour la première fois lorsque lui et son groupe d'amis, voulant rassembler les jeunes autour de préoccupations politiques, eurent l'idée de monter ensemble une pièce de théâtre. Ils choisirent une comédie de Dario Fo en dialecte vénitien et le traduisirent en perugino. Malgré leur jeune âge, le groupe d'adolescents réussit à mettre sur pied le spectacle en un mois avec bien peu de moyens comme il le raconte:
(...) tutto poco più che bambini, insomma dal niente venne fuori questo spettacoletto, lo facemmo con i mezzi che c'erano, i nsomma prendendo, che ne sò, avem' [abbiamo] fatto questo spettacolo costruendo un palco con le casse per l'uva, le casse della frutta capito? con un tappeto che ci prestò ll prete, venne fuori questo spettacoletto, l'esperienza ci piacque abbastanza... piacque anche alla gente insomma... e poi di anno in anno si cominciò a creare un dibattito ... questa cosa che si cominciò a evolvere un attimino... e nel giro di duetre anni venne fuori un gruppo teatrale, poi si politicizzò molto, perchè noi siamo sempre molto, capito? impegnati in un discorso di sinistra, capito? ma non un discorso di sinistra... capito?... ideologica, un discorso di sinistra legato anche alla realtà del paese, la realtà urbana, la realtà proprio della Perugia delle periferie, è capito? Infatti ci orientammo al dialetto, ma non tanto al dialetto come lingua per far ridere, capito? al dialetto come gioiello, come lingua di una vita vissuta, capito? ci orientammo a fare degli spettacoli legati proprio al vissuto della realtà suburbana, capito? poi pianpiano questo s'è sviluppato come discorso, è durato dieci anni continuamente , fino ... fà conto all ' 83 '84... si... poi per qualche anno il momento di transizione, capito? quando cominciammo a partì pe' l [partire per il] militare e che si cominciarono a sposare alcuni (Topo, 32 ans, Collestrada).
La forme de participation communautaire choisie par le groupe des jeunes dont Topo fait alors partie, s'inscrit dans un mouvement plus large associé dès ses débuts à la gauche. Il s'agit comme le souligne Zuccherini (1993) de l'apparition dans les années soixante-dix d'un climat de valorisation du parler dialectal, encouragé par la parution en 1968 du livre de poésie dialectale de Catanelli 32 Le chiacchiere. Cette oeuvre à caractère autobiographique crée une identification positive des Pérugins à leur dialecte jusque là surtout dévalorisé et associé au mal-parler. Il s'ensuit une prolifération de publications littéraires en langage dialectal et un développement marqué de petites compagnies théatrales qui travaillent soit à partir de nouveaux textes plutôt axés sur la dimension comique soit à partir de la redécouverte du théatre populaire comme la représentation d'un conte paysan appelé Sega la Vecchia 33 .
Avec la fin de la décennie la poussée d'intérêt pour la culture populaire s'est épuisée mais il demeure les petites compagnies de campagne ou paroissiale ainsi que les fêtes religieuses paysanes où se poursuit la confrontation des perspectives cléricales et anticléricales dans la relation respective des institutions religieuses et politiques aux groupes de base de la société pérugine éloquemment illustré dans le récit de Topo qui suit:
(...) i gruppi teatrali, la maggior parte dei gruppi teatrali... malauguratamente, questo lo voglio sottolineare, sono sempre nati sotto l'aurea, sotto l'ala della chiesa e degli oratori, sempre sotto la protezione del prete, questo non ce l'ha mai avuto ... il nostro, è nato come impegno laico politicizzato, ma non troppo, capito? e non ha mai avuto rapporti co l prete, la Chiesa, gli oratori, questo è sempre stato un discorso anche... anche... anche molto anticlericale, perchè parlando della realtà nostra, della realtà di periferia, la realtà proprio dei paesetti all'intorno di Perugia... che sono molto legati alla tradizione religiosa, del quale i preti hanno dettato legge sempre in contrasto con la cultura pseudocomunista insomma della regione, noi ci siamo sempre posti in un discorso molto in contrasto con la Chiesa e con gli organi della Chiesa, insomma coi preti e con la tradizione che poi, dei quali... della quale i preti sono detentori, per cui noi siamo svincolati totalmente dal discorso del ... clericale, dal discorso religioso ... a livello personale io si... ho seguito i dettami, non del culto, ma della tradizione, perchè, il culto è una cosa, la tradizione è un altra. io sono ... dalle tradizioni, per cui io le tradizioni le seguo, sono anni che non vado più alla messa, però a livello formale, di tradizione popolare, queste cose le seguo, io non... ho fatto tutto l'iter di tutte le persone... comunione, cresima, sono tappe del ciclo della vita che secondo me servono a tenere certe tradizioni... a livello de tradizioni e basta (Topo, 32 ans, Collestrada).
En 1987, Anderlini cité par l'Irres (1995:285), souligne le fait que depuis plus d'une vingtaine d'année, l'Ombrie est toujours classifiée parmi les régions rosse d'Italie par la persistence de son comportement électoral largement en faveur de la gauche. Ce n'est cependant pas cette réalité que met en doute Topo quand il parle de la pseudo culture communiste de la région, il fait plutôt allusion au caractère moins idéologique et plus pragmatique et instrumental des partis de gauche en Ombrie comparativement aux autres régions rosse soit, la Toscane et l'Émilie-Romagne. Ce sont (Iress, 1995:288) plus spécifiquement les pratiques locales du parti communiste (Pci) favorables au développement économique qui en ont accentué ce trait depuis les années 1970 jusqu'à maintenant et créé un détachement du parti de ses bases idéologiques déjà faibles.
Depuis les élections de 1992, avec la modification des forces à gauche (Pds et Refondation communiste) s'estompe progressivement la spécificité régionale vers ce qui semble un alignement sur le contexte politique national. À Pérouse, une étude sur le pourcentage du vote accordé au Pci lors des élections de 1963, 1979 et 1987 dénote un pourcentage plus faible à la moyenne régionale de 38,8%; quant aux élections de 1992 elles démontrent à Pérouse une tendance en faveur des forces politiques du centre attestant d'une plus grande perméabilité aux messages en provenance du centre du système politique (Iress,1995:301-311).
Finalement, si l'on englobe l'ensemble de ces récits dans un tout, un "espace commun d'expérience" s'est constitué en un héritage générateur de sens et révélateur de la présence d'un passé qui échappe à la simple chronologie et participe à la dynamique d'ensemble des rapports sociaux où, plus spécifiquement mais non exclusivement, la spatialisation de la mémoire renvoie au concept de « conditions structurantes » et les expériences collectives à celui d'« expériences organisatrices » entendues comme des outils particulièrement utiles à la compréhension du contexte actuel propre au présent métarécit. Développés par Corin, Bibeau, Martin, Laplante (1990:62) ils ont été définis dans les termes suivants:
Le premier est celui de «conditions structurantes» qui renvoie aux faits, événements et réalités objectives qui agissent à la manière de catégories instituantes pour la société et la culture; ces divers éléments du contexte environnemental et historique se conjuguent, se renforcent et interagissent dans le processus de structuration des dynamiques communautaires et du système culturel qui domine dans un milieu social donné. Le second concept est celui d' «expérience organisatrice» qui renvoie au fait que chaque communauté construit sa singularité autour d'expériences fondatrices majeures qui orientent la morphologie et l'architecture de l'ensemble de son système social et culturel. Ces expériences organisatrices qui peuvent varier d'une communauté à l'autre confèrent à l'ensemble de la sociabilité et au système culturel une identité particulière.
Ces deux notions je les utilise en tant qu'outils d'analyse qui me permettent de caractériser les réalités collectives de la famille, du travail et de trois groupes communautaires en tant que lieux d'articulation entre la personne et la communauté en contexte pérugin. Tout en constituant la grille sous-jacente à l'ensemble de l'analyse, elles deviendront plus explicites lorsqu'il sera question du travail en tant que lieu pratiqué par les Pérugins. Ces notions me permettront d'en cerner la réalité objective tout en tenant compte des perceptions qu'en ont les Pérugins et des stratégies qu'ils développent pour s'ajuster à son caractère contraignant. En somme, elles rendent compte d'une réalité collective singulière à Pérouse dans ses dimensions à la fois objective et subjective en faisant émerger les points centraux autour desquels s'articulent les différents systèmes de signes, de sens et d'action révélés à travers les récits.
C'est par le récit sur la mort de son grand-père, sur celle de sa mère et dans la perspective de sa propre mort que Maurizio choisit de me raconter son histoire personnelle. C'est en relatant les faits marquants de leurs funérailles respectives qu'il retrace la généalogie de sa famille maternelle et pose la mort comme l'horizon sur lequel s'établissent ses rapports interpersonnels et collectifs. La narration qu'il en fait met l'accent sur la procession funèbre qui en raison de son ancrage dans la réalité du milieu se constitue en métaphore vive de la pratique communautaire. Elle s'instaure alors en modèle de la pratique communautaire qui rend compte au niveau empirique de l'articulation des dimensions personnelles et collectives aux différents niveaux de la réalité temporelles.
(...) Dunque mia madre... mia madre come me, come mia figlia e come mio figlio, era una persona, era una persona che stava molto al centro del, del, dell'attenzione. Ehm... dunque mio nonno non sapeva nè leggere nè scrivere e stava in una famiglia di trentatrè persone, tutti in una casa, era una casa colonica, trentatrè persone. (...) Mio nonno era il più giovane... però pur non sapendo nè leggere nè scrivere e pur essendo il più giovane della famiglia, il capo riconosciuto, era il più autorevole. Quando venivamo noi... dunque X, noi stavamo un po' fuori da X... Per accedere a X, dato che é un'isola, un isolotto dentro il ghiaccio, c'é da passare un ponte, e da qualsiasi parte tu entri verso X devi passare un ponte, perchè appunto é un'isola. Quando noi andammo lì, noi... lo trasportammo, trasportammo il... La strada fa un... un'ansa così e quassù c'é il ponte. Quando io stavo attraversando il ponte mi girai e c'era una fila enorme di persone, ma tante, tante persone. Restai molto colpito e pensai che dovevo avere più persone alla mia... al mio funerale di quelli che ne aveva mio nonno. Era una... un traguardo che dovevo raggiungere.
Quando mia madre morì, lei era un'infermiera, lavorava al brefotrofio come infermiera, anzi la qualifica era inserviente... Passammo il ponte, perchè... pur vivendo a X... appena morta, morta la portarono giù a casa di mio nonno... a X, e ancora una volta passammo il ponte. Quando eravamo sul ponte, io ero subito dietro il... il carro funebre, come al tempo di mio nonno, al tempo di mio nonno ero a piedi, allora ero dentro la mia 128, però non guidavo io... Stavo dietro e mi son girato dietro a vedere e c'era una folla molto più, più ampia di quella che c'era quando morì mio nonno. Era una donna molto viva, una donna molto energica, molto forte. Una fortissima personalità, non era un'ambiziosa, era molto ambiziosa nei miei confronti, questo sì però era molto umile e molto gentile. Molto disponibile con gli altri, un senso molto forte della libertà. (...) dedicando tutta la sua vita a me ha completamente compromesso la sua. (Maurizio, 43 ans, Ponte San Giovanni)
Quando io stavo attraversando il ponte mi girai e c'era una fila enorme di persone, ma tante, tante persone. Restai molto colpito e pensai che dovevo avere più persone alla mia... al mio funerale di quelli che ne aveva mio nonno. Era una... un traguardo che dovevo raggiungere. Quando mia madre morì,(...) pur vivendo a X... appena morta, morta la portarono giù a casa di mio nonno... a X, e ancora una volta passammo il ponte. Quando eravamo sul ponte, io ero subito dietro il... il carro funebre, come al tempo di mio nonno,(...) Stavo dietro e mi son girato dietro a vedere e c'era una folla molto più, più ampia di quella che c'era quando morì mio nonno (...). | Pendant que j'étais à traverser le pont, je me retournai vers l'arrière et il y avait une file immense de personnes, mais tellement, tellement de personnes. Je fus très touché et je pensai que je devais avoir plus de monde à ma ...à mes funérailles qu'il y en avait pour mon grand-père. C'était...un seuil que je devais atteindre. Quand ma mère mourut (...) elle vivait à X...aussitôt on la transporta à la maison de mon grand-père...à X et encore une fois nous passames sur le pont. Pendant que nous étions sur le pont, moi j'étais juste derrière le...le fourgon mortuaire comme au temps de mon grand-père (...) J'étais derrière et je me suis retourné pour regarder vers l'arrière et il y avait une foule beaucoup plus grosse que celle qu'il y avait quand mon grand-père est mort (...). |
Cet extrait du récit de Maurizio résume bien la procession funèbre qui fait partie des rites de passage c'est-à-dire des rites qui "rythment le déroulement de la vie humaine, «du berceau à la tombe»" comme les définit Belmont (1986:11) faisant dans cette perspective du rituel funéraire, le dernier rite de passage. À l'instar des sociétés rurales traditionnelles (Thomas, 1991:386), nous retrouvons dans le récit de Maurizio les dimensions relatives aux enjeux respectifs pour la personne défunte, les survivants et la communauté de même que les finalités à la fois individuelles et sociales inhérentes à tout rite.
En me racontant le déroulement de cette cérémonie de la procession funèbre qui, à deux reprises, a accentué la conscience de sa mort comme un fait de vie, Maurizio intègre et interprète les pratiques et expériences qui furent les siennes et ce faisant, dans la configuration de son récit, il construit lui-même une unité de sens et d'analyse, selon les termes de Bruner (1986:3-30), en ce qu'il rend compte d'une séquence rituelle délimitée qui devient l'expression de la rencontre de toutes les trajectoires qui s'y confondent et associe l'arrimage des différents niveaux de la réalité communautaire à la notion de thick thinking (Bibeau, 1987. ). L'irruption de la mort dans sa vie devient une date mémorable qui en même temps qu'elle ravive le souvenir de ses origines et des vies passées de son grand-père et de sa mère le projette dans une représentation de ses propres funérailles où seraient dépassés les seuils précédents de participation de la communauté et les possibilités d'une imprégnation plus forte de la mémoire collective. Cet événement qui renvoie à la persistance du mythe d'immortalité déjà soulignée par Morin, apporte un sens nouveau et constitue dorénavant un repère tant dans sa vie personnelle que dans le récit qu'il en fait.
Au niveau empirique, la métaphore se réfère à la procession funèbre qui est une des trois activités rituelles des funérailles dont les phases se succèdent depuis la formation du cortège funèbre pour le transport de la dépouille mortelle de la maison à l'église, aux obsèques religieuses à l'église, pour se conclure par l'inhumation au cimetière. Mise en relation avec les étapes généralement identifiées dans tout rite de passage par Van Gennep, la séquence en question correspond au stade de séparation et les suivantes aux stades de marge et d'agrégation. La séparation s'instaure progressivement en refaisant le trajet depuis les origines; c'est le départ définitif de la maison familiale pour la personne décédée, accompagnée des proches et de la communauté qui l'honorent et lui témoignent à quel point ils la regrettent, ensemble ils préparent son passage du statut de vivant à celui d'immortelle dont l'ancrage plus ou moins durable dépendra de la place que le souvenir se taillera dans les mémoires individuelles et collectives, passage qui sera consacré lors de la cérémonie à l'église (qui n'a cependant pas une connotation spirituelle pour tous) et dont la désormais appartenance au monde des morts (âmes, esprits, etc.) sera confirmée lors de la sépulture.
À une génération d'intervalle, c'est ce trajet de la maison à l'église que nous fait franchir le récit de Maurizio: un parcours rituel inscrit avant tout dans la temporalité c'est-à-dire dans le "grand temps" des origines et de la Pérouse mythique; un parcours historique entre les générations: celle de son grand-père, celle de sa mère et la sienne, un parcours collectif, celui d'une communauté alliée à son grand-père et à sa mère par la parenté, le travail, le voisinage, l'amitié et de bien d'autres façons qui ont ensemble contribué à créer le lien existant; et finalement, au carrefour de toutes ces trajectoires, le parcours d'une vie, la sienne, en quête de sa cohérence entre les continuités et ruptures personnelles et sociales.
C'est du rite de passage vu sous l'angle d'un moyen d'individualisation où, au sein du groupe d'appartenance, un «Nous» fonde un «Je» qui s'affirmera jusqu'à se résoudre dans les «Nous» de ses participations, en continuité à ces dernières et dans la suite des générations. Le rite devient le lieu pratiqué (de Certeau, 1990:173) où chacun s'approprie un espace d'interaction entre les «Je» et le «Nous», singularisant l'expérience de chacun des membres du groupe et instaurant le récit de la procession funèbre comme la métaphore vive d'une quête d'individualité en contexte pérugin. Dans cette perspective et tout compte fait des notions de personne, de rite de passage et de métaphore, il est possible de percevoir:
- la "casa" comme le rapport à l'origine et à la naissance où, dans un lieu et un milieu donné les successions et les transmissions dans le temps assurent la transition entre le passé et le présent, où s'enracinent et sont vécues au sein de la famille les premières participations à la vie de groupe (famille et communauté) et les premières reconnaissances quant à la singularité de qui les accomplit;
- la "traversée du pont" qui accède au village comme le point de vue de la personne survivante, de celle qui prend conscience de la dimension passagère et précaire de sa vie dont les étapes, c'est-à-dire les phases irréversibles, sont aussi comprises comme des passages qui permettent la transition entre la rupture avec la situation antérieure et la recherche d'une continuité ou cohérence dans la situation nouvelle;
- le "regard vers l'arrière" du cortège comme un moment de distance face à l'événement qui fait place à une réflexion sur la situation, où l'histoire personnelle se construit par des retours et des réinterprétations de l'événement et où se fait un retour sur soi en termes de l'héritage de ses potentialités et de ses acquis de soi à soi;
- la "présence d'une file immense de personnes" qui suit le cortège funèbre comme la reconnaissance de l'appartenance de la personne à la communauté et de la singularité de ses participations, avec la reconnaissance est aussi introduite la notion de dette envers les personnes perçues bienfaitrices pour la communauté;
- le fait "d'être touché" à un moment donné du déroulement de la cérémonie comme l'illustration que certains niveaux de conscience se manifestent seulement lorsque stimulés par l'irruption dans la vie quotidienne d'événements de plus grande intensité, en l'occurence la mort d'un proche;
- la "pensée de devoir avoir plus de monde à ses propres funérailles" comme le mécanisme de protection que constitue la croyance en une certaine forme d'immortalité à savoir que la prise de conscience de l'inéluctabilité de sa propre mort ou perte d'individualité suscite concurremment le désir de survie, plus ou moins transitoire, inhérent à la quête de la reconnaissance de la communauté et confirmant l'affirmation du groupe social d'appartenance sur l'individu;
- le fait "d'établir un seuil des présences à ses propres funérailles en référence aux funérailles de l'ancêtre" comme une quête (par opposition à un dû ou à un acquis) de reconnaissance de la communauté mais aussi de celle de l'ancêtre que le souvenir maintient toujours vivant dans la mémoire;
- le "renouvellement plus intense de l'expérience aux funérailles de sa mère" comme l'accentuation de la quête de reconnaissance associée à la perception plus grande de l'unicité du lien d'appartenance et de l'héritage reçu qui suscitent plus fortement l'apparition d'un sentiment de dette face à la génération précédente, exprimé par ailleurs par Maurizio lorsqu'il dit que sa mère en lui dédiant complètement sa vie avait compromis la sienne.
À l'inverse de Tiburzio, plus centrée sur la pérennité des événements collectifs, Clarissa fait écho à cette dimension de la survie de l'individu à sa mort physique. Depuis deux ans, elle vit dans le souvenir de sa mère décédée à 83 ans de façon telle que cette dernière fait toujours partie de sa réalité quotidienne après avoir vécu toute sa vie avec elle jusqu'à sa mort en 1993. Voici le récit du rapport qu'elle entretient désormais avec sa mère:
(...) Io c(i) ho fatto tanti lavori in questa casa, non c'erano i termosifoni, non c'era legna e lei mi seguiva con lo sguardo, era tanto felice, lei adorava questa perché questa è stata la prima vera casa che ha avuto, capito?(...) dice: "Di lì cambiamo poco, poi è la mia". A riscatto gliel'hanno data, qui significa che queste case popolari l'hanno date a determinate persone se la volevano comprare e lei la prese. Allora apposta ho fatto questi lavori e lei era felice vedendo, signora, che ero contenta, poi ero sulla sua casa, appunto mi manca perché ogni angolo me ricorda la mamma. Questo è il suo posto, io da allora che ho preso il suo posto. Io non c'è una sera o non c'è un giorno che io, se esco 10 volte di casa signora, io per 10 volte apro la sua camera, c'è il ritratto di mamma e la saluto e gli dico: "Mamma, esco, ma torno presto; ciao, a dopo". (...) La sera, prima di andare a letto, entro in camera sua, ci parlo. Non è che le preghiere, io ci parlo, le dico della mia giornata, se sono preoccupata quando non mi usciva il lavoro che la pensione era piccola e avevo delle spese da fare e le dicevo: "Mamma, tu sai le mie possibilità, ho l'età che ho, aiutami" Però m'è andata, guardi, finivo un lavoro e ne iniziava un altro, veramente. Veramente lei mi sta aiutando. Lei veglia sempre su di me; io sono sicura sicura che lei veglia su di me. (...) Mi manca molto, signora, molto
(...) Per esempio una cosa che io mi sento è di andare tutte le domeniche al cimitero, tutte le settimane dalla mamma, perché lei è una sciocchezza perché la Clara mi dice: "Io non posso Marì ( un sopranome di Clarissa) perché lavoro,però tanto la penso sempre è quello che conta perché lì c'è un corpo". E io gli rispondo: "Ognuno la vive a modo suo Clara". Io però, sì,c'è un corpo, ma io so anche quello che mi diceva la mamma che lei mi diceva: "Tanto quando sarò lì, vi dimenticherete tutti". A lei piacevano tanto i fiori, signora, la sua più grande gioia anche per il compleanno se gli facevano i fiori lei era la felicità io le fotografie della mamma ce le ho tutte in mezzo ai fiori e io ci vado proprio e gli porto i fiori e mi ci metto a parlare e le dico: "Te piacciono questi che ti ho portato oggi? Sei contenta?" Quando delle volte il tempo è stato brutto che non ci sono potuta andare io ci sto male. Non so se lei mi capisce. Io se non ci vado mi sembra come se l'avessi avuta qui e gli do un dispiacere. (...) Io per me, la mamma, signora, è morta, non c'è più, è morta, ma io non è che l'ho allontanata, per me è sempre presente, ce l'ho qui. So che è morta che non torna, però per me è viva.(...) Certo è viva, signora, dentro di me è come se per me fosse sempre presente con me che anche quando sono sola io non mi sento sola, ha capito? ( Clarissa, 65 ans, Ponte d'Oddi )
En effet, malgré le décès de sa mère et compagne de vie, Clarissa n'est pas seule parce qu'une mémoire «vivante» l'habite, comme dans le corps-mémorial de Pandolfi, par laquelle sa mère continue d'être présente dans sa vie de tous les jours. Alors que d'une part, elle a pris sa place autour de la table de cuisine et assume sa succession dans le rôle de la maîtresse de maison, elle conserve d'autre part, une organisation de la maison qui entretient son souvenir dans une forme concrète autour de laquelle s'élaborent ses liens et pratiques avec l'extérieur dont le travail et les visites au cimetière semblent les plus centraux. C'est ainsi et lorsqu'elle entretient sa mère au sujet de ses activités et sentiments qu'elle s'approprie dans l'espace quotidien une autre dimension du temps, qu'elle participe à l'édification de l'histoire familiale et assure la vivacité du souvenir de sa mère qui disait ouvertement sa crainte d'être oubliée après sa mort.
En somme, les pratiques communautaires fondées sur la réalité de la mort des individus qui composent la communauté, instaurent la relation entre la personne et la communauté dans un rapport à la famille d'origine incluant la relation aux ancêtres, elles évoluent et se diversifient en fonction des différentes étapes de la vie de chaque personne, renforçant la capacité autoréférentielle, la singularité des participations ainsi que l'accession à différents niveaux de conscience au fur et à mesure des expériences et des événements qui affirment l'individualité de la personne jusqu'à sa survie à la mort dans les récits personnels sinon dans les récits collectifs, mais désormais il s'agit d'une individualité... sans autonomie.
L'énoncé métaphorique extrait de l'histoire personnelle de Maurizio s'insère, comme il le met en évidence, dans un héritage collectif à la fois familial et communautaire, qu'il fait sien à sa façon. Alors que Tiburzio appartient à la tradition citadine de Pérouse, Maurizio est en lien plus immédiat avec la tradition paysanne. À l'instar de Tiburzio, il s'identifie comme etrusco mais c'est en se qualifiant de déviant comme l'a été avant lui sa mère qu'il participe de cet héritage pérugin singulier. À l'encontre de l'image du Pérugin «fermé», il se situe aux frontières de sa propre tradition qu'il s'efforce de renouveler en l'ouvrant aux traditions des autres par son engagement social et politique au Crocevia dont il sera question plus tard dans le texte. Ce n'est pas sans peine, me laisse-t-il entendre, qu'il a appris à vivre cette marginalité lorsqu'il dit qu'avec son potentiel de leadership, elle porte en elle une solitude qui lui est propre. Mais aujourd'hui, il la revendique pour lui et ses enfants comme une position stratégique dans une société en quête de nouvelles perspectives toute confrontée qu'elle est aux changements rapides et profonds de l'époque actuelle.
C'est d'ailleurs sur cette marginalité fondamentale dans son histoire personnelle que Maurizio choisit d'amorcer notre deuxième entretien qui s'est déroulé chez moi, après quelques tentatives infructueuses pour se libérer de ses engagements au Crocevia. Nous nous connaissons depuis le début de mon séjour alors que par amis interposés j'accompagnais les membres du Crocevia à leurs activités publiques ou à leurs rencontres sociales et aussi parce que je passe y saluer des gens dans les locaux établis à proximité du lieu où j'habite. Maurizio a été, au début de mon apprentissage de l'italien, parmi ceux que j'avais le plus de difficulté à comprendre parce qu'il aime parler le dialecte pérugin et raconter des histoires drôles; au moment du présent entretien, il choisit un régistre qui m'est plus accessible bien que je commence à ce moment à apprécier la diversité des niveaux de langage. C'est donc avec sa verve coutumière qu'il me raconte son expérience de marginal qu'il associe à:
sa famille d'origine,
una cosa, non so se può essere un buon soggetto o un cattivo soggetto, perchè io ti spiego... perchè io vengo da una famiglia in, in origine estremamente tradizionale, di origine contadina però sono, sono un deviante. E... sono un deviante per un... per diverse ragioni: primo perchè mia madre rimane incinta a... a ventitrè anni ed é mandata via di casa, viene a Perugia quindi lascia la campagna. Viene a Perugia in un periodo fra l'altro in cui viaggiare da X a Perugia é come se oggi io decidessi di andare a Parigi. (...) X é a diciotto chilometri da qui. (...) è comune di X. E' a metà fra Perugia e Assisi, ed è... cioè tu adesso vedi la superstrada, un tempo la strada che portava a X era bianca, cioè non era con il catrame. E poi... c'erano soltanto... dunque, tutta la strada che va da Ponte San Giovanni, Ponte San Giovanni erano poche case, pochissime case. (...) allora ci saranno state alcune centinaia di persone che vivevano a Ponte San Giovanni (...) Poi nel '51 quando io sono nato credo che Ponte San Giovanni avesse solo la stazione ferroviaria e basta, forse due o tre case. Da lì si arrivava... c'erano pochi metri, c'era il cosiddetto postale, c'era un pullman che aveva la funzione di portare la posta e che oltre la posta portava persone, credo che ne passassero due al giorno, una cosa di questo genere o anche meno. E... quindi venire a Perugia per mia madre é stata un'avventura. Quando é venuta a Perugia... io sono nato e cresciuto in una famiglia fatta di due persone, lei ed io. Fino al 1973 quando quasi in contemporanea lei muore, cioè nel giro di un mese scopro che mia moglie é incinta, mia madre muore e... e qualche settimana dopo mi sposo. E... cinque mesi io, dunque, mi é nata, mi é morta mia madre, mi sono sposato, ho saputo che mia moglie era incinta, é morta mia madre, mi sono sposato, ho fatto il primo esame all'università, é nato mio figlio e sono entrato a lavorare... cinque mesi.
son nom de famille,
(...) io ero un, un marginale...per nascita. Perchè quando io sono nato nel cinquantuno c'era una legge che diceva che i figli di... di madre moglie, cioè di madre non sposata... non potevano accedere agli uffici pubblici. Questa legge... e tra l'altro bisognava mettere la... la... il nome del padre e della madre, e io nei documenti risultavo figlio di non noto cioè non... di padre ignoto.
la famille qu'il a fondée
E... ero un marginale... ero un marginale... ho creato marginalmente una famiglia perchè mia moglie é rimasta incinta fuori dal matrimonio, tra l'altro é una ragazza che non era neanche maggiorenne, perchè non aveva (...) ma lei diciotto anni li ha fatti il ventotto di luglio e noi ci siamo sposati il ventinove di luglio. E... quindi non, non... quindi lei era minorenne e questo mi poneva nella marginalità. Da marginale... ho iniziato a lavorare nel 1974, l'anno dopo che ho iniziato a lavorare, ero un... un uomo perfettamente integrato. Lavoravo la mattina, guardavo la televisione con mia moglie, mio figlio, ero perfettamente a posto...
son engagement social
ma... con tutta questa storia del Crocevia , adesso mi ritrovo nuovamente nella situazione marginale perchè innanzitutto il Crocevia é un'idea marginale. A chi può venire in mente di organizzare un'associazione sugli Indiani d'America a Perugia? ...Poi fra l'altro adesso non é difficile, puoi organizzare qualcosa sulle Americhe? A Perugia ce la fai. Ma perchè? Perchè da diciotto anni ci siamo noi, che abbiamo insegnato la normalità della cosa ai perugini e agli italiani. Per cui a organizzare una cosa sulle americhe non c'é niente di strano. Ma a quel tempo quando mi chiedevano del Crocevia si mettevano a ridere, cioè non é che...no no proprio ridevano forte, mi prendevano in giro, dicevano che erano cazzate [stupidaggini] (...) e probabilmente lo erano... però io ero convinto di una cosa... che la politica nazionale era stretta... che la multiculturalità, l'interetnicità... il discorso di tipo internazionali, mondiali, era la vera politica del futuro e che lo strumento potevano essere le scienze umane. Cioè si poteva fare archeologia, antropologia, etnologia eccetera usandole come strumento politico. Oggi penso che non sembrerà una cosa tanto strana. Anzi l'interetnicità, la multiculturalità sono le bandiere della sinistra, a quel tempo erano un'altra di quelle cose che facevano ridere. ( Maurizio, 43 ans, Ponte San Giovanni)
Ce qui me frappe dans la trajectoire personnelle de Maurizio, c'est la tension soutenue qui le maintient entre la tradition dont il provient et qu'il s'approprie et sa position distanciée de cette tradition qui le projette dans l'avenir, que ce soit par son appartenance à une famille mononucléaire, monoparentale et matriarcale, ses études au liceo, l'école de l'élite, alors qu'il vit dans le quartier populaire de San Giovanni, le contexte de fondation de sa propre famille ou le choix et la forme de son engagement social; dans tous les cas, sa situation le place en marge de l'ordre social ambiant. Au même titre que la métaphore est une négation symbolique du sens littéral, la vie marginale de Maurizio est la négation symbolique de l'ordre culturel dominant aux étapes importantes de sa vie. Babcock (1978:14) apporte, sous le terme d'inversion symbolique, un éclairage sur ce phénomène socioculturel qu'elle définit:
(...) any act of expressive behavior wich inverts, contradicts, abrogates, or in some fashion presents an alternative to commonly held cultural codes, values, and norms be they linguistic, literary or artistic, religious, or social and political (1978:14).
Maurizio a bien essayé, comme le révèle sa tentative échouée du début de son mariage, de mener une vie sociale reconnue plus normale par la majorité. Toutefois sa marginalité se manifeste comme une réalité incorporée et profonde, un mode d'identification qui reprend le dessus et qu'il actualise sans rompre avec la tradition mais en la questionnant constamment dans un processus de confrontation qui tient le temps comme une donnée majeure dans l'obtention des résultats comme le démontre son engagement social et total à la cause amérindienne depuis mai 1977. En assumant ainsi l'identité de déviant, il met en évidence le lien organique entre la marginalité et la centralité de même que la force créatrice et génératrice de changement inhérente à ce rapport. C'est, en effet, dans le contexte d'une société en profonde transformation sous l'influence du processus de modernisation, que s'amorce et se déroule la vie de Maurizio; plus précisément, ce sont les derniers moments de la société paysanne mezzadrile fondée sur le modèle de la famille multiple 34 comme unité de production.
C'est donc dans une société en profond changement que la mère de Maurizio est exclue de la maison paternelle peu avant la naissance de ce dernier pour en avoir ternie la réputation 35 . Elle n'est cependant pas exclue de la famille, des liens sont maintenus avec le nouveau noyau familial monoparental qui vont jusqu'à la reconnaître comme le chef de la grande famille après la mort du grand-père parce qu'elle impose le respect par sa capacité de jugement et son charisme. Il faut dire que cette famille patriarcale a déjà manifesté de la souplesse lorsqu'elle a reconnu comme chef de famille le grand-père de Maurizio sur les mêmes bases malgré qu'il ait été illettré et le plus jeune. Ces situations exceptionnelles (Papa, 1985 :109) montrent que la souplesse dans l'application du modèle familial tel que vécu par les métayers était une nécessité pour s'ajuster à la réalité, du moins dans la région de Pérouse, comme l'a aussi raconté Luigi, devenu lui-même chef de famille autour de ses 16-17 ans, à la demande de ses parents, parce que plus instruit et plus en mesure de négocier avec le propriétaire foncier. À une plus petite échelle, cela rejoint les constatations de Golini (1988:341) qui conclut, sur la base des recherches faites sur les structures et les relations familiales italiennes, à une hétérogénéité telle qu'il n'est pas possible d'en tirer un ou deux modèles qui soient représentatifs de l'ensemble du pays; on a en effet constaté que chacun des types de famille se développent en fonction d'une géographie, d'une situation structurelle et organisationnelle de l'agriculture, de réseaux urbains, de moyens de communication et de traditions culturelles particulières.
À la génération suivante, Maurizio n'occupe pas la même place que sa mère dans la grande famille maternelle, il en est le «chouchou», du moins celui de ses tantes. Mais il constate que cette situation de marginalité dont il a hérité le suit: elle se manifeste à travers son engagement social par lequel il choisit de confronter l'univers plus homogène des Pérugins pérugins selon l'expression de Margherita, par la fondation du Crocevia qui introduit la remise en question de cette homogénéité par l'apport de connaissance sur d'autres traditions culturelles et leur diffusion localement. Son engagement y est tel que toutes ses activités relationnelles y sont subordonnée:
Quindi la mia vita sociale è molto ..., solitamente è molto ricca. Praticamente è... completamente condizionata. In tutto, eh in tutto, se ti dico in tutto è in tutto. Qualsiasi, qualsiasi aspetto m'entra, mi entra in questi condizionamenti. ( Maurizio, 43 ans, Ponte San Giovanni )
C'est ainsi que petit à petit se sont atrophiés les autres secteurs de sa vie que ce soit: sa vie de couple devenue seulement fiscale, sa vie de père pressé auprès de ses enfants, sa vie de travail qui ne l'intéresse pas, ni le stimule et qui souvent l'humilie, de même en est-il de ses relations avec sa parenté et ses amis qui ne partagent pas nécessairement son intérêt et pour qui il ne dispose désormais plus de temps; "...e quindi, resta il Crocevia, quel pezzo di università e basta." Ce lien ténu avec l'université est un rapport de collaboration réciproque surtout créé par les cours qu'il y donne bénévolement et le milieu d'apprentissage qu'est le Crocevia pour plusieurs étudiants.
Dans la mesure où tant la marginalité de sa mère que la sienne conservent un lien avec le milieu duquel ils sont distanciés, d'une part avec la famille paternelle et d'autre part avec les codes d'une vie sociale normale dans la société pérugine, cette dynamique des rapports sociaux caractéristique de l'inversion symbolique, s'avère aussi à la lumière du concept d'inversion hiérarchique développé par Corin (1995: 190) révélatrice d'une société de type hiérarchique comme Pérouse dont l'organisation, tout en étant prioritairement citadine, se fait depuis toujours en tenant compte des caractéristiques campagnardes de son territoire et de ses habitants auxquelles se sont ajoutées depuis l'après-guerre des caractères de banlieue.
En relation avec le système familial, cette hiérarchie des codes met de l'avant la famille de type nucléaire qui prédomine dans la ville et chez les travailleurs journaliers de la ferme avec laquelle cohabite la famille multiple qui se révèle la forme prédominante des familles qui exploitent une ferme a mezzadria. La coexistence de cette diversité se relie à la notion d'opposition hiérarchique de Dumont qui rend compte de la capacité créatrice d'une diversité d'échelles de valeur et de la spécificité des sociétés et que Corin a repris dans une perspective plus dynamique sous le concept d'inversion hiérarchique. Ce dernier s'appuie sur l'asymétrie des éléments en opposition qui rend possible l'inclusion et la mobilisation de l'ensemble du système, ce que ne pourrait produire une opposition symétrique où l'élément le plus fort réintroduit ou rejette l'élément déviant sans plus ; dans le modèle asymétrique l'interdépendance des niveaux crée une plus ou moins grande tolérance alors que dans l'autre la dissidence est absorbée ou devient indifférence.
L'introduction de cette notion vise à rendre compte du mouvement, de la réalité, de même que de la multiplicité des trajectoires individuelles qui actualisent toute société; elle va au-dela du critère d'homogénéité dans la quête de cohérence culturelle et sous-tend une défénition de l'hétérogénéité structurelle que Corin formule en ces termes:
By structural heterogeneity, I mean that cultural elements are organized by various codes which follow different rules and correspond to contrasting values. A dominant code is pervaded not only by diversity but by one or several underlying codes whose rules are opposite to those of the seemingly dominant code.This structural diversity is hierarchically organized, and hierarchical inversions which occur during certains rituals or in certain areas of life offer ways to understand the implications of this structural diversity for the culture as well as for individuals (1995:176).
En d'autres termes, la mise en contexte de l'énoncé métaphorique de Maurizio légitime, à travers la notion d'inversion symbolique de Babcock, la centralité que j'accorde au récit de Maurizio comme tout aussi révélateur de la culture pérugine par rapport à d'autres récits apparemment plus représentatifs de sa majorité. Quant à la dynamique de ce rapport dans le temps et sous l'angle intergénérationnel, elle est appuyée par les notions d'inversion hiérarchique et d'hétérogénéité structurelle de Corin qui rendent compte des modes diversifiés de participation individuelle dans le contexte de la société pérugine en profond changement sous la pression des forces de modernisation au moment de la naissance de Maurizio jusque vers les années 1970 et sous la pression des forces de mondialisation depuis la fin des années 1980.
Le moment fort dont nous parle Maurizio lors des funérailles de son grand-père, puis de sa mère, est celui de la procession funèbre entre la maison familiale et l'église. Dans la tradition ombrienne, le mort est exposé dans la maison familiale où parents, amis, voisins et autres membres de la communauté viennent témoigner à la famille de leur attachement à la personne disparue et de leur sympathie pour la famille qui a perdu un des siens. Le jour des funérailles, c'est à la maison familiale que se rassemblent les gens avant que ne s'amorce le cortège funèbre pour se rendre à l'église, c'est en principe le moment le plus important de la participation de la communauté dans son ensemble, celui qui rassemble le plus de gens dans un geste public de reconnaissance à l'égard de la personne disparue.
Ce récit ou énoncé constitue à mon avis une métaphore vive de la pratique communautaire qui me permet de parler de la pratique communautaire dans les termes du rite de la procession funèbre et d'instaurer la métaphore en modèle 36 , tant dans l'action rituelle qui la sous-tend qu'en termes interprétatifs de cette action. La métaphore, c'est l'événement qui se construit autour de la procession funèbre traditionnelle inscrite dans le rituel funéraire ombrien auquel participe Maurizio: rituel qui par sa fonction de médiation entre le temps mythique et le temps ordinaire m'autorise au niveau conceptuel et interprétatif d'articuler les événements de la vie courante dans un temps de plus grande ampleur et de ce fait d'accéder à une signification plus en profondeur de la relation entre la personne et la communauté et de ses points d'articulation. Sa valeur heuristique réside dans sa capacité de redécrire la réalité sur un mode inclusif qui dépasse le stade de la représentation pour introduire ce que Ricoeur (1975:308 ) appelle le mood ou le sentiment, ajoutant au rapport de distance entre le sujet et l'objet du «voir comme» le rapport de participation à la chose ou le «sentir comme».
La métaphore nous invite en somme à «percevoir comme», en l'occurence à considérer le développement intergénérationnel de la relation entre la personne et la communauté «comme» le déroulement du rite de la procession funèbre raconté par Maurizio. La métaphore, dans la perspective herméneutique de Ricoeur, s'inspire d'une théorie contextuelle du sens et s'instaure non pas dans la phrase mais dans le discours, en vertu du fait que "la référence de l'énoncé métaphorique en tant que pouvoir de «redécrire» la réalité.(...) trouve sa justification la plus fondamentale dans la connexion en tout discours entre le sens, qui est son organisation interne, et la référence, qui est son pouvoir de se référer à une réalité en dehors du langage (1975 :10)." Étant donné la situation de question et de réponse qui constitue d'emblée le contexte de tout discours, il s'ensuit que ce dernier fait toujours partie d'un contexte plus vaste et impose ainsi la primauté du contexte en matière d'interprétation.
Il est alors possible d'établir à partir du discours de Maurizio sur la séquence rituelle de la procession funèbre, un pont entre les niveaux contextuels mythique et historique et les contextes singuliers de l'actualisation des pratiques communautaires comme dans le cas du présent métarécit. De plus, la référence aux origines tout en présentant la quête d'individualité comme un processus essentiellement collectif axé sur la reconnaissance des individus par la communauté, place concrètement la famille comme la première instance médiatrice de ce rapport entre la personne et la communauté et l'instaure comme le centre organisateur de ce rapport.
(...) La famiglia, perché ci credo, perché credo alla possibilità di avere figli, perché i bambini mi piacciono molto...credo che un centro ci voglia insomma, tanto più nella vita. Ma credo anche, che ne so, la mia esperienza è un'esperienza molto personale della vita, perché tanto alla fine io muoio, ma muoio io ( Stefano, 33 ans, Centro storico).
Dans l'optique bien contemporaine où, contrairement à ses parents, il conçoit sa vie comme une perpétuelle remise en question, la réflexion de Stefano, le fils de Giulietta, bien qu'elle exacerbe la dimension individuelle connote le sens de ce processus d'individualisation quand il me parle de sa vision de la famille qu'il souhaite sous peu fonder avec Monica, sa fiancée. Son discours tout en étant plus imprégné de l'idéologie individualiste rejoint celui de Maurizio; alors que la réflexion de Maurizio est en rapport avec ses ascendants et que celle de Stefano a trait à une éventuelle descendance, c'est dans les deux cas sur l'horizon de leur propre mort qu'il se rapporte à la famille, mettant de l'avant la précarité qui l'instaure, l'individualisation et l'autonomisation qui en résultent.
Alors que la mort s'impose comme l'événement fondateur des relations entre la personne et la communauté, la famille pérugine se présente comme le centre organisateur de la vie communautaire, c'est-à-dire le lieu, sinon réel à tout le moins symbolique, en référence auquel se vivent la naissance et la mort: ces événements fondamentaux de la vie et du lien intergénérationnel. C'est aussi dans la famille que l'enfant s'initie et fait progressivement l'apprentissage des modalités d'individualisation et d'autonomisation propre à sa famille et au contexte culturel dans lequel elle s'insère.
Adriana et Paolo ont respectivement cinquante-deux et cinquante-neuf ans, ils sont mariés et ont deux enfants, un garçon de vingt-neuf ans et une fille de vingt ans qui vit avec eux. Tous sont nés à Enna en Sicile et vivent à Pérouse depuis maintenant seize ans. Adriana et Paolo sont à leur pension depuis environ un an, Adriana était enseignante à l'école primaire et Paolo était directeur de service dans une banque. C'est son travail qui a amené la famille à quitter Enna pour s'établir à Pérouse même quand Paolo a travaillé six ans à Rome et trois ans à Florence. Quand, hors la présence de l'autre, je demande à chacun d'eux vers qui il ou elle chercherait de l'aide advenant une difficulté majeure, les perspectives adoptées divergent: Paolo s'en remet à sa famille à qui il octroie un rôle crucial en de telles circonstances alors qu'Adriana dit ne pouvoir compter que sur elle-même.
Dans les deux cas l'intensité qui accompagne leurs propos est palpable. En voici un exemple :
Paolo : Ma certamente la famiglia è il punto di riferimento, nel bene e nel male. Prima di tutto la famiglia, anzitutto, (...) La famiglia insomma è la casa dove si vive, dove ci si raccoglie con le proprie gioie, i propri dispiaceri,le proprie amarezze, e quindi cercare, è un mondo dove si raccoglie tutto, come nel corpo umano ci sono le cose piacevoli e poi ci sono anche le cose amare. Quindi è là dove far affidamento per una reciproca solidarietà che è insita. Allora questa famiglia che cos'è? Siamo solo per stare scritti allo stato giuridico? Per essere solidali tra di noi. Specialmente chi, come noi, non ha radici qua allora la prima cosa è la famiglia. Perché se fossimo a Enna mia moglie ha sua madre e tanti parenti, io ho dei fratelli e altri parenti, là il problema sarebbe insomma più esteso. Ma qua io, mia moglie e i miei figli siamo, diciamo il nocciolo.
Adriana : A nessuno.(...) Sola ... sola, perché ci sono state delle volte che sono stata in difficoltà per motivi personali, per motivi familiari, per motivi di salute, per tanti motivi che in una famiglia ce ne possono essere a bizzeffe [in grande quantità]. Mi sono rivolta una volta a questo, una volta a quello perché, però ho visto sempre che sono rimasta sempre da sola.(...) Alcune volte bene [ne sono uscita], alcune volte male. Con la buona volontà penso, questo non glielo so dire perché alcune volte magari stentatamente, altre volte magari con più sollecitudine, però è sempre dura uscire fuori da queste cose. Non c'è quella cosa di dire: "Vado a bussare da una persona perché ho bisogno". Non trova nessuno. Ognuno pensa per se stesso.
C'est bien de la réalité d'une même famille dont il s'agit. Présentée à partir de sensibilités, de rôles et de vécus différents, c'est-à-dire une vie familiale au quotidien pour Adriana et plus intermittente pour Paolo, elle y atteste d'un partage traditionnel des rôles entre les femmes et les hommes et met en lumière la distance qui peut exister entre la valeur de la famille portée par la société et fort bien rendue par Paolo et les limites à son actualisation associées par Adriana à l'individualisme qui renforce les difficultés du partage et de la réciprocité qu'elle sous-tend. Or, malgré ses difficultés et quels que soient la forme et les rôles qui sont dévolus à ses membres, au niveau empirique la famille ombrienne et pérugine se présente comme le premier groupe d'appartenance et le plus immédiat à affirmer sa suprématie sur la personne. Ce qui ne constitue pas, pour autant, une caractéristique qui lui soit propre.
En effet, la famille considérée dans sa forme élémentaire constitue une unité de base que l'on retrouve dans toutes les sociétés sans qu'elle renvoie pour autant à une même définition de la famille. Cette unité de base donnant lieu à une diversité des formes d'union et des dispositions spatiales est décrite par Lévi-Strauss comme:
La famille, fondée sur l'union plus ou moins durable mais toujours socialement approuvée d'un homme et d'une femme qui se mettent en ménage, procréent et élèvent des enfants, (...) (1986:11)
Bien qu'elle implique une nécessaire négociation entre nature et culture largement illustrée par la variété des rapports existants entre maternité/paternité biologique et sociale, les anthropologues de la parenté ont constaté que ce n'est pas la dimension biologique qui fonde la famille mais le fait éminemment social de sa légalité, c'est-à-dire de l'existence d'un contrat qui se concrétise dans le mariage. En se basant sur l'abondante documentation ethnographique reliée à la famille, Héritier-Augé (1992:274) souligne que ni le sexe, ni l'identité des partenaires, ni la paternité physiologique, ni même le rapport mère-enfant apparaissent comme des conditions absolues à sa constitution.
L'explication de cette légalité ne se retrouve donc pas dans la dimension biologique, c'est le partage en tant qu'une exigence de la survie qui se présente comme l'élément explicatif dont elle identifie et résume les termes comme suit:
L'élément commun, en dehors de la légalité, qui impose partout une forme stable et réglementée de rapports sexuels, est la prestation de services mutuels entre les conjoints, selon une répartition des tâches entre les sexes qui n'est pas non plus fondée sur des impératifs physiologiques. Arbitraire, elle a pour effet de rendre les deux sexes dépendants l'un de l'autre et donc de pousser à l'établissement d'une relation durable entre les individus.(...) Des contrats de ce type auraient pu être passés entre consanguins, l'humanité étant peuplée alors de groupes clos, hostiles entre eux et recourant à la force pour se procurer des partenaires s'il venait à en manquer. Cette constatation, qui tient à des aléas démographiques, montre que nulle forme stable de société n'aurait été possible sur ces bases. La société a dû se construire contre la consanguinité. (...) Il s'ensuit que dans toute société le contrat d'alliance entre groupes de consanguinité régis par une règles de filiation est le fondement minimum d'une société stable (1992:275).
Ainsi, sur la base de la prohibition de l'inceste et de l'exigence d'échange et de réciprocité, la famille assure paradoxalement sa survie par un processus de subdivision et de division qui lui est propre: d'une part, elle survit dans le temps parce que les parents engendrent des enfants qui devenus adultes à leur tour procréent, assurant ainsi la suite des générations à travers une ligne de descendance et, d'autre part, elle survit au sein de l'organisation sociale à laquelle elle apporte sa contribution quand, concurremment à une autre famille elle se départit d'un de ses membres qui sera à l'origine d'une nouvelle famille et de la création d'un nouveau réseau d'alliance. Dans cette perspective, l'autonomisation de la famille et de ses membres est une nécessité à la survie de la société à laquelle elle participe que cette dernière renforce et reconnaît dans le processus éminemment interdépendant de l'alliance.
De la même façon que la famille et la société sont irrévocablement interdépendantes, il n'y a pas de survie possible pour l'enfant sans une famille qui en prend soin, lui donne son nom et en fait sa fille ou son fils bien avant qu'il ne soit socialement reconnu et, à l'inverse, sans enfant, disparaissent pour la famille les aspirations à la continuité. Leur interdépendance est la condition de leur existence mutuelle confirmant l'enracinement de leur autonomie dans l'actualisation de leur interrelation, de cette nécessaire relation entre le «Je» et le «Nous» sous-jacente à leur capacité d'affirmer leur identité respective et à distinguer entre les «Nôtres» et les «Autres» (Zonabend,1986:16). À l'origine commune se greffe la mise en commun de l'objectif très concret de la survie.
Il s'ensuit que dans un premier temps, l'entité autonome c'est la famille d'origine grâce à qui la personne acquiert progressivement de l'individualité au sens de la conscience de son unicité à ressentir et à agir au sein du «Nous» familial jusqu'à ce que sa capacité de symbolisation et la sédimentation de ses expériences familiales rendent possibles une prise de distance et le franchissement de ses frontières. À ce moment s'amorce une diversification des lieux de participation, d'appartenance et des sources de reconnaissance de manière à poursuivre et consolider la démarche d'autonomisation inhérente au processus d'individualisation dont la fondation d'une famille et/ou l'engagement dans le monde du travail constituent les passages marquants socialement valorisés dans les sociétés occidentales et reconnus par l'attribution du statut d'adulte. C'est donc à partir de ce canevas que j'aborde le développement des particularités de la famille italienne et pérugine.
La consultation des recherches historiques et anthropologiques sur la famille en Europe, met clairement en évidence, selon Barbagli (1991:257), que l'Italie contrairement aux autres pays européens, a toujours eu plusieurs systèmes qui ont présidé à la formation des ménages. Plus spécifiquement, sous l'influence de l'environnement institutionnel et idéologique, plusieurs facteurs contribuent à cette diversité de la famille: il s'agit principalement des forces économiques et démographiques, des pouvoirs de l'Église et de l'État, des rapports entre les hommes et les femmes qui ensemble interagissent au sein de contextes géographiques, historiques, linguistiques et socioculturels fort diversifiés même à l'intérieur d'une région donnée.
En Ombrie, la langue parlée est un indicateur quant à la diversité des contextes qui président à la constitution des familles. La langue parlée, en tant qu'elle s'acquiert et se perpétue dans et par la famille, est particulièrement explicite des singularités sous-régionales et locales qui interagissent dans la dynamique des systèmes familiaux et l'établissement de leur rôle dans la formation de l'identité. La situation linguistique de l'Ombrie est reconnue par Moretti (1993:1057) parmi les plus fragmentées et caractéristiques de l'Italie. La présence de nombreux dialectes encore vigoureux et de variantes locales de l'italien serait la conséquence de la redivision de la région qui a suivi la libération du Centre italien de la gouverne papale en 1860. Ce sont alors des raisons administratives qui ont prévalu à la restructuration territoriale de la région faisant en sorte de regrouper des zones qui malgré leur contiguité territoriale avaient pendant des siècles vécu plus divisées qu'unies.
Cette dimension linguistique comme illustration des diversités locales de l'Ombrie et des niveaux d'interaction qui les sous-tendent , s'est particulièrement manifestée lors d'une rencontre avec Prima, la doyenne de mes informatrices âgée de quatre-vingt-cinq ans, avec qui j'ai partagé un bel après-midi de janvier en compagnie de la voisine, de la nièce de la voisine, du fiançé de cette dernière qui fut mon intermédiaire dans l'organisation de la rencontre et du merle, le compagnon assidu de Prima tout au long de la journée ponctuée des retours de sa fille et de son gendre pour dîner et souper. Elle habite le quartier de San Marco 37 à Pérouse depuis bientôt soixante ans.
Selon la coutume, elle s'y est installée après son mariage à l'âge de vingt-sept ans, alors qu'elle-même avait vécu jusque-là aux environs de Niccone. Avec son mari, mort il y a vingt-quatre ans, elle a eu trois filles et vit maintenant chez l'une d'elle avec son gendre et leurs deux enfants. Mise à part une surdité partielle qui rend nécessaire les répétitions, elle demeure très vive et humoristique dans ses réparties, elle est encore assez active et assume la préparation des repas quotidiens pour la famille de même qu'elle assiste des personnes mourantes comme elle venait de le faire les jours qui ont précédé notre visite.
C'est avec le regard rétrospectif de celle qui demeure la seule survivante de sa famille d'origine suite à la mort récente de sa soeur plus âgée qu'elle nous parle de son père. Avec fierté, elle nous montre des photos de ce dernier alors qu'il est honoré pour ses inventions d' instruments aratoires et poursuivant au sujet des honneurs elle dit :
(...) ma c' ha un quadro grande così pieno di corone e di medaglie d'oro il mio babbo perché noi siamo Medici di Firenze c'avevo la cosa (lo stemma) dei Medici de Firenze(...) Cosimo il governatore, erano i governatori di Firenze.
Un peu plus tard dans la conversation quand elle réalise que ma langue maternelle est le français et que je lui dis qu'il est parfois facile de se tromper avec l'italien parce ces deux langues se ressemblent, elle réagit en précisant ce qui suit :
(...) l il mio povero babbo per dire di qui dicono il papà il mio povero babbo guai, guai, papà, papà i francesi lo dicono «non dovete dire papà dovete dire babbo» eh così diceva perché...è italiano, dice «noi siamo italiani e non siamo francesi allora si deve chiamare babbo no papà» non voleva guai.
Quant à son dialecte parfois assez difficile à comprendre pour moi et à son coin de pays, c'est sans équivoque qu'elle en parle :
(...) un po' castellana, un po' perugina sicché si cosano un po' le parole...tante volte quando ritorno su, dice «ecco la perugina» ah, non sono perugina, non sono perugina (...) eh sì, io quando ritorno su, sono passati già settant'anni, mi pare già di respirare meglio (Prima, 85 ans, San Marco).
Ainsi, c'est concurremment en référence à sa famille d'origine et à sa langue parlée que Prima situe ses appartenances, témoignant de l'importance que peut avoir le dialecte 38 ou d'autres manifestations linguistiques pour signifier l'identité et l'imbrication des appartenances (famille, quartier, ville ou village, région, pays). Quand elle se raconte, elle traduit les multiples influences qui l'animent et révèle en même temps que la force de ses identités d'origine, un peu de ses allégeances.
J'ai aussi constaté l'importance des dialectes comme repères identificatoires dans la vie quotidienne de la maison où j'habitais lorsque mes compagnes utilisaient des expressions propres à leur lieu d'origine qu'elles prenaient plaisir à partager. En ce qui concerne le perugino bien qu'il soit le dialecte de la capitale provinciale et régionale, il n'est pas majoritaire et est parlé au nord de la région dans seulement quinze communes 39 sur quatre-vingt-deux. Cette réalité que partage environ deux-cent-milles italiens occupe un très petit espace qui recoupe presque exactement le territoire du diocèse pérugin de 1300 et il est fort probable, selon Moretti (1993:1070), que ces mêmes frontières linguistiques correspondent à des limites encore plus antiques, peut-être étrusques en vertu de liens qui existeraient entre la langue étrusque et le perugino. Ce qui rend compte de sa persistance et d'un certain isolement de ceux qui le partagent.
À certains égards la persistance du perugino paraît surprenante si l'on considère qu'il a été le parler local le plus raillé par les non-Pérugins et davantage dans sa version rurale qu'urbaine. On en retrouve d'ailleurs les traces dans certaines moqueries populaires qui persistent et qui sont aujourd'hui utilisées par les Pérugins eux-mêmes. Il demeure que l'influence de Pérouse en matière linguistique est fort limitée. En effet, bien que le rôle de capitale provinciale et régionale de Pérouse ne soit plus contesté, il appert que dans le processus d'italianisation visant à la diffusion d'un italien standard que vivent toutes les régions de l'Italie depuis cent-trente ans, les variantes locales de l'italien s'alignent en général sur l'italien parlé dans le chef-lieu de la région alors qu'en Ombrie sauf l'attraction excercée par Pérouse sur la quinzaine de communes de son antique territoire, les autres suivent dans ce processus la capitale du pays, Rome.
Aujourd'hui, la réalité linguistique de Pérouse, en raison de la fluidité et de la précarité des échanges qui s'y effectuent, se caractérise surtout par la variabilité qui accompagne le mouvement de redistribution actuelle de la population. Batinti (1995:25) suggère d'en parler comme d'un continuum plutôt que de référer à des variétés séparables et distinctes car il est rare d'entendre un parler qui soit entièrement dénué de traits dialectals ou de variantes locales d'italien. Orfei précise que la prononciation du perugino a tendance à s'italianiser alors que persiste l'usage d'un vocabulaire qui lui est propre; c'est ainsi qu'un Pérugin, même lettré, dira "scola" au lieu de "scuola", "ennò" plutôt que "sono" et "andamo" pour "andiamo".
En dépit, de la situation de changement, il demeure que la reconnaissance des traits linguistiques typiques et particuliers s'actualise dès qu'il est question d'identité et d'appartenance (ou non-appartenance) à un groupe et en fonction de la situation de communication, telle Prima qui en mettant en relation son ascendance familiale et certaines caractéristiques linguistiques du nord de l'Ombrie (région de Città di Castello) souligne à l'étrangère que je suis qu'elle est italienne et aux Pérugins présents qu'elle est toscana e castellana puisque même entre «Nous», il y a «Nous» et les «Autres». Ce faisant, elle met en évidence la contribution de la langue parlée au maintien et à la reconnaissance de ses multiples identités ainsi que la participation de sa famille d'origine à l'enracinement des acquis qui sur le mode de la sédimentation, rendent possible le maintien de cette diversité dans le temps .
De façon générale, mon expérience atteste de l'attention accordée par l'ensemble des Italiens que j'ai rencontrés aux nuances phonologiques 40 et m'a permis d'appréhender la couleur et la force de représentation de l'accent quand au fur et à mesure que s'améliorait mon italien et que s'atténuait mon accent franco-québécois les gens reconnaissaient un peu: ou de l'accent perugino acquis auprès des familles pérugines, ou de l'accent spoletino apparu sous l'influence des enseignements de Valentina et fièrement mis en évidence par tous lorsque nous allions dans sa famille, ou finalement de l'accent romano quand surgissait la prononciation montréalaise de certains mots. C'est ainsi que l'utilisation de la langue parlée au sein de la famille et des différents groupes d'appartenances témoigne de la vivacité des différences locales soumises elles-mêmes aux multiples influences d'un contexte plus large.
Considérés dans leur ensemble, les récits vont valoir la différence de mode de vie entre les générations mais ce sont principalement les récits des plus âgés, soit de Prima, Lorenzo, Caterina, Luigi et Clarissa relatifs au mode de vie familiale qui a prévalu jusqu'aux années cinquante, qui mettent en relief la trajectoire des changements qu'a connus, la famille et la rapidité de leur apparition. Ils constituent des versions personnelles d'une histoire pérugine récente qui s'est déroulée sur l'arrière-fond des grandes transformations qu'ont connues les sociétés occidentales et dont certaines manifestations au niveau démographique, économique, politique et dans les rapports entre les femmes et les hommes ont eu plus d'impact sur la structure et l'organisation familiales ainsi que sur l'expérience de la vie en famille.
L'histoire familiale de Luigi en même temps qu'elle illustre le cycle de vie 41 d'une famille patriarcale mezzadrile est exemplaire de son évolution vers la famille nucléaire dans le contexte des changements qui ont entraîné la disparition de l'exploitation des fermes a mezzadria. En effet, Luigi aujourd'hui âgé de 68 ans, est devenu vers 16-17ans le chef de sa famille d'origine qui s'est transformée, après son mariage et celui de ses frères, en famille multiple en raison de la cohabitation de tous ces noyaux familiaux sous le même toît. Puis c'est par la force des choses lorsque le propriétaire a vendu la ferme que la famille a dû se scinder. Devenu ouvrier puis maçon, la famille multiple est alors composée de ses parents et de ses enfants a laquelle s'ajoute un nouveau noyau familial lorsque Livio, son fils aîné, se marie et a deux enfants. Cette dernière cohabitation durera douze ans et aura permis au père de Luigi de connaître ses descendants sur trois générations. C'est depuis septembre 1994, suite au décès de son père à l'âge exceptionnel de 101 ans, qu'il forme, à l'instar de son fils marié, une famille nucléaire composée de sa femme et de Guido, son fils célibataire.
Parce qu'elles renvoient aux événements fondamentaux de la mort et de la naissance, les données démographiques sont particulièrement indicatives de la réalité de la famille italienne qui s'est complètement transformée depuis un siècle et demi. Golini (1988:328) souligne que le contrôle des naissances et de la mort précoce s'allient dans un rapport complexe de cause et d'effet aux changements économiques et sociaux de toute la société et conséquemment aux changements de la famille dans sa structure, sa forme, les relations entre ses composantes et au niveau plus large et complexe des relations des familles entre elles dans le système de parenté.
Schématiquement, ces changements démographiques se caractérisent par une modification à la fois qualitative et quantitative des événements fondamentaux de naissance et de mort ainsi que du phénomène de migration interne qui est progressivement survenue en Italie au cours du dernier siècle. Les naissances sont passées d'un contrôle avant tout extérieur associé à la «Providence» à un contrôle qui se veut plus personnel faisant en général de la naissance un événement désiré et moins fréquent. La mort précoce aussi qualifiée d' « injuste » qui survenait avant la trentaine pour la moitié des mortalités est aujourd'hui l'exception alors que dans 80% des cas la mort survient après soixante-dix ans, c'est-à-dire à un âge où il est considéré plus « juste » de mourir. Quant à la migration interne, de nécessité liée à la survivance qu'elle était, elle est devenue un événement positif de la vie professionnelle.
L'ampleur des transformations des relations sociales en cause est mise en évidence dans la situation de l'Émilie Romagne où en 1951 l'on recensait pour une personne de plus de 60 ans presque deux enfants ou adolescents et où en 1987, soit 27 années plus tard l'on retrouve un rapport totalement inversé. Les prévisions de Golini sont à l'effet qu'une même tendance donnerait en 2025 un rapport de neuf personnes de plus de soixante ans pour chaque personne de moins de 15 ans. Sous l'angle des relations avec les parents, il y a une centaine d'années, à l'âge de dix ans un enfant sur trente-cinq était orphelin d'un parent alors qu'aujourd'hui il n'y en presque pas; un enfant sur deux n'avait aucun des grand-parents vivants et l'autre en avait un seul, alors qu'aujourd'hui, tous les enfants ont trois grand-parents sur quatre vivants; quant à la fratrie elle est passée de trois et demi à un et demi frère et soeur.
Une telle raréfaction des événements fondamentaux que sont la naissance et la mort dans la vie des individus ainsi que ce nouveau rapport entre les plus âgés et les plus jeunes ont eu pour conséquences de contribuer à la transformation de la famille patriarcale à la famille nucléaire en même temps qu'ils sont eux-mêmes le fruit du processus de modernisation de la société italienne (Golini,1988:329). Cependant, cette interprétation de Golini inspirée de la perspective typologique des études sur la famille particulièrement, celle de Peter Laslett pour le XIXe siècle et celles de l'Istituto Centrale di Statistica pour le XXe siècle, bien que fort utile pour indiquer les grandes tendances de la famille italienne et faciliter la comparaison, invite à la prudence comme l'ont souligné Sallers et Kertzer (1991) quand il s'agit de rendre compte des diversités locales qui ne peuvent émerger hors du contexte de leur production, essentiel pour accéder aux significations et dynamiques de changement.
Considérant maintenant la famille en relation avec les forces économique et politique, la perspective historique l'identifie comme le principal mécanisme d'adaptation à la disposition des individus pour faire face à ces systèmes. En effet, nous disent Sallers et Kertzer (1991:8), où les unités familiales sont aussi des unités de production, les exigences de la production affectent la forme et les relations familiales. Par ailleurs, où les individus, et non les familles, sont les unités de production, les familles servent à la mise en commun des revenus et à la satisfaction des besoins économiques tels le logement, l'alimentation et le soin des enfants. À ce sujet, les études sur la famille italienne révèlent des liens possibles entre l'organisation des activités économiques et les pratiques familiales.
La pratique du métayage dans quelques régions agraires, dont celles du Centre, qui a conduit à la prolifération de maisonnées constituées par des familles multiples pour maximiser la force de travail d'une même famille illustre ce rapport entre l'activité économique et la famille. À l'inverse, lorsque s'est accrue au cours des XVIIIe et XIXe siècles la population des travailleurs à gage sur les fermes, la population des familles plus petites et moins complexes a parallèlement augmenté. Tittarelli (1991) a mis en évidence qu'au milieu du XIXe siècle, à Pérouse, l'expansion de la famille patriarcale 42 par l'ajout d'un nouveau noyau familial était fonction d'une règle d'équilibre entre le nombre de bouches à nourrir et de bras pour travailler à la ferme d'où la tendance quand était atteint cet équilibre à encourager les filles de la famille à se marier et à décourager les garçons de le faire. Ce qui dénote que les différentes unités constituantes de la famille mezzadrile que sont le travail, la cohabitation et la parenté devaient s'articuler entre elles mais comme le souligne Papa (1985:57) elles ne se superposaient pas pour autant.
Les influences économiques et politiques sur la vie de la famille ne peuvent se soustraire au rôle qu'y joue l'Église depuis des siècles comme institution à la fois politique (état papal, Vatican) et religieuse. À ce sujet, Saller et Kertzer (1991:10) soulignent que toute reconnue qu'elle soit, cette influence est très difficile à cerner. Entre autres, citant Jack Goody et David Herlihy, ils vont voir leurs positions constrastantes quant à la façon dont l'Église a exercé une influence décisive sur la constitution de la famille européenne. D'une part, Goody (1983) propose que l'extension de la prohibition de l'inceste par l'Église en coupant les liens traditionnels de transmission du patrimoine, soit responsable du changement majeur survenu dans l'Europe médiévale et moderne qui est passée de l'endogamie à l'exogamie. Du même coup l'Église se serait enrichie avec la prolifération des requêtes d'exemptions qu'elle suscitait. D'autre part, Herlihy (1985) revendique le contraire à l'effet que l'Église aurait renforçé ce lien traditionnel de transmission du patrimoine faisant en sorte de créer l'uniformité des familles dans toute la hiérarchie sociale.
Avec à propos, ces énonçés sont questionnés par Saller et Kertzer qui prennent en considération le fait qu'avant la Chrétienté la plupart des Romains vivaient aussi dans une forme simple de famille fondée sur le mariage monogame et comportant des obligations réciproques entre le père, la mère et les enfants. Selon eux, un facteur important à prendre en considération quand il s'agit d'identifier où et comment s'est exerçée l'influence de l'Église consiste à tenir compte que la promulgation de règles pour régir la vie familiale ne peut prendre pour acquis qu'elles seront mises en application. La pertinence de cette mise en garde est étayée par le fait qu'il persiste en Italie des mariages endogames dans quelques communautés isolées dont l'existence aurait été révélée dans une étude de Merzario en 1981.
En outre, les rapports qu'entretient actuellement la famille italienne avec les normes de l'Église ne sont guère plus limpides lorsque sont mis en lien l'opposition de l'Église au contrôle des naissances et le taux de fertilité en Italie qui s'avère parmi les plus bas du monde. À l'inverse, il n'est pas facile d'expliquer en comparaison avec les pays du Nord européen son bas taux de divorce et la faible fréquence de la cohabitation hors mariage de même que le fait que la Famiglia Cristiana soit la revue la plus lue. Un tel portrait, bien que très réduit, favorise l'hypothèse de la prédominance de l'influence de l'Église sur la longue durée rendant téméraire l'occultation de son rôle dans le contexte plus profane d'aujourd'hui.
Fondamentalement bâtie sur la relation établie entre une femme et un homme, la vie familiale est aussi largement structurée par les différences sexuelles et par la façon dont elles sont conçues et symbolisées. Ce qui se traduit par une réalité familiale italienne qui repose sur le patriarcat mais qui est structurée autour de la femme comme mère, sur le type de relations qui se développent entre les parents et les enfants et sur le code d'honneur familial tributaire de la virginité et de la chasteté sexuelle des femmes.
La structuration de la famille italienne autour de la femme considérée en tant que mère s'inscrit, selon Caldwell (1991:3), dans une vision doublement naturalisée construite sur le désir «naturel» de la femme de materner et sur celui de l'enfant d'être materné. Elle établit une équation entre la femme et la mère dans la mesure où la femme définie par son rôle biologique accorde la primauté à son rôle de mère comme le confirment les récits de Prima, Caterina et Clarissa dont le sens de la vie est construit sur les relations avec les enfants et la vie familiale dont Caterina rend compte quand elle dit que ce qui la rend heureuse c'est d'être en compagnie de ses enfants.
Cette conception souligne l'influence 43 de l'Église dont la pensée met l'emphase sur le rôle de la femme en tant que reproductrice et éducatrice et l'ambiguité qu'elle crée entre le statut élevé qu'elle accorde à la maternité et les conditions inégalitaires dans lesquelles elle assume les devoirs, les obligations et les responsabilités qui en découlent. En effet, dans la pensée de l'Église, la femme n'est pas considérée l'égale de l'homme mais son complément, ce faisant elle contribue à perpétuer les doubles standards dans les rapports entre les femmes et les hommes au sein d'une famille dont tous les membres, incluant la femme, sont sous l'autorité du père.
Le patriarcat 44 est une idéologie qui atteste de la domination masculine et se présente comme une prémisse en soi non contestée (Héritier, 1996:205-235) dont l'angle d'analyse gagne à s'élargir au-delà de l'unique rapport du pouvoir des hommes par opposition au pouvoir des femmes en prenant en considération l'ensemble des interactions de pouvoir que suscitent une telle organisation sociale. La pertinence de l'élargissement de la perspective se vérifie dans le système de patrilocalité qui en même temps qu'il rend la jeune mariée relativement dépendante des pouvoirs déjà établis dans la maisonnée ajoute au pouvoir de sa belle-mère qui s'accroît en proportion du nombre des jeunes femmes qui lui sont obligées. Il s'ensuit que le rejet d'une décision de sa femme par le jeune marié peut originer du pouvoir de sa mère sur son fils. Caterina qui avait huit enfants et la famille la plus nombreuse de la maisonnée dit au sujet de cette hiérarchie existante entre les femmes :
(...) Per l'educazione ognuno pensava per i suoi. Sì, ma anche quegli altri non è che c'era niente da dire perché finché ci ho avuto la suocera, comandava la suocera (...) la suocera teneva la famiglia unita (Caterina, 82 ans, Collestrada).
Au sujet des relations parents-enfants, l'histoire démontre depuis la Rome ancienne (Ve siècle av. J.-C.) que de la même façon que le droit de propriété des femmes et leur pouvoir de léguer à leurs enfants n'a pas connu une évolution linéaire, l'attachement des parents a connu des fluctuations selon leur sexe et leur appartenance de classe, de même que selon la période et le lieu. Ceci en contradiction avec l'idée que les relations parents-enfants aurait évolué d'une indifférence à l'égard des enfants dans le passé à l'attention toute contemporaine qu'on leur accorde. La réalité serait davantage à l'effet que l'attachement et l'indifférence en tant que construits culturels trouvent leur sens dans le contexte socioculturel propre à chacune des époques et que l'abandon des enfants ne peut se comprendre sans cet éclairage. Concernant la famille moderne, Saller et Kertzer constatent que la recrudescence de l'abandon massif des enfants, dans une proportion de un sur trois, qui a eu cours vers la moitié du XIXe siècle dans des villes comme Florence et Milan, contredit l'image populaire d'une dévotion inconditionnelle de la mère italienne envers ses enfants. L'Ombrie est à ce moment la région de l'Italie, après la Sicile, qui compte la plus haute proportion d'enfants trouvés (Papa,1985:37). Se basant sur les recherches de Yanagisako, ils mettent de l'avant la place de la mère dans la famille italienne moderne comme son centre émotionnel en vertu de quoi elle en assume le bien-être et l'unité.
De nombreuses études sur l'idéologie sexuelle de l'honneur familial en Italie mettent en évidence son lien avec la virginité et la fidélité sexuelles de ses filles et de ses femmes ainsi que la grande élasticité de la valeur attribuée à l'honneur au cours des siècles et selon les régions. Les trois éléments centraux de cette idéologie qu'a cernés Cohen sont l'emphase sur la chasteté féminine, son importance pour l'honneur masculin et l'ambivalence de la communauté envers la grande liberté sexuelle des hommes. Identifié à partir de l'Ancienne Rome, ce code d'honneur constitue l'expression persistante des doubles standards appliqués en fonction du genre où l'honneur de la famille est considérée menacées par les comportements sexuels illicites des femmes et non par ceux des hommes. Cependant depuis la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement d'émancipation des femmes italiennes a remis en question et lutté pour changer ces conceptions et pratiques inspirées d'un modèle essentiellement masculin des rapports entre les femmes et les hommes et de la conception de la famille. Ce qui n'apporte pas nécessairement les conditions suffisantes à leur disparition comme l'a vécue la mère de Maurizio qui a dû quitter la maison paternelle quand elle est devenue enceinte de ce dernier en dehors des liens du mariage.
Depuis cette époque et surtout depuis la mise en vigueur de la Constitution de la république italienne, certaines lois (Caldwell, 1991) ont souligné l'ampleur des transformations socioculturelles qui ont permis leur adoption et créé les conditions modifiant l'horizon sur lequel évoluaient la famille et les relations qui la sous-tendent. Parmi ces lois, les plus éloquentes sont: 1) la Loi sur le divorce de 1970 et le référendum 45 de 1974 qui l'a maintenue en vigueur; 2) la réforme du Code civil de 1975 qui a transformé l'autorité paternelle en autorité parentale et fait disparaître des éléments discriminatoires; 3) la Loi de 1977, dite de la parité, qui interdit les pratiques discriminatoires en matière d'emploi; 4) la Loi sur l'avortement de 1978 et le référendum de 1981 perdu par les opposants à l'avortement.
Pour synthétiser, jusqu'au début des années cinquante, la formation et la survie de la famille italienne «traditionnelle» tiennent au fait qu'elle est immergée dans la morale chrétienne et toute imprégnée de ses deux règles fondamentales: la première qui autorise les rapports sexuels seulement entre époux et la seconde qui considère le mariage, une union pour la vie. Elles s'appliquent dans le contexte d'une asymétrie des rôles familiaux entre l'homme et la femme, d'une très grande valeur accordée aux enfants et qui oriente les attitudes du couple et des liens de parenté très forts (Golini, 1988:347).
Puis sont survenues dans les années cinquante et de façon plus marquée dans les années soixante les transformations profondes qui ont toujours cours au sein de la famille. Elles s'appuient sur l'interaction de cinq éléments de fond: la libéralisation de la vie sexuelle, l'augmentation de la longévité et du divorce, la diffusion de la contraception, les modifications survenues au statut de la femme, la prééminence du couple et la centralité croissante de son rôle au sein de la famille. Ces changements sont bien sûr interreliés à l'évolution économique et sociale, à la rapidité de son actualisation et à son extraordinaire amplification à laquelle donnent lieu les mass-media (Golini,1988:349).
À nouveau, Tiburzio apporte une version pérugine de l'impact de l'évolution de ces forces sur la famille actuelle, son point de vue reprend sous un aspect ou l'autre la vision des parents de jeunes adultes que j'ai rencontrés, elle converge aussi avec celle de Pamela la fille aînée de Rosaria agée de vingt-cinq ans. Sa réflexion s'alimente à sa propre expérience paternelle avec sa fille unique maintenant fiancée. Les changements qu'il constatent, il les a parfois subis, d'autres fois endossés. C'est à travers les continuités et les ruptures qu'il perçoit entre la façon de vivre des jeunes et la sienne qu'il traduit ces influences dans la vie de tous les jours. La différence, il l'identifie principalement dans la façon de penser et de faire des jeunes qui poussent tout à l'extrême comparativement à son époque. Leurs comportements à l'égard des parents explicite sa pensée:
(...) al tempo nostro, per esempio, ale undici, mezzanotte, si doveva stare a casa, loro tornano più tardi, io su quel lato la vedo la differenza tra me e loro, perché i miei genitori quando tornavo, se tornavo dopo mezzanotte mi gridavono; adesso i tempi son cambiati e i genitori deveno star zitti perché è un andamento generale di tornare dopo mezzanotte a casa,ma questo è un esempio, ma ce ne sono tanti altri. Io se andavo al cinema ci andavo dalle sei alle otto, loro ci vanno dalle dieci a mezzanotte, è un po' cambiato il sistema della gioventù, è cambiato il modo come si divertono, di giovani de oggi, in generale, loro son più liberi di noi e noi eravamo anche maschi, però i genitori erano più rigidi e quando ti dicevano una cosa toccava star zitti perché, ma questo penso che sia anche su scala mondiale perché il mondo è cambiato in generale tutto, le differenze che abbiamo noi qui le avrà lei dalla sua parte.
À ses yeux, l'obéissance aux parents est une valeur périmée, supplantée par la valeur que les jeunes accordent à leur liberté individuelle. Mais il y a aussi cette habitude de vivre la nuit qui rend les jeunes plus réceptifs aux idées et activités malsaines comme la consommation de drogues. La nuit est belle parce qu'elle est faite pour dormir, dit-il, sinon la fatigue apparaît et devient responsable des bagarres et des incidents qui arrivent dans les discothèques la nuit et dont on entend quelquefois parler.
(...)quando è una cert'ora, mezzanotte, io penso che sia un'esagerazione lasciare i giovani liberi fino alle tre, le quattro, per carità i tempi sono cambiati, indubbiamente, però dopo una cert'ora vengono idee diverse, ha capito? il brutto viene quando uno è stanco, quando uno ha visto tutti questi incidenti, i giovani la notte quando tornano a casa perché sono stanchi e non c'han piùi riflessi non è così? (...) Le abitudini, ma io penso che sia anche su scala mondiale cosí, perché se i giovani a Perugia ritornano la mattina alle tre, alle quattro, ci ritorneranno anche dalle sue parti tardi a casa, perché il divertimento è generale, più o meno le abitudini, la gioventù va su scala mondiale, perché oggi, con la televisione, con tante cose che vedono, se in America fanno una cosa il giorno dopo la fanno anche a Perugia se la vedono per televisione, ha capito, è una moda, non è così?
Il est conscient que son interprétation peut aussi être exagérée mais ce n'est pas parce qu'il n'aime pas les jeunes. Au contraire, il voudrait leur transmettre une vision de la vie et corriger certains de leurs comportements qui lui paraissent erronés et le préoccupent:
(...)oggi la vita è così va bene, però ci sono i pro e i contro, c'è il bene e c'è il male; chi sa sfruttare il bene e non fa male è tutto vantaggio, ma c'è dopo la maggior parte dei giovani che non evitano il male... si trovano male.
Malgré son impression que la façon de se divertir des jeunes ne soit pas très saine, il reconnaît qu'il y a maintenant des moyens de divertissement qui constituent une amélioration en comparaison de ceux existants dans sa jeunesse. Cependant il constate que les jeunes ont tendance à les prendre pour acquis parce qu'ils ont toujours fait partie de leur existence :
(...) I divertimenti sì, indubbiamente sono migliorati, perché i divertimenti che c'avevamo al nostro tempo erano limitati: la televisione non c'era quando eravamo ragazzi. Io, quando è venuta la televisione, già ero grande. C'era la radio e non tutti l'avevano perché le famiglie, ha capito? E il telefono, adesso tutte le famiglie c'hanno il telefono. Io sono stato fortunato perché da ragazzino ce l'ho sempre avuto in casa, però prima non tutte le famiglie ce l'avevano, il telefono. Le comodità che c'abbiamo oggi, cioè che i giovani c'hanno, noialtri non le avevamo, ecco molta differenza si vede. Ma loro, i giovani non si rendono conto oggi di avere tutte queste qualità buone perché le hanno trovate, sono cresciuti, ce le hanno trovate e le mantengono, mentre invece noi che eravamo nati e cresciuti non avendo niente, a mano a mano , andando avanti a trovare qualcosa di meglio, sempre meglio abbiamo visto la grande differenza, ma loro no perché hanno trovato tutto, non è così? È vero (Tiburzio, 64 ans, Ferro di Cavallo).
Tiburzio vit les changements entre sa génération et celle de sa fille sous le signe de l' « exagération », dans son cas il est facile d'attribuer sa lecture des événements à leur grande différence d'âge. Or, le récit de Pamela qui appartient à la génération de sa fille, présente une étonnante convergence de fond avec celui de Tiburzio quant aux changements en cours, m'incitant à étendre le sens de son propos. C'est lors de mon entretien avec Rosaria, sa mère, que j'ai fait la connaissance de Pamela qui est aussi la soeur aînée de la fiançée de Marco, mon accompagnateur lors de cette rencontre et voisin de ces dernières à San Sisto. Nous nous apprêtions à clore la rencontre quand Pamela nous a rejoints au salon et m'a offert gentiment de me raccompagner au centre ville où elle se rendait faire des emplettes. Je n'ai pu refuser cette offre alléchante et la conversation s'est poursuivie sur la différence entre les générations avec la participation active de Pamela 46 forte de son opinion que voici:
C'è stata anche una evoluzione abbastanza veloce in tutto; c'è stato uno sviluppo anche gli ultimi quindici anni, anche troppo, perché troppo alla svelta uno nemmeno le vive bene le cose. Si lascia prendere dal sistema e corri, corri, rincorri sempre qualcosa. Uno non è più soddisfatto di niente vuol far sempre di più,avere sempre di più e non apprezza quello che c(i) ha, cioè lo capisci magari quando vai in un posto,magari lontano dal tuo modo di vivere e vedi che con pochissimo vivono, anzi, provano a vivere e a noi non andrebbe bene, per noi sarebbe la fame vivere in quel modo: con un solo vestito, mangiare quello che c'è quando c'è, infatti torni nel tuo paese e dici: « Pensa questi come vivono e son felici. E noi che abbiamo tutto e non siamo felici per niente ».
Consciente de vivre à la course lorsqu'elle s'éloigne de son mode de vie habituel, Pamela constate qu'aussitôt retournée dans sa réalité de tous les jours elle se laisse à nouveau prendre par le rythme accéléré qui caractérise son monde. À ses yeux la rapidité du rythme de vie s'accentue entre sa génération et ceux qui ont aujourd'hui quinze ans, lui donnant le sentiment d'une distance déjà trop grande entre elle et eux dont elle dit:
(...) mi sembra che corrono, corrono troppo con tutte le esperienze, vogliono far tutte le esperienze subito anche se poi non è ancora ora e quindi perdono tante sfumature di vita, tante esperienze piccole che però ti aiutano a crescere.(...) ci sono solamente dieci anni di differenza fra la mia generazione e quella di cui parlo adesso, magari fra la mia e la loro (la generazione dei genitori) già ci sono venticinque anni e poi in questi venticinque anni c'è stato un salto di qualità anche nella vita.
(...) Però, oggi siamo arrivati ad avere troppo, perché i ragazzi di oggi a quindici anni fanno quello che gli pare, rientrano tardi la sera, non tutti, però ce ne sono alcuni che tornano tardi la sera vanno a ballare c(i) hanno tutto, subito il motorino e il giaccotto che costa mezzo milione, cominciano a fumare, frequentare persone un pò strane, a vestire in modo strano, qualcosa di incredibile secondo me. Ci sono delle cose che noi diciamo beh probabilmente perché noi abbiamo oramai quest'età non lo faremo, però forse tornare indietro di dieci anni l'avremmo fatto anche noi, però non cose troppo esagerate, perché siamo arrivati a questo punto che veramente se capita che poi un figlio non ha quello che vuole può creare anche dei problemi. Ci sono anche dei casi, adesso arriviamo ad una cosa molto estrema, io fino a che andavo a scuola non ho mai sentito che un bambino di tredici o quattordici anni si fosse ammazzato per problemi o di scuola o di genitori adesso invece sono capitati vari casi e questo dimostra che ci sono state evoluzioni non molto positive perché anche ultimamente si è sentito...(Pamela, 25 ans, San Sisto).
En somme, la vitesse des changements et les comportements excessifs invoqués par Pamela pour caractériser les différences intergénérationnellles rejoignent le thème de l' « exagération » chez Tiburzio et témoignent de l'accélération croissante des changements sociaux amorçés dans les années soixante à Pérouse. Même si Pérouse ne peut être apparentée à une ville de la surmodernité, c'est-à-dire à une réalité où les composantes s'additionnent sans se détruire (Augé,1992 :56) comme le serait New-York, leurs dires rejoignent étonnamment ce qu'Augé appellent la surmodernité lorsqu'il réfère au contexte général actuel de nos sociétés occidentales; ce terme il l'utilise dans le sens d'un excès de modernité qui est générateur de changements et qui affectent les grandes catégories anthropologiques de l'identitaire, du relationnel et de l'historique.
Ces excès, ils se présentent sous les formes de "... la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l'individualisation des références...(1992:55)." Toute proportion gardée ce sont les germes de cette surabondance que Tiburzio et Pamela perçoivent dans la contemporanéité pérugine et dont ils font la lecture sur l'arrière-fond d'une réalité mondiale plus globale à laquelle ils participent même si c'est très indirectement. Ces changements, perçus comme un processus constructif qui ajoute à ce qui existe déjà et le transforme, nous réfèrent à l'historicité et à l'irréversibilité du temps sans lesquelles on ne saurait expliquer la réalité immédiate et le nouvau contexte auxquels la famille pérugine est confrontée et tente de s'adapter au jour le jour.
De fait, dans le Centre italien, c'est dans un monde agraire où centre-ville et campagne sont séparés mais interdépendants et où la mezzadria est le mode prédominant d'exploitation de la terre que se développe la famille contemporaine. Silverman (1968) nous rappelait en référence à la période de 1939 à 1945, que dans la société agricole du Centre, la famille multiple est retenue comme la formule idéale et le modèle culturel de référence. Habituellement constituée de trois ou quatre générations, la famille est patrilocale, c'est-à-dire que tous les fils de la maison y amènent leurs épouses. En vertu du contrat mezzadrile, un chef de famille doit être formellement désigné en vertu de quoi lui incombera la responsabilité légale et économique de l'ensemble des activités et de celle de la famille comme entité. À l'épouse du chef de famille est dévolue l'autorité informelle sur les femmes, les enfants et les activités liées à la vie domestique qui ont lieu principalement à la maison et aux alentours.
L'organisation familiale est très hiérarchique et tous les enfants sont soumis à leurs parents jusqu'à la mort ou jusqu'à un transfert formel de l'autorité familiale. À l'extérieur de la famille les relations de voisinage constituent un réseau de rapports fort significatifs où à l'intérieur d'un rayon donné les maisonnées sont considérées faisant partie d'un cercle de voisinage comportant des obligations tant économiques que sociales. Entre voisins, il y a beaucoup d'entraide et d'échange de services principalement en raison du travail supplémentaire et temporaire exigé à certaines phases du cycle agricole lui-même.
Durant mon séjour, les circonstances ne m'ont pas mise directement en contact avec la famille multiple traditionnelle de l'Ombrie, elle s'est plutôt révélée dans les récits comme l'expérience vécue au sein de leur famille d'origine pour certains d'entre eux dont Guido le fils célibataire de Luigi qui se raconte au milieu d'une conversation à bâtons rompus:
Io vivo con i miei adesso. A periodi, nel senso che ogni tanto vivo a casa d'amici, così... ecco. Però fondamentalmente vivo con i miei ancora. Per cui non oso ancora uscire dalla famiglia per il semplice fatto che l'educazione che ho ricevuto io rispetto alla famiglia... è una famiglia molto tradizionale, molto patriarcale, perchè i miei genitori venivano da una famiglia in cui i, i genitori vivevano insieme ai figli... i miei vivevano... con altri sei figli, tutti a casa in campagna. (...) famiglia patriarcale, in cui c'era il padre che era il... diciamo il... o addirittura il nonno, in alcuni casi, che era il grande capo. Poi i figli. Poi vabbè...con il passare degli anni, le famiglie si sono divise, i nuclei si sono divisi, i gruppi sono andati a vivere per conto loro. In casa mia invece... io ho trovato i nonni. I miei nonni, mio padre, io e mio fratello. Poi mio fratello si é sposato e a sua volta é venuto ad abitare con noi in famiglia. Con i nipotini. I nipotini avevano otto, dieci anni quando loro hanno deciso di, di avere una casa per conto loro. Io ho continuato a vivere con i miei nonni, con mio padre.
E... quindi ho visto sempre la famiglia come qualcosa che comprime, che chiude...che comunque ti tarpa le ali, in qualche maniera, no? Quindi con mia madre, soprattutto, mia madre che ha una visione molto tradizionalista della famiglia, in cui lei, in cuor suo, amerebbe che un giorno io mi sposassi e che andassi a vivere con loro, no? Lei non lo manifesta molto questo pensiero, perchè sa che i tempi sono cambiati, eccetera eccetera, no? Però poi di fatto fino in fondo ... ci spererebbe. Invece io sono arrivato a un punto in cui amo molto la mia libertà e... per cui, se un giorno, sicuramente, non lo so se mi sposerò, però in ogni caso se mi sposerò non andrò di sicuro a vivere con loro. Se non mi sposerò comunque prima o poi dovrò trovarmi una, una casa mia... un posto dove vivere ( Guido, 35 ans, Monte Bello ).
La contestation est ici associée à l'emprise persistante du modèle traditionnel qui demeure relativement présent, comme me l'affirme Guido, entre autres pour quatre de ses amis d'enfance qui vivent avec leur propre famille chez leurs parents. Statistiquement parlant ce modèle est une donnée décroissante 47 et pratiquement c'est aussi une réalité qui s'estompe. Son influence est cependant tangible dans certaines pratiques parmi les familles que j'ai rencontrées qui regroupent dans leur voisinage les enfants mariés, à l'instar de Caterina, de Luigi, de Mary, de Giulietta jusqu'au jour ou un ou les parents vont vivre chez l'un d'eux, comme Lorenzo qui vit chez son fils et a comme voisine une de ses filles. Il y a plusieurs combinaisons possibles, telle Clarissa qui a choisi de vivre dans le voisinage d'une de ses soeurs plutôt qu'à coté de son fils mais, quelle que soit la formule retenue, le voisinage de la parenté n'est pas exceptionnel.
Quant aux enfants adultes et célibataires, ils vivent habituellement dans la maison paternelle jusqu'à ce qu'ils fondent une famille, c'est le cas de Pamela, vingt-cinq ans, qui me ramenant au centre-ville en auto, me confie ne pas pouvoir vivre seule en appartement comme elle souhaiterait en faire l'expérience parce que même si ses parents sont plus ouverts que la moyenne, la seule chose qui demeure acceptable pour eux c'est de quitter la maison pour se marier. L'attente que soit respectée la norme par les fils semble tout aussi présente puisque la situation est la même pour Marco, vingt-huit ans, le fils de Franco, pour Topo, trente-deux ans, le fils d'Annamaria et pour Guido, trente-cinq-ans, le fils de Luigi. À moins que ce soit requis pour les études ou le travail, ce n'est en général pas acceptable que les enfants quittent la famille pour le seul motif de vivre seul.
Et, même dans ces circonstances, c'est parfois une expérience à laquelle on se résigne difficilement comme l'exprime Giulietta qui appartient à la tradition artisane par son métier de couturière et son origine familiale et qui exprime ce qu'elle a ressenti lors du départ de son fils Stefano de la maison survenu il y a cinq ans:
(...) a ventisei anni mi ha detto che voleva riprendere gli studi. Io ho detto va bene (...) una scelta che Stefano vuole andare a vivere per conto suo a ventinove anni a Perugia (cioè il centro rispetto alla periferia di San Giovanni dove lei abita), dolore, ma l'ho lasciato andare (...). La gioventù di oggi secondo me ha avuto troppa libertà e non ha più tanti valori della famiglia, almeno io la vedo così. Noi eravamo troppo sacrificati, troppo condizionati dai genitori, dal marito, dal compagno, però oggi credo che ci sia anche troppa libertà. Da un passaggio all'altro una cosa troppo grande secondo me non ci sono più i valori che, naturalmente, i principi e i valori che c'erano una volta anche se non devo lamentarmi perché tutto sommato i miei ragazzi, anche le ragazze, la domenica le ho con me, (...) è il minimo che possono fare per tutti quei sacrifici che abbiamo fatto (Giulietta, 59 ans, Ponte San Giovanni).
Cette difficulté, souvent réciproque entre les parents et les enfants, de vivre en dehors d'une proximité physique certaine est manifeste dans la quasi totalité des familles des gens que je fréquente à Pérouse. Ma propre situation familiale à ce moment, c'est-à-dire, le fait que j'aie laissé mon mari et nos trois jeunes adultes à la maison pour faire ma recherche à Pérouse, est le fidèle déclencheur des échanges parmi les plus riches et les plus expressifs de la sensibilité de mes hôtes à cette dimension du comment vivre la distance. Dans la vie quotidienne de ma "casa" pérugine, c'est par le téléphone et la visite familiale de fin de semaine que mes trois jeunes amies comblent cette distance, et même si la visite de leurs parents est un fait rare j'ai le sentiment de leur présence dans la maison.
Guido exprime dans cette difficulté de la séparation physique l'écart profond qui s'est créé entre la vision de la famille de ses parents et la sienne, il dit au sujet de son père:
(...) é una persona buonissima, però era, quando io ero piccolo era severissima, cioè mio padre era per me era un terrore. Poi... mia madre no. Diceva, che ne so, ah, hai fatto questo, ah questa sera quando torna tuo padre... ah non hai fatto i compiti, allora questa sera appena arriva tuo padre... Quindi sempre grandi distanze, quindi non c'è l'abitudine a comunicare, diciamo i propri sentimenti. E quindi per loro è normale che, che si manifestino su esempi molto pratici, quindi se io vivo con te é perchè ti voglio bene. Hai capito.
(...) è il loro linguaggio poco verbale e molto sul materiale, cioè sulle azioni. Cioè se io vado via é perchè non voglio bene a loro. Non sono stati, non posso fargliene una colpa, loro non sono stati abituati a, a manifestare i sentimenti, no? È sempre una cosa che dovevano reprimere, nascondere, e quindi é normale che a loro volta non siano così, diciamo molto capaci di manifestarli... E però non riescono a capire che voler bene a una persona é indipendente dal fatto di vederla tutti i giorni o a tutte le ore. Anzi, forse puoi volere proprio molto bene a delle persone quando non le vedi tutti i giorni piuttosto che sempre a vedere, sempre in contatto, sempre questi... rapporti stretti, no? (Guido, 35 ans, Monte Bello)
En effet, dans la vie quotidienne, la famille pérugine n'exerce plus sa suprématie incontestée sur la personne comme par le passé. Élevée dans une famille aisée d'Assise et vivant à Pérouse depuis son mariage, Mary, mère de trois filles, associe à la grande liberté personnelle qui a maintenant cours le changement de rôle de la famille qui ne peut plus offrir la même protection contre les dangers non seulement physiques mais liés aux rencontres de toutes sortes. L'écart entre elle qui a cinquante-quatre ans et ses trois filles est beaucoup plus grand qu'entre elle et sa mère, considérant que ce qu'elle a fait dans sa jeunesse sa mère aussi l'avait fait, alors que ses filles ont déjà fait avant le mariage tout ce qu'elle n'a pu faire qu'en compagnie de son mari et après son mariage.
Les frontières familiales sont aujourd'hui plus perméables et franchies plus tôt, constate-t-elle:
Comunque per i genitori allora la vita, i rapporti con i figli erano, saranno stati meno aperti, però molto più facili, molto più semplici, i genitori con i figli, perché bastava dire un no.(...) L'obbedienza, questa tutte, io e tutte le mie coetanee, adesso noi la nostra generazione, io c(i) ho tre figlie una più grande di Antonella, all'inizio ho dovuto subire questo cambiamento, questo evolversi delle cose per cui escono la sera, i pericoli, la libertà, vogliono fare le vacanze da soli, a noi, a me, a mio marito, c'è voluto parecchio, diciamo, per accettarle; poi siamo sempre anziosi, (...) Poi, per il resto, non è che cambia tanto perché se uno studia e è bravo è bravo, no? Quindi questo, proprio questi rapporti, non è che non li capivi perché vedi che tutti lo fanno, però far capire che si potrebbe aspettare, che si poteva aspettare, questo è stato l'impatto più difficile insomma. Adesso anche io accondiscendo a Lara che esca, per esempio la famosa discoteca fino alle tre, però non è che dentro di me sono convinta che sia giusto; oramai è un costume e poi se un figlio non lo facesse ti dispiacerebbe perché non sarebbe come gli altri, non sarebbe certo. Adesso loro, però, con questa grande libertà, sono meno protetti, (...) ( Mary, 54 ans, Porta S, Susanna).
Sa fille, Antonella, corrobore les dires de Mary, toute engagée qu'elle est à appliquer un modèle d'éducation pour son fils, plus adapté à sa vision du monde actuel:
Ecco,nell'educazione io sono stata, ritengo di essere stata molto amata dai miei genitori, ma in maniera un pò protettiva e questo mi ha creato grossi problemi quando ho avuto una famiglia perché innanzi tutto non sapevo fare niente perché ho sempre avuto qualcuno che faceva le cose per me, materialmente. Poi anche nella organizzazione della vita, ho sempre avuto una vita molto, molto facile e questo ritengo che sia sbagliato, quindi io mi propongo, nella educazione di mio figlio, di porlo di fronte alla realtà, di non creargli, così, uno scudo protettivo che poi è negativo perché, prima o poi l'incontro con la realtà c'è sempre. Poi abbiamo anche idee diverse, insomma c'è una contrapposizione tra la mia famiglia e me, nonostante che io sia stata sempre, sento di volergli bene perché loro mi hanno voluto bene. Hanno fatto ciò che loro, io sento che hanno fatto ciò che credevano giusto per loro; io, invece, quando sono di fronte a una persona mi propongo anche di fare ciò che è giusto per lei secondo le sue esigenze, quindi, diciamo, è stato un errore di prospettiva, spesso, certe volte ed ecco poi, insomma, (...).
Per esempio: Gregorio non riesce ad aprire una bottiglia, io non vado ad aprire la bottiglia, cioè ci vado dopo che lui si è talmente sforzato di aprire la bottiglia. Questo, è piccolo Gregorio, ma quando sarà grande, di fronte al fatto di dover stirare una camicia, glielo farò sempre fare, cioè lo porrò di fronte alla realtà cercando di affrontarla. Mentre io penso di essere stata troppo spesso aiutata, troppo aiutata, in questo senso; oppure cercare di avere con lui un rapporto non di madre protezione, madre che protegge, ma madre che è presente, è sicuramente presente, però la vita la devi affrontare tu; è un atteggiamento mentale, cioè quando io sono con lui non penso di essere sua madre, per esempio, penso di essere una persona cioè, lo sento come individuo, individuo a se stante, credo di avere una distanza da lui, mentre ho sentito, per esempio, in mia madre, che questa distanza non c'è; non so se...( Antonella, 25 ans, Porta S. Susanna )
En même temps que la société pérugine s'est profondément transformée et accélère son rythme d'adaptation aux réalités du monde actuel, la famille pérugine est fondamentalement sollicitée pour négocier les termes de cette adaptation. Les changements dans la structure et les rapports familiaux sont effectivement vécus difficilement tant du coté des parents que des enfants. Il semble que la conception familiale de l'autonomie soit de plus en plus teintée d'individualisme, la quête d'autonomie devenant de plus en plus une quête personnelle. À tout le moins, les représentations déjà évoquées l'attestent pour une grande part, auxquelles s'ajoutent celles d'Elisabetta particulièrement percutantes.
Actuellement professeur de danse-thérapie et administratrice de la bijouterie familiale héritée il y a cinq ans, à la mort de son père, Elisabetta expose dans son récit ses réflexions sur les étapes franchies depuis ses vingt ans jusqu'à aujourd'hui pour devenir indépendante de sa famille. Elle a maintenant quarante-trois ans et prend soin de sa mère, Elvira, qui est âgée de quatre-vingt-cinq ans et requiert une présence continue en raison de sa lucidité vacillante. Je l'ai d'ailleurs rencontrée lors d'une des visites quasi quotidiennes d'Elisabetta à sa mère qui habite toujours sa maison du centre-ville avec sa soeur et une aide familiale.
Avant qu'ils n'atteignent un âge avancé, Elisabetta dit avoir eu des rapports plutôt tendus avec ses parents, tous deux issus du monde artisan, sa mère en tant qu'experte en broderie et son père comme artisan horloger. Ils étaient assez autoritaires et lui en imposaient. À ce sujet, elle conserve le souvenir pénible de s'être mariée à l'Église catholique alors que tout en souhaitant vivre une union libre elle était prête à concéder un mariage civil. Elle raconte que son premier geste d'indépendance s'est accompli quand à vingt ans elle a quitté la maison :
(...) Io sono uscita di casa a vent'anni...perchè avevo un forte desiderio di distaccarmi da, da quell'ambiente per vari motivi, insomma, di carattere psicologico che allora, neanche riuscivo a vedere, a capire. Però sentivo forte l'impulso di uscire da quell'ambiente, dalla famiglia e, sentivo anche il grande desiderio di indipendenza economica anche se la mia famiglia è una famiglia benestante, cioè vengo da una famiglia benestante. Però ugualmente questa è stata una grossa molla per me, l'indipendenza economica, il voler far da sola, il ...(risata) e quindi, sono uscita a vent'anni. Mia madre ne ha sofferto tantissimo. Sono stata a Trento poi, sempre in Italia, al nord però sempre in Italia sono rimasta. Sono andata a insegnare lì i primi tre anni...e...però è avvenuto questo, che nel settantaquattro, io nel settantadue sono andata a Trento, a insegnare.
Già, il primo anno è andata, diciamo, abbastanza bene, già il secondo anno mia madre ha cominciato a piangere quando io andavo via, quando io ripartivo. Io tornavo tutte le settimane (risata). E poi, mi sono sposata nel settantaquattro, io, a Trento , e mio marito qui, a Perugia, cosa abbastanza strana...nel settantacinque è nata mia figlia quindi, con, quando ho preso il congedo per la maternità, sono rimasta a Perugia e poi ho cominciato, ho chiesto il trasferimento e ho lavorato qui. Però era forte il richiamo della mia famiglia a... Cioè, mi ha riportato qui, credo, queste radici profonde mi hanno riportato qui. E dopo, grazie alla bioenergetica, devo dire, io sono riuscita a ritrovare...un'autonomia perchè, a livello superficiale, ero perfettamente autonoma. Ma, a livello interno, psicologico non lo ero. Quindi questo è...
Sur ce thème de l'indépendance psychologique, Elisabetta s'en était expliquée au préalable quand nous avions abordé ses engagements autres que liés au travail dont les dimensions religieuses et spirituelles:
No, io non sono religiosa nei termini comuni, diciamo, insomma. Però non mi ritengo una materialista, questo assolutamente no. Ma, però non frequento gruppi di questo...no. Attualmente poi quest'anno, da quando ho cominciato questa scuola a Torino di...di terapia, di formazione, di ghestalt terapia non ho veramente tempo per tante cose perchè seguo a Firenze, sto terminando una scuola di formazione in danzaterapia. Poi vado a Roma, seguo un'altro corso di terapia. Qui a Perugia...io faccio molta terapia (risata). Ecco, diciamo che la mia fede è nella... sono quasi dieci anni che io conosco la bioenergetica , come paziente, e, continuo a farlo sia a livello di gruppo, che a livello individuale, è un impegno notevole, perchè è un percorso individuale profondo, non facile, perchè ci sono dei momenti, dei momenti di grande difficoltà, di grande difficoltà che cerco di, che sento il desiderio di concludere in qualche modo anche se, lo so che non si conclude mai il processo interno. Però, insomma, cerco di stringere perchè io come persona sono lenta, i miei tempi sono lenti, quindi ci metto molto prima di...di digerire le cose e allora, questo andare a Firenze, a Roma, vado anche, seguo un corso anche a Torino...è in questa direzione, anche per questo, per accellerare questo processo, per...per stringere di più, ecco, per arrivare a conoscermi di più, più in profondità, in più modi diversi, in situazioni diverse, ecco. E per fortuna c'è anche questo aspetto motorio, questo del movimento che a me piace molto, cioè, sia nella bioenergetica che nelle altre attività che faccio ( Elisabetta, 43 ans, Prepo ).
En somme, une tendance émerge à l'effet que l'autonomie conçue comme un processus d'interdépendance qui lie, successivement et non exclusivement, la personne à la vie de la famille puis à la vie de tout autre groupe, institution ou collectivité constitutifs de la communauté et gage de sa reconnaissance, se transforme sous l'influence de forces centrifuges qui font éclater les frontières de la famille pérugine en un processus d'autonomisation davantage centré sur la personne et à teneur plus individualiste. L'actualisation de son individualité ou la capacité d'affirmer son identité prend alors l'allure d'une démarche avant tout intérieure qui tend à éloigner le « Je » en action de son rapport dialogique avec le « Nous » dont il est fait, qui le précède et auquel il participe.
Associé à la survie personnelle et sociale, le travail appartient au monde de la vie quotidienne, de ses routines et chambardements. En lien avec la métaphore, il s'inscrit dans l'immédiat comme une activité dont on cherche à se dégager lorsque surviennent les grands moments de la vie personnelle et sociale. Dans la mesure où la quête d'autonomie implique une prise de distance du centre organisateur qu'est la famille, que la distance acquise soit physique, psychologique et/ou financière, il en découle l'élargissement des espaces de vie et la recherche de proximité et de modes de reconnaissance différents qui génèrent une plus ou moins grande multiplication et diversification des lieux pratiqués hors de la famille. Parmi ces lieux, le travail émerge comme l'expérience réelle et symbolique par excellence de l'autonomisation personnelle et de l'intégration sociale.
À l'appui, le niveau de préoccupation collective pour le travail dont témoignent les projets d'insertion au travail mis sur pied par la commune de Pérouse, à l'intention de jeunes plus vulnérables dans le contexte actuel du haut taux de chomage. Ils sont commentés par Evelina, représentante de la commune:
(...) ci sono alcuni progetti che sono già di avviamento al lavoro. In questo caso sono più strettamente finalizzati a ragazzi che hanno già problemi, perché non avendo una famiglia forte alle spalle, ovviamente vengono cosiderati più a rischio e più emarginati degli altri. Se è vero che il lavoro non c'è per nessuno, è pur vero che se un ragazzo ha un nucleo familiare alle spalle sano e saldo è comunque più sostenuto e più sorretto di altri, ovviamente. Quindi questi ultimi hanno meno poteri contrattuali dei giovani che invece hanno una famiglia forte alle spalle quanto meno. Per loro, siamo ormai al quarto anno, abbiamo avviato un progetto che viene chiamato il Progetto Polo che è appunto un progetto di orientamento e formazione e inserimento lavorativo per questi ragazzi che sta andando molto bene, devo dire, e dà risultati abbastanza grossi.
À ce programme de caractère préventif où le travail est la mesure d'une insertion sociale réussie s'ajoute, dit Evelina, un programme de traitement des toxico-dépendants où est à nouveau réaffirmée la centralité du travail comme moyen de créer les liens sociaux considérés de première importance:
(...) collaboriamo per l'aspetto del reinserimento sociale di queste persone. Questo, a mio giudizio, a volte può essere molto più importante e prioritario rispetto al disintossicamento nel senso che, se un giovane riesce ad allontanarsi dall'uso delle sostanze, però viene mantenuto nello stato di emarginazione, comunque, per il quale aveva cominciato e per cui gli unici riferimenti comunque che gli rimangono sono il gruppo degli examici che erano tossicodipendenti, non abbiamo risolto il problema. Quindi, secondo me, arrivo per assurdo a dire che forse è più importante tentare di recuperare l'aspetto dell'inserimento sociale e dare delle opportunità di reinserimento social lavorativo al giovane che di preoccuparsi che smetta nel giro di un anno o due di fare uso di sostanze
L'importance actuelle accordée au travail n'a pas toujours été, d'autres activités liées à l'esthétique, à la vie mystique ou de la communauté ont été dans l'histoire considérées plus importantes que les activités de subsistance auxquelles un minimum de temps était consacré. Ce n'est pas non plus un héritage pérugin à proprement parler. Il est apparu au sein de la société occidentale moderne conjointement avec la naissance de la science économique. C'est de l'adhésion à l'idée, proposée par Adam Smith dès 1776, que le travail est la source de la richesse des nations et l'argent sa mesure, que s'est progressivement transformée 48 la signification du travail, faisant en sorte qu'aujourd'hui:
Le travail, reconnu comme tel par la société, c'est-à-dire rémunéré, est devenu le principal moyen d'acquisition des revenus permettant aux individus de vivre, mais qu'il est aussi un rapport social fondamental - Mauss aurait dit un fait social total - et enfin le moyen jamais remis en question d'atteindre l'objectif d'abondance (Méda, 1995:8). 49
Déjà, avant leur entrée sur le marché du travail, certains jeunes peuvent orienter leurs choix scolaires de façon à concilier à la fois leurs intérêts personnels et les possibilités d'emploi, comme Maty qui commente son choix professionnel:
In questo momento sto frequentando giurisprudenza, faccio il secondo anno di università. (...) Ho scelto giurisprudenza... inizialmente perché è una facoltà che mi apre parecchie possibilità, cioè nel momento in cui sarò laureata avrò grandi possibilità di scelta. Ho scelto questo proprio perché quando a 18 anni mi sono trovata a scegliere questa facoltà, magari, non ero neanche sicura di quello che potrò fare in avvenire; quindi per questo ho scelto quella che magari mi desse più strade da seguire e poi, sinceramente, ora che la sto frequentando mi piace...(Maty, 20 ans, Centro storico).
Prendre la mesure de ces deux dimensions n'est toutefois pas facile pour les jeunes Pérugins confrontés à un taux élevé de chômage et au phénomène dit du parcheggio qui tient à l'impossibilité du marché d'offrir de l'emploi aux finissants universitaires. Pérouse étant un centre universitaire de longue date 50 connaît une propension à la scolarisation (Irres,1995) qui a coïncidé avec le début des années soixante-dix et la croissance économique régionale au point où elle présente avec Terni, le chef-lieu de la province du même nom, des pourcentages de trois à quatre fois plus élevés de laureati que les autres villes de l'Ombrie. Cette tendance a touché davantage les jeunes générations et les femmes qui ont vu dans la scolarisation un moyen d'accéder à un meilleur sort que la génération précédente; or, la croissance économique s'est arrêtée durant les années quatre-vingt amenant selon les données du recensement de 1991, le taux de chomage à 12,1% pour l'ensemble de la population de Pérouse et à 28,6% 51 chez les jeunes. Au niveau de l'Italie, le taux de chomage des jeunes (24-29 ans) est alors de 24,2% et en Ombrie de 22,8 % (Irres, 1995:52). Evidemment, il n'a pas suffi que s'arrête la croissance économique pour que s'éteignent les nouvelles aspirations des femmes et des jeunes et il s'en est suivi le phénomène actuel qui fait de l'université un parcheggio comme l'explique Michela, une employée de la municipalité impliquée dans un projet pour l'amélioration de la situation des femmes:
(...) Ecco la situazione di Perugia, delle donne di Perugia credo che sia veramente tipica dell'Italia centrale, nel senso che non é così drammatica come la situazione per le donne del sud, e parlo appunto del lavoro, e parlo delle condizioni di vita. E non é neanche quella forse un pochino più facile del nord, delle donne del nord d'Italia, dove il lavoro forse é un pochino più facile. Parlo sempre in termini relativi ovviamente, però c'é, ci sono delle possibilità in più di trovare lavoro, lo dimostra il fatto stesso, per esempio, che nel nord Italia l'università concepita come parcheggio quasi non esiste. Cioè...la maggioranza dei giovani e delle giovani nel nord Italia o dopo la scuola dell'obbligo, la terza media, o comunque la maggioranza dopo il diploma comincia una carriera lavorativa, vanno a lavorare molto molto giovani. Questo cosa vuol dire? Vuol dire che intanto che ci sono delle possibilità, almeno alcune possibilità in più, non dico che sia tutto rose e fiori, via assolutamente, però ci sono alcune possibilità in più. E vuol dire che i giovani hanno...questa consapevolezza che se si comincia presto a lavorare poi si può, come dire, progredire in carriera, si può , si può fare, si può mettersi in proprio e ottenere di più dal lavoro.
Ecco nel centro Italia il parcheggio 52 dell'università é un fenomeno diffusissimo, veramente molto molto diffuso. Le donne come gli uomini d'altra parte, ma credo molto di più perchè abbiamo dei dati che dicono che le donne sono più scolarizzate degli uomini, quindi vanno più all'università, hanno una scolarizzazione più alta.(...) Credo da dieci anni o forse anche qualcosina in più, sì, che le donne sono più scolarizzate degli uomini, hanno dei successi maggiori nelle scuole piuttosto che gli uomini, però una volta che finiscono venticinque, ventotto, trent'anni quando sia... il lavoro é una grossa grossissima fatica trovarlo. Tanto che attualmente la disoccupazione si é allungata fino a trentacinque, trentasei, trentasette anni, cioè trovare delle persone, donne in particolare, ma poi anche gli uomini, disoccupati a trentacinque non é poi così raro, non é...così raro, eccezionale come poteva esserlo quindici anni fa. Infatti per esempio concorsi, i concorsi possono essere dati, vi si può accedere anche con il primo lavoro, fino a quaranta anni, quarantadue anni, si può accedere a un concorso. Quindi vuol dire che si contempla la possibilità che uno sia arrivato a quarantadue anni e non abbia mai lavorato, e non abbia mai potuto lavorare purtroppo... Quindi ecco arrivano all'età abbastanza avanzata senza trovare lavoro, senza avere lavoro (...)
Michela décrit bien l'ampleur de ce phénomène bien connu à Pérouse qui affectent les jeunes, les jeunes femmes surtout, et touchent ses institutions majeures que sont la famille, l'éducation et le travail. Cette situation fort complexe dépasse à la fois le cadre de l'université et de la ville, bien que le taux de chômage des jeunes y soit plus élevé que celui de la province; elle est source de grandes inquiétudes chez les jeunes adultes qui ne voient pas le jour de prendre leur indépendance face à la famille et chez leurs parents qui craingnent que soit compromis l'ambition de leurs enfants d'avoir à leur tour une famille. Quant à l'augmentation du poids financier, il est plus souvent invoqué par les jeunes dont l'autonomie est limitée par cette dépendance financière alors que leurs parents considèrent faisant partie des responsabilités de la famille d'aider les enfants à sistemarsi ( s'installer) dans la vie même si la situation leur est pénible, comme le commente Giulietta:
(...) e ora stiamo finendo l'appartamento per Stefano, quindi ancora siamo, arrivati alla nostra età, ancora facciamo i sacrifici per loro, per farli star bene. Forse è una mentalità non so, non dico umbra, ma credo italiana. I genitori italiani almeno noi o il nostro, le nostre conoscenze, le nostre amicizie chi ha possibilità economiche come noi, e anche di più, tutti cercano di fare la casa, di preparare la casa al figlio. (...) oggi, con quello che ci offre la nostra nazione, che è disastrata, i giovani quando mai possono avere una casa, quando mai potrebbero sposarsi e pagare un'affitto, poi pagare tutto il resto delle spese della famiglia è molto difficile cioè almeno in Italia (Giulietta, 59 ans, Ponte San Giovani)
Les études terminées, il n'est donc pas facile de se créer une place sur le marché du travail. En raison de la rareté des emplois, c'est dans les emplois précaires et les petits contrats que s'acquièrent les premières expériences professionnelles avant d'accéder à une occupation plus rentable et plus stable. Parmi les personnes sur le marché du travail, la représentation dominante tant chez les hommes que chez les femmes, les plus jeunes que les plus agées, tient à la dimension envahissante et incontournable du travail et à son impact sur les autres dimensions de la vie dont les relations d'amitié, l'estime de soi, la santé ou la vie de famille. Les récits de Sergio, Livio, Tonino, Annamaria et Margherita, respectivement dans la trentaine, la quarantaine et la cinquantaine, attestent de ces représentations.
Sergio, marié et père de deux jeunes enfants, trouve son travail bien accaparant et pas toujours épanouissant. Opérateur social dans un foyer de groupe pour adolescents, il doit, avec ses collègues, assurer la transmission de l'information entre les différents quarts de travail qu'ils assument à tour de rôle pour assurer une présence continue auprès de ces jeunes. Ce qui engendre la nécessité de nombreux échanges qu'il trouve bien astreignants et qui limitent à son avis la possibilité d'y développer des amitiés véritables. Il explique la difficulté des relations interpersonnelles dans cet environnement de travail :
(...) Io credo sicuramente che per quanto riguarda il lavoro... spesso si possono anche rovinare le amicizie. Perchè noi siamo, ad esempio, siamo sei persone che lavorano insieme. Sei persone che hanno per certi aspetti la stessa metodologia di lavoro, ma hanno sei teste diverse. E spesso ci comportiamo nel lavoro perchè dobbiamo seguire un programma di lavoro, e quindi per quell'aspetto siamo uguali. Io vedo però che a livello, al di fuori del lavoro non ci sono molte cose che ci legano, perché magari c'é la persona che studia moltissimo, é presa da alcune cose da alcuni studi particolari che magari a me non interessano...altre persone le ritengo troppo, come dire, non è facile, non è un giudizio... é un' opinione mia...le ritengo un pochino indagatrici, non so, che scrutano sempre, sono troppo psicologi della situazione.
A me non piacciono le persone che tu ogni parola che dici viene esaminata. Un giorno in particolare ho avuto una discussione con un mio collega perchè io ho detto una frase, che io sono molto tranquillo nel dire le cose. Probabilmente devo stare più attento, cioè devo pensare molto di più prima di dire con loro. Perchè loro esaminano subito il problema, allora ti dicono se tu mi dici questo vuol dire che hai pensato questo. Allora io dico fermati, non analizziamo molto le cose, non facciamo sempre i psicologi di tutto, cioè relazioniamo anche al di fuori del lavoro, sennò é un continuo, c'é sempre questa continuità, una piccola deformazione professionale. E quindi a me non piacciono queste relazioni così. Al lavoro perfetto, fuori del lavoro, quando chiudo il portone dove lavoro e apro questo, o apro quello della casa di un amico, o apro quello di Marco, io voglio entrare a tutti gli effetti in un nuovo mondo al momento.
E quindi con loro che sono i miei colleghi credo che questo non sia possibile perché si ricade comunque, anche quando ci troviamo al di fuori del lavoro, a parlare di un problema di lavoro, a parlare... di come creare una situazione che tamponi un problema di lavoro, e quindi questo a me non piace molto perché il lavoro non deve prendere tutta la tua vita e credo che con loro questo è facile che accada. Allora abbiamo dei rapporti abbastanza, non dico distaccati, buoni, buoni, qualche volta ci invitiamo a vicenda e siamo anche abbastanza bravi nel mantenere questa situazione che ho detto prima. Però c'é sempre questa spada di Damocle che è lì attenta e dice ecco adesso esce fuori il problema e ci fermiamo un'ora a parlare di questo.Noi già facciamo moltissime riunioni al di fuori del nostro lavoro, che non sono neanche pagate, sui problemi del lavoro stesso e quindi questo probabilmente ha creato un po' di stanchezza. Poi come lei sa il lavoro sul sociale é già pressante da per sè, quindi ecco bisogna stare molto attenti perché dopo c'è possibilità di esplodere e quindi...( Sergio, 35 ans, Corciano).
Livio, marié et père de deux adolescents, gagne sa vie comme mécanicien dentiste. Il constate que le travail prend tout son temps et son énergie et qu'en dehors des soirées qu'il consacre à sa famille, il n'arrive plus, comme par le passé, à faire d'autres types d'activité :
Prima, quando, come le posso dire, 15 anni fa, facevo il lavoro, lavoravo le mie otto ore, poi dopo, il tempo libero lo dedicavo allo sport, al giardinaggio che a me piace, nel senso dopo cena con gli amici, abbiamo un circolo chiamato Il circolo dove ci si ritrova, si scambiano le proprie idee e ognuno ... ecco. (...) è un circolo sociale dove uno ci si ritrova. Siccome oggi il tran tran della vita, uno è talmente preso dal lavoro che è così, non ci si vede mai durante il giorno e alloro la sera ci si ritrova, si fa una partita o se uno organizza di fare una partita a pallone o per giocare a tennis, qualche volta per fare una partita a carte. Questo già succedeva 10 anni o 15 anni fa, adesso, purtroppo, faccio il lavoro e basta.
Poi proprio mi dedico solamente alla famiglia anche perché prima ero socio con un altro sul lavoro, dal '90 che m'è morto, m'è morto il socio, sono rimasto solo. Allora l'impegno è talmente tanto che per mandare avanti, c(i) ho due medici, lavoro per due medici, non riesco a trovare più il tempo libero; sinceramente non lo riesco più a trovare e quando torno, anche se ce l'ho il tempo libero, molte volte sono talmente stanco che proprio non c(i) ho più voglia di fare niente. Allora, ecco, mi godo la famiglia. La sera mi metto davanti al caminetto, in inverno, vedo un pochino la televisione, parlo con i figli, perché durante il giorno è difficile, quando si cena più che altro si fa un dialogo. Dopo uno cerca di vedere i problemi, non sò, se i figli hanno qualche problema, allora risolvere questi problemi, consigliarli perché proprio oggi è diventato un tran tran della vita che corri, corri, corri e i figli molte volte si lasciano e invece no, è bene che si seguano ( Livio, 44 ans, Montebello ).
Tonino se sent très valorisé par son travail actuel qu'il considère très créateur contrairement à celui toujours prévisible qu'il effectuait auparavant. De fait, iIl assume depuis trois ans de nouvelles responsabilités dont la charge le comble de satisfaction même si elle exige un engagement de tous les instants. Il admet y vivre un stress très grand qui réduit sa disponibilité d'esprit à la maison et l'empêche même de dormir sans somnifère. Cependant, le sentiment de réalisation de soi et la reconnaissance qu'il en retire sont tels qu'il ne remet pas en question la justesse du changement effectué et se montre très fier d'avoir pu affronter un changement de cet ordre à 43 ans. Il raconte les exigences de travail qui sont maintenant les siennes :
(...) io devo costruire i cataloghi... devo seguire tutta la stampa di un catalogo che chiediamo a questo venditore che deve andare a far vedere al suo cliente... a elencare, insomma il catalogo e far vedere i prodotti nostri che vendiamo. E' una cosa molto laboriosa (...) Ci sono delle possibilità d'errori. Il problema è questo, che l'errore mio lo vede tutta l'Italia, allora quando capita, mi scoccia. (...) Prima era una questione di numeri, quando era sera, diciamo, lavoravo in tesoreria dove si gestivano le banche, insomma, difficilmente si, si poteva sbagliare, no, al limite sbagliavi sulla carta. Riguardando un po' tutti quanti i conti si riusciva a tirar fuori, la sera, gli errori che facevi. Invece l'errore che faccio adesso, se ne accorge quelli che, magari, se sfugge a me, si accorgono molte persone che, che scoccia insomma. (...) vede, qualcosa che tu diciamo che tu segui, e che ti dà, diciamo, una certa soddisfazione, ho avuto anche dei complimenti. Di fronte a cinquanta o trecento persone, il direttore generale della Perugina che dice che questo tipo di lavoro ha fatto Baci insomma, che sarei io, che sono soddisfazioni.
(...) essendo magari più stressante, la notte non è che si riesce a dormire tanto, perchè magari pensi quello che devi fare il giorno dopo...prima non mi era mai avvenuto e adesso invece, purtroppo per dormire devo prendere qualcosa perché sennò non si dorme. Però c'hai delle soddisfazioni insomma, c'hai, conosci un sacco di gente, hai a che fare con il marketing, sono persone abbastanza preparate...è gente che insomma t'insegna molte cose. E io facendo, dopo aver cambiato, mi sono reso conto che fare l'impiegato non è solo, l'impiegato a livello amministrativo è una cosa ridicola. Conoscendo questo tipo di lavoro adesso, a fare l'impiegato amministrativo è veramente ridicolo (Tonino, 46 ans, Madonna Alta).
À l'instar de bien des femmes de sa génération, Annamaria fait une double journée de travail, préposée au ménage à l'extérieur, elle assume seule les tâches ménagères de la maison. Ayant toujours travaillé physiquement, que ce soit à la ferme, à la maison ou à son emploi, et souffrant d'arthrose, elle apprécie qu'à son emploi on lui ait confié des tâches moins pénibles et plus gratifiantes en termes de reconnaissance :
Io lavoro le mie 6 ore fuori, su dalla mensa della polizia di stato. Il lavoro mio è un pochino umile perché faccio le pulizie delle camerate delle donne, della sala TV, della sala congressi, ecco queste cose cosi. Prima stavo in mensa, ma adesso non sto più perché ci ho l'artrosi; mi fanno tanto male le ossa e allora ho rinunciato alla mensa perché dentro la mensa c'è tanto lavoro che stanno sempre le mani a bagno, perché c'è da lavare i tegami. C'è la lavastoviglie, però sono sempre le cose. Dopo ci sono i cuochi e i cuochi non toccono [toccano] niente, sporcono [sporcano] e basta allora bisogna preparare l'insalata, patate, tutte queste cose e io ho rinunciato perché sempre le mani bagnate nun [non] posso, soffro di artrosi ai polsi.
Adesso faccio questi lavori così, fuori e dopo, ha visto, è una caserma che ci sono tanti ragazzi che vengono da fuori, che si sono trasferiti a Perugia. Sono ragazzi che non sono capaci né d'attacca m bottone [di attaccare un bottone] o je se [gli si] scuce un paio de pantaloni, o c(i) hanno i pantaloni lunghi d'accorcià [da accorciare] tutti questi lavoretti che, ha visto, mi adatto a farli e allora. Fò [faccio] sempre dalle 8.00 alle 2.00 del giorno, dalle 8.00 alle 14.00; si svolge così (...) son tanto bravi, sono bravi. Sono bravi tanto ji omi [gli uomini] che le donne. Perché un pò io sò [sono] una persona di mezza età e sono tutti ragazzi che lasciano la famiglia e sono come una seconda mamma. Se consigliono [si consigliano], mi chiamano se c(i) hanno qualche problema. Mi vogliono bene veramente. (...) Tanti si sono sposati e sono andata al matrimonio; mi hanno invitato; sono tanto cocchi [carini gentili simpatici], veramente.
Prima in mensa era un altro lavoro. Un altro lavoro che bisognava stare ad aspettare il turno delle 14.00 che arrivava per proseguire fino alla sera alle alle 8.00, alle 20.00. Invece dovevo aspettare proprio le 14.00, invece adesso no, perché non devo dare nessun cambio, allora quando sono le 2.00 meno un quarto vengo a casa; c'è il pulman, esco senza problemi. Invece prima era più faticoso, molto più faticoso(...) quando torno c'è da fare in casa, ha visto com'è, c'è sempre degli impegni, andare di qua, di là; di svago non è che ce n ho [non ne ho] tanto. Oddio! Mi piacerebbe. Un' amica mia dice: "Andiamo in palestra la sera". Ma quando è notte, la sera, uno è stanco, c'è da . Guardi che mucchio che c'ho di lì da stirare. C'è da stirare, lavare, pulìre; la mi sucera comincia a avé [ad avere] una certa età e bisogna; la figlia lavora, e allora, visto, molti svaghi non c'ha, molti sport, sempre da lavorare ( Annamaria, 52 ans, Collestrada ).
Margherita est travailleuse sociale et bien qu'elle juge sa vie entièrement conditionnée par son travail elle le trouve enrichissant et sources de grandes satisfactions qui compensent les difficultés qui lui sont inhérentes et son caractère nettement envahissant :
Il rapporto con le colleghe e con i colleghi di lavoro... con alcune é un rapporto proprio stretto, quindi ci si incontra anche dopo le ore di lavoro e, non so, si va a cena insieme, si scambiano visite a casa, si va a teatro insieme. Con altri invece c'é un rapporto professionale, un rapporto molto superficiale, un rapporto di lavoro, ci vediamo in ufficio ci salutiamo ci scambiamo due o tre idee e poi ognuno per i fatti suoi. (...) Il mio lavoro é molto impegnativo é un lavoro di grossa responsabilità perchè, prima di tutto per l'ambito in cui io opero. (...) Allora...gli ambiti d'intervento di mia competenza sono questI: minori, quindi minori illegittimi, cioè minori non riconosciuti o riconosciuti da un solo genitore, minori non riconosciuti per niente oppure minori legittimi. Poi i ciechi, i sordomuti, poi i minori con devianze...e poi mi interesso tutto dell'ambito delle adozioni. Per cui il mio è un lavoro di grossa responsabilità, perchè poi...noi abbiamo il contatto diretto con le utenze, quindi poi riferiamo al tribunale minorenne,(...).
Quindi, lei si renda conto quanto è il mio lavoro, a parte quanti ambiti, ma quanto è di responsabilità, perchè dipende poi da quello che io relaziono, a come poi i magistrati...cioè proprio i nostri referenti perchè vengono, anche se noi non diamo giudizi, ma vengono influenzati da quello che uno relaziona. (...) Questo è un lavoro che si può fare solo se uno ha predisposizione proprio a farlo, a farlo, perchè è un lavoro molto ...direi molto pesante. (...) Che comunque è un lavoro che dal punto di vista del rapporto umano t'arricchisce continuamente, perchè ogni persona ha qualcosa che poi ti porta, ti dà qualcosa, anche se una persona c'ha un problema, però in ogni essere umano poi c'è qualcosa. (...) c'è un orario chiaramente però poi si rientra il pomeriggio, poi si è a casa, al telefono continuamente ti chiamiamo, chiaramente non puoi... Spessissimo, si anche a casa. Per cui uno non è che può dire sono a casa, signore, mi chiami in uficio, sono...sono problemi umani, non è un foglio di carta che dico stasera aspetta, domani lo guarderò non m'interessa no, lì c'è un problema umano, quindi un problema urgente da...da prendere incarico. (...) poi per quanto sia, il lavoro si lascia fuori la porta di casa, non è vero, il lavoro ti condiziona la vita, t'accompagna per tutte le ore della giornata ( Margherita, 54 ans, Madonna Alta ).
La cinquantaine est aussi la période où les personnes qui ont commencé à travailler dans la jeune vingtaine peuvent accéder à la retraite, comme Adriana et Mary qui ont pris, respectivement à 52 et 54 ans, leur retraite de l'enseignement il y a 1 an et 4 ans. Afin de combler le vide laissé dans l'occupation de ses journées, Adriana s'est engagée plus à fond dans le bénévolat en acceptant d'assumer la responsabilité de secrétaire de la Croix Rouge locale alors que Mary partage avec une de ses filles l'administration d'une petite entreprise touristique familiale récemment mise sur pied pour créer un emploi à l'intention de cette dernière. C'est bien concrètement dans ses activités journalières que Mary a expérimenté la transition entre un horaire organisé autour des exigences de son travail d'enseignante et un horaire allégé de cette contrainte rigide. Avec le recul de ses 4 ans de retraite, elle raconte son expérience:
(...) all'inizio m'è dispiaciuto, ossia, ho incontrato, prima mi sembrava una grande libertà, poi mi mancava, specie la mattina, qualcosa, perché tanto non è che io facevo più cose per la casa, oramai il tempo l'avevo diviso in modo tale che ecco mi mancava proprio un'attività la mattina, allora ho fatto qualche lezione con qualche, però dopo è esploso questo lavoro, poi ci ho avuto uno zio malato in casa che l'abbiamo tenuto per tanto, per un anno, insomma, il tempo passa e adesso me ci sono adatta ( Mary, 54 ans, Porta S. Susanna ).
Depuis peu retraité d'une institution bancaire, Paolo est en train de vivre les difficultés de ce passage à un autre mode de vie, c'est aussi dans son quotidien qu'est ressentie cette rupture avec sa vie de travail dont l'expérience demeure la mesure qui lui fait apprécier ses activités actuelles.
Sì, certo ho conservato, sul piano delle relazioni interpersonali, ma per quanto riguarda l'attività professionale ormai è superato. Né io ho interesse a continuare, né gli altri vogliono,come dire, utilizzarmi per le loro attività, non so se ho reso l'idea, ormai il rapporto interprofessionale, oddio, può capitare qualche commento, qualche ricordo, qualche insomma discussione così accademica, ma sul piano professionale è chiuso, l'argomento lavoro è chiuso.
(...) in effetti queste altre relazioni, io ho cercato di crearmele frequentando un circolo qua del bridge, per un po', e anche frequento l'università della terza età perché mi piacerebbe perfezionare la mia conoscenza che in atto è scarsamente scolastica dell'inglese e del francese. E quindi ho questi impegni che servono così per, per più per uno svago che per altro. Ma essenzialmente nei periodi invernali insomma passare le giornate è tante volte un problema. Ci si annoia, almeno in questa prima fase, può darsi che con il tempo, siccome l'uomo è un animale di abitudini, ci si abitua e .... tutto è finito. Ma in questa prima fase sento ogni tanto la mancanza di un impegno vero e proprio. E ancora non l'ho integralmente sostituito, cerco, mi dedico alla lettura, ripeto a queste cose ma non sono ancora tutto (Paolo, 59 ans, Centro strorico).
Alors que les personnes plus à l'aise financièrement recherchent un substitut au travail rémunéré, celles comme Clarissa agée de 65 ans et Luigi agé de 68 ans, à qui la seule pension de l'état ne suffit pas, continuent à faire des petits travaux: la première en aidant des personnes agées malades et le second en faisant des petits travaux de maçonnerie et de jardinage. Outre les différences liées à la condition financière, il ressort chez les femmes à la retraite une tendance à s'engager dans des travaux bénévoles et de soutien à la famille surtout auprès des enfants et petits-enfants alors que les hommes tendent à s'impliquer en dehors de la famille et dans des activités plus individuelles. Les récits de Lorenzo et Prima soulignent ces différences entre les hommes et les femmes en continuité avec les rôles qui ont été les leurs.
Lorenzo, 80 ans, agriculteur-métayer à la retraite, supporte mal la vie dans la maison qui est davantage pour lui le domaine de la femme. Limité par des problèmes de santé, il raconte combien le travail est quelque chose qui lui manque:
Adesso? Io fino a un periodo di tempo facevo su due villette, due o tre villette, facevo il giardiniere a due o tre signori, insomma gli sistemavo un po' le villette. Poi dopo tre o quattro anni fa ho avuto un po' un'influenza e allora i signori m'hanno voluto mandare a casa, e mi dedico di qui. C'ho l'ortino, il giardino... si passa il tempo così. Dopo qualche volta vado, c'ho una figlia sposata da quelle parti, qualche volta vado, e così passa il tempo. La più difficile adesso praticamente che m'é morta la moglie, la cosa più brutta é questa, insomma. Che m'é restata anche la più difficile perchè uno, un'omo si trova male quando rimane solo, benchè abbia la famiglia ma é tutta un'altra questione diversa. La donna invece la vive meglio anche se é sola, che resta sola con la famiglia perchè c'ha un'attività dentro casa, una cosa o l'altra, invece l'uomo... io perchè ho la fortuna o sfortuna o fortuna finchè si vive ancora in campagna uno c'ha gli amici, tanti amici. Ma dico che uno dovesse vivere, se uno che non è abituato dovesse vivere in città, se vive un po' male ( Lorenzo, 80 ans, Madonna del Piano ).
Pour Prima, artisane en broderie, boulangère et commerçante à la pension, le travail est sa contribution au bien-être de tous et chacun, et le garant d'un minimum d'autonomie et de sécurité pour elle-même:
Eh! e tanto sono arivata a ottantacinque anni. Adesso? Adesso lavoro più di prima (...) lavorano tutti, già sono partiti, dunque loro partono alle otto alla mattina all'una e mezzo ritornano a pranzo con la tavola aparecchiata e sul piatto oggi anche il minestrone sul piatto che gli si rafredda, capito? e poi ho fatto gli amburgher [hamburger] con l'erba per contorno eh. (...) e che significa partono alle tre e mezzo fino alle otto e mezzo nnartorneno [non ritornano] e allora pronta la cena, condita l'insalata e dopo quello che passo o l'affettato o la frittata o quella cosa o quel'altra c'è sempre si mettono a tavola poverini mangiano tutti comodi, ma però sparecchiono dico adesso tocca a voialtri [risata generale].
(...) qualche volta, io ho ottantacinque anni, ho assistito una donna fino a l'altro ieri fino a ieri mattina... due volte al giorno le punture e le facevo da mangiare quelle cosine, no? la contadina che sta(...) e dunque io fino a che posso se posso aiutare una persona l'aiuto (...) dico sempre, « senti Signore, se tu mi vuoi bene, quando è ora, mi raccogli, vado a letto, non mi svegliare, non mi fare svegliare, ecco voglio questo, solo non voglio sacrifici da nissuno » speriamo speriamo e sennò capirà con le donne che tiene adesso poretta noialtri perché la gioventù adesso non vuole fare niente eh vojn [vogliono] i soldi e pochi sacrifici eh! ( Prima, 85 ans, San Marco ).
Ces témoignages démontrent, à n'en pas douter, que la représentation du travail est présente à tous les âges de la vie et qu'elle occupe une place prépondérante dans l'esprit des gens et parfois trop grande au dire de certains de ses protagonistes. À travers la diversité des trajectoires de vie et des conditions économiques, ces récits rendent compte de la plasticité du concept et de la polysémie de la représentation. Pour certains, il est un idéal auquel on se prépare, d'autres y trouvent un gagne-pain, la réalisation de soi, une responsabilité gratifiante, un monde envahissant, un projet familial, la reconnaissance mais, quoiqu'il en soit, il demeure même pour ceux qui ont quitté le marché du travail l'expérience significative qui conditionne a posteriori leur retraite et dont ils transposent sinon le contenu au moins un équivalent dans leurs activités journalières.
C'est ainsi que sur l'horizon d'une vie, il suggère une valeur incontournable dont la prégnance a la cadence d'un rituel dans la mesure où il est présent à toutes les étapes de la vie dont il devient l'enjeu dès l'entrée à l'école jusqu'à la retraite. Un enjeu dont les risques s'accentuent sous la pression de la transformation des marchés sollicitant la personne de plus en plus fréquemment à assumer de nouveaux emplois sinon métiers ou professions et renforçant ainsi la prévalence du travail dans sa vie. Il semble que la retraite en reproduise le modèle bien qu'à une autre échelle surtout si la personne est financièrement démunie et dans la mesure où la nécessité de se rendre utile est intériorisée et que le travail en est le moyen reconnu par excellence.
Parce que le travail se présente comme l'objet d'une vie plutôt qu'un passage de la vie, il est plus juste d'apparenter son processus d'actualisation à la conception de Bourdieu (1986) sur les rites comme actes d'institution où ce qui importe c'est la ligne et non le passage, c'est-à-dire le marquage de la différence entre la personne qui travaille et celle qui ne travaille pas. Ce qui atteste de son influence déterminante sur la forme d'organisation du temps social, c'est-à-dire celle qui fonde nos échanges et nos hiérarchies et conditionne le Quoi du Qui l'on est dans la vie, offrant peu de réponse autre que l'exclusion du discours à la personne qui ne travaille pas ou ne s'y prépare pas formellement.
Cependant, même s'il en imite le rythme, en possède la plasticité symbolique et est l'objet de renforcements sociaux, le processus d'autonomisation par le travail n'a qu'un lien analogique avec le rituel. Il ne peut, en effet, en avoir les qualités unificatrices et médiatrices dans la mesure où le rituel sert à concilier des finalités à la fois individuelles et sociales visant le renforcement de l'identité autant sociale que personnelle alors que le travail, bien que générateur d'une forme de sociabilité, a pour finalité la production de la richesse personnelle et pour logique celle de l'efficacité et de l'efficience qui s'alimentent à un temps dont la mesure est le travail devenu impuissant à transcender l'immédiat.
Un fait déterminant à l'origine de la notion actuelle du travail est la transformation survenue au cours du Moyen-Âge dans la conception du temps. Jusque-là, le travail est une activité dégradante et s'oppose à sa valorisation la conception religieuse et chrétienne du temps qui condamne l'activité lucrative et surtout marchande parce qu'elle fait un mauvais usage du temps qui appartient à Dieu. La surdétermination de l'au-delà par rapport à l'ici-bas dévalorise l'investiment humain dans l'ici-bas et la liste des professions interdites ou méprisées est longue. Ce n'est qu'à la fin du Moyen-Âge et en accord avec l'Église que l'utilité du travail manuel des artisans, marchands et techniciens a été socialement reconnue. Cependant, la structure sociale où dominent les prêtres, les nobles et les militaires exprime la place accordée à ceux qui ne travaillent pas et ne révèlent en rien une représentation du travail qui en fasse une activité essentielle.
Dans sa recherche des lois qui régissent l'enrichissement des nations, Smith établit que le travail en est le principal moyen parce qu'il rend possible la mesure de choses différentes et permet l'échange. Voilà qu'à la dimension très concrète du travail où la dépense physique d'énergie entraîne une transformation matérielle d'un objet, s'ajoute une autre plus abstraite où le travail devient "une substance homogène identique en tous temps et tous lieux et infiniment divisibles en quantums (« atomes » ) (Méda, 1995:62)." Il est la monnaie de l'échange parce que toute chose contient du travail. Quant au moyen de mesurer la quantité de travail, le choix se pose entre l'habileté ou le temps requis pour le réaliser, c'est le temps que Smith retient comme mesure de telle sorte que les comparaisons de la valeur d'un bien en vue de l'échange se font désormais par ce qu'il y a de plus abstrait et de plus homogène selon les représentations scientifiques de l'époque, le temps. Il s'ensuit que le temps est maintenant l'élément constitutif d'une conception du travail tout aussi abstraite et que ce faisant le travail devient le temps.
En ce sens, je constate chez tous mes informateurs, des étudiants aux retraités, que le travail s'inscrit en marqueur du temps quotidien, c'est-à-dire comme l'activité plus ou moins prioritaire autour de laquelle s'organise la vie de tous les jours et s'élaborent les représentations qui, à leur tour, en alimentent la conception. À l'instar de Joyce (1987) et malgré son apparence de système dissocié des autres champs de l'activité sociale, le travail est ici considéré non seulement dans sa dimension économique mais comme une activité foncièrement interreliée aux autres sphères de la société en tant qu'activité socioculturelle.
Dans cette perspective le politique et le social sont inséparables de l'économique, une définition du travail en terme d'activité de production ne pouvant être dissociée de l'activité de reproduction du pouvoir du travail lui-même et plus largement de la société. Il en est ainsi, selon Joyce, parce que l'histoire révèle que le travail a été investi de sens différents selon les époques, d'où la constatation qu'indépendamment de la définition que l'on en donne, c'est sa signification comme construit social qui émerge, justifiant d'adopter un regard qui va au-delà du domaine de la production et de l'économique pour y introduire les dimensions du sujet, comme acteur social.
Cet héritage du monde occidental s'est progressivement construit depuis deux cents ans et l'univers pérugin des représentations du travail en est également imprégné. On y reconnaît tout imbriqués les deux régistres que recouvrent le terme travail soit celui de la nécessité ou de la subsistance et celui de l'épanouissement de soi. En faisant la généalogie des idées et des représentations du travail qu'ils sous-tendent, Méda (1995) distingue trois phases de développement qui ont mené à sa conception actuelle: la première est liée à la tradition anglaise de la fin du XVIIIe siècle, le « travail-facteur de production », la seconde provient de l'intégration des traditions surtout allemande et française du XIXe siècle et ajoute la notion de « travail-liberté créatrice », la troisième phase se développe de façon empirique sur la base des deux conceptions précédentes et sous l'égide de la social-démocratie 53 surtout dans la seconde moitié du XXe siècle pour donner lieu au « travail-emploi », système de distribution des richesses et des places » dans une tentative de créer des institutions qui comblent les écarts entre la réalité du travail et ses aspirations.
Il résulte de la sédimentation de toutes ces représentations une amplitude telle accordée à la signification du travail qu'il tend à articuler, sinon à recouvrir dans certains cas, l'ensemble des expériences de la vie personnelle et sociale. Même quand il n'est pas ou n'est plus rémunéré, des activités sont investies qui connotent le travail à venir chez les étudiants et chômeurs ou celui que l'on pratiquait, chez les retraités. Son importance est exposée par mes informateurs et acteurs sociaux de divers milieux socio-économiques qui, étant à des phases différentes de la vie, présentent la multiplicité des interfaces qui se créent entre la personne et ce pilier social incontournable qu'est devenu le monde du travail. Le parcours ne se présente pas comme un tracé en ligne droite, il réflète plutôt les contextes très différents qui ont influencé la conception du travail entre les générations.
Il s'ensuit que le travail ne peut à lui seul tenir lieu de lien social comme le démontre l'écart entre la réalité du travail et les discours sur celui-ci que l'on retrouve dans les témoignages précédents qui en soulignent les contradictions où, entre autre, l'amitié s'y avère plutôt exceptionnelle et l'initiative, la créativité et la collaboration toujours soumises aux exigences premières de la production en cause. Le rapport social y est subordonné et le lien social tient alors plus du rapport de proximité entre les individus. Selon Méda, cette difficulté est inhérente au caractère fondamentalement individualiste des techniques qui régissent le travail et l'économique qui, même si elles relèvent d'un ordre juridique collectif, ne portent pas de principe unificateur capable de donner une cohésion à l'ensemble qui primerait sur la finalité de la richesse personnelle.
Dans cette perspective, elle met en garde quant aux limites de l'économique et du travail à tenir lieu de lien social et à susciter un vouloir-vivre ensemble ainsi que sur les dimensions occultées par sa prédominance:
Il existe une différence fondamentale, de nature, entre les préoccupations qui ont pour objet la gestion du domaine et la propriété et celle qui concernent la cité toute entière. La seconde ne peut pas dériver de la première: le lien social ou encore le lien qui unit les individus d'une société ne dérive pas du lien économique, c'est-à-dire de la simple préoccupation individuelle de l'accroissement des richesses ou de la bonne gestion. Les deux sont irréductiblement différents. (1995:172)
S'il en est ainsi, comment dans cette incapacité d'assurer la prédominance du social sur l'individuel, le travail peut-il aspirer à être le moyen de l'épanouissement de la personne? Quel sens prendra sa quête de reconnaissance coupée de références aux origines et à l'histoire dans laquelle s'inscrit sa propre vie? L'horizon d'une vie individuelle suffit-elle pour appréhender un tant soit peu la profondeur et l'ampleur du temps: le sens de ce temps, sa dimension symbolique et mythique, l'emprise qu'il a sur toute vie? La richesse matérielle est-elle inépuisable au point de justifier pareille rupture?
(...) il problema è quando nasce un neonato, sono piccoli, se dopo stanno male e gli viene una malattia una cosa e un altra c'è meno difesa, perché la difesa sono sempre i quattrini [ soldi ] che ti fanno difendere ( Luigi, 69 ans, Montebello ).
À un premier niveau, celui de la subsistance, le travail et la famille constituent une alliance incontestable et c'est dans la précarité financière que se révèle avec le plus d'acuité l'interdépendance de ces deux réalités. Luigi a bien connu comme chef de la famille élargie ces épisodes d'insécurité sur sa capacité d'assurer la subsistance et les premières nécessités à chacun. À ce moment les revenus de l'exploitation de la ferme a mezzadria étaient le fruit du travail de chacune des familles constituantes de la famille élargie et Luigi devait gérer ce petit pécule à peine suffisant pour la survivance de manière à assurer la satisfaction des besoins quotidiens et à faire face aux imprévus. Inévitablement, le revenu annuel de la ferme se devait d'être complété par des travaux d'appoint aussi assumés par l'ensemble des membres de la famille élargie.
Originant des familles de tradition mezzadrile, artisane et ouvrière et impliquant les diverses classes sociales, le modèle de la famille qui se constitue en une entreprise productive pour subvenir à ses besoins a été très valorisé comme centre de l'activité productive en général et du processus d'industrialisation en particulier. De Rita (1988:387) cite en exemple, d'un côté, le premier capitalisme industriel qui fut un capitalisme familial des grandes familles dont persistent encore des vestiges et des noms comme les Buitoni et les Spagnoli à Pérouse mais aussi des successeurs en pleine activité, et de l'autre côté, le boom industriel des années soixante et soixante-dix qui dans sa forme répandue avait une forte composante de petites entreprises à caractère familial.
Il importe cependant de ne pas considérer ces changements dans une optique linéaire, car si on se réfère, à titre d'exemple, au passage de la famille mezzadrile à l'entreprise industrielle, on constate que plus de la moitié des entrepreneurs qui en proviennent sont passés par un emploi dans l'industrie avant de créer leur propre emploi. L'histoire révèle donc des liens entre le développement économique et la famille qui ont contribué à la mise en place de la situation actuelle amorcée au début des années soixante-dix mais en même temps l'apparition d'éléments nouveaux, selon De Rita, difficiles à connecter à une transformation survenue sur le long terme et suggérant la présence de ruptures et de discontinuités.
En effet, depuis les années soixante-dix, le rapport de la famille à l'économie se caractérise par une forte croissance qui la positionne comme le sujet économique le plus important de l'Italie et la met en évidence à plus d'un titre: 1) elle est le plus grand centre de formation du revenu, c'est-à-dire de travail et d'entrepreneurship dont la réalité est évoquée dans les appellations courantes de « famille à plusieurs revenus », de « revenu familial composé » ou de « famille-entreprise productrice de revenu »; 2) elle est le plus grand centre d'épargne alors que plus de 85% de l'épargne générale est familiale, une situation qui s'avère contraire à celle des entreprises et de l'état; 3) elle se présente comme le centre de la consommation surtout orientée vers l'amélioration des conditions de l'habitation et de la vie a casa; 4) elle est le plus répandu et le plus rapide centre d'investissement qui a donné naissance aux multiples entreprises souterraines ou non, surgies durant les années soixante-dix; 5) et finalement, elle assume la couverture des besoins sociaux dans la mesure où l'état est moins présent à certains besoins et que sont apparus de nouveaux besoins liés au contexte de la vie actuelle (décrochage scolaire, toxicomanie, éclatement des familles, etc.). L'aide apportée, en même temps qu'elle donne lieu au développement de réseaux de services monnayables, donne naissance à de nouvelles solidarités entre parents et non-parents dont le caractère affectif et régulier dans le temps font penser à une « famille élargie modifiée » (De Rita, 1988:393).
D'une façon assez surprenante, cet important changement s'oppose à bien des égards à la tendance sociale dominante qui anticipe depuis les années soixante-dix la confrontation d'une crise irréversible de la famille, il met aussi de l'avant une famille italienne différente de la famille mezzadrile en ce qu'elle est petite, adaptable et d'une grande autonomie stratégique.
Les facteurs explicatifs tiennent à des événements et à des considérations qui ont contribué à créer une conjoncture propre à cette période, ce sont: 1) la chute de la migration et la recomposition des familles et des réseaux de soutien qui en résulte; 2) le déclin de l'urbanisation accompagné d'une progressive résistance à s'urbaniser et d'une tendance parallèle à vivre dans des petits ou moyens centres plus favorables au maintien des références sociales et familiales habituelles; 3) la localisation en banlieue du développement économique, particulièrement de l'industrie qui s'est installée dans des régions (toute l'Italie du nord-est et du centre) où les réseaux de travail famillial sont par tradition en lien avec les instances du développement économique dans l'agriculture, l'industrie, les services, le tourisme, etc.; 4) l'importance des petites entreprises artisanales ou industrielles qui fondent le développement sur une logique d'entreprise de type familial (De Rita, 1988:394).
À première vue, ce qui précède plaide en faveur de la continuité mais la position se nuance si l'on prend en considération la dimension quantitative qui ressort dans les années soixante-dix comme un facteur déterminant alors que le volume de la richesse générale accumulée n'est aucunement comparable aux décennies précédentes. Quant à la différence qualitative, elle réside dans l'explosion de valeurs et de comportements opposés à ceux qui prévalaient auparavant allant de la consommation personnalisée à la libéralisation des droits individuels lesquels s'actualisent paradoxalement et concurremment à cette expansion du rôle économique de la famille.
À cet égard, il semble que d'un point de vue économique, la famille se différencie maintenant en fonction de la structure et de la logique d'action d'un champ d'activité (le vêtement, l'alimentation, etc.) plutôt qu'en fonction de son appartenance à un régime économique ( mezzadrile, ouvrier, etc.). Alors que De Rita (1988:395) y voit une famille italienne libérée des lourds conditionnements traditionnels et devenue fondamentalement autonome, il m'apparaît un peu périlleux de conclure comme il le fait, à une plus grande autonomie de la famille dans le contexte actuel de concurrence et de compétition où les règles du jeu en se mondialisant ne font qu'amplifier les contraintes et réduire les marges de manoeuvre locales.
Quoiqu'il en soit du niveau d'autonomie familiale, l'essor économique de la famille italienne rend compte du rôle médiateur joué par la famille entre ses intérêts et les exigences externes qui a rendu possible son adaptation aux transformations économiques et aux changements sociaux. Des habiletés (adaptation continue, optimisation des ressources, combinaison d'opportunités et de moyens différents) développées pour assurer sa subsistance dans des conditions de pauvreté et alors qu'elle devait avant tout compter sur ses propres moyens sont mises à profit pour maintenant faire face au lendemain et conserver la richesse acquise dans un tout autre contexte économique et social. Or, cette expérience familiale collective des deux à trois dernières décennies, caractéristique du nord-est et du centre italien, n'est pas sans marquer les trajectoires personnelles des Pérugins que j'ai rencontrés.
Un fait saillant de l'intériorisation sinon de l'adhésion des Pérugins aux stratégies économiques familiales réside dans la réponse quasi générale que j'obtiens de personnes appartenant à différentes générations, quand je leur demande à qui elles s'adresseraient si elles se retrouvaient en grande difficulté. Sauf quelques (7) exceptions, la majorité (20) des personnes m'ont répondu qu'en cas de difficultés majeures elles recoureraient à la famille, ce qui pour certaines signifie les parents et d'autres la fratrie. Une dizaine ont attiré mon attention à l'effet qu'il fallait faire une distinction entre une difficulté économique et un autre type de difficulté parce que dans le premier cas c'est évidemment à la famille que l'on recourt alors que face à des difficultés autres qu'économiques les amis deviennent des personnes ressources autant que les parents comme le souligne Antonella :
Io, vedi nella nostra cultura, cioè in grandi difficoltà materiali, mi rivolgerei sicuramente alla mia famiglia perché so che troverei un aiuto, infatti in alcuni momenti è successo e però se avessi delle persone con delle possibilità di aiutarmi, al di fuori della mia famiglia, mi ci rivolgerei senz'altro. Cioè io amo i miei genitori e loro amano me e so che il legame con la famiglia è tale per cui loro farebbero qualsiasi cosa per me, come io farei qualsiasi cosa per un legame di sangue che esiste, forse non lo so, adesso è una domanda che, è che io ho amici che non sono, magari, in condizioni materiali da potermi aiutare materialmente, però per un aiuto, diciamo di vicinanza, sicuramente mi rivolgerei agli amici; per un aiuto materiale, sicuramente, se io avessi un bisogno estremo, andrei dai miei genitori perché so che lo farebbero per me e anche io, se potessi, farei qualcosa per loro, sicuramente; c'è questo tipo di legame. Però se dovessi avere, se avessi un amico che so mi potrebbe aiutare materialmente, andrei da lui, sicuramente. (...) Prima da lui e poi dai miei genitori, ecco; non faccio differenze. Però so che su di loro posso contare (...) (Antonella, 25 ans, Porta S. Susanna).
Topo qui provient d'un milieu beaucoup plus modeste abonde dans le même sens :
(...) A livello economico certo... a livello economico, quando c'hai dei problemi a livello economico, i problemi sono reali e sono tangibili, a quel punto tu c'hai poco da rivolgerti insomma, poi in Italia i problemi economici ci sono, ce ne sono tanti... e dove ti rivolgi... quando ci sono i problemi economici, c'hai problemi economici capito... e basta insomma; io penso che non c'hai tante alternative, se non quella del campo familiare o il campo di strette... stretti rapporti, perchè io non penso che ci siano altre alternative capito, io non credo che ce ne siano altre (...) (Topo, 32 ans, Collestrada).
Ces réponses formelles recoupent ce que j'ai pu observer et entendre de façon informelle durant mon séjour; cette responsabilité et ce rôle économique de la famille vont de soi dans les divers milieux, qu'ils soient modestes ou riches, personne ne s'en étonne ou ne s'en offusque, il semble plutôt que l'on s'y attende. Cependant, ce rôle économique dévolu à la famille selon les stratégies adoptées et les contextes comporte une conciliation et des concessions aux trajectoires personnelles de ses membres pas toujours faciles à vivre, ni également réparties. Giulietta qui a satisfait son besoin de créativité et de reconnaissance dans son métier d'artisane couturière a dû concilier le soin des enfants avec les exigences de l'atelier de couture à la maison. Pendant ce temps son mari originaire d'une famille très pauvre mettait sur pied une entreprise de réparation de machinerie agricole avec le frère de Giulietta. Voici, avec le recul de ses cinquante-neuf ans, ce qu'elle en dit;
(...) Io credo di essere vissuta in un'epoca, diciamo, di grande sviluppo, però anche di grandi contrasti e forse quello che non ho avuto io, la libertà, l'autonomia, ho avuto tanta indipendenza economica, però niente libertà, prima da signorina e poi da sposata, ovviamente, e quindi allora io ho cercato mettere questa mia esperienza, che per me era negativa, di dare tutta la libertà possibile e immginaria ai miei figli (...) Figli piccoli io li ho allevati da sola perché lavoravo in casa da sarta. Ho avuto sempre una sartoria in casa e li ho mandati all'asilo, non all'asilo nido, ma all'asilo materno e alla scuola materna, (...) io ho lavorato sempre tanto, sono monotona, mi sto rendendo conto, però la mia vita è questa; io non ho mai avuto un'ora per me, io lavoravo, io avevo i bambini piccoli, non so, Stefano è nato che già abitavamo nella nostra nuova casa non più con i suoceri, quando lo dovevo allattare si doveva svegliare alle undici, undici e mezza io aspettavo che lui, quando si svegliava anche alle quattro della mattina, io lavoravo fino alle quattro della mattina gli davo il latte e poi andavo a letto.
Ecco questa è la mia vita, cioè partivo dal laboratorio, andavo in cucina, preparavo da mangiare, poi allora c'era ancora da lavare a mano, non c'erano le lavatrici allora lava, stira, pulisci i ragazzi, mandali bene, fai i bagnetti, cambiali, questa era la mia vita, da giovane sempre. (...) ci siamo impegnati tutti e due, sia me che mio marito, e realizzato qualche cosa, realizzato delle cose, non so, per quanto, se saranno vantaggiose o meno, se domani serviranno per fare bisticciare i miei figli o no; questo non lo so, perché quando ci sono dei capitali da dividere, questo no lo so, noi al momento credevamo di fare bene, però se domani sarà fatto bene o fatto male questo no lo so, questo non saprei dire; a volte, ora me lo domando, forse era meglio che avevamo goduto un poco di più noi, lavorato meno, speso di più e pensare meno a accumulare ... (...) ( Giulietta, 59 ans, Ponte San Giovanni ).
L'expérience de Giulietta demeure marquée par les représentations d'une division rigide des rôles sexuels au sein de la famille inscrites dans l'héritage tant pérugin qu'italien. En assumant pratiquement seule la présence parentale auprès des enfants, lui incombe la responsabilité de leur identification à la famille pour qui elle devient selon l'expression de Goddard (1987) le « porteur » de l'identité du groupe et le « marqueur » de sa frontière. Comme le connote son récit la liberté personnelle lui a manqué, ce qui lui a fait dire que la reconnaissance et les joies elle les a eues dans son travail quand les femmes revenaient lui dire tous les compliments reçus du beau vêtement qu'elle avait créé. Bien qu'elle aie vécu dans le rôle traditionnellement attendu de la femme, son discours exprime les nouvelles attentes de liberté que sa génération n'a pu combler et dont on dénote des signes d'un meilleur partage au sein des jeunes familles de la génération de ses fils.
Les réflexions de Sergio qui expérimente la négociation et l'interchangeabilité des rôles avec sa conjointe quant aux responsabilités financières, éducatives et domestiques de leur jeune famille apporte un autre éclairage sur les exigences de la conciliation des activités familiales et du travail. Père de deux petits garçons de trois ans et demi et de cinq ans et demi, Sergio fait part à Marco, son cousin, et à moi d'un choix difficile qu'ils viennent de faire lui et son épouse:
(...) Oggi ad esempio ho fatto una scelta importantissima in questi giorni, appunto perchè si parla di lavoro. La scelta importantissima é stata quella di... Noi avevamo un certo bisogno economico di riportare dei soldi a casa per poter garantire una vita un pochino migliore di quella di oggi, e quindi mia moglie che già insegna la sera, insegna in una scuola privata a delle persone che vanno al dopolavoro, cioè finito il lavoro vanno a scuola per prendere un diploma, mia moglie insegna in questa scuola poi io faccio il mio lavoro che ha delle turnazioni abbastanza piene e in più lei, mia moglie, ha iniziato a lavorare nella cooperativa dove lavoro io, che é una cooperativa sociale, quindi ha preso incarico dei lavori con degli anziani, con delle persone anziane. Quindi lavora tutta la mattina più la sera. Allora abbiamo costatato che questo è praticamente faticosissimo per lei, è stressante, mentalmente stressante, quindi non possiamo più gestire una situazione di questo genere. Ma non perchè lei sia particolarmente stanca o nervosa, perchè abbiamo visto che tutto sommato avere qualche soldo in più non cambia le cose, se non le peggiora per certi aspetti.
Quindi abbiamo rinunciato al maggior guadagno per poter gestire meglio la nostra casa, i figli, e un lavoro al quale lei si sta dedicando, cioè adesso inizierà a fare un corso di computer per poter insegnare informatica a scuola. [ si è girato verso il suo cugino tramite cui si è organizzato il colloquio per dirgli che non aveva avuto il tempo dirglielo perché è stato deciso molto recentemente]. E quindi perchè lei ha questo problema, lei insegna stenografia e dattilografia, ora però stenografia sta scomparendo nelle scuole oggi perchè c'é la funzione del computer, quindi deve prendere un diploma che le garantisce l'insegnamento sulla videoscrittura, su contabilità, calcolo a livello di computer. Quindi anche questa era una scelta, se fare questo per proseguire una cosa che a lei piace, che é quella della scuola, oppure lavorare in un lavoro che non la carica emotivamente, ma solo per questioni di dollari, diciamo così. E quindi questa é stata una scelta che sicuramente si ripercuoterà un po' alle nostre spalle per la gestione familiare, però crediamo che sia la scelta migliore per noi (...) ( Sergio, 35 ans, Corciano).
Sergio est le fils de Clarissa dont la séparation de son mari, en 1963, a fait « époque » dans leur milieu populaire où elle survenait très rarement et était peu acceptée. À son tour il appartient à une génération qui introduit des changements quant aux représentations des rôles sexuels et dans ce cas-ci de la conciliation des rôles affectif, éducatif et économique de la famille. Cette conciliation des nouvelles représentations des rôles de la famille ne va pas de soi (Ginsborg,1990:416) et demeure tout aussi délicate quand il s'agit des relations intergénérationnelles dans le cas où deux générations habitent sous le même toît pour des raisons économiques. À ce sujet, Guido commente cette façon assez fréquente, à Pérouse, qu'a la famille d'assumer sa responsabilité économique et qui génèrent des tensions entre les générations:
(...) E... sono abbastanza quelli che vivono con i genitori... bè abbastanza, insomma tre o quattro vivono con i genitori. Dunque sempre parlo degli amici d'infanzia, no? Infatti le amicizie che fino ai venti, venticinque anni ti sei frequentato, dopo magari uno,no? si é sposato e poi... Si ha, no? questa situazione? E comunque alcuni, sì alcuni vivono in famiglia con i genitori. (...) Hanno dai trentadue ai trentasette, trentotto anni all'incirca. E hanno anche dei figli, piccoli. (... ) io so che per esempio in un caso, è un grosso problema. E' un grosso problema ma... non riescono a risolverlo, non riescono a risolverlo. Io so che per esempio che un caso si é sposato e é andato a vivere con i genitori, dopo qualche anno in cui le cose non andavano bene hanno, diciamo, sistemato la casa, alzato la casa e loro sono passati al piano superiore, separati. Però ancora non vanno bene le cose. Loro vorrebbero andare più lontano, però non sanno come fare perchè dovrebbero affittare oppure vendere questa parte che però é anche dei genitori e loro non vogliono... sai queste cose complicate, no? Che però é anche, diciamo, un ansia del fatto che non avessero... cioè che é stata una scelta sbagliata.
(...) I vantaggi... i vantaggi sono economici fondamentalmente. Non si pagano, non so, in genere non paghi l'affitto quando vivi con i tuoi genitori. Oppure in genere che é difficile che nella stessa casa... cioè io vado a vivere nella casa dei miei genitori che a loro volta vivono in una casa in affitto, é difficile. In genere i genitori hanno quasi tutti la casa, sono riusciti a comprarsi o a costruire una casa. E quindi... diciamo che i figli vivono all'interno di questa e quindi non pagano l'affitto, non pagano le altre cose... e quindi c'é un vantaggio economico. Poi molto spesso succede che nascono i bambini piccoli e che ci sono i nonni che li guardano e quindi non c'é bisogno che prendi la macchina oppure fai venire la baby sitter, oppure prendi il bambino e lo porti all'asilo, poi lo vai a riprendere, magari non lo porti all'asilo oppure lo guardano i nonni, hai capito? Vantaggi fondamentalmente economici...comunque, per quello che riguarda la mia esperienza, tutti i casi in cui ci sono genitori e figli che vivono insieme pur avendo due famiglie... ci sono sempre molti problemi... sempre (Guido, 35 ans, Monte bello).
À première vue, la situation exposée par Guido fait ressortir une dépendance excessive des enfants-adultes à l'égard de leur famille d'origine et il en est probablement ainsi dans la recherche d'une équité immédiate; ce n'est que lorsque je la considère dans le rapport intergénérationnel que la perspective se modifie. Paradoxalement, ce type de pratique qui se présente au premier abord d'ordre économique, se révèle dans un second temps relever aussi de la logique du don. À mon avis, une telle association du travail au sens économique du terme, avec la famille au sens d'unité sociale de base, subordonne ou à tout le moins oppose à une finalité de production une finalité de reproduction selon laquelle il persiste une dette de chaque génération envers celle qui la précède et qui l'instaure. Plus précisément j'en réfère aux paroles de Ricoeur lorsqu'il dit :
(...) Je parle d'une économie du don qui me précède et qui m'oblige; c'est parce qu'il m'a été donné que je dois donner (1988:312).
Dans cette perspective, il n'est pas étonnant que les parents acceptent de soutenir leurs enfants et petits-enfants jusqu'à ce que l'obligation s'inverse en leur faveur quand l'âge, la maladie ou les coups durs de la vie les rendront plus fragiles et dépendants. Dans la mesure où la famille continuera à s'inspirer de cette logique du don à travers ses ajustements aux changements sociétaux qui la confrontent, on peut penser qu'à leur tour les enfants et les petits-enfants sauront à leur façon assumer leur dette. La conscience et l'adhésion partagées à cette logique du don même si elle en atténue la rigueur, comporte des difficultés inhérentes au caractère contraignant et aux responsabilités de la forme de partage en cause.
Quant aux Pérugins ils manifestent une tolérance certaine aux contraintes du rôle « élargi » de la famille même dans le contexte actuel de consécration de l'idéologie individualiste. Une piste explicative m'est suggérée par Antonella qui habite l'appartement voisin de ses parents, avec son mari et son fils et assume avec sa mère, la gestion de l'entreprise touristique familiale mise sur pied par ses parents pour l'aider à subvenir aux besoins de sa jeune famille. Elle me fait part à quel point le lien d'amitié est primordial dans sa vie et utilise des mots pour dire l'amitié dont la force d'évocation vient corroborer l'importance qu'elle y accorde:
(...) Io, legami molto importanti ce l'ho con amici. Gli amici sono stati..., sono ora molto importanti e tre o quattro sono fondamentali. L'amicizia per me è molto importante, è una forma d'amore e quindi con la a maiuscola, si dice; una forma d'amore che per me è indispensabile per vedere le cose sempre da punti di vista diversi perché chiudermi in un ambito famigliare per me è assolutamente negativo, vedere le cose solo ad una dimensione e avere degli amici è per me motivo, in relazione al nostro discorso, poi ci sono altre situazioni è una maniera per vedermi vedere la mia vita in maniera sempre diverse e poi l'amicizia per me è fondamentale perché ritengo che sia uno scambio autentico di esperienze e per me acquisire un'esperienza è molto importante. Cioè io ricerco soprattutto l'autenticità nella vita ciò che è autentico, ciò che è vero, quindi relazionarmi con un'altra persona mi arricchisce; in un rapporto che è vero mi arricchisce ed è fondamentale nella mia vita; forse è una delle cose più importanti.
(...) Io ho un'amica che ho conosciuto, è una maniera di relazionarsi, è una persona con la quale quando la vedo... capisco, è un legame intellettuale, c'è una capacità di comprendersi che è unica con ciascuna persona, è una forma di relazione e quindi di scambio che mi aiuta, una forma di comunicazione molto profonda, ecco. Io delle persone, soprattutto, ammiro l'intelligenza, mi piace molto l'intelligenza, l'intuito, la capacità di sintesi, di cogliere determinati stati d'animo, questa per me è l'amicizia. E un esempio è questa persona che conosco da anni che, anche se siamo lontani, comunque, quando ci vediamo c'è questa stima reciproca, questo rispetto, questa capacità di entrare in un dialogo che è dovuta soprattutto alla sua intelligenza e poi a come è lei, forse l'unione di intelligenza e allo stesso tempo di umanità...,di cuore, capacità quindi di dare (Antonella, 25 ans, Porta S. Susanna).
Si l'on replace le lien amical dans l'ensemble des stratégies relationnelles d'Antonella, il comporte une mise à distance de ses rapports familiaux que ce soit avec sa famille d'origine ou avec la famille qu'elle a fondée; par son caractère volontaire, il donne accès à d'autres réseaux et ajoute aux possibilités d'autonomisation. L'amitié présente alors l'avantage sur un mode inclusif de dépasser par la diversification des rapports affectifs la tension et les limites du cadre familial tout en respectant la valeur que représente la famille pour elle et son attachement aux personnes qui en font partie.
Cette grande place accordée à l'amitié, je la retrouve très présente dans les récits et dans l'environnement où je vis où les proches amis sont une constante source d'appui et de soutient entre eux. Parfois la relation amicale se superpose à un lien de parenté comme il en est entre Livio et son plus jeune frère Guido ou entre Topo et ses jeunes tantes paternelles mais à leur dire même ce sont des situations plutôt exceptionnelles. Pour bien me signifier la force et l'importance de l'amitié, Luigi n'hésite pas à l'apparenter aux relations familiales:
Noi siamo una famiglia, (...) Io sono stato gli amici degli amici. Tanto è vero, quando è la sera non mi vedono al circolo chiedono al mi nipote: « Ma il tu nonno sta male? » perché sennò io ci vado. Domandano subito: « Ma il tu nonno sta male che non s'è visto? » Perché sanno, ci hanno il rispetto perché io sono tanto affezionato con gli amici (Luigi, 68 ans, Monte Bello).
En somme, l'importance du rôle économique de la famille en contexte pérugin met en lumière des représentations de l'amitié et de la famille inscrites comme un tout dans l'ensemble des stratégies de négociation de la famille avec son environnement. C'est pourquoi il m'apparaît nécessaire pour appréhender toute la dimension de la démarche et de l'expérience d'autonomisation de ses membres de faire appel à une définition plus large de la notion de parenté telle que proposée entre autre par Marshall :
(,,,) kinship cross-culturally is all about intensive interpersonal relationships of commitment and diffuse enduring solidarity demonstrated through recurrent acts of sharing and nurturance and simbolized by a variety of culture-specific media (1977:657). 54
Outre l'impact du travail sur la famille et inversement, les lieux de travail comme institution de production, par leurs retombées économiques en général et sur la situation de l'emploi en particulier, sont dans la Pérouse contemporaine considérés comme des acteurs sociaux de la plus haute importance. Le développement du quartier 55 de San Sisto autour de la compagnie chocolatière Perugina l'illustre clairement et l'histoire du quartier (Cavallucci, 1990) ainsi que la mémoire de ses habitants en sont pétries. À la suite de Franco, Rosaria qui est ouvrière à la Perugina depuis 1962, au lendemain de ses dix-huit ans, en parle d'abondance:
(...) Ecco, il centro di San Sisto è il vialone dove ha preso il pulmann, dove è scesa dal pulmann, quello è praticamente il centro, perché inizialmente quella era la strada (si chiama Pievaiola) dove c'era qualche casa ecco, tre o quattro case; trentacinque anni fa c'erano state sette o otto case. Da quando hanno fatto la Perugina, hanno costruito la Perugina, è iniziato a crescere. Poi sono parecchie fabbriche qui d'intorno c'è la zona industriale. Se no quarant(a)anni fa c'era, non so se li conosce, (...), quelli che sono lì, la stradetta che va su, dal distributore venendo su c'è la stradetta che risale, c'è (...), dove c'era una volta la pasta fresca, lì erano tutti (...), di questo che si è ammazzato con la pistola dei maiali, e venivono da noi (a San Marco) a coliere l'oliva e perché loro, su dove c'era la casa della mamma, abbiamo fatto la casa noi, la terra la vendevano duecento lire il metro, qui, lì dove è i (...), c'era un pezzetto di terra, ci dicevono: « Magari non riescono a venderla a cinquanta lire il metro ».
E si tratta, sarà quarant(a)anni fa, ma nemmeno sarà, trentacinque anni fa, qui costava molto di meno di San Marco la terra e adesso invece di qui è molto più sviluppato di San Marco, perché ecco trentacinque anni fa la terra per costruire costava cinquanta lire, e nemmeno cinquanta lire la vendevano al metro quadro, e dove abitavo io a San Marco costava duecento, duecento cinquanta. (...) Poi qui si è sviluppato molto, qui è carissimo, gli appartamenti qui sono tanto tanto cari (...) Sì, perché quando hanno fabbricato la Perugina la gente si è cercata di avvicinare. Chi lavorava alla Perugina tutti hanno cercato di avvicinarsi in questa zona, poi non è solo la Perugina, ci sono parecchie fabbriche, allora son venuti tutti nella zona di San Sisto o i d'intorni (Rosaria, 50 ans, San Sisto).
Le territoire de San Sisto est, de fait, une campagne quand en 1963 l'entreprise chocolatière Perugina s'y établit en provenance de Fontivegge. Le quartier n'a pas d'histoire, il n'a même pas une petite agglomération antique à revendiquer et il ne constitue pas un pôle de développement prévu au plan d'urbanisme de 1956 comme le sont Monte Grillo et Piscille. San Sisto, c'est le mont de Lacugnano aussi considéré la zone verte, c'est la route Pievaiola autour de laquelle le quartier prend son expansion par vagues successives vers la vallée et c'est la plus grande zone industrielle de la commune de Pérouse implantée à Sant'Andrea delle Fratte dont l'origine nous reporte à l'histoire de l'entreprise Perugina.
L'entreprise est fondée en novembre 1907 par F. Andreani, L. Ascoli, F. Buitoni et A. Spagnoli. Ce dernier apporte à la nouvelle compagnie un petit laboratoire de confiseries auquel s'ajoute soixante-dix mille lires constituant le capital de départ. L'entreprise s'installe alors via Alessi dans les locaux de l'immeuble Ansidei jusqu'au moment où ils deviennent inadéquats et que sont entrepris en 1914 les travaux d'un nouvel établissement à Fontivegge, tout près de la gare. On y aménagera en 1915 jusqu'à ce que l'expansion de la ville y limite l'espace disponible et que la croissance économique des années soixante amène la compagnie à s'installer à la périphérie de la ville dans le quartier San Sisto, afin d'actualiser la prochaine phase de son développement. Entre-temps, vers 1921-22 des tensions au sein du groupe d'associés ont entraîné le retrait de Andreani, Ascoli et Spagnoli et le rachat par la famille Buitoni de leurs parts ainsi que la transformation en 1923 de la compagnie en une société anonyme d'actions sous la raison sociale de Perugina, aux trois-quarts sous le contrôle de la famille Buitoni.
Comme l'a souligné Gallo (1993), la dénomination de l'entreprise est une référence explicite à son lien originaire avec la ville de Pérouse (Perugia) pour laquelle elle représente le début de l'industrialisation et le modèle qui a fait école au niveau de l'entrepreneurship. C'est donc sur cette même lancée qu'elle s'installe à San Sisto. Le nouveau site est considéré le plus moderne de l'Europe pour les chaînes de production complètement automatisées, pour la qualité du produit et la capacité productive (Cavallucci, 1990:37). À ce complexe des plus modernes s'ajoutent une architecture novatrice et l'inclusion de services sociaux à l'intérieur même de l'entreprise.
Troisième étape importante dans la vie de l'entreprise, son implantation dans le quartier San Sisto constitue pour ce dernier l'événement fondateur et longtemps le seul point de référence pour sa population composée presqu'exclusivement d'ouvriers et d'ouvrières. C'est dans ce contexte où, non seulement les activités productives se font en référence à l'usine mais aussi les activités récréatives, associatives et culturelles, que se transmettent les valeurs, les sous-produits culturels et les modèles de développement propres à la société de consommation en pleine expansion dans les années soixante.
Vers 1960, devant la rapide croissance de ses profits nets et la concurrence qui envahit ses propres marchés, l'entreprise décide de se lancer sur le marché international de telle sorte qu'à la fin des années soixante les exportations de la société représentent 26% des exportations nationales. Les premières années soixante-dix soutiennent la tendance plus sur la base des acquis de la décennie précédente que sur une croissance réelle de l'entreprise devenue le groupe des Industrie Buitoni-Perugina (IBP). Puis surviennent la crise pétrolière et des divergences de vue dans la famille Buitoni sur les stratégies à adopter pour retrouver la croissance, faisant en sorte qu'en 1984 même si la Perugina fait des profits, le groupe Buitoni-Perugina est en constant déficit et doit opter pour la cession de la société à De Benedetti en février 1985. Ce dernier s'en départira à nouveau en 1988 au profit de la multinationale suisse Nestlé.
J'ai donc visité cette entreprise emblématique de l'industrialisation à Pérouse par un après-midi pluvieux de janvier. Rosaria a gentiment acquiescé à ma demande lors de notre entretien et a tout organisé par la suite. Elle-même n'a pu nous accompagner parce qu'elle travaillait, ce qui ne l'a pas empêchée de nous saluer lors de ma visite en compagnie de sa fille aÎnée, de Marco son fiançé et fils de Franco ainsi que de Monica une amie commune. Durant deux heures, nous explorons ces lieux immenses où travaillent environ mille deux cents employés à temps complet, six cents à temps partiel en excluant les travailleurs saisonniers qui y travaillent de trois à cinq mois par année selon les besoins de la production. Malgré un nombre assez imposant d'employés et tenant compte qu'ils travaillent en rotation, j'ai été surprise qu'ils soient aussi clairsemés dans cet espace d'activité hautement automatisé où dominent la machinerie de toute sorte et le bruit.
C'est lorsque je me suis rappelé les commentaires antérieurs de Rosaria sur son milieu de travail que j'ai compris mon étonnement et que se sont animés les paramètres techniques exposés tout au long de la visite. Ses propos prenaient alors tout leur sens:
(...) è stato con l'andare degli anni è stato sempre cambiato, si cambiavano sempre le macchine, sempre più moderne, più moderne, però se uno vol [vuole] rimanere nel mercato c'è la concorrenza, tutte queste macchine per forza se non costa troppo il prodotto. Ora a fare dei lavori manuali come si faceva una volta costerebbe tanto tanto. (...) Ha cambiato molto perché il lavoro più faticoso, più di attenzione; certo una volta erano lavori, non so come spiegare anche se era un lavoro pesante, però era meno veloce; adesso è un lavoro, ecco adesso siamo diventate dei robot, sempre questo movimento [mima il movimento]. Io ieri sono stata ad una macchina che si chiama (...?) a raccogliere dei sacchetti, raccoglievo sacchetti e li mettevo dentro le scatole tutto il giorno a fare questo lavoro [mima ancora l'operazione]. E' un lavoro stressante.
(...) Sì, parlare si parla, però il movimento è tanto, poi le pause, ci sono poche pause. Una volta era più un lavoro manuale e allora uno faceva più da sé, cercavo di lavorare più svelta e avevo il tempo per andare a riposarmi più, invece ora ci sono le macchine e quando camminano le macchine uno non si può assentare, quando ferma la macchina ci sono dieci minuti. Su l'arco delle otto ore ci sono cinquanta minuti di pausa: trenta minuti per mangiare e dieci minuti due volte se uno deve andare al bagno. Ci sono dei reparti dove il bagno è lontano, c'è tanta gente, nemmeno si fa in tempo per andare al bagno, perché la macchina riparte e quando riparte la macchina tu devi essere lì perché sennò il lavoro casca in terra. Tanto nel nostro reparto già è um pochino, stiamo da noi, perché sono le macchine non sono catene, però nei reparti dove ci sono proprio le catene e lì devi essere lì finché non fermano la macchina anche se sono mettiamo le dieci e è ora che tu esci e ancora il lavoro viene, devi rimanere lì; è una cosa um po' stressante.
(,,,) sinceramente non ho più voglia di andarci a lavorare, bisogna andarci perché bisogna lavorare, però io se non ne avessi bisogno, se avessi altre entrate, un altro stipendio, dico, non mi dispiace, non ci vado più a lavorare; è troppo stressante, tutto il giorno a far quel lavoro, poi c'è molto rumore, tanto rumore perché le macchine, ta ta ta, vanno così svelte, fanno rumore con l'aria compressa, poi sono le macchine, sono le bilance che scendono le caramelle, scendono, mah, una cosa stressante, difatti prendiamo tutte la pensione per le orecchie. (...) difatti è una malattia professionale, però non a tutti, chi più chi meno, ma comunque parecchi prendiamo la pensione, anche se sono tanti anni che lavoriamo lì, prendiamo la pensione pochissima, ma insomma, pochissima. Però c'è tanto tanto rumore, poi c'è la luce al neon, c'è sempre la luce al neon difatti anche gli occhi mi danno fastidio, anche gli occhi perché son trentadueanni e mezzo che sono lì sotto la luce al neon, è stressante, ti da fastidio, c'è aria condizionata, poi ci sono dei reparti più freschi e dei reparti più caldi (Rosaria, 50 ans, San Sisto).
Elle m'a raconté qu'il y avait beaucoup plus de monde quand elle est entrée à l'usine, que le travail était surtout manuel, et que maintenant c'est l'inverse. Le travail qu'elle préfère et qu'elle prend plaisir à me décrire c'est encore celui qui se fait à la main à l'occasion des grandes fêtes de Noël ou à Pâques lorsque des confections spéciales sont produites. Rosaria se rappelle de ses débuts difficiles parce que les femmes plus anciennes qui devaient lui enseigner étaient jalouses de leur travail et peu pressées d'en partager l'expertise. Au début des années soixante bien que l'usine soit considérée à l'avant-garde de la modernité, la mécanisation des opérations nécessite beaucoup de main-d'oeuvre et l'employé(e) développe une certaine expertise dans son rapport à sa machine-outil que les innovations technologiques et l'automatisation qui en résulte réduiront par la suite.
Dans un contexte où les opérations sont automatisées, l'attention de l'ouvrière et de l'ouvrier se concentre sur le guidage et le contrôle des opérations de plus en plus rapides dans un rapport à la machine où ce sont bien davantage eux qui s'adaptent à la machine et non l'inverse, remettant en cause les représentations professionnelles antérieures au coeur de l'expérience racontée par Rosaria. La prédominance de la haute technologie a pour effet de réduire et de fragiliser les interactions professionnelles dans la mesure où elle rompt avec les continuités intergénérationnelles, engendre moins de liens sociaux qu'ils soient cordiaux ou conflictuels et ne sollicite plus le talent artisanal et la fierté qu'il générait (Bouvier, 1989).
Toujours dans la perspective d'améliorer la productivité, notre guide Lidia nous fait part, au cours de la visite, de modalités de travail déployées par l'entreprise pour renouveler et favoriser le développement des professionnalités (processus techniques) et des socialités (relations interpersonnelles) dans ce contexte hautement technologique:
(...) oggi si lavora... a circolo, a gruppi, no? da dieci, dalle otto alle dieci persone. Allora cosa succede? che l'azienda... li mette insieme per lavorare meglio, per ottenere meno scarti, in modo che ci sia professionalità, perchè poi ci sarà la mobilità del personale, e allora sente le varie, le varie idee delle varie persone, sia a livello diciamo operaio, che al livello impiegatizio, ma non solo di San Sisto, ma t'arriva personale dalla Svizzera, da Milano, dove interessa all'azienda. Un modo per una qualità migliore del prodotto, e anche affinché la persona che viene a lavorare sia più soddisfatta, perchè avendo più professionalità, conoscendo più il lavoro, (...) (Lidia, employée de la Perugina).
C'est donc à l'usine de San Sisto où tout concourt à mettre en place un espace de production clos et autocentré qu'est né le Circolo dei Dependenti della Perugina (C.D.P.). avec lequel je prends contact grâce à Rosaria qui m'a mise en relation avec Giovanna, un membre de l'exécutif. Je la rejoins à l'usine où elle m'introduit dans leur local encombré et fort achalandé à notre arrivée. C'est, me dit-elle, qu'il y a eu des élections récemment et que le C.D.P. est en transition entre l'ancien et le nouvel exécutif. Elle-même a vu son mandat reconduit sur le nouvel exécutif et nous rejoignons Francesco et Claudio qui sont des membres sortants, le nouveau président absent au début de l'entretien participera aux échanges pendant un certain temps. Malgré les interruptions téléphoniques qui occupent Giovanna, les échanges durent presque deux heures dans une ambiance à la fois accueillante, chaleureuses et sérieuse.
Après les présentations et les explications d'usage, c'est sur l'histoire que mes hôtes choisissent d'initier notre entretien sans laquelle, me disent-ils, il est impossible de comprendre la situation actuelle. C'est à Francesco qu'implicitement est reconnue l'autorité de me raconter, ce qu'il fait d'abondance et avec empressement :
Prima di arrivare a oggi, uno deve capire come è nato, perché è nato, in che contesto è nato, non è che è nato così: un gruppo di operai si è svegliato la mattina e ha detto: « Facciamo questa cosa ». Non è così. Io comincio un pò la storia dall'inizio. Praticamente parto dagli anni '70, fine '69 e inizi del 1970. Generalmente, i circoli aziendali erano tutti gestiti a livello dell'azienda, cioè, praticamente, sì, partecipavano anche le strutture operai e impiegati, però, la struttura verticistica, chiamiamola così, era gestita dall'azienda. Era l'azienda che poi decideva e dettava quali erano le impostazioni, come formare culturalmente e tutto quanto, cioè, tutte le iniziative le decideva, in linea generale, l'azienda.
Quindi, nel '70, dentro appunto a quel contesto di movimento, si decise..., anche perché c'è uno statuto a riguardo e una serie di normative, in una assemblea generale, decisero che gli operai formavano il «circolo dipendenti Perugina» e levarono all'azienda, chiamiamolo così, la gestione e passava direttamente solo gestita dagli operai e gli impiegati cioè tutte le strutture della fabbrica. Si partì con una piccola sede. Si cominciò, da una parte, anche cercando de dà [di dare] una risposta, cioè, risparmiando una parte di denaro, di gestìre la parte commerciale cioè, che oggi si è ingrandita, ma, inizialmente, era di cercare di dare risposte comprando a più basso costo rispetto all'esterno, cioè c'era meno carico, c'era il volontariato, quindi c'erano una serie di cose che in qualche modo davano una risposta anche perché allora la gestione commerciale esterna era di piccoli negozietti; parlo di queste cose per spiegare poi perché è cominciata quella cosa lì.
Quindi in qualche modo si è avviato dentro a questo contesto, nello stesso momento cercando di formare gruppi di interesse che se interessavono al ciclismo, allo sport, praticamente, alla cultura, al teatro e gruppi di lavoratori che nel suo complesso si ritrovavano dentro a un interesse complessivo; c'erano le bocce, tutta una serie di cose che in qualche modo, nel tempo libero o durante la settimana, si organizzavano per la domenica manifestazioni a livello regionale o nazionale dove appunto comincià [cominciare] a partecipare, chiamiamolo così, nel sociale, non solo come fatto di lavorare punto e basta, ma ritrovarsi anche fuori dell'orario di lavoro cercando appunto di fare, di stare insieme, di parlare e di penetrare anche nel territorio; noi lo chiamiamo territorio cioè nella città e non , cioè, io vengo a lavorare alla Perugina e punto e basta, poi non conosco più nessuno, ma cercando appunto di coniugare le conoscenze fuori, ritrovarci fuori, nel contesto con le famiglie, nei rapporti e quindi avviare questo ragionamento (Francesco, 47 ans, Ponte San Giovanni).
Francesco m'explique par l'origine et dans la continuité ce qui dans les termes de Claudio constitue l'enjeu fondamental du C.D.P.. Il s'agit de la gestion individuelle ou directe du « temps de non-travail » c'est-à-dire la gestion dégagée du contrôle du patron. Quant au mode d'appropriation du champ des activités hors du temps de travail, il fait appel à des représentations qui se rapprochent étonnamment de la façon qu'a la famille de remplir son rôle économique. Le premier souci à accaparer les esprits des fondateurs et des membres est de nature économique, faisant en sorte que par le regroupement et la mise en commun des cotisations il y ait une augmentation du pouvoir d'achat et par le bénévolat qu'il y ait une économie des frais d'exploitation en vue d'offrir aux membres du circolo les produits de consommation courante au meilleur prix possible. Le volet commercial ainsi mis en place, en même temps qu'il permet aux ouvriers et employés d'épargner de façon continue, concourre à établir l'autonomie du C.D.P..
Cette approche très pragmatique initie à partir du milieu de travail la formation d'un réseau de personnes qui interagissent désormais autour de préoccupations autres que le travail, rendant possible le partage d'intérêts tant au niveau récréatif que de l'engagement social. Les activités tentent d'impliquer non seulement les individus mais toute la famille en vue de créer de meilleurs rapports à l'intérieur de l'usine mais également dans le contexte plus large de la société pérugine et de ses alentours d'où viennent les ouvriers et employés.
Les motivations pour participer au circolo sont multiples: alors que Francesco s'y est intéressé sous l'inspiration des luttes sociales de « 68 », que Giovanna admet un mélange d'intérêt économique et un souci de solidarité, Claudio s'en est approché par intérêt financier parce qu'on lui offrait les marchandises à des prix accessibles sans chercher, dit-il, à lui dérober son argent. Puis, ce sont les activités organisées, entre autres les randonnées à bicyclette et le calcio, axées sur la participation de tous et non sur la compétitivité, qui ont gagné son intérêt. Pour lui ce modèle de vie offre une alternative à la concurrence qui est monnaie courante dans les regroupements de ce qu'il appelle la « société externe » , dans les activités du circolo il suffit d'être là et il conclut:
(...) Mi ha permesso di confrontarmi con le personne, ma su delle cose, non sul privilegiare uno con l'altro, Questo è importante, io lo vedo così il mondo del circolo (Clàudio, 39 ans, Corciano).
Or, il appert que rien n'est acquis depuis l'achat de l'entreprise par la multinationale Nestlé. Le conflit des « cultures » est beaucoup plus fort qu'avant. Afin de devenir le point de référence générale pour ses employés, l'entreprise chercherait à se superposer aux initiatives et aux canaux par lesquels le C.D.P. se développe et ce avec des moyens plus imposants dont la disposition du temps de travail à ses fins. Plus concrètement, elle a ouvert sur les lieux de travail un espace commercial pareil à celui du circolo, se mettant en concurrence directe avec ce qui suscite le plus sûrement la participation de ses membres. En ce qui concerne les autres niveaux de participation, elle encourage les gens à s'impliquer dans un petit journal, dans des activités théatrales et bien d'autres activités récréatives et sociales.
Pour le président actuel, cette attitude correspond à une tendance générale qui s'inspirerait du modèle japonais à engager des fonds pour s'occuper du temps non travaillé des employés, Francesco en résume leur perception en ces termes:
(...) io ti do il lavoro tu mi dai te stesso, io penso a te e tu l'unico obiettivo che hai à quello di dare il massimo dentro l'azienda.
Cette attitude, centrée sur la finalité économique de l'entreprise au détriment de la dimension socioculturelle du milieu où elle est établie, crée une distance entre les employés plus anciens qui ont connu les luttes syndicales des années soixante et soixante-dix et les plus jeunes qui vivent dans ce contexte où prévaut l'économique et pour qui l'accès à un poste de travail stable est tardif comparativement à leur génération. Pour Francesco, c'est dans le partage d'expérience où l'on cherche à les rejoindre dans leur propre façon de se divertir et d'être ensemble que le circolo pourra tenter une réponse à leurs préoccupations et les impliquer dans la poursuite de ses initiatives. Ce qui rejoint la vision du président pour qui il importe de continuer à sortir du cercle restreint de la Perugina et de s'adresser aux problématiques sociales pour renforcer ou redonner le sens de la solidarité avec le monde dans lequel chacun vit, que ce soit comme travailleur, membre d'une famille ou individu. Bien qu'il puisse favoriser des réponses personnelles, l'orientation du circolo est surtout d'offrir des réponses communes aux besoins de ses membres en dehors du temps de travail. Paradoxalement et un peu à l'image de la famille-entreprise, il trouve de son ancrage dans la vie de l'entreprise la voie vers le monde extérieur par laquelle il espère se dégager de l'emprise du monde limité et envahissant du travail.
L'influence structurante du monde du travail sur les relations entre la personne et la communauté ne se limite pas à essayer d'en orienter les appartenances ou de se substituer à cette dernière, elle englobe du même coup les relations qui s'y nouent, conditionnant les rapports entre les hommes et les femmes, comme en témoignent Francesco:
Bisogna fare i conti appunto in prospettiva e allora oggi è obbligata a investire, chiamiamolo così, su figure maschili e su figure femminili proprio perché l'integrazione, il corpo lavorativo è quasi paritario o sta portando il settore femminile maggioritario rispetto agli uomini presenti. Però, per me, ci vorrà ancora del tempo per arrivare a un ragionamento che le donne arrivono rispetto agli uomini, sotto l'aspetto di professionalità, di carriera, perché ancora oggi, al di fuori di tutto, anche di questo squilibrio, gli uomini sono favoriti di più rispetto alle donne.
(...) però ancora al di fuori di tutto, di quello che diciamo, poi in realtà la cultura maschile predomina rispetto a un ragionamento, dico predomina perché è una realtà. Poi involontariamente cerco di predominare la mia idea rispetto a, però è vero che questo è presente anche se abbiamo cercato in qualche modo di aprì [aprire] questo ragionamento, perché poi non è che, tutti, appunto, dicemo [diciamo] parità, poi nel concreto, ci sono le contraddizioni che in anni di storia, non è che le cose si cancellano la sera per la mattina, anche questo è un fatto normale. Da una parte in mezzo alle contraddizioni avemo [abbiamo] fatto uno sforzo, facendo anche battaglie all'interno stesso del corpo sociale (Francesco, 47 ans, Ponte San Giovanni).
Il y a cinq ans, souligne Giovanna, les femmes n'étaient pas reconnues, depuis, les hommes sont obligés d'en accepter 30% sur le conseil directeur. C'est ainsi qu'elle s'exprime sur un pouvoir qui commence à se partager mais dont elle ne se sent pas encore partie prenante même si elle en est à son deuxième mandat (deux ans chacun). La bataille dont il est question a eu lieu lors de la refonte du statut du C.D.P. qui n'avait jamais de représentation féminine au conseil directeur. Aux dires des hommes eux-mêmes ce fut un conflit violent qui amena les femmes tout près d'un recours légal. Ce n'est qu'après des discussions très vives et des prises de position très dures qu'il fut accepté de garantir une présence féminine minimale au conseil de direction soit d'assurer la présence de six femmes sur dix-neuf conseillers. Au sujet du 30% de présence féminine, je ne saurais être affirmative quant à l'interprétation, car la discussion s'est enflammée à ce moment: les hommes disaient que c'était à la fois une garantie et un plafond ce dont doutait Giovanna qui voulait en référer au statut. Quoique qu'il en soit l'émotion soulevée par la discussion était bien partagée.
Tous reconnaissent le chemin qu'il reste à parcourir et Claudio se réjouit que le circolo ait été le premier à poser le problème au sein de l'entreprise, car même s'il y a des lois italiennes qui régissent l'égalité des chances en emploi, la réalité est toute autre. Pour lui, c'est dans le « monde de l'hors travail » et plus spécifiquement dans la famille que naît le respect de ces dimensions, il ne se montre cependant pas très critique quant au partage des rôles à l'origine de l'inégalité reconnue entre les hommes et les femmes:
La vera difficoltà sta in questo, che il tempo di non lavoro ne ha più l'uomo che la donna, la donna ha la famiglia la casa, quindi ha meno tempo libero e quindi si è sempre dedicata molto di meno all'aspetto sociale organizzativo del circolo, pur essendo numericamente la parte, cioè è la maggior numero femminile come soci, però hanno sempre preferito votare gli uomini e delegare gli uomini a questo ruolo (Claudio, 39 ans,Corciano).
Selon Claudio le circolo est dans son ensemble l'un des plus grands en Ombrie et même en Italie, il accueille 99% des employés qui y adhèrent moyennant une cotisation et l'engagement à respecter et reconnaître ses statut et règlements. Après quoi, chacun de ses membres est tout à fait libre de sa participation qu'il soit inscrit depuis un mois ou trente ans. Cette adhésion quasi générale des employés au circolo n'est pas sans encourager ses dirigeants dans leur lutte pour revivifier la culture propre à l'espace qu'ils se sont approprié au fil des ans. Toute la conscience de la complexité du projet en cause ressort dans cette réflexion imagée de Claudio:
(...) Però il circolo è molto complesso non è che è solo l'associazione di una cosa vista così, non è una scatola solo, è una scatola con tante ... scatoline, sfaccettature, cioè con tanti interessi, con tante funzioni, con tanti obiettivi (Claudio, 39ans, Corciano).
En raison de sa proximité avec le milieu du travail, l'espace commun dont s'est approprié le C.D.P. laisse voir, à l'instar de la famille, que le travail est aussi un lieu de médiation de la relation entre la personne et la communauté. Afin d'élargir les possibilités d'analyse de ce rapport entre la personne et la communauté, des représentants de trois autres groupes communautaires ont été rencontrés, qui appartiennent respectivement à la Société de calcio San Sisto, au groupe « historique » du Laboratoire Théâtral et au groupe d'études américanistes du Crocevia.
Ces trois groupes, qui ont en commun de rassembler des gens de différentes générations, se distinguent sous trois aspects principaux. Le premier concerne leurs modes d'appropriation de l'espace communautaire qui sont respectivement le sport pour la Société de calcio San Sisto, les arts pour le « groupe historique » du Laboratoire Théâtral et la dimension sociopolitique pour le Crocevia. Le deuxième aspect distinctif a trait à la composition de ces groupes qui laisse percevoir une tendance à se rassembler sur la base du sexe faisant en sorte que la société de calcio amateur s'adresse exclusivement aux hommes et que les deux autres groupes attirent une majorité de femmes. Le dernier aspect souligne les positions stratégiques respectives dans l'univers pérugin, alors que le calcio jouit d'une popularité inégalable dans toutes les classes de la société pérugine et italienne, le théâtre et les études américanistes intéressent une population plus restreinte et plus en marge des pratiques communautaires générales .
Leur choix tient au fait qu'ils étaient des lieux pratiqués par certains de mes informateurs et que leur caractère contrasté, s'ajoutant à la diversité générationnelle, s'avérait un atout apte à faire émerger les éléments qu'ils partagent quant à la force d'agrégation qui anime leurs participants et entretient le rapport entre la personne et la communauté. En prolongement des expériences familiales et de l'influence structurante du travail, ces espaces développés à l'enseigne de la liberté d'appartenance, de la gratuité et de la non-rentabilité monétaire, procèdent d'une reconnaissance mutuelle entre des personnes qui partagent certaines affinités et objectifs, et qui désirent les mettre en commun. Les regroupements qui en résultent, tout en tablant sur l'individualité et l'autonomie des gens qui créent ces espaces, développent de nouvelles identités collectives, de nouveaux lieux d'appartenance et de nouvelles occasions de reconnaissance. Lieux d'identification pour les membres, ils marquent leur différence aux yeux de l'extérieur et se constituent en lieux de pouvoir et de stratégie au sens donné par de Certeau par opposition aux formes de regroupement plus spontanées liées aux pratiques tactiques qui rassemblent les gens dans des espaces communs moins définis tels les bancs des jardins publiques, les cafés, le marché, la place de l'église, le cimetière et bien d'autres.
Niente, io non ho fatto mai parte all'interno dell'azienda. Anche perché giocavo al calcio dopo per essere anche in quest'altro settore richiedeva altro tempo anche, e io siccome facevo venire il calcio prima non potevo impegnarmi anche in un'altra cosa come fare il sindacalista o addirittura anche all'interno del circolo dei dipendenti, perché comporta riunioni al di fuori dell'orario di lavoro... (Franco, 57 ans, San Sisto)
L'implication que choisit Franco est de fait à l'extérieur de son monde de travail et elle en fera un des premiers promoteurs de la Société de Calcio San Sisto; même si, en tant qu'employé, il s'est toujours senti totalement concerné par les préoccupations du C.D.P., sa trajectoire personnelle l'identifiait fortement au monde sportif, celui du calcio. À cette époque Franco travaillait à la Perugina où il est demeuré vingt-huit ans, de vingt-et-un ans à quarante-neuf ans.
Passionné de calcio depuis sa petite enfance, il dit être né avec cet attrait pour le petit ballon, à un point tel qu'il en négligeait ses études pour jouer avec ses amis dans les rues de sa ville natale. Tôt, il est entré dans les équipes juvéniles, étant un excellent joueur, il a évolué avec succès jusqu'à un niveau quasi professionnel. Comme il le souligne, à ce moment-là, il avait le calcio profondément dans la peau et s'y adonnait totalement. À vingt-un ans, c'est le drame. Sa mère, qui ne partage pas sa passion, l'incite fortement à entrer à la Perugina pour gagner sa vie, étant donné l'absence de son père, mort quand il avait sept ans, il ne peut bénéficier d'encouragements de ce côté pour pratiquer ce sport essentiellement masculin et il se plie aux exigences maternelles.
Pour Franco, c'est le choc puis le cauchemar, il arrive mal à supporter d'être huit heures durant à travailler à l'intérieur avec des machines, même s'il est très sociable et s'en tire bien. C'est vraiment son implication à fond dans le calcio d'où il tire reconnaissance et satisfaction qui lui permet de supporter son travail. Dans sa vision des choses, lorsqu'il travaille comme ouvrier il se retrouve dans la dernière catégorie de l'échelle sociale alors que par le calcio il devient une personne importante reconnue dans son milieu d'autant plus qu'il est parmi les meilleurs joueurs. Il est en contact avec des professionnels, des industriels et des personnages importants, sa popularité lui permet de négocier auprès de son employeur des horaires privilégiés pour participer à l'entraînement et aux parties et bien qu'il ne soit pas au niveau professionnel, il ajoute à son salaire des bénéfices pécuniaires non négligeables. Après son mariage et la naissance des enfants, c'est en tant qu'entraîneur auprès des jeunes qu'il s'y adonnera.
Les motivations de Franco rejoignent les explications de Bromberger (1995:197) quant à la fascination et à la popularité des sports en général et du calcio en particulier. Ce dernier, s'inspirant de Ehrenberg, souligne que la compétition sportive alimente l'imaginaire démocratique en ce qu'elle permet, selon les principes d'égalité et d'individualité qui le supportent, à n'importe qui de devenir quelqu'un en vertu de son propre mérite et non pas en fonction de son statut à la naissance.
Dans cette perspective, il s'avère que le calcio en Italie a connu, comme en Angleterre d'où il origine, le cheminement d'une pratique aristocratique et bourgeoise lors de la naissance des clubs Juventus de Turin en 1897 et Napoli en 1904 vers une pratique totalement populaire après la Première Guerre mondiale. Après les années cinquante et suite à ce mouvement descendant dans la hiérarchie sociale est survenu un mouvement ascendant cette fois qui a entraîné une diversification des origines sociales des joueurs ainsi que des spectateurs plus représentative de l'ensemble de la population (Bromberger, 1995:174-176).
Sans fortune et d'origine sociale modeste, Franco n'a pu faire abstraction de son obligation de travailler pour assurer sa subsistance et c'est en raison des limites mêmes que lui imposait son travail qu'il lui est alors devenu impératif d'en contrebalancer les effets par son engagement dans le calcio local, élargissant ses possibilités d'autonomisation, il réalisait son rêve et accédait à la reconnaissance à laquelle il aspirait. Même si les années ont passé, il est toujours une personnalité reconnue et respectée dans le milieu et c'est à ce titre qu'il accepte de me guider dans ce monde très masculin dont j'ignore tout. Tout son temps étant maintenant dédié au fonctionnement du restaurant familial géré par son épouse, il conserve à n'en pas douter un grand intérêt pour le calcio dont il parle avec compétence et conviction. C'est donc suite aux contacts pris avec des représentants de la Société Calcio San Sisto par son fils Marco que tous les trois nous rencontrons le président et un parent bénévole dans les locaux de la société.
L'entretien a lieu dans un local peu confortable et bruyant ce qui n'empêche pas nos interlocuteurs de demeurer très attentifs à la conversation même quand le téléphone sonne ou que des gens entrent et s'insèrent parfois dans notre conservation de façon non verbale ou même plus directement par leurs commentaires. Nous sommes, de toute évidence, dans un lieu de rendez-vous ouvert et pratiqué par les habitués et enthousiastes du calcio local qui dénote, tel qu'observé dans le calcio professionnel, cette tendance italienne à faire de ces lieux de ralliement sportif le lieu d'autres formes populaires de sociabilité plutôt que l'inverse comme c'est le cas en France où c'est au café que se rallient les amateurs (Bromberger,1995:36).
Au fur et à mesure de la conversation, je constate qu'il se manifeste une nette progression dans l'intensité expressive; au début l'étonnement de mon intérêt et de ma présence rend les échanges un peu formels puis grâce à la participation de Franco et de Marco les discussions s'animent et chacun collabore avec schémas et photos pour me faire part des rudiments du sport et de tout ce que comporte leur engagement bénévole dans le calcio amateur auprès des jeunes.
La Société Calcio San Sisto est une école de calcio au niveau amateur et sans but lucratif qui regroupe environ cent-cinquante joueurs répartis en sept catégories de six ans à trente-cinq ans, constituant onze équipes dirigées chacune par un entraîneur. Elle évolue dans le contexte bien particulier de ce sport national aux structures très ramifiées dans tout le pays et dont Bernardo situe les influences dans le milieu de l'amateurisme :
(...) qui il calcio è il maggior sport italiano, insomma, diciamo così, via. Perciò,ecco, li attira questo discorso qui, che ogni paese c(i) ha la sua squadretta, la sua squadra paesana che ecco attinge a questi ragazzi del quartiere che la domenica vengono, durante la settimana fanno l'allenamento e la domenica fanno la partitella.Questo è il calcio dilettantistico.(...) ecco, ci troviamo su un paese, su un quartiere, non è che si gioca un anno e poi magari,questi ragazzini noi da 6 anni magari li portamo fino a 35 anni che giocano a calcio. Questo è il calcio dilettantistico, non ci sbagliamo con l'altro.
C'est dans cet environnement qu'elle trouve son émulation car la société ne bénéficie d'aucune subvention et s'autofinance grâce à des commanditaires et au bénévolat de ses dirigeants et organisateurs qui recueillent des fonds par la création d'événements tels des soupers, des tournois ou encore en mettant la main à la pâte comme ce fut le cas pour la construction des vestiaires, de plus, tous les membres de la société participent à son financement en souscrivant un certain montant. Quant aux joueurs une contribution leur est demandée jusqu'à quinze ans, par la suite la société assume tous les frais. Nous y retrouvons donc des joueurs, des entraîneurs, des dirigeants et des collaborateurs bénévoles et ce parfois sur deux générations comme c'est le cas de Domenico qui est bénévole et de son fils qui est maintenant entraîneur après avoir joué à différents niveaux et dans différentes équipes de l'association.
L'histoire de leur engagement social s'amorce avec l'acquisition d'une nouvelle identité lors du déménagement de la famille à San Sisto et la naissance d'une forte appartenance, elle se confond dans le temps avec l'actualisation de leur participation empreinte de réciprocité et de reconnaissance :
io, è stato così che innanzi tutto sono oriundo, cioè venivo di un altro paese; sò [sono] arrivato qui a San Sisto e c'avevo il figliolo, figlio unico che aveva 6 anni. Allora venni qui, ho conosciuto alcuni amici, ho visto subito che c'era il calcio, c'eran gli amici, allora anche il figliolo si è incanalato sul coso [questione] del calcio. (...) poi sò [sono] stato trascinato anche io a seguire il figliolo perché insomma mi piaceva stargli sopra essendo un genitore come tutti gli altri genitori. E' successo che poi sono andato a finire anche io in mezzo al pallone e allora mi sono messo lì e sono 20 anni, 23 anni sono che io sto di qui, abbiamo seguitato sempre così. Il figliolo poi è cresciuto come tutti gli altri. Per lo [il] bene credo che sia una cosa molto utile questa del calcio (...).
Fondée à San Sisto il y a presque trente ans, soit en 1966, la Société conserve un objectif avant tout social, c'est-à-dire qu'elle offre, m'explique le président, aux jeunes dès l'âge de six ans un lieu de divertissement bien encadré qui s'avère préférable à courir les rues ou s'enfermer dans les bars. Pour le nouveau quartier de San Sisto dont la reconnaissance ne peut s'appuyer sur sa profondeur historique, elle est aussi une structure qui contribue à façonner son identité. En effet, Marco aujourd'hui âgé de vingt-huit ans a représenté la Société Calcio San Sisto dès l'âge de huit ans en même temps que son petit frère de deux ans plus jeune. Il souligne que l'équipe de calcio c'est aussi le groupe des jeunes du quartier qui jouent ensemble dans les rues, qui grandissent ensemble, développent des amitiés et qui à l'adolescence forment des groupes bien identifiés à leur équipe et à leur quartier où qu'ils soient.
L'anecdote qu'il raconte exprime l'étendue des représentations que recoupent ici la notion d'équipe et son enracinement dans le quartier ou le paese comme il est plus couramment nommé:
Capitava dicevo che , per esempio, delle squadre, questa squadra per esempio di Corciano che era una squadra con cui noi, diciamo, eravamo in competizione per vincere il campionato questa rivalità forse , non solo dentro al campo, ma ci fosse insomma questo vederti non troppo bene anche quando uno andava lì per conoscere le ragazze o altro. Per esempio c'era un mio amico che stava con una ragazzina di Corciano in quel periodo, per cui c'era questa situazione un po' particolare, capito? Per cui sembra quasi che ..., ecco, la rivalità fosse anche legata a qualcos'altro. C'é questa storia tra San Sisto e Corciano a livello insomma delle nostre squadre, la squadretta con cui giocavo io (Marco, 28 ans, San Sisto)
La rivalité fait ressortir le marquage de frontières plus étendues que les limites du terrain de jeu où s'actualise l'interaction quotidienne entre les joueurs, les entraîneurs, les administrateurs, auxquels s'ajoutent les spectateurs lors de la partie dominicale. Elle accomplit inévitablement un rôle dans la dynamique des identités locales quand on considère le nombre et la diversité des acteurs et des milieux sociaux impliqués pour et par l'existence de la société de calcio amateur dont les familles, la commune,les milieux de travail, les commerçants, les média etc.. Ce « Nous » qui englobe, exclut tout autant en fonction de l'identité mise en jeu, soit au sein de l'équipe elle-même, du groupe d'amis, de l'organisation, du quartier, de la ville, de la région mais aussi fondamentalement quand il est question d'identité masculine.
Au centre de ces « Nous », nous retrouvons l'équipe des joueurs où la primauté du groupe s'affirme sur l'expression individuelle de chacun dans le but de marquer le maximum de points et de gagner la partie lors des affrontements avec une équipe adversaire. À cette fin, le rôle rassembleur de l'entraîneur à l'intérieur du cadre règlementaire se révèle majeur. Essentiellement, il consiste à mettre en synergie l'action de onze joueurs, c'est-à-dire onze personnes différentes à qui sont attribuées différents rôles (ex. champ-centre, défenseur, attaquant, gardien de but, etc.). Cela exige de sa part qu'il octroie à chacun la place qui lui convient en fonction des qualités requises à chacun des postes sur le terrain telles que la force, la finesse, le sens tactique ou la prise de risque. Pour le joueur, cela signifie souvent renoncer à une action gratifiante pour lui lorsqu'elle peut être dommageable pour l'équipe. La difficulté réside dans la conciliation des objectifs de l'équipe et des ambitions personnelles dont fait part Marco qui l'a vécue et observée :
C'è sempre quello bravino, quello più bravo degli altri che viene molto tirato su dalle persone che seguono. Quindi in un certo senso la star nella squadra o le 2 o 3 individualità sono sempre molto, come dire, enfatizzate. Però devo dire che insomma... uno capisce che è anche molto importante il gioco di squadra. E quindi ci sono sempre le 2 cose, no?! E anzi uno, lo critica che poi , quando se ne parla, anche dentro gli spogliatoi, è che chi fa la star e diventa egoista, gioca per se stesso in realtà è uno che poi alla fine vale poco, cioè non vale per ... ( Marco, 28 ans, San Sisto)
Dans ces conditions, cimenter une équipe et canaliser les efforts collectifs n'est, de toute évidence, pas une chose donnée, ni acquise, qui gagne à être renforçée dans le temps; c'est dans le cycle des activités de chacune des équipes autour des exigences de l'entraînement et de la partie hebdomadaire qu'au jour le jour, se maintient le souffle et s'alimentent les rythmes mobilisateurs des participations de tous et chacun au sein de la société. Tout le sens de l'épreuve compétitive culmine dans la partie hebdomadaire qui devient l'événement central auquel on se prépare durant la semaine qui précède et duquel on parle durant la semaine qui suit.
Aux dires de tous les gens rencontrés, la partie est l'événement et le moment d'intensité auxquels se nourrit leur engouement pour ce sport : la dimension agoniste y prédomine dans la confrontation entre «Nous» et les autres qui se fait sous les regards des spectateurs, partisans ou non. Beaucoup d'accent est mis par les joueurs et les entraîneurs lorsqu'ils témoignent de son statut particulier : déjà pour les jeunes (8-10 ans) qu'entraîne Simone, c'est un moment où l'on rit moins comparativement aux deux périodes hebdomadaires d'entraînement axées sur le plaisir de jouer ensemble ; pour Andrea et Giacomo, même s'ils apprécient leurs trois séances d'entraînement durant lesquelles ils se divertissent avec les amis, c'est la combattivité et la compétition générées lors de la partie qui en font le moment le plus beau ; pour Federico, un joueur de la prima squadra, la partie est la résultante de quatre séances de préparation où tu donnes tout de toi-même et éprouves la plus grande satisfaction ; le sommet de l'intensité est exprimé par l'entraîneur de la prima squadra Guglielmo et ancien joueur professionnel et amateur :
Bè il momento più piacevole è sicuramente la partita della Domenica in cui ci confrontiamo con gli avversari. Se poi si vince é ancora più piacevole, sicuramente, però... Sì, la Domenica abbiamo vinto... soprattutto quando uno vince fuori casa quindi quando va a giocare in un'altra città e riesce a vincere è una soddisfazione doppia per cui... poi quando invece uno perde poi la settimana é completamente diversa dal punto di vista, diciamo dell'entusiasmo, del...del rapporto con, anche con i giocatori i quali si sentono un pochino in colpa chiaramente, no? Invece quando uno viene da una vittoria si lavora con allegria, insomma sicuramente
En effet, la participation à l'entraînement et les réactions à la partie ne sont pas dissociées et rendent compte de la singularité d'une activité hautement répétitive. L'ethnographie de Bromberger (1995 : 113-119, 193-204) démontre comment lors de la partie de calcio transparaissent et interagissent les dimensions caractéristiques de ce sport qui sont à la fois athlétiques, ludiques et dramatiques. Ces propriétés se traduisent par la place considérable qu'occupent les impondérables (ex. une motte de terre) et l'aspect aléatoire lié entre autres à la complexité technique de ce sport, à la diversité des paramètres à maîtriser et au rôle déterminant de l'arbitre et de ses assistants. La dynamique ainsi créée contribue à générer des situations paradoxales où s'associent le mérite, la chance, la justice et la tricherie favorisant chez les joueurs et tous ceux qui assistent au spectacle une multiplicité d'interprétations et réinterprétations sur l'issue de la partie.
En somme, dans le cycle des activités hebdomadaires, la partie correspond à la période liminale d'une ritualisation, c'est-à-dire à un moment où les rôles de la vie quotidienne sont suspendus durant une période de temps circonscrite, elle s'insère entre les séances d'entraînement qui tiennent lieu d'instances préparatoires et interprétatives de l'événement faisant en sorte d'entretenir le sens des participations de tous et chacun. La cadence des activités routinières et quotidiennes des équipes centrée sur l'événement que constitue la partie hebdomadaire tient lieu de support à toute l'organisation et contribue à lui donner sa cohérence à travers les contradictions inhérentes à ce sport en principe fondé sur le mérite et l'égalité des chances.
À la suite de Bromberger, je constate qu'on y retrouve la fonction centrale du rituel dans l'attestation de la primauté du groupe sur l'individu endossée par la collectivité masculine locale ainsi que les caractéristiques rituelles structurelles que ce dernier y a identifiées et dont il fait la synthèse dans les termes d'une:
(...) rupture avec la routine quotidienne, un cadre spatio-temporel spécifique, un scénario programmé, qui se répète périodiquement au fil d'un temps cyclique, des paroles proférées, des gestes accomplis, des objets manipulés visant une efficacité extra-empirique qui ne s'épuise pas dans l'enchaînement mécanique des causes et des effets, une configuration symbolique qui fonde en signification la pratique rituelle, l'instauration d'une «anti-structure» (Turner, 1990 :97), affranchie des hiérarchies ordinaires qui règlent la vie sociale et assignent à chacun, dans ce moment hors du temps, un rang différent selon sa proximité relative par rapport à l'objet de la célébration et aux officiants chargés de l'exécuter, l'obligation morale de participer (l'assistance à un rituel est de l'ordre du devoir, non de la simple volonté) (Bromberger, 1995 :316).
C'est dans ce mouvement et cette cadence que je me suis insérée lors de mes rencontres sur le terrain pour m'entretenir avec quelques joueurs et entraîneurs. Il m'apparaît que c'est en raison de la polyvalence liée à la dimension collective et symbolique (Cohen,1985) de la notion d'équipe que des individus d'horizons multiples peuvent projeter leurs aspirations personnelles dans l'effort commun de gagner la partie hebdomadaire. Car l'enjeu il est bien là, dans la victoire, même chez les plus jeunes, indépendamment du fait que l'on mette l'accent sur la participation comme le fait Simone l'entraîneur des 8-10 ans. Il constate, en effet, que l'objectif de vaincre est déjà bien intériorisé quand surviennent les réactions des jeunes joueurs après la partie et davantage après une défaite:
Bè quando vincono sono molto felici, sono contenti, il momento che perdono sono molto giù diciamo di, di morale. Va bene ma l'importante é quello che uno deve dire che anche se si perde non é che sia molto importante. Certo loro non é che ci stanno mai a perdere, loro vogliono sempre vincere.(...) diciamo che quando loro perdono ecco che li vedi magari molto giù, cioè uno interviene incoraggiandoli, noi magari dicendogli cose... Mi viene in mente quando si vince non bisogna dire più di tanto perchè già sono esuberanti, sono contenti da soli... quando perdono, le prime lacrime, le prime volte... eh sì le prime volte (Simone, 28 ans, San Sisto).
Actuellement étudiant universitaire âgé de vingt-huit ans, Simone consacre plus d'une douzaine d'heures par semaine à l'entraînement des jeunes, il s'y adonne après avoir cessé lui-même de jouer il y a dix ans à cause d'une blessure. Il partage et endosse pleinement le rôle social d'éducateur lié à son engagement bénévole mais, qui plus est, il y tient un discours marginal considérant que la compétition comme matrice du jeu de calcio n'en constitue pas le but principal pour les jeunes avant douze ans et qu'il importe plutôt pour eux de s'amuser ensemble, à former un groupe, à se connaître et à se respecter mutuellement. Ce qui pour Franco, son premier entraîneur, comporte une contradiction dans la mesure où l'on cherche à former des joueurs de calcio, ce qui implique alors pour l'entraîneur une obligation de dépister et d'encourager les plus talentueux, susceptibles d'assurer la relève à laquelle il attribue une importance évidente dans sa réplique à Simone:
(,,,) forse é un discorso talmente ovvio, cioè il fatto che magari tu già come allenatore é logico che sicuramente nel gruppo ce ne sarà uno che sarà leggermente più avanti rispetto agli altri, sarà più bravo diciamo, e quindi l'allenatore ha anche il dovere di coltivarlo nel migliore dei modi perchè può rappresentare un piccolo patrimonio per la società, un patrimonio finanziario, finanziario proprio, prospettato nel futuro. E quindi di conseguenza anche in questi primi approcci già si può intravedere quello che potrebbe essere semmai un calciatore, non solo un cittadino, ma anche un calciatore domani, e quindi quello va visto già con un occhio un po' più particolare, un po' più... Ma assorbendo certi princìpi come diceva Simone é ovvio che in pratica sarà una persona, quanto meno un cittadino bravo (...) (Franco, 57 ans, San Sisto).
L'appartenance n'est pas ici un sentiment détaché des pratiques quotidiennes, au contraire, par lui s'actualisent des participations individuelles bien concrètes qui en font une réalité à plusieurs facettes qui supporte différentes visions et façons de promouvoir le calcio. Si je tiens compte du discours des dirigeants, les tensions liées à la contradiction soulevée par Franco se résorbent rapidement quand on prend en considération le fait que le jeune Ravanelli, issu de l'organisation, joue dans une équipe professionnelle prestigieuse comme la Juventus de Turin.
La reconnaissance qui en résulte pour Pérouse et la société où il est né et a grandi rehausse leur fierté et enflamme leur discours sur le fait qu'il n'y a pas de pays au monde où le calcio soit aussi senti et où le championat soit plus beau. L'enjeu ainsi compris nous fait voir le rapport incontournable qui s'établit entre le milieu amateur et professionnel comme celui du début d'une trajectoire possible et contribue à expliquer que le calcio amateur soit le creuset de tant de rêves chez les jeunes garçons et chez certains parents.
À seize ans et jouant depuis dix ans, être professionnel c'est aussi le rêve d'Andrea même si, à son dire, il est un peu tard pour qu'un observateur d'une équipe professionnelle s'intéresse à lui; ses chances étaient plus grandes à quatorze et quinze ans. S'il ne devient pas un joueur professionnel, il voudrait poursuivre au niveau amateur parce qu'il aime se retrouver entre amis et qu'il s'y divertit, bien qu'à son niveau il trouve le jeu parfois trop rude. Giacomo, un an plus jeune, tient sensiblement le même langage passionné dans lequel il ressort que l'importance qu'ils accordent au calcio rend difficile la conciliation avec les études et laissent peu de temps à des activités autres, même sportives, car les exigences minimales pour eux consistent en trois périodes d'entraînement durant la semaine sans oublier le moment décisif de la partie du dimanche matin.
Plus âgé, Federico qui a vingt-cinq ans s'implique à fond au niveau amateur en jouant actuellement pour la prima squadra, soit l'équipe la plus forte de l'organisation. Quand il était petit, il a été l'élève de Franco, son entraîneur c'est maintenant Guglielmo. Pour lui, le calcio est toute sa vie après son travail comme représentant de commerce dans une importante compagnie fabricante de yogourt. Son amie de coeur qui l'accompagne souvent lors des parties locales et des déplacements de l'équipe a dû apprendre à composer avec la passion de Federico même si elle souhaiterait qu'il lui consacre plus de temps. Pour ce dernier, malgré les exigences très élevées auxquelles il se soumet, tout est beau dans le calcio et la reconnaissance dont on le gratifie le comble et rend plus aisées ses relations en général et particulièrement dans son milieu de travail:
Sì sicuramente sì, m'ha facilitato molto anche nell'ambiente del lavoro, sì perchè... tramite il calcio, tramite i giornali del Lunedì che parlano della nostra squadra, che parlano del nostro campionato, sicuramente sì. Poi quando vai in giro anche quando lavoro, perchè il mio lavoro consiste di andare in giro per i negozi, per cui vedo tanta gente, conosco tanta gente e tanta gente mi riconosce anche perchè dice ah, tu sei quello che giochi, sei quello lì. Qualche volta vai in televisione, qualche volta vai a finire sui giornali, per cui anche questa é una soddisfazione, facilita sì sicuramente la conoscenza con le persone (Federico, 25ans, San Sisto).
La dimension identitaire se révèle majeure dans le fait que le calcio est un sport national, essentiellement masculin, ancré profondément dans l'histoire personnelle et surtout corporelle de chacun. La place importante qu'il occupe dans la culture Italienne est mise en relief par Bromberger (1995 :11) du moins en comparaison avec la France. Dans son étude qui porte sur les clubs de Marseille, Naples et Turin, il constate que l'Italie a des longueurs d'avance sur la France en matière de tradition partisane et de «culte» du calcio, lesquels, à titre indicatif, s'illustre dans le décalage des taux moyens d'assistance aux parties de première division qui sont de 12 000 en France pour 33 000 en Italie au début des années quatre-vingt-dix. À part chez les spectateurs où l'on retrouve rarement plus de 10% de femmes, le caractère exclusivement masculin de cet univers ressort autant au niveau des organisateurs, des entraîneurs que des joueurs. Le peu de femmes qui assistent au spectacle de la partie ne s'y rendraient habituellement pas d'elles-mêmes si elles n'étaient accompagnatrices ou membres d'un groupe de jeunes, sauf quelques-unes qui se démarquent fortement des modèles de la féminité conventionnelle (Bromberger,1995 : 216, 285).
Selon mes informateurs, l'adhésion à ce sport et à ce monde typiquement masculin se fait généralement très jeune par la pratique dans les rues et sur les petits terrains aménagés dans les quartiers, sans compter la transmission qui se fait de père en fils et entre les hommes et les jeunes garçons par l'assistance aux parties. Sans oublier tout le discours élaboré au quotidien qui accompagne ces activités de suivi des équipes et des courses aux différents championats. À tous les âges, les participations diverses à ce monde suscitent l'établissement de liens solides propices à se faire des amis. L'entraîneur Guglielmo, riche d'une expérience diversifiée à titre de joueur amateur, qui a fait un séjour chez les professionnels, puis comme entraîneur d'au moins une dizaine d'équipes amateurs à Pérouse et en Ombrie, l'affirme avec emphase :
Sì, è la cosa più bella di questo mondo, nel senso che uno girando parecchio le società in Umbria, avendo avuto a che fare con molti giocatori é chiaro che ha un raggio di amicizie molto più grande rispetto a un impiegato, a... a un altro lavoratore qualsiasi. Io conosco quasi tutti i giocatori che frequentano questo tipo di campionato e anche a livello inferiore, perché oramai sono tanti anni che sto in quest'ambiente e ho amicizie un pochino dappertutto insomma. E questa è la cosa più importante perchè a livello poi quando uno smette, la cosa più importante è che rimangano certe amicizie, certe considerazioni che uno ha rispetto ad altre persone (Guglielmo, 45 ans, San Sisto).
Les premières expériences de jeu se révèlent cruciales pour tisser des liens et générer des amitiés durables quoique pas toujours perméables au renouvellement des interrelations lorsque entretenues sur cette seule base. Marco qui a joué de huit à dix-huit ans fait part, à cet égard, de l'expérience unique qui se vit lorsqu'il s'agit de «jouer pour s'amuser», il la rend explicite en la distinguant de l'assistance à la partie hebdomadaire qui demeure la pratique la plus constante tout au long de la vie d'un amateur de calcio :
Sono sempre meno andato alla partita, allo stadio, anche se qualche volta ci vado, mentre invece i miei amici proseguono sono tutti appassionati. Però lo distinguo dal calcio giocato, cioè dal' calcio che, che ne so, se un giorno... per esempio, quando nevica da me anche persone di venticinque, trenta, trentacinque anni, se c'è la neve tutti vanno al campetto e iniziano a giocare... per il piacere di buttarsi a terra, di... questo per dire che insomma esistono delle situazioni in cui si gioca per giocare ancora fino a età molto avanzate. Così come per esempio sempre su quel campetto dietro casa mia ragazzi sempre di questa età, organizzano un torneo sempre di sei persone per squadra, tutti gli amici, capito, creando ognuno una squadra e ci si incontra, tutti i ragazzi che frequentano il bar si scontrano in questo torneo come si faceva a otto, dieci anni.
Cioè sotto questo aspetto non è cambiato niente, ci sono le stesse rivalità, lo stesso prendersi in giro, gli stessi dispetti. E questo se tu pensi qualche volta è sorprendente anche per noi, no? Cioè dire come, continuiamo, le stesse persone continuano a comportarsi come quando, che ne so,... perdevano a otto anni, li ritrovi adesso e fanno le stesse cose. E questo però è il calcio questo qui, il calcio giocato.
(...) per me è una bellissima esperienza di gruppo, cioè io la lego moltissimo a quello che è, i miei legami d'amicizia con le persone con cui ho giocato e che continuo anche a frequentare , altri li ho persi di vista. Però sono veramente dei momenti di condivisione che, veramente, probabilmente non è possibile ritrovare in altri, in altre situazioni. Cioè sono... è un'esperienza veramente importante per me. Per i legami che sono riuscito a costruire con queste persone, con gli amici eccetera (Marco, 28 ans, San Sisto).
La dimension émotive inhérente à l'expérience corporelle du calcio est présente dans la majorité des discours sur le sujet. Entre autres, c'est à la dimension physique et sensorielle que mes interlocuteurs font appel quand ils expriment la force qui les anime du dedans et les pousse à une pratique passionnée de ce sport. Les mots qu'ils utilisent sont saisissants quant à l'inscription précoce et d'autant plus profonde du calcio dans leur mémoire corporelle : y apparaît toute l'importance du corps en tant que le lieu d'unification de leur expérience personnelle et collective de ce sport.
Déjà, Franco a clairement exprimé à quel point il sentait sa passion pour le ballon profondément incrustée dans sa «peau» depuis la petite enfance ; or l'utilisation de termes qui font référence aux corps ne lui est pas propre, elle apparaît aller de soi dans la rhétorique courante qui s'apparente aux commentaires qui suivent, qu'ils viennent de Bernardo, le président de la société, de Guglielmo, l'entraîneur, ou de Federico, un joueur de la prima squadra:
Siamo qui, lo facciamo volentieri, forse ce l'abbiamo nel sangue, ormai da ragazzini, prima si seguiva la squadra, poi dirigenti, poi giocatori, qualcuno ha fatto il giocatore, qualcuno no e ecco fatto. Si troviamo qui, siamo un gruppo di amici (...) (Bernardo, environ 40 ans, San Sisto).
Io ne ho fatte molte, perchè ho giocato in serie C a pallavolo, a tennis un anno avevo smesso di giocare al calcio mi sono dedicato al tennis e ho vinto anche un paio di tornei. Quindi ce l'ho un po' nel sangue lo sport, però il calcio rimane per me la passione numero uno (Guglielmo, 45ans, San Sisto).
(...) non nascondo che è un sacrificio grande e se vado avanti tutto questo, va avanti per la passione che c'é dentro di me per il calcio perchè sennò sarebbero dei sacrifici troppo grossi a questo livello (Federico, 25 ans, San Sisto).
Dans ce processus d'enculturation, si l'on met en relation la force d'incorporation et conséquemment d'identification associée aux différentes participations à ce sport et son édification sur la base exclusive du sexe masculin qui n'est pas propre à l'Italie, nous y retrouvons reproduit le modèle de certaines constructions sociales fondamentales dans le rapport entre les sexes et le discours qui les véhicule. La dimension féminine y est totalement étrangère: sauf quand j'ai abordé la question de l'existence du calcio féminin, aucune mention n'a été faite quant à un apport nécessaire ou souhaitable des femmes à l'édification de l'association ou en termes d'échange et de collaboration à quelque niveau que ce soit. Le seul lien en la matière, me dit Bernardo, consiste à jouer dans le même stade communal que l'équipe féminine de calcio.
Nous sommes en territoire viril et ses frontières sont imperméables même en dehors du calcio organisé. En effet, dès leur tendre enfance, alors que les petits garçons jouent dans les rues, le calcio est reconnu comme leur chasse-gardée autant par les petites filles que par les petits garçons, Marco le constate toujours dans son environnement quotidien même si ces dernières années est apparu le phénomène très marginal du calcio féminin:
Il calcio è prettamente maschile insomma. (...) Io noto che invece le ragazze giocano a pallavolo, pallacanestro, è che, non è possibile, è quasi impossibile vedere ragazze, bambine come eravamo noi, quindi ragazzine di otto dieci anni,cinque per squadra, sei per squadra a giocare a calcio, non esiste. Se tu per esempio, oggi è brutto tempo, ma viene una bella giornata, dietro il mio palazzo dove c'è il campetto, vedrai che giocano tutti maschi, quindi non c'è, capito?...
(...) In un certo senso forse una ragazza per iniziare a giocare dovrebbe andare in una squadretta. Cioè, che ne so, dovrebbe cominciare a, sa che c'è una squadra di calcetto allora va lì, s'informa, prova. Invece per i bambini no, il bambino prima gioca e poi va su una squadra (Marco, 28 ans, San Sisto)
Dans ce milieu, les codes, les valeurs et les comportements que véhiculent les joueurs et les spectateurs se développent en éloge à une virilité construite en opposition à la féminité dont les qualificatifs sont attribués aux adversaires quand il s'agit de les disqualifier. À titre d'exemple de cette logique, le courage tient de la virilité et son absence devient un trait féminin, tout un vocabulaire est développé en ce sens dont les commentaires et les mises en scène des spectateurs et des partisans sont riches d'exemples (Bromberger, 1995 :287-289). Dans une perspective interrelationnelle, ce discours résulte de l'appropriation et de la définition de ce champ de la pratique sportive par les hommes seulement, où la seule présence des femmes est perçue non justifiée ou à tout le moins accessoire. L'identification au groupe et le développement de l'appartenance sur ce mode de l'exclusion ne sont pas sans rappeler les relations d'opposition entre le féminin et le masculin déjà inscrites dans la tradition patriarcale et son héritage qu'Héritier (1996) a précédemment mises en lumière.
Sous l'angle du discours et du langage particuliers au monde du calcio, la tradition transforme la différence sexuelle comme donnée biologique en une différence socialement et culturellement construite qui devient alors plus conforme à la notion de genre. Les représentations qu'elle génère contribuent à l'édification d'une subjectivité masculine à caractère exclusif dont rend compte le langage qui l'exprime. La notion de langage étant ici comprise dans la perspective et le sens large que lui attribue Violi, c'est-à-dire :
Il linguaggio, in quanto sistema che riflette la realtà sociale, ma al tempo stesso la crea e la produce, diviene il luogo in cui la soggettività si costituisce e prende forma, dal momento che il soggetto si può esprimere solo entro il linguaggio e il linguaggio non può costituirsi senza un soggetto che lo fa esistere (Violi, 1988 :10). 56
Dans la mesure où il est le lieu de l'articulation entre les représentations, la subjectivité et l'idéologie, le discours et le langage qui expriment la réalité du monde du calcio contribuent au maintien des oppositions dichotomiques plutôt que de participer à l'établissement d'un lieu où s'exprime deux sujets différents non symétriquement définis (Violi, 1988 :10,14).
Il existe d'autres voi(x)es qui font écho à la subjectivité féminine, cependant elles n'atteignent ni l'écoute, ni la visibilité du calcio que ce soit à Pérouse, en Italie ou mondialement. La diffusion du calcio 57 étant d'envergure mondiale avec la participation de 141 nations en phase de qualification de la Coupe du Monde 1994 et de 188 pays à sa télédiffusion, réalisant un record de tous les temps quant à l'importance d'une audience télévisuelle 58 , il est vraisemblable de lui concéder une influence et un pouvoir d'enculturation, non sous-estimable, principalement liés au contexte et aux conditions qui prévalent à l'élaboration de son discours, sans oublier en toile de fond l'historique inégalité structurelle entre les femmes et les hommes.
Contrairement au calcio où le point culminant de l'expérience personnelle est la partie, c'est l'entraînement de l'acteur qui ressort comme le pilier de l'expérience théâtrale dont il est ici question, c'est en lui que réside l'intensité et l'attrait qu'elle conserve auprès de ses adeptes qui sont en fait surtout des femmes.
(...) l'andare in scena per me è sempre stata una cosa secondaria, anche me...in realtà quando sono andata in scena mi sono divertita tantissimo al di là della paura,delle emozioni, comunque è stata una bellissima esperienza. Mi piace, però io dall'inizio e anche adesso non è, non è cambiata la motivazione principale per cui lo faccio è sostanzialmente mi permette di fare un grandissimo lavoro su me stessa. Io sento, che facendo teatro, questo tipo di teatro io sono cambiata moltissimo ( Monica,27ans, Centro storico)
Monica exprime la motivation qui anime les personnes faisant partie du laboratoire de culture théâtrale fondé en 1991 par Maria et Samuel, professionnels d'expérience, à la fois compagnons au théâtre et dans la vie, qui dans les premières années de la fondation ont rassemblé autour d'eux des jeunes désireux de s'impliquer dans le théâtre d'avant-garde. Ces jeunes ont constitué le groupe dit «historique» en raison du statut particulier que leur assigne la double identité d'apprenti et de partenaire qui caractérise ses six membres restants. Le but n'étant pas d'en faire des professionnels mais ne l'excluant pas, l'exigence de base n'en est pas moins élevée qui consiste à s'investir soi-même dans un esprit de constante recherche. Grâce à Monica, j'ai pu renconter dans leurs locaux et selon leur disponibilité personnelle les deux fondateurs et trois des membres du groupe.
Le laboratoire a pignon sur rue dans le centre historique où il occupe un local cédé par l'administration communale et dont il assume la gestion. Selon les termes propres aux fondateurs, cette structure est un lieu dédié de façon permanente à la recherche, à la formation, à l'éducation et à la connaissance de soi et des autres, avant tout dans un processus de travail interne qui se répercute par la suite lorsque les acteurs interviennent dans la sphère sociale. Les activités pédagogiques et de recherche sur «l'art de l'acteur» se réalisent principalement par des laboratoires, des stages et des séminaires périodiques ; des collaborations sont établies avec des institutions universitaires qui contribuent à la promotion de la recherche dans le champ de la culture théâtrale ; des spectacles de théâtre expérimental sont mis sur pied et des activités de type laboratoire sont faites dans les écoles secondaires de Pérouse et de l'Ombrie et sur le territoire, principalement auprès des personnes âgées, des jeunes et des enseignants.
Sauf, lors des sessions de formation de l'acteur qui obéissent à une cadence hebdomadaire, les stages et les séminaires établis sur une base annuelle, le rythme des activités est soumis aux aléas des contrats et des subventions. Les revenus générés constituent le gagne-pain de Maria et de Samuel, les deux seuls professionnels du groupe «historique» même si marginalement des élèves plus aguerris du groupe participent à la réalisation de certaines activités moyennant un cachet d'appoint.
En somme, le groupe n'est pas institué sur une base économique, ni sur la base d'une fraternité de génération, mais sur la relation maître/élève où l'engagement s'apprécie en terme de troc avec les élèves du groupe, créant de la sorte deux types d'élèves, c'est- à-dire les élèves qui défraient leurs cours et ceux formant avec Maria et Samuel le groupe «historique» dont Samuel explicite le fonctionnement :
(...) dunque, noi abbiamo varie fasce di allievi, nel senso che abbiamo quelli appunto come Monica, no, che sono da tre, quattro anni che stanno con noi, che son fin da quando abbiamo fatto l'inizio e questi contribuiscono, come dire, partecipando alla vita... normale, insomma se c'è da fare un'iniziativa, qualcosa, danno anche loro il loro apporto, no, chiaramente in minima parte rispetto a quello che possiamo dare io e Maria, noi lo facciamo come professionisti, però è già quella una maniera per ripagare il lavoro, oppure, cioè, tenendo pulito il teatro, queste cose qua. (...) Non versano niente per... è l'impegno (Samuel, 42 ans, Cava della Breccia).
Au-delà de l'initiative de ses fondateurs, cette complicité naît de la rencontre de parcours individuels antérieurs dans le milieu théâtral qui ont conduit les élèves comme Monica, Cecilia et Strotchi à la recherche de maîtres et permit à Maria et Samuel de se distancier de leurs propres maîtres. À l'origine de leur implication actuelle, Cecilia souligne un manque et un vide fortement ressentis suite à ses premières expériences d'apprentissage sur «l'art de l'acteur» ; pour sa part, Strotchi mentionne, outre son expérience théâtrale, que l'intérêt intellectuel qu'elle porte au théâtre était alors lié à son mémoire en anthropologie du théâtre qui, en même temps qu'il alimentait sa passion, suscitait des difficultés à concilier l'expérience et la théorie ; quant à Monica, elle se fait plus explicite sur le processus lui-même, amorçé après son premier contact avec l'art théâtral:
E dopo c'è stato un vuoto perché io ho cercato di...cioè loro hanno fatto questo laboratorio e poi basta, sostanzialmente, perché come gruppo non è che lavoravano...sull'attività didattica, formativa. E quindi io c'ho avuto un vuoto insomma dove c'avevo un desiderio di continuare però non riuscivo a trovare un... un luogo , appunto un luogo, un referente, un gruppo con cui poter continuare.
E dopo niente, dopo ho avuto la possibilità di fare un altro laboratorio, (...) che è durato alcuni mesi però, li non ho trovato...una figura cioè un maestro un, capito no, un referente, una persona che per me fosse riconosciuta si, come...appunto un maestro nel vero senso della parola cioè qualcuno che è in grado di insegnarti delle cose...e che tu proprio ti riferisci a lui come un, una persona che è a un livello superiore al tuo, no, e quindi c'ha un rapporto insomma di, di rispetto, di...particolare che in genere non hai con le altre ...con le altre persone (Monica, 27ans,Elce).
Pour Maria et Samuel, initiés au théâtre dans les années soixante-dix, le chemin parcouru est tout autre. À l'époque, dit Maria, le théâtre en Italie et en Europe est associé aux mouvements politiques (hors des partis) de la gauche et à la sous-culture contestataire des jeunes. Il se présente à eux comme un choix de vie plutôt qu'un choix professionnel et les incite à faire l'expérience de vivre au sein d'une commune. Étant donné les difficultés soulevées par l'absence de frontière entre la réalité et la fiction qu'entraîne un tel mode de vie et les problèmes de survie qui prennent toujours le dessus, ils mettent fin à l'expérience. Les prochaines étapes viseront à en faire une profession, un choix qui s'impose à leurs yeux afin de concilier la poursuite de leur idéal et la nécessité d'un gagne-pain.
Mais voilà, le théâtre auquel ils adhèrent les situent à la marge de ce champ de pratique et des tendances sociétales actuelles. En ce sens, Samuel parle de l'influence dans leur évolution professionnelle de la notion de terzo teatro développée par Eugenio Barba 59 qu'il situe comme un théâtre à l'avant-garde du théâtre expérimental où ce dernier est associé au secondo teatro et le théâtre institutionnel au primo teatro. Marginal, il s'actualise en dehors des lieux habituels de théâtre et se base sur l'importance des relations entre les personnes dans le théâtre, tenant la culture de groupe comme culture fondamentale.
Dans le même sens, leur expérience se développe dans un réseau d'échanges multiples à travers différentes régions du monde qui contribue au dépassement de l'espace local plus réduit consenti à leur marginalité. Parmi les maîtres, tous hors des académies théâtrales, qui exercent un ascendant sur leur pratique, ils revendiquent une filiation particulière par rapport à Grotowski 60 qui, dit Samuel, considère le rapport entre l'acteur et le spectateur comme la chose essentielle, comme un rapport qui doit dépasser la barrière du récit et de la fiction où l'on n'a plus besoin de la scène, de costumes ni même de texte.
Bien que sommairement identifiées, c'est de l'appropriation et de la réélaboration de ces visions de la pratique théâtrale axées sur la dimension de l'intersubjectivité qu'originent les orientations actuelles du laboratoire théâtral et le rôle qui incombe à Maria et Samuel en tant que maîtres :
(...) Noi non cerchiamo di essere simpatici, di fare in modo che le persone si trovino bene per questo motivo, anzi le persone che vengono qui insieme il primo anno, due amiche del cuore, facciamo di tutto per, non per separarle, ma perché qui si scoprono in maniera diversa anche perché altrimenti si frappongono dei clichés (...) Più importante è la creazione di un gruppo non di contatti fra singoli (Maria, 38ans, Cava della Brescia).
En marge des approches plus individualiste et économique dominantes et se faisant tributaire d'une diffusion et d'une audience limitées, c'est par la mise sur pied du groupe «historique» que Maria et Samuel ont assuré la continuité de ce théâtre différent. Il leur a permis à leur tour de faire école et d'accéder ainsi à certains revenus que la recherche et la création théâtrale n'apportent pas, du moins pas dans leur contexte. En même temps qu'ils créent leur emploi, ils en subordonnent les activités à la poursuite de leur idéal d'un théâtre social qui constitue l'essentiel de leur expérience professionnelle depuis 1978 alors qu'ils ont travaillé à Trieste avec l'équipe de Basaglia dans le cadre de la loi 180 sur la désinstitutionnalisation des malades psychiatriques en Italie.
C'est aussi le partage de ce même idéal qui lie les élèves du groupe, commente Strotchi :
E quindi anche con gli altri devo dire che non si tratta di un'amicizia come io vivo le mie amicizie, cioè in maniera più rilassata, forse più... ecco queste amicizie di lunga data che magari puoi anche non, cioè che senti che é solo amicizia che ti lega. Io con loro, con tutte queste persone, sento più il lavoro, anche se sono lavori diversi, che ci lega, una comunanza anche di ideali, di... che cosa pensiamo del teatro, che cosa ci piace del teatro, questo lo sento molto forte che ci lega, poi non lo so (Strotchi, 26 ans, Case Bruciate).
L'activité privilégiée et préférée consiste dans les laboratoires qui sont à la base du travail de préparation de l'acteur. Le groupe crée un espace en rupture avec l'univers du quotidien et son langage où l'usage d'approches non verbales et un travail sur le corps accompagnent le travail sur les récits et celui d'improvisation. La voie du corps devient la voix de l'acteur et de l'actrice qui lui donnent, sous un autre régistre, accès à son histoire personnelle et aux possibilités de transformation qu'elle porte. C'est ainsi que Monica a surmonté de nombreuses peurs :
(...)riuscire a fare una cosa fisica che comporta una certa difficoltà, come può essere una verticale, ti... nel momento in cui tu riesci a, a farla...ti dà un senso di sicurezza, poi per altre cose...cioè come se tu riesci a superare una grossa sfida a livello fisico, poi questo ti dà sicurezza per altre cose nella tua vita. E, in effetti, io da quando faccio teatro, a parte fisicamente, ma in genere , diciamo, sì,sono anche più predisposta ad affrontare cose rischiose, pericolose (Monica, 27ans, Elce).
L'impact diverge selon les trajectoires personnelles et se répercute dans des dimensions de la vie apparemment éloignée de l'expérience théâtrale. Il en est ainsi pour Strotchi. Maintenant sur le marché du travail et mariée depuis quelques mois, elle est à créer son emploi, fait de nombreux travaux au gré des engagements contractuels. Ce qui l'amène à titre d'anthropologue à travailler dans toute la région et selon un horaire toujours changeant pour répondre aux exigences des différents milieux et des diverses fonctions qui lui incombent. À la précarité de tous ces travaux remplis d'imprévus s'ajoute la tâche quasi quotidienne de restructurer son horaire pour faire face à toutes ses obligations professionnelles. Ce n'est qu'avec beaucoup de détermination qu'elle réussit à insérer les trois soirées hebdomadaires minimales de laboratoire dans ce mode de vie énergivore.
Mais elle y tient et de plus en plus car, dit-elle, c'est une activité très significative dans sa vie parce qu'elle accorde une grande importance à l'aspect plus spirituel de la personne ainsi qu'à la réalisation d'activités non pré-déterminées par quelqu'argent à gagner ou quelque chose à faire, alors que les contraintes liées au travail prennent de plus en plus de place dans sa vie. Élevée dans un milieu peu religieux, d'une mère non croyante, c'est à l'école qu'elle s'implique dans des groupes catholiques dont les activités dans leur ensemble ne la satisfont pas, sauf celles de type méditatif. En opposition avec les positions de l'Église, elle se retire. Et, c'est dans ce contexte qu'elle substitue aux rencontres avec le groupe catholique, les rencontres avec le groupe «historique» qui la comble davantage à cet égard :
(...)Via via io ho sentito che in questo gruppo... trovavo una rispondenza diciamo ideale, spirituale più forte di quello che... che facevamo, e poi lo intendo in maniera spirituale perché é un grossissimo lavoro, a partire tra l'altro dal corpo, su tutto quello che sei, proprio sul tuo modo di approcciarti alle cose... Io devo dire che questo lavoro mi ha cambiato, forse per questo lo sento anche spirituale, cioè mi ha cambiato anche il modo di essere, le cose in cui credo in qualche modo, quindi é qualcosa che poi anche quello che io penso che sia il teatro, anche... io credo in qualcosa di invisibile che ha forza che... che forse il teatro può aiutare a scoprire e... ecco questi due livelli si sono in qualche modo incontrati ( Strotchi, 26 ans, Case Bruciate).
Ces découvertes de soi ou sur soi surviennent dans l'esprit de questionner et de renouveler l'interaction de l'acteur avec les spectateurs ou avec les participants lors d'activités de formation. Le rapport à l'autre étant à la fois le moyen et la finalité des activités, c'est en tant qu'acteur social que le sujet s'approfondit et gagne en conscience sinon en connaissance de soi. Enracinée dans le physique et le biologique, une telle approche inscrit de façon empirique le processus d'individualisation dans la relation dialogale fondamentale qui instaure la personne. Elle donne lieu à l'apprentissage d'une autonomie où la relation de dépendance n'est pas évacuée au profit d'une conception monadique et idéaliste de l'individu. Le «Je» émerge de l'intériorisation des «Nous» différents auxquels participe l'acteur et desquels il se distancie plus ou moins comme dans le passage progressif du statut d'élève à maître et qui fait dire à Cecilia :
Anche se io ho tanto, penso di avere tante cose da imparare, penso che uno non finisca mai d'imparare, però, è come se in qualche modo, io, sentissi l'esigenza, a un certo punto di...portare fuori quello che io ho imparato fino ad esso, no, e infatti ho chiesto a Maria di andare presso queste scuole dove loro fanno delle lezioni di teatro, per mettermi un po' in discussione, è un modo per mettersi in discussione, cioè vedere che cosa di questi tre anni, a me, è rimasto ( Cecilia, 24 ans, Porta San Pietro).
Sans que personne ne quantifie le phénomène, toutes m'ont confirmé que cette approche théâtrale attirait majoritairement des jeunes femmes. Le fait n'est peut-être pas très surprenant si l'on considère le contexte d'attentes élevées dans lequel les femmes évoluent et les tensions que génère leur volonté d'affirmation dans les différents champs de la vie privée et publique. Les changements accélérés durant les dernières décennies, en même temps qu'ils modifient leur rapport entre elles et avec les hommes, les transforment tout autant, nourrissant chez nombre d'entre elles l'aspiration à une meilleure connaissance et expression de soi.
Cependant la légitimité de la démarche ne suffit pas à aplanir tous les obstacles qui surgissent lorsqu'elles s'investissent dans sa concrétisation. Ils ne sont pas étrangers au modèle de relation hérité entre les femmes et les hommes et dont Strotchi, malgré un appui solide de son mari, manifeste certains reliquats dans le malaise ressenti quand elle ne rentre pas souper pour aller à ses activités théâtrales :
Questa attività fatta alla sera, vabbé a parte che coincide con le ore in cui uno magari si rilassa e può fare anche delle cose insieme privatamente, e... poi viene in qualche modo a scardinare anche i ritmi normali di vita, no? Cioè la cena... in fin dei conti la cena é un momento molto importante in cui ci si ritrova insieme, si preparano delle cose... quindi io chiaramente, poi Marco non ha un'attività parallela alla mia negli stessi giorni, cioè io esco, lo lascio a casa e me ne vengo insomma qui e c'ho la mia storia qui.
(...) Mi spinge a continuare. Ma nello stesso tempo io soffro e credo che anche lui soffra del, del distacco appunto, dei miei rientri la sera molto tardi, perché spesso torniamo alle undici, significa che arrivi distrutto e senza nessuna possibilità certe volte nemmeno di comunicare ( Strotchi, 26 ans, Case Bruciate).
Bien que marginale, ce type de démarche exploratoire, ouverte autant aux hommes qu'aux femmes, suggère une contribution possible au développement d'une intersubjectivité qui fasse une place plus équitable à la subjectivité féminine de manière à éventuellement la mieux traduire en dépit des limites (Violi,1988 :74-93) d'un langage enraciné dans la tradition patriarcale et la domination du genre masculin. Par l'approfondissement de leur subjectivité propre et de leurs modes d'expression différenciés, ces jeunes actrices et acteurs s'ouvrent au développement de nouveau rapport et au renouvellement de la dynamique des pouvoirs qu'ils sous-tendent. Une telle visée tient à l'importance du langage comme lieu de pouvoir qui en fait un instrument incontournable et un reflet privilégié de la logique des relations entre les hommes et les femmes.
L'Autre est ici représenté par les Amérindiens autour de qui des gens intéressés à les mieux connaître ont décidé de se regrouper pour fonder une association culturelle d'études américanistes essentiellement basée sur le bénévolat. Ce centre d'étude que j'ai appelé le Crocevia est né au printemps 1977 de la rencontre de gens passionnés par les différentes cultures des habitants des Amériques depuis les premiers peuplements jusqu'à aujourd'hui. Parmi ses fondateurs, Maurizio (chap. III), l'actuel président de l'association, toujours aussi passionné de faire connaître aux Pérugins les peuples autochtones des Amériques et dont l'intérêt ne s'est pas démenti depuis ses premières fascinations d'enfant. Avec Fernando, ils sont les seuls du groupe fondateur qui demeurent impliqués au Crocevia.
(...)Io per imparare bene lo spagnolo mi rivolgo a un mio amico... che ha un collega alla regione, un amico alla regione che lavora... che é cileno, un profugo cileno. Questo profugo cileno si chiama (...) Come vado da lui mi dice « guarda, io non ti posso aiutare, di precolombiano non ci capisco niente ho un mio amico cileno, profugo come me che conosce tutte le varie cose ». Lo chiama e questo suo amico é Fernando. (...) Io vado da Fernando, cominciamo... mi insegna un po' di spagnolo, e...poi fra l'altro lui tiene un corso di spagnolo all'università (Maurizio, 43 ans, Ponte San Giovanni).
Ils se sont connus peu de temps avant la fondation du Crocevia alors que Fernando a été présenté à Maurizio qui remontait son réseau de connaissances à la recherche de quelqu'un pour l'accompagner dans son apprentissage de l'espagnol et dans l'approfondissement de ses connaissances sur les cultures précolombiennes. D'origine chilienne, Fernando vit en Italie avec sa femme et ses deux enfants depuis une vingtaine d'année, il est à ce moment un exilé politique de récente date pour qui les études américanistes représentent surtout l'établissement de liens qui permettent une certaine continuité pour faire contre-poids à la forte expérience de rupture qu'il vit. La diversité de ses expériences antérieures dont celle de professeur d'université et son engagement actif dans la vie sociale et politique de son pays d'origine lui confèrent des atouts certains pour fonder le centre d'études.
Son engagement actuel au Crocevia, bien qu'important dans sa vie, n'a cependant pas le caractère absolu de celui de Maurizio, pondéré qu'il est par d'autres appartenances qui contribuent également à la satisfaction de son besoin de continuité avec son pays d'origine. À ce sujet, des changements sont survenus depuis son retour récent du Chili où il n'avait pas mis les pieds depuis le moment de son émigration forcée. Même si après quinze ans il a été autorisé à rentrer dans son pays d'origine, son expérience subjective demeurait celle d'un exilé alors que maintenant il dit ne plus se sentir un exilé mais un Chilien vivant à l'étranger. C'est désormais de façon moins impérieuse qu'il participe à des activités de solidarité pour le Chili et face auxquelles il situe l'apport du Crocevia :
E' più generica l'attività del Crocevia, però comunque è un veicolo. E non è negativo, anzi può aiutare, può aiutare, anche se non è l'organo privilegiato (Fernando, 58 ans, Ferro di Cavallo).
Le Crocevia représente pour lui un lieu où il est libre d'aller sans contrainte d'horaire, où les relations amicales sont largement intégrées au déroulement des activités et où il retrouve des amis de longue date. En ce sens, il l'oppose au travail plus axé sur la tâche et auquel il consacre la majeure partie de son temps. À tout point de vue, moins disponible que Maurizio, ce dernier en devient le pilier actuel et ce d'autant plus qu'il profite d'un horaire de travail qui lui permet d'être quotidiennement présent l'avant-midi ou l'après-midi chacun de ses six jours de travail hebdomadaire. C'est ainsi qu'il consacre la majeure partie de son temps à l'association depuis sa fondation et qu'il lui subordonne les autres dimensions de sa vie.
La raison d'être du Crocevia est fondamendalement l'étude des cultures amérindiennes à laquelle se greffe l'objectif de sensibilisation et d'éducation à la différence culturelle. L'orientation est choisie en fonction de la conviction de devoir procéder le plus scientifiquement possible à cette rencontre culturelle et de la conscience de la dimension politique inhérente à l'appui ainsi apporté à la survivance de ces peuples. Comme le souligne Lepore (1998), dans la perspective autodidacte du début, les fondateurs visent la création d'un lieu de débat et d'échange ainsi que la légitimation d'un espace où la parole ne sera pas académiquement contrôlée. Plusieurs centres d'activité convergent vers la finalité retenue, ce sont : la recherche, les voyages, les publications, la bibliothèque, le centre de documentation, la collection ethnographique, l'exposition itinérante, les cours de langue, les séminaires et les spectacles, le tout culminant par l'organisation du congrès international annuel comme un rituel qui repousse les limites de la cohésion du groupe et de la participation de chacun. Toutes ces activités mettent en évidence le caractère éminemment intellectuel de l'entreprise dont les participants, nous dit Maurizio, ont majoritairement fait des études universitaires ou sont en voie de les compléter:
Molti di noi o frequentano o hanno frequentato l'università e in genere c'è in questo periodo un canale privilegiato per gli antropologi (Maurizio, 43 ans, Ferro di Cavallo).
Bien que l'angle d'étude fasse appel à plusieurs disciplines dont l'histoire, les arts, la politique, il y a au moment où je fréquente le Crocevia un grand nombre d'étudiants en anthropologie préoccupés d'acquérir des habiletés pratiques qui les rendent plus aptes à dénicher un emploi dans le contexte du fort taux de chomage et d'une grande précarité de l'emploi. Les séminaires offerts en collaboration avec l'université expliquent l'origine de plusieurs inscriptions, comme ce fut le cas pour Alice, Maria Luca et Carlo. Le Crocevia attire aussi des gens de diverses origines, résidents ou de passage. Cependant l'appartenance n'est pas une question de territoire et un réseau de collaborateurs s'est créé sur les deux continents qui a donné lieu à l'implantation de centres semblables ailleurs en Italie et au Mexique pour qui le Crocevia de Pérouse demeure le centre principal.
Il y a dix-huit ans, le Crocevia s'est implanté au centre historique où il était au mieux un objet de curiosité. Puis le contexte mondial s'est modifié alors que les revendications des peuples autochtones d'Amérique ont reçu une plus large audience appuyant le travail de sensibilisation et d'éducation entrepris auprès des Pérugins. Avec le temps, l'intérêt est allé croissant et Maurizio qui a vécu ces changements d'attitude est convaincu de l'impact de ce travail très concret accompli au cours de ces années :
Allora, sicuramente qualcosa ha fatto il '92, qualcosa ha fatto tutte le iniziative che sono state fatte da tutte le associazioni, sono convinto che molto é stato fatto anche da noi, per cambiare, per cambiare questa mentalità, perchè noi in diciotto anni...quasi diciotto anni, diciassette anni e qualcosa abbiamo coinvolto, si faceva un calcolo tempo addietro fra quaranta mostre, 17 convegni, centinaia e centinaia, forse saremo in termini di migliaia di conferenze, dibattiti, incontri nelle scuole, seminari, riunioni... Credo che dunque facciamo un conto di due milioni e mezzo di presenze. Due milioni e mezzo di presenze é in grado di cambiare , anche se poco, la cultura del paese (Maurizio, 43 ans, Ponte San Giovanni).
Incluant ses membres vivant dans d'autres pays, le Crocevia compte cent-quatre-vingt-dix membres dont environ vingt-cinq s'y dédient plus activement. Il attire en majorité des femmes qui constituent 70% des adhérents, une proportion qui aurait même atteint les 90% dans le passé. C'est dans un local exigu de la commune qu'ils se rassemblent et préparent les différentes activités avec un équipement souvent vétuste. L'absence de moyen est en effet un défi constant dans la réalisation des activités en raison d'une insuffisance chronique des ressources de financement principalement assuré par les cotisations des membres, les frais d'entrée aux activités et les contributions de certains organismes locaux.
Or, ce qui m'a frappée lors de mes visites presque toujours impromptues, c'est la joyeuse ambiance de travail et l'allure un peu «fouillis» des lieux. On y travaille mais on s'y amuse tout autant. Une grande importance est accordée à tirer plaisir des différentes tâches aussi monotones que soient certaines d'entre elles. Alice est particulièrement volubile quant au rôle qu'a joué le climat de travail sur son insertion dans le groupe :
(...)pensavo sia di una partecipazione, però un po' più distaccata, no, al di fuori. Poi... succede che ti trovi coinvolto e non te ne accorgi, no. Cioè tu ti trovi coinvolto nelle cose, ma non è che tu decidi; ti viene quasi... spontaneo, naturale no, incominci ad interessarti, non so, dei testi che ci sono in biblioteca, poi... magari ti dicono di prendere una cosa che sta in un cassetto, quindi conosci i cassetti, piano piano incominci a ...apprezzare queste cose e quindi poi ci sono le conferenze, diverse attività e poi... ho cominciato a conoscere ancora più persone, (...) è stata una cosa graduale... e da, non mi ricordo, forse da quest'estate, si, da giugno, luglio, sono diventate più attiva, all'interno mi occupo di piccole cose, però... mi sono sentita comunque... in qualche modo, utile no, cioè tu fai anche una piccola cosa che però è utile per tutta l'associazione e via via.
E poi i rapporti sono molto amichevoli li, quindi tipo, situazione familiare per cui c'è lo studio, l'interesse, la possibilità di crescere anche a livello professionale, cioè impari a conoscere, come si fanno determinate cose, cioè la corrispondenza, il protocollo della posta, i contatti con gli enti, no, si esce un po' dal mondo universitario e si tocca un po' quello che è la realtà delle cose no, la ricerca vera e propria, l'avere dei rapporti con delle persone molto diverse da te... non so assessori alla cultura... E niente, poi, continuo ad operarci e soprattutto, i rapporti sono molto buoni, lo sottolineo di nuovo perchè non è, non è facile, insomma, trovare un associazione così che il sabato si esce, che si va a ballare insieme, che ci si vede la domenica, no ecco (Alice, 25 ans, Cenerente).
Même si Alice fait des apprentissages qui l'apprivoisent au monde du travail, la vie du Crocevia n'emprunte pas ou peu au fonctionnement du monde du travail, elle s'apparente plus au choix d'un mode de vie à l'exemple de Maurizio son actuel président. J'ai aussi participé à quelques-unes de ces rencontres dont elle parle, qui s'organisent plutôt spontanément à travers les activités quotidiennes du Crocevia et se font très souvent autour d'un repas communautaire ou au restaurant où se retrouvent des anciens, des nouveaux, des gens de passage, des amis, des parents selon une combinaison variable d'une fois à l'autre. Les choses se passent comme si la réalisation des tâches dépendait des liens personnels qui se créent et à l'inverse comme si sans l'obligation commune du travail à produire il n'était pas possible de développer ces liens. Cet atmosphère ne signifie pas l'unanimité, au contraire les tensions sont parfois très grandes m'ont dit plusieurs et lorsque des personnes vont trop à l'encontre de la cohésion interne elles sont progressivement expulsées.
Un facteur non négligeable de convergence réside dans une allégeance implicite à la politique de gauche en continuité avec l'idéologie de solidarité et de « défense des opprimés » des fondateurs qui ont vu, à travers l'étude des peuples amérindiens, les victimes de la conquête et la métaphore des relations de pouvoir entre un monde capitaliste et un monde subalterne et dominé (Lepore, 1998). Carlo, qui se situe lui-même politiquement à gauche, voulait au départ vérifier si l'orientation politique du Crocevia était compatible avec la sienne. Les événements le rassurèrent rapidement même si ce fut un peu à ses dépens car des malentendus sur certaines de ses positions le firent paradoxalement identifié à la droite, lui créant des problèmes relationnels qui vinrent confirmer que l'appartenance à la gauche était un élément important de la cohésion du groupe :
Non era con me che loro si ponevano in relazione, ma con un fantomatico personaggio di destra che non ero io. Quindi a me interessava molto questo e non feci niente per far capire che non ero di destra, quindi le persone mi aggredirono anche alle volte, però poi col tempo ci siamo trovati su delle posizioni. Diciamo che sono state, penso anche grazie al, diciamo, all'opera di mediazione fatta da Maurizio, perché Maurizio sapeva che non ero assolutamente di destra (Carlo, 22 ans, Centro storico).
Doté d'une grande cohésion, le Crocevia est actuellement en transition d'une pratique autodidacte vers une pratique de plus en plus professionnelle liée à la multiplication de ses liens avec l'université pour l'enseignement et la recherche. Gratifié d'un appui et d'une reconnaissance importante en provenance du milieu académique, il est à se demander si cette nouvelle orientation pourra aussi facilement se concilier avec son engagement sociopolitique et si elle sera aussi propice à perpétuer sa force d'attraction qui a fait dire à Maria Luca :
Io volevo trasferirmi di nuovo, perchè ho dei problemi di stabilità, ma il Crocevia é il legame più forte che io ho con questa città. Per me personalmente forse se non ci fosse il Crocevia a Perugia forse non ci sarei neanche io nel senso che mi sarei già spostata altrove. E quindi é... non ho un forte, io non mi sento molto dentro a nessuna cosa in generale. Il mio rapporto con un posto é, si approfondisce ma non più di tanto perchè ho la tendenza a cambiare spesso luogo di residenza. Però effettivamente le cose che faccio al Crocevia mi piacciono talmente tanto che mi danno un motivo buono e valido per rimanere qui e per continuare (Maria Luca, 26 ans, Elce).
C'est à la lumière de la métaphore vive de la procession funèbre et de son contexte que la lecture de ces récits de pratiques communautaires révèle les caractéristiques qui prévalent à l'articulation entre les « Je » et les « Nous » qui entretiennent la force d'agrégation de ces groupes et animent le sentiment d'appartenance de ses participants. Cette métaphore où la procession funèbre renvoie à la quête d'individualité comme un processus essentiellement collectif axé sur la reconnaissance des individus par la communauté fait ressortir la référence aux origines, l'inscription dans la continuité et la transcendance du quotidien comme des attributs partagés par chacun de ces groupes par ailleurs si différents.
La référence aux origines correspond dans la métaphore au départ du cortège funèbre de la maison familiale, de la casa, symbole de la naissance où s'est amorcé le parcours de la personne décédée. Transposée au niveau des trois groupes, la référence aux origines se fait sur la base du quartier San Sisto dans le cas de la Société de calcio, de ce nouveau quartier pour lequel elle contribue au développement d'une identité propre dans la Pérouse qui le crée. Quant au groupe « historique » du Laboratoire Théâtral, c'est sous l'inspiration des maîtres de ce type de théâtre, Barba et Grotowski, dont il revendique la filiation que se fait la référence aux origines. Dans le cas du Crocevia, c'est en lien avec la tradition universitaire que de sa marge il confronte, qu'il nous renvoie aux origines ainsi que par son activité qui s'adresse aux attitudes traditionnellement défensives d'une certaine Pérouse.
L'inscription dans la continuité est rendue dans la métaphore par le souvenir des ascendants reporté à la mémoire et la dimension intergénérationelle ainsi mise en évidence. Elle est présente dans les trois groupes par différents mécanismes de transmission et de succession qui font en sorte: que d'anciens joueurs de calcio se réinvestissent comme entraîneurs auprès des jeunes; que les jeunes plus expérimentés du groupe « historique » contribuent à la recherche et à l'évolution de la pensée théâtrale des maîtres que sont Barba et Grotowski par l'intermédiaire de Maria et Samuel, leurs nouveaux maîtres; que les nouveaux et apprentis des études américanistes sont spontanément et progressivement intégrés par les plus expérimentés, souvent leurs aînés.
La transcendance du quotidien est dans la métaphore inhérente à la dimension rituelle qui encadre l'événement de plus grande intensité que constitue l'irruption de la mort dans la vie quotidienne et qui donnant accès à un temps de plus grande ampleur, favorise la prise de conscience de la dimension irréversible de nos vies et de la primauté du groupe sur la personne. Dans la vie quotidienne des trois groupes, l'expérience de cette intensité qui transcende le quotidien et exacerbe la conscience de l'appartenance au groupe et de la singularité de leur participation est principalement et respectivement vécue dans les activités perçues comme des défis, et plus ou moins ritualisées selon les groupes, qui invitent chacun à se surpasser pour rencontrer les objectifs du groupe lors des parties de calcio, les séances d'entraînement de l'acteur et la réalisation d'événements dans le cadre des études américanistes.
En somme, ces groupes passablement distincts relativement aux modes d'appropriation des espaces communs, s'instituent dans un processus semblable d'appropriation de ces mêmes espaces. Dans la mesure où ils sont différenciés sur la base du sexe, ils réflètent des modes d'enculturation qui, bien que de plus en plus partagés n'ont pas effacés les traditionnelles frontières entre les mondes féminin et masculin. Ils révèlent ainsi que c'est en tant que la personne est avant tout un acteur social évoluant dans un contexte socioculturel singulier que le sujet s'individualise et s'autonomise.
Le récit de Tiburzio réflète bien l'assise théorique et les deux axes principaux qui traversent la présente réflexion, d'une part la dimension de l'histoire et d'autre part l'appréhension des différents niveaux de la réalité sociale, dans leur rapport aux points d'articulation fondamentaux que sont les notions de personne 61 , de communauté et de contexte. C'est que fondamentalement la relation entre le «Je» et le «Nous» porteuse de toutes ces dimensions se vit dans l'histoire; alors que les personnes en tant qu'individus construisent l'histoire, ce sont les récits des historiens à partir de traces des vies passées qui entraînent la position des individus dans un temps présent, comme en témoignent la version de Tiburzio sur l'histoire de Pérouse.
La perspective anthropologique est celle qui nous ramène au coeur de l'action, dans ces espaces où se construisent, s'enracinent, se lient et se manifestent les «Je», le «Nous» et le «Eux». Fondée sur une expérience de proximité, l'anthropologie s'instaure entre l'« espace d'expérience » et l'« horizon d'attente » 62 où le pouvoir est directement impliqué dans la constitution et la détermination de l'histoire et de la culture, expliquant la suprématie de certains systèmes de signes, de sens et d'actions (Corin, Bibeau, Martin et Laplante : 1990) sur d'autres et leur apparente cohérence autour desquels gravitent toujours des forces laissant entrevoir pourquoi la vie sociale apparaît, dans toutes les sociétés, à la fois ordonnée et désordonnée. Dans cette optique, Comaroff et Comaroff (1992:30) propose pertinemment que le concept de pouvoir devienne une donnée inhérente à la notion de culture qu'ils définissent: "(...) a shifting semantic field, a field of symbolic production and material practice empowered in complex ways. 63 "
Cette perspective conduit au coeur de la complexité anthropologique et fait appel à "(...)la nécessité de saisir la multidimensionalité, les interactions, les solidarités, entre les innombrables processus" (Morin, 1980:390), où le collectif et le personnel s'imposent mutuellement, se renvoyant l'un à l'autre en jeu de miroir infini. En anthropologie, l'approche du complexe, du multiple, du global, qui est toujours associée à l'idée d'une réalité à plusieurs niveaux, est rendue par Bibeau (1987) sous l'image de la pensée en profondeur ou du "thick thinking". Dans cette imagerie dont je m'inspire et qu'illustre la métaphore de la procession funèbre racontée par Maurizio, l'attention s'organise prioritairement autour des liens articulant entre elles les dimensions personnelles, communautaires et contextuelles de la réalité et restituant les niveaux mythique, historique et quotidien de chacune de ces dimensions au sein des lieux pratiqués par la personne que sont la famille, le travail et certains espaces communautaires. Dans la vie quotidienne de Pérouse c'est le travail, associé à la survie personnelle et sociale, qui se révèle le lieu le plus influent, d'une part, parce qu'il est associé à la vie familiale comme une stratégie de survie et une expérience organisatrice et, d'autre part, parce qu'il se pose en condition structurante de la vie communautaire dont témoigne l'expérience des membres du C.D.P..
Il s'agit ultimement dans cette pensée étagée de faire ressortir l'expérience que les individus font de leur propre culture sur l'arrière-fond des aspects formels composant cette culture. Un tel ancrage de la vie des personnes individuelles dans l'épaisseur de la culture permet de fonder la légitimité de toute approche anthropologique, de même que le projet anthropologique lui-même. Le problème des points d'articulation entre les différents niveaux se pose à l'anthropologie de manière incontournable, comme l'a noté explicitement Bibeau (1987:410):
...we should specifically concentrate on the identification of mediating categories and make explicit the intermediate steps to be followed in progressing from external forces to particular sociocultural organizations and their usage by individuals.
Les notions qui balisent la présente réflexion abordent le rapport entre l'ordre du collectif et du personnel à partir de la représentation, de l'organisation et de l'utilisation de l'espace et du temps dans la vie quotidienne. Dans le même esprit, j'ai choisi d'interroger la notion de collectivité à partir du (des) concept(s) de communauté. La communauté est ici privilégiée à cause de sa position d'interface, à la frontière entre la famille et l'environnement plus global que constitue la société. La famille pérugine qui la fonde est ici considérée comme le centre organisateur de la vie communautaire et, ainsi que l'ont révélé la majorité de mes informateurs appartenant à différentes générations, comme l'instance première à laquelle on a recours en cas de difficultés majeures principalement d'ordre économique.
Intermédiaire entre l'intimité du microgroupe et l'anonymat du macrogroupe, la communauté donne directement accès aux paradoxes qui la traversent. Quant à l'ordre du personnel, il s'inscrit dans le prolongement du groupe duquel la personne surgit, dans une réciprocité de tension où les frontières sont difficiles à tracer. Le personnel se manifeste forcément dans les actions sociales et les comportements publics et privés, faisant de la personne un acteur social, qui parle et agit, de même qu'un sujet qui expérimente les choses dans l'intimité de son monde intérieur. La personne apparaît tendue dans deux directions, vers le groupe et vers le moi, vers le public et vers le privé, comme dans la quête perpétuelle du balancier.
Les deux concepts opératoires de communauté et de personne, bien qu'ils soient étroitement liés entre eux, se présentent comme des points d'articulation fondamentaux qui assurent la liaison entre les niveaux de la réalité et sont mis en perspective à travers la notion de contexte qui en constitue l'assise centrale et leur donne sens. Transformés en repères théoriques, ils s'alimentent à la greffe d'autres concepts tels ceux de famille et de travail qui ont été abordés dans le métarécit en tant que médiateurs de la relation entre la personne et la communauté et lieux de saisie de l'articulation entre un collectif envahissant et un espace personnel qui déborde sur le collectif.
Dans cette perspective, l'expérience mezzadrile de Luigi, au-delà de sa dimension personnelle, est l'expression de stratégies collectives et réflète un mode, propre aux familles italiennes en général et du Centre en particulier, de s'adapter aux pressions engendrées par le monde du travail et de l'économie. Bien que l'Ombrie connaisse une forte tendance à la simplification et à la redéfinition de ses structures familiales qui la rapprochent des régions du Centre-Nord, elle dénombre encore aujourd'hui une présence significative de familles polynucléaires qui témoigne du rôle encore important de la famille dans la gestion des ressources de production, le soutien et la promotion sociale de ses membres les plus faibles.
Les notions de contexte et de communauté sont particulièrement difficiles à délimiter en raison du caractère englobant du contexte et de sa force d'empiettement et d'inclusion 64 . A priori, le contexte est défini par Scharfstein:
Context is that which environs the object of our interest and helps by its relevance to explain it, the environment may be temporal, geographical, cultural, cognitive, emotional - or any sort of all. Synonyms each with its own associations, are words such environment, milieu, setting, and backgroung (1989:1).
Dans la perspective intergénérationelle de la présente recherche, c'est le lien avec la dimension temporelle qui s'impose pour tenter de le circonscrire. Il s'avère alors que la notion de contexte se relie à la conception d'un temps plus anonyme où il y a une diminution des rapports directs et une augmentation des médiations symboliques contrairement à la notion de communauté qui s'appuie sur des rapports interpersonnels plus immédiats, c'est-à-dire sur le temps du faire et de l'expérience pratique. Pour la communauté, le contexte se constitue ainsi en repère identificatoire (l'arrière-fond dont elle fait aussi partie) face auquel elle peut s'instituer en espace de différence et grâce auquel elle se définit en espace identitaire (l'appartenance) pour la personne. Quant à la personne, c'est la notion d'identité narrative, déjà introduite, qui la transposant sur l'horizon de sa propre mort l'insère dans un temps aux dimensions humaines et lui concède la position d'élément incontournable, fondant toutes les relations humaines, tout en la subordonnant, dans un même temps, à la relation de parole ou d'action qui la crée. C'est explicitement ce que traduit la démarche de Maurizio lorsqu'il choisit dans la perspective de ses propres funérailles d'initier son histoire personnelle par le récit des funérailles de son grand-père, puis de sa mère.
En insérant la personne dans le temps, l'identité narrative dynamise la notion d'identité personnelle et elle contribue à la constitution conceptuelle de l'identité personnelle. C'est à travers la refiguration du temps dans l'action de raconter qu'elle médiatise les deux usages que l'on fait de l'identité. En effet, selon que la personne s'identifie en référence à ses liens d'appartenance ou en tant que le porteur de ces appartenances, elle utilisera le «Nous» ou le «Je». En d'autres termes, ces usages correspondent à l'identité utilisée au sens de «mêmeté» 65 et au sens de «soi» 66 qui sont des concepts empruntés à Ricoeur (1988). Alors que l'identité-mêmeté est un concept de relation et répond au « quoi » de l'identité, l'identité-soi appartient surtout au domaine de l'action et relève de la question « qui », à savoir qui a fait ceci ou cela? Ce qui associe le développement de l'identité narrative au domaine du faire à travers l'action de se raconter. Ces deux usages de la notion d'identité diffèrent par la signification qu'elles confèrent à la permanence de l'identité de la personne dans le temps. Sous l'angle de la permanence dans le temps nous disposons en effet de deux modèles pour parler de nous-mêmes: nous pouvons soit faire ressortir notre profil identitaire où prédomine la dimension de la « mêmeté » et le « Nous », soit faire valoir notre capacité de tenir une promesse avec comme pendant la mesure dans laquelle les gens peuvent compter sur nous et ainsi mettre en relief le « soi » et le « Je ».
Sauf dans certaines situations limites qui correspondent à des moments de crise de la vie où le « qui » ou ipse se dissocie du « quoi » comme lorsque la réponse faite à la question "qui suis-je?" est " je suis rien", il n'y a pas de « qui » qui tienne sans avoir recours à un minimum de « mêmeté » et à l'inverse, il n'y a pas de « quoi » ou idem/ipse qui n'appartienne à un moi-même. En soulignant la permanence de l'identité de la personne dans le temps, ces deux usages de la notion d'identité nous ramènent au coeur même de la dynamique de la personne en tant qu'espace médiateur, c'est-à-dire comme le lieu où les deux pôles de l'identité personnelle, celui où prévaut la «mêmeté» d'une part, et celui où prévaut le «soi» d'autre part, sont soudés sous l'emprise du processus de sédimentation et se redéploient dans l'acte de raconter en vertu du processus d'innovation à la fois inhérent et concurrent à celui de la sédimentation. Autrement dit, c'est le lieu où le temps narratif concilie les temps respectifs du «Nous» et du «Je» à travers le récit de l'histoire de vie. Le récit rend compte du fait que le narrateur parle aussi du «Nous» qui l'institue de sorte que tout en se racontant, il projette ses perceptions et interprétations du monde auquel il appartient, ainsi que l'a démontré Tiburzio. La personne se fait en se racontant.
La centralité de l'organisation sociale et interindividuelle des relations est telle qu'elle modèle l'identité des personnes, lesquelles entraînent à leur tour l'institution de réseaux sur l'horizon desquels se développe l'identité collective. Plus spécifiquement, c'est au moyen des relations sociales 67 que se constituent paradoxalement le collectif et le personnel, les groupes et les individus qui le composent. Melucci (1991:143) a fort bien compris le jeu subtil de cette interpénétration:
Les individus participent à la formulation d'une « identité collective » en intégrant laborieusement trois ordres d'orientations: celles qui ont trait aux buts de l'action (autrement dit, à la signification qu'elle a pour l'acteur); celles qui se rapportent aux moyens (autrement dit les possibilités et les limites de l'action); et enfin, celles qui concernent les rapports avec l'environnement (autrement dit, le champ interne et externe où s'appliquent les possibilités et les limites).
La conception «processuelle» de l'identité collective telle que l'a définie Melucci propose de comprendre le «Nous» comme une réalité en constante construction et en adaptation continue relativement à l'évolution des possibilités et des contraintes. Et l'élément fondamental de ce processus demeure la personne qui en tant qu'acteur social participe à la mise en scène de la vie quotidienne et aux développement de ses appartenances par sa pratique et ses modes d'appropriation des espaces communs qui deviennent les lieux de saisie de l'articulation entre l'ordre du collectif et l'ordre du personnel, entre la communauté et la personne, entre le « Nous » et le « Je ». En contexte pérugin l'utilisation du parler dialectal dont témoigne le récit de Prima sur ses appartenances rend compte du rôle de la langue parlée au sein de la famille et dans les différents groupes d'appartenance comme d'un indicateur de la diversité et de la vivacité des identités locales qui souvent, à l'instar de Prima, se multiplient et s'entremêlent au sein d'une même personne.
L'inscription de la relation sociale dans le temps et dans l'espace ne peut s'appréhender qu'arrimée à l'action qui la génère au jour le jour. C'est dans cette optique que sous l'inspiration des travaux ethnographiques de Mayol, de Certeau et Barth j'ai, dans un premier temps, abordé l'identification des lieux du quotidien sous l'angle de l'aménagement de l'espace pour ensuite puiser dans les ethnographies de Ortigues, Zonabend, Pandolfi et Héritier ce qui justifie l'importance qu'il faut accorder aux rapports entre les femmes et les hommes et à la question du genre, au coeur de la délimitation des frontières entre les lieux pratiqués et au sein de ces lieux.
C'est en effet sur la base de l'expérience vécue, initialement dans l'espace familial et progressivement à l'extérieur, que la personne perçoit le déroulement du temps et des événements. Étant le temps du faire et de l'expérience pratique, la vie quotidienne est cette réalité qui donne tout son sens au «maintenant» qui la caractérise par lequel s'exprime un triple présent en vertu de :
(...) l'échange que l'action effective fait apparaître entre les dimensions temporelles. (...) Présent du futur? Désormais, c'est-à-dire à partir de maintenant, je m'engage à faire ceci demain. Présent du passé? J'ai maintenant l'intention de faire ceci parce que je viens juste de penser que...Présent du présent? Maintenant je fais ceci, parce que maintenant je peux le faire: le présent effectif du faire atteste le présent potentiel de la capacité de faire et se constitue en présent du présent (Ricoeur,1983:119).
Il en résulte une autre caractéristique en ce que cette extension du présent constitue un laps de temps déterminé non pas par le temps qui s'épuise, mais plutôt par l'épuisement de notre préoccupation à faire ceci ou cela.
Dans sa dimension empirique, Enriquez (1990) aborde le temps du quotidien sous deux angles différents. Il envisage d'abord la vie quotidienne comme le lieu du gris, de l'insignifiant, de l'aliénation, de la répétition du pareil et du même, en somme comme le lieu d'une vie morne, sans changement. Sa seconde perspective, qui est évoquée en référence à A. Gide et aux poètes surréalistes, décrit le quotidien:
...le moment de la vie, au sens fort du terme, c'est-à-dire le moment où se jouent les inter-actions, où surgissent les amours, où se révèlent des êtres, où la catastrophe survient, où la surprise est présente, où un sourire, une parole, un acte amènent des bouleversements imprévus. C'est aussi le lieu du merveilleux à condition que, comme l'évoque la «synectique», les hommes soient capables de voir l'inconnu dans le connu, l'imprévisible dans le prévisible, le délire dans la fonctionnalité....Dans ces conditions le changement a bien lieu dans la vie quotidienne, à chaque heure du jour et il ne peut surgir que dans l'ici et le maintenant et non dans l'avenir et l'ailleurs (Enriquez, 1990:82).
La notion de changement qui est ici mise de l'avant n'est nullement associée à l'idée évolutioniste et positiviste de progrès. Elle ne signifie pas non plus le changement instrumental et extérieur, au sens où il serait porté exclusivement par des acteurs privilégiés. Le temps dont parle Enriquez et d'autres est celui dans lequel les personnes vivent des expériences novatrices qui, consciemment et inconsciemment, les conduisent vers de nouveaux paradigmes. En rapport avec la vitesse des changements qui caractérise leur vie respective, Pamela et Tiburzio présentent la vie à Pérouse comme si elle s'expérimentait désormais dans un temps de plus en plus réduit et un espace de plus en plus vaste dont on ignore les frontières et face auxquels l'un comme l'autre expriment à la fois fascination et réserves ainsi que le peu d'emprise ressentie sur l'actuel phénomène de changement.
Au quotidien le changement met en jeu les mémoires et présente ses repères avant tout dans un développement cyclique autour des moments du jour, de la suite des jours, des semaines et des mois, des activités sociales, des activités de subsistance, de loisirs, etc. lesquelles contribuent à créer une impression de routine. Paradoxalement, c'est l'aménagement de l'espace qui constitue l'acte fondateur de cette temporalité au quotidien.
Dans les faits le quotidien est l'espace/temps où l'on aménage «son» intérieur et où l'on développe «ses» trajectoires dans le quartier et la ville, ces deux actions étant indissociables, comme l'a montré Mayol (1980:20-24). Elles se jouent en effet à la limite du privé et du public, en constante interdépendance, et l'une n'a aucun sens hors de la présence de l'autre. Dans l'espace du quartier, le fait de sortir de la maison et de marcher dans la rue n'est jamais un geste neutre, puisqu'il implique une mise en relation de soi et d'un monde déjà existant dont la répétition inlassable inscrit dans la conscience la "certitude d'elle-même en tant qu'immédiatement sociale". Dans la mesure où la configuration du quartier et de la ville comporte des éléments de stabilité et d'ordre, des «topoi» propres, où chaque «chose a sa place», le quartier et la ville sont constitués comme des lieux. Lorsque l'on tient compte des opérations qui s'y déroulent et qui les caractérisent, un espace social est créé. Celui-ci ne présente ni l'univocité, ni la stabilité d'un lieu, puisqu'il est maintenant un carrefour polyvalent. En milieu urbain, nous dit de Certeau (1990:173) "...l'espace est un lieu pratiqué. Ainsi la rue géométriquement définie par un urbanisme est transformée en espace par des marcheurs." 68
En lien avec une conception du pouvoir comme une donnée inhérente à la culture précédemment mise de l'avant par les Comaroff, de Certeau (1990:60-61) présente la pratique de ces lieux communs comme des enjeux de pouvoir en les qualifiant de pratiques stratégiques et tactiques qu'il définit en ces termes:
J'appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d'être circonscrit comme un propre et d'être la base d'où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs ou objets de la recherche, etc.)....j'appelle tactique l'action calculée que détermine l'absence d'un propre. Alors aucune délimitation de l'extériorité ne lui fournit la condition d'une autonomie. La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre....Elle n'a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l'adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des « occasions » et en dépend, sans base où stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu'elle gagne ne se garde pas....c'est l'art du faible....La puissance est liée par sa visibilité. Par contre, la ruse est possible au faible,...(de Certeau, 1990 :60-61).
C'est ainsi que l'espace dévolue à la masse des consommateurs se définit en fonction des comportements tactiques, des bons coups, des tours de main et des ruses journalières. Masquées par les stratégies, les tactiques se révèlent difficiles à délimiter, d'autant plus d'ailleurs, que dans les villes actuelles, elles ne sont pas toujours fixées par une communauté localement circonscrite. Face à la loi des lieux établie par les pouvoirs stratégiques, le pouvoir des «petites gens» se limite à les utiliser, à les manipuler et à les détourner pour laisser la trace de son passage.
Est «pratique», écrit Mayol, ce qui est décisif pour l'identité d'un usager ou d'un groupe, pour autant que cette identité lui permet de prendre place dans le réseau des relations sociales inscrites dans l'environnement (1980:16).
Au quotidien, ces pratiques d'appropriation se traduisent en parler, faire le marché, habiter, cuisiner, circuler, lire, aller travailler, etc.. De Maty qui a vingt ans à Prima âgée de quatre-vingt-cinq ans, les récits font ressortir parmi ces pratiques le conditionnement exercé par le travail dans la vie de tous les jours et tout au long de la vie. Si je compare le « lieu travail » à ce que Augé (1992:100), en référence au contexte de surmodernité déjà évoqué, nomme le « lieu anthropologique » caractérisé par les dimensions à la fois identitaire, relationnelle et historique et auquel il oppose ce qu'il appelle le « non-lieu », c'est-à-dire un lieu avant tout économique, ni identitaire, ni relationnel, ni historique, se limitant à être un espace économique, je constate que le « lieu travail », même s'il est l'espace d'une certaine sociabilité, se rapproche des caractéristiques du « non-lieu » quant aux origines et fondements de ses représentations. Et en ce sens, il confirme les limites quant aux attentes que l'on peut avoir de la conception actuellement dominante du travail à générer ou renouveler les finalités sociales. Au niveau empirique, il n'en demeure pas moins différentes façons d'en négocier les termes et d'en atténuer l'impact, comme le démontre le rapport qu'entretient la famille pérugine avec le monde du travail et de l'économique.
Dans la perspective moins phénoménologique et dans le langage plus opérationnel de Barth (1992:21-22), ces activités se rapportent plutôt à la structure de l'action en société (social action): elles relèvent d'une construction culturelle de la réalité où il faut saisir les intentions de la personne qui ne sont jamais immédiatement données. Afin d'en favoriser la compréhension, Barth suggère de distinguer dans le comportement social des aspects extérieurs et des aspects intérieurs: les «événements» (events) qui sont objectivables et mesurables selon la perspective positiviste, correspondent à l'aspect extérieur du comportement; le second aspect des «actes» (acts) se réfère à l'intention et au sens attribué au comportement par des personnes conscientes, imprégnées de valeurs et d'expériences particulières.
L'intention connote le but que s'assigne la personne agissante et peut provenir autant d'une idée que du besoin d'exprimer une émotion; en général l'intention est à la fois instrumentale et expressive. Remontant un peu plus vers sa source, au-delà de l'intention, on trouve les plans et les stratégies, les revendications d'identité, de même que les valeurs et la connaissance qui ont rendu cette identité possible. Une fois extériorisée, l'intention devient, avec l'«événement» qui la porte, sujette à interprétation (et réinterprétation). Celle-ci se réalise conjointement à travers les interactions, conversations et réminiscences des gens impliqués. Elle devient ainsi un facteur de convergence et accentue le facteur de réalité chez l'acteur. Tant le spectateur que l'acteur sont dès lors concernés: pour le spectateur, l'interprétation portera un jugement sur l'intention de l'acteur, sur l'efficacité et les conséquences de ce qu'il a fait; quant à l'acteur, il revise ce qu'était la situation et ce qui s'est réellement passé. Dans le temps, les personnes en cause peuvent revenir sur l'«événement», le comprendre différemment et éventuellement refaire l'histoire.
C'est à travers ce processus d'interprétation et de réinterprétation des «actes» que se bâtit l'expérience, laquelle par une rétroaction continuelle influence les pratiques futures. L'«événement» qui dans sa dimension intérieure est lié à l'intention et au sens demeure éminemment malléable et plus difficile à cerner. Cependant, il génère aussi un certain nombre de conséquences objectives et provoque des choses qui à leur tour influencent l'environnement et la situation des personnes concernées (acteurs et autres). Ces conséquences sociales, ce que l'on appelle couramment les «faits», étant donné leur caractère d'irréversibilité, ne peuvent être modifiées par l'interprétation que l'on peut en faire. De ces constatations à propos de l'action sociale, il ressort qu'elle est un phénomène significatif et créatif de circonstances et d'occasions, autant lorsqu'il s'agit de dépasser une certaine compréhension de la situation que lorsqu'il faut la reproduire, et qu'elle implique toujours trois termes.
Finally, a écrit Barth, the embeddedness of all interaction in broader social networks bears re-emphasis: one might formulate the dictum that any social act involves minimally three parties - me, you, and them - both in its interpretation and in its objective consequences (1992:23).
En général, on entend parler de la relation d'appartenance ou communautaire en référence aux sociétés traditionnelles en mettant de l'avant les catégories de résidence, de quartier, de village, de territoire national; de plus sur le plan métaphorique l'appartenance religieuse des personnes a été soulignée pour indiquer l'origine spirituelle commune. La suprématie du lien affectif y serait affirmée et privilégiée par rapport à la rationalité, ce qui rapproche une telle conception de celle que Weber a développée au sujet de la relation de «communalisation» 69 . Ortigues (1985 :529) ramasse, il me semble, sous la même expression de «relation communautaire» ce que les auteurs ont traditionnellement eu tendance à fragmenter en «sociation» 70 et en «communalisation», comme l'a fait, parmi d'autres, M. Weber. Ortigues s'arrête en chemin sans nous dire comment une même communauté peut intégrer, au dedans d'elle-même, la dichotomie entre le rationnel et l'émotif.
Une telle approche me semble relever d'une vision qui continue à contraster les mondes masculin et féminin et atteste d'un partage de l'espace commun fondé sur la différence entre les hommes et les femmes. Comme l'a mis en évidence Héritier (1996), il s'est construit dans toutes les sociétés, et à la faveur des hommes, une différence hiérarchique entre les sexes où l'on associe, même si non exclusivement, la femme à l'espace domestique et à l'émotivité et l'homme à l'espace extradomestique et à la rationalité. Les stratégies hautement sophistiquées de filiation et d'alliance (Zonabend:1986) ne témoignent-elles pas dans toutes les sociétés, et même aujourd'hui encore en Occident, d'une association durable entre la raison (politique, économique, sociale, religieuse) et les sentiments d'appartenance au groupe.
Lorsqu'il s'agit d'élaborer des concepts théoriques à partir de l'opposition raison/émotion, l'analyse ne peut être dès le départ que limitée. Alors que les distinctions (communauté d'objectifs et d'origine) définies par Ortigues en relation à la durée permettaient de fragmenter la temporalité en temps actuel, en temps historique et en temps mythique, et de mettre en place de véritables points de comparaison, la distinction faite entre la raison et les émotions est trop élémentaire pour asseoir des processus rigoureux de comparaison. Il m'apparaît donc essentiel d'élargir l'angle d'approche si l'on veut se donner des instruments analytiques adaptés à la complexité des situations: il faudrait d'abord en finir avec l'opposition-tension traditionnelle entre, d'une part, le monde dit fonctionnel et rationnel que l'on associe principalement aux hommes et aux espaces non domestiques et, d'autre part, le monde affectif qui serait principalement celui des femmes et de l'espace familial, domestique et communautaire.
Étant donné la légalité qui établit socialement la famille, ce sont les lois en matière familiale qui, même si elles ne fournissent pas la garantie de leur application, créent les conditions minimales de l'égalité entre les femmes et les hommes en vue de la disparition éventuelle de la discrimination et des doubles standards ayant prévalu dans le passé. C'est ainsi qu'en Italie un gain important a été fait lorsqu'en 1946 la Constitution de la république italienne a reconnu la femme comme citoyenne à part entière en dépit du fait que, définissant la famille dans sa dimension biologique et comme le domaine de la femme-mère, elle était en contradiction avec l'égalité de la femme que du même souffle elle proclamait. C'est par la législation subséquente que cette primauté accordée à la famille sur l'égalité de la femme a été surmontée.
Il n'est pas du tout sûr, si l'on examine notre vie de tous les jours, que nos expériences de vie associative et de vie familiale soient dans les faits moins investies de rationalité et soulèvent moins d'émotion. Il est cependant probable, et c'est là le point essentiel, qu'on n'y utilise pas les mêmes statégies et qu'on n'y fasse pas les mêmes choix rhétoriques. La recherche de Pandolfi (1993) dans une zone de la Campanie appelée le Samnium est très révélatrice à cet égard et suggère que les récits relatifs au sentiment d'appartenance donnent accès à différents niveaux d'ancrage dans les interrelations du «Nous» et du «Je». En raison des bases naturelles qui sont à l'origine de tout être humain et de la force des processus d'enculturation, il ne m'apparaît pas abusif de dire que l'ancrage dans les origines lignagère et familiale sert d'assise fondatrice à l'expérience communautaire lorsqu'il s'agit d'en comprendre le sens.
C'est effectivement au sein de sa famille et dans le déroulement des activités quotidiennes de celle-ci que la personne tisse ses premiers liens d'appartenance et qu'au jour le jour, elle accumule les expériences qui lui permettront progressivement de faire plus ou moins siens les divers espaces de vie de la famille et/ou de s'approprier de nouveaux espaces. Les récits recueillis à Pérouse révèlent qu'il persiste au sein de la famille, du monde du travail et dans les trois groupes communautaires étudiés une tendance au cloisonnement entre le monde des femmes et des hommes qui s'atténue progressivement chez la plus jeune génération comme l'attestent les récits de Clarissa et de son fils Sergio ainsi que ceux de Mary et de sa fille Antonella sur l'écart entre l'éducation reçue de leurs parents et transmise à leurs enfants.
Héritier (1996) explique l'opposition rationnalitél/émotivité par les différences sexuelles et la façon dont elles sont conçues et symbolisées. Elle fait ressortir dans son analyse toute la profondeur des ancrages symboliques sur lesquels se sont construites les relations entre les femmes et les hommes dans toutes les sociétés. Elle pose à la source de tout système de pensée la proximité première du corps et de son environnement vital dont l'observation a fait surgir la conscience de l'identique et du différent à partir de la différence irréductible des sexes et de leur rôle distinct dans la reproduction. L'impact de cet enracinement corporel va bien au-delà de la prise en compte d'une simple distinction biologique, il fonde, selon les termes de Héritier, « une opposition conceptuelle essentielle » dont la teneur est rendue dans ces quelques paroles explicatives:
Support majeur des systèmes idéologiques, le rapport identique/différent est à la base des systèmes qui opposent deux à deux des valeurs abstraites ou concrètes (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, inférieur/supérieur, clair/sombre, etc.), valeurs contrastées que l'on retrouve dans les grilles de classement du masculin et du féminin (Héritier, 1996:20)
C'est ainsi que se révèle au niveau empirique la force du corps et du sensible dans la structuration de la différenciation sociale des sexes que l'on associe à la notion de genre comme une donnée inhérente à toutes les interactions sociales et communautaires.
Afin de mieux comprendre la dimension symbolique des pratiques de quartier et de réseau dont il est ici question, je crois utile de me référer, avec Hannerz et Cohen à quelques ethnographies, qui ne sont pas occidentales. Concrètement les groupes ou les collectivités et les individus qui les constituent sont toujours tributaires d'un espace dont ils ont besoin pour se déployer. En milieu urbain, le quartier forme précisément une version tangible de cet espace, que Mayol (1980:20) a décrit comme permettant aux personnes de créer des processus de privatisation à partir d'un espace public et anonyme. Des itinéraires personnels et privés s'y tracent au sein des tracés collectifs et publics. Au fur et à mesure que s'accumulent et se combinent les relations avec le boucher, le patissier, le nettoyeur, on voit s'édifier une organisation socioculturelle que Mayol appelle, "le lieu d'une reconnaissance". Prolongement de la vie familiale dans son sens le plus large (groupe domestique, unité résidentielle) et de la vie privée, l'organisation de la vie quotidienne se greffe progressivement, de plus en plus, sur une dimension publique à partir de cette reconnaissance entre voisins, entre parents, entre clients d'un même établissement, entre fidèles d'une même religion etc.. De ces divers ancrages émerge petit à petit le sentiment d'une même appartenance de base et se profile l'intégration à un «Nous».
Une autre version de cet espace commun en milieu urbain est constituée par le réseau où l'inscription dans l'espace prend des dimensions plus complexes que celles qui caractérisent la vie dans un quartier ou un village. Bien que plus caractéristique des grandes cités contemporaines marquées par la densité, l'hétérogénéité, l'anonymat et la mobilité géographique des personnes et des familles, le réseau correspond à la réalité des villes plus petites dans la mesure où ses frontières sont davantage considérées en termes d'interactions plutôt qu'en termes géographiques sans cependant l'exclure. Le réseau donnent plus facilement accès aux individus qui évoluent en dehors ou à la limite des rôles et frontières institutionnels (Hannerz, 1980:175).
Le réseau ainsi défini renvoie au concept de rôle établi en relation au comportement fonctionnel plus ou moins standardisé et associé de manière habituelle à des situations spécifiques de la vie sociale. Les lieux et espaces les plus fréquents de la vie quotidienne où se déploient les rôles sont la maisonnée et la parenté, le voisinage, le travail et le loisir: l'ensemble des rôles possibles dans une communauté résulte de l'addition de tout ce qui se passe dans tous ces domaines. Chaque personne construit son propre répertoire au sein des possibilités offertes. L'accès à ces rôles est toujours influencé par les goûts, attributs et caractéristiques personnels qui poussent les personnes vers certains rôles plutôt que vers d'autres: outre le sexe, l'âge, l'ethnicité ou la race, bien d'autres facteurs interviennent dans la création des répertoires individuels qui sont évidemment aussi influencés par les contrôles normatifs et les contraintes personnelles dont on dispose. Autour de chaque rôle se greffe une ou plusieurs relations avec d'autres personnes qui fait en sorte que le réseau surgit de l'addition des rôles. 71
Quelles que soient les formes de rassemblement des gens, dans la mesure où il relève d'un phénomène essentiellement collectif, le sens véhiculé par une culture repose forcément sur l'appropriation que s'en font ses adhérents. Or, c'est la symbolisation propre à tout rapport social qui permet une telle appropriation: ainsi, chacun peut faire siennes les significations transmises par la ou les cultures d'appartenance. Lorsqu'elle entre en relations avec des gens qui partagent ses propres interprétations, la personne est reconnue faire partie d'un groupe et elle se distingue de celles qui partagent d'autres significations et appartiennent à d'autres groupes. Les frontières ainsi délimitées qui peuvent être territoriales, linguistiques, religieuses ou autres, créent alors une démarcation tangible entre les différents groupes.
Concrètement la délimitation des frontières peut être un processus complexe. C'est le cas du C.D.P. qui en même temps qu'il se retrouve en conflit avec la philosophie et la « culture » de l'entreprise doit tenir compte du renversement des perspectives de travail qui sont survenues depuis ses débuts, il y a vingt-cinq ans. Avec la précarité actuelle de l'emploi qui confronte Pérouse, Claudio constate que la mentalité n'est plus de travailler pour vivre mais davantage à vivre pour travailler. Il en résulte pour le circolo la nécessité de tenir compte de ce contexte, plus centré sur l'économique et moins sur le social, dans lequel il évolue et où vivent les plus jeunes qui n'arrivent que lentement et tard à occuper un poste de travail en comparaison avec leur génération.
D'autres frontières peuvent exister qui ne sont pas toujours objectivement apparentes, comme les frontières communautaires, particulièrement lorsque leurs significations symboliques demeurent dans la tête des gens. Il en est ainsi quand les bases structurelles des frontières sont dissoutes ou qu'elles deviennent désuètes et qu'elles sont remplacées par des bases culturelles qui s'expriment symboliquement comme dans le cas des groupes d'immigrants. S'il y a impossibilité de créer symboliquement la frontière, le groupe se désagrège par la perte de son identité sociale. Cohen (1985) souligne l'aspect crucial de cette dimension qui permet de comprendre l'importance et la signification de la communauté dans l'expérience des gens. Ceci sous-entend la possibilité de significations différentes entre les personnes, à l'intérieur et à l'extérieur d'un groupe et la possibilité que des frontières perçues par certains soient imperceptibles pour d'autres, comme l'indique Cohen (1985:40) "...For the appearance of similarity may dissuade people from questioning it's reality." 72
Lors d'une rencontre avec des gens qui appartiennent à un autre groupe que le sien, la personne se fie, du moins au début, à l'apparence extérieure. Son jugement sur les membres du groupe s'exercera alors en référence à sa propre expérience dont le sens tend à s'imposer dans l'interprétation des comportements de l'autre. L'accent mis sur la forme et l'apparence peut aussi être vu comme une expression de notre héritage de rationalité et d'instrumentalité qui dissimule le sens profond des comportements. La réaffirmation de la différence se manifeste surtout lorsque les gens vivent ou ressentent qu'il existe un mouvement vers plus d'homogénéité. L'expansion actuelle de la tradition occidentale par la mondialisation des marchés est de cet ordre et peut expliquer en partie les replis ethnocentriques sur l'identité collective des nations ou des régions. Une voie ouverte à l'ajustement des perceptions réciproques et de la conscience d'appartenance est sans contredit l'accession au sens que les membres d'une même communauté confèrent eux-mêmes aux configurations apparentes. 73 Cohen (1985:40) s'est proposé d'aborder la communauté comme une forme symbolique pour mettre en évidence les multiples représentations que les gens peuvent avoir des «Nous» auxquels ils participent et l'a définie de la manière suivante:
Community is that entity to which one belongs, greater than kinship but more immediately than the abstraction we call «society». It is the arena in which people acquire their most fundamental and most substantial experience of social life outside the confines of the home. In it they learn the meaning of kinship through being able to perceive its boundaries - that is by juxtaposing it to non-kinship; they learn «friendship»; they acquire the sentiments of close social association and the capacity to express or otherwise manage these in their social relationships (Cohen, 1985:15).
Comme le fait ressortir Cohen, le processus de communautarisation s'inscrit fondamentalement et inévitablement dans une forme symbolique. La notion de convenance telle que développée par Mayol dans le cadre de son analyse des pratiques de quartier confirme en quelque sorte cet énoncé. Les normes publiques qui sont établies collectivement sur des ententes tacites et qui deviennent visibles et lisibles dans les codes du langage et du comportement se présentent à l'acteur social sous deux visages: dans son pouvoir d'exclure, d'une part, et dans l'instauration de contrat ou de contrainte, d'autre part. À travers ces processus, la communauté s'assure une inscription dans la durée, dans la mesure où elle permet la coexistence de personnes qui étaient sans liens entre elles et qui n'avaient aucune obligation les unes envers les autres. Le comportement de convenance est son principal messager et le corps en tant que la matérialisation de la notion de personne, même à son insu, en est le premier support. Porteur et producteur qu'il est des signes 74 , le corps prend indirectement en charge tout le processus de la reconnaissance.
Bref, le corps, dans la rue, est toujours accompagné d'une science de la représentation dont le code est plus ou moins, mais suffisamment, connu de tous les usagers et que je désignerai du mot qui lui est le plus adéquat: la convenance(...). Celle-ci étant le point à partir duquel le personnage devient lisible pour les autres, elle se situe sur la frontière qui sépare l'étrangeté du reconnaissable (Mayol, 1980:25,29).
À un autre niveau et en tant que lieu d'unification de l'expérience de la personne, le corps/sujet est soumis à l'emprise du temps et se constitue pour cette raison en un espace de mémoire qui influe profondément sur ses modes d'appropriation des espaces communautaires, alimentant les pratiques qui à nouveau orienteront le sens de l'expérience. Pandolfi (1993) en rend compte dans le cadre des recherches qu'elle a menées auprès des femmes du Samnium, en Italie du sud: il y a vingt ans, écrit-elle, existait dans le Samnium un rituel magico-religieux qui était lié à la morsure de la tarentule. 75 Mais au début des années quatre-vingt, Pandolfi n'a plus rencontré aucune trace de la morsure de la tarentule. Ce qu'elle a trouvé chez les femmes du Samnium est tout autre, comme elle l'écrit explicitement:
Je trouvais en revanche un corps muet , arrêté, bloqué dans la quotidienneté et l'événementiel,...Ce corps muet, bloqué, à travers le récit retrouvait d'autres rythmes de sa propre souffrance....Jadis, la possession rituelle avait contenu ce malaise; les frontières entre souffrance, malaise et maladie se révélaient désormais incertaines, mal définies et tout espace de partage social avait disparu. En revanche, l'espace de la narration était désormais ouvert....le récit qui aujourd'hui parle du corps se substitue à la possibilité qui existait autrefois de parler à travers' un corps possédé ou malade (Pandolfi, 1993:65).
C'est maintenant par la pratique de la parole que les femmes expriment leur expérience et se réapproprient l'histoire tant individuelle que collective dont dépend sa cohérence. Et les pistes menant à la compréhension des récits féminins de souffrance corporelle et sociale dans le Samnium passent nécessairement, selon Pandolfi, par la représentation que les femmes se font de leur identité sociale. Elles la définissent, écrit-elle, en opposition à l'identité des hommes et elles la perçoivent globalement comme un état de marginalité, de contrainte et de dépossession. Mises hors des rôles sociaux, et situées en dehors des codes et des normes, leurs émotions ne peuvent s'exprimer que de manière conflictuelle. Les femmes qui sont mises en face d'une idéologie sociale qui nie leur existence ne peuvent percevoir celle-ci que comme menaçante pour leur identité: leur seule façon de l'exprimer et de la transgresser passe de manière privilégiée par leur corps qui se transforme en un mémorial.
Ce corps-mémorial unit l'événement collectif à l'histoire personnelle: ainsi par exemple Imma a raconté à Pandolfi que depuis le tremblement de terre la vie a continué pour «nos hommes» mais que les femmes, elle, sa mère, sa cousine, ne dorment plus et deviennent malades. Elle constate dans les récits sur le corps, que les femmes du Samnium font, à travers l'expression de leurs émotions, manifestent à la fois la profonde subjectivité du langage du corps, l'expression des changements biologiques en même temps qu'ils constituent un discours social sur leur condition (Pandolfi,1991:132). C'est aussi ce corps-mémorial qui fait dire à Bernardo, Federico, Franco et Guglielmo qu'ils ont le calcio dans le sang, dans la peau ou tout simplement en eux ; c'est par ce corps-mémorial que Cecilia, Monica et Strotchi expriment leur subjectivité profonde lors des séances d'entraînement de l'acteur et c'est en lui qu'Alice, Carlo, Maria Luca et Maurizio vivent intensément la réalisation des activités du Crocevia.
L'étude d'une communauté ou plus spécifiquement des relations d'appartenance doit donc forcément être conduite dans une approche qui dès le départ s'efforce d'articuler toutes les dimensions de la réalité; ce qui veut dire que l'ethnographe doit à la fois s'intéresser à l'organisation du sens et au contexte socioculturel historiquement constitué qui sert d'ancrage à cet univers significatif. Une telle approche est difficile dans notre société dans laquelle le monde visible devient plus ou moins superposable au monde réel. 76 L'analyse des processus d'élaboration du «Nous» se doit aujourd'hui de mettre en contexte l'influence envahissante des nouvelles réalités «visibles» et même virtuelles, provoquées par les prodiges de la technologie, influence qui s'exerce sur l'ensemble des acteurs sociaux. Avec le temps, en effet, l'omniprésence dans la vie quotidienne des récits visibles et lisibles qui se transforment en fictions qui s'imposent à tous ne peut qu'imprégner et altérer la croyance de tous en la dimension invisible des signes. Les nouveaux récits cherchent à emprisonner nos contemporains à la surface des choses, sans les en détacher comme cela se faisait dans les «temps du symbole».
Pour accéder à un dépassement de cette situation où prédomine la réalité matérielle et tenant compte des relations de pouvoir dont elle résulte, il importe d'adhérer à une conception de la culture qui s'insère pragmatiquement dans l'univers à la fois concret et intangible des relations dans la vie quotidienne. Dans cette perspective, Bibeau et Corin ont produit, sur la base de leurs recherches ethnographiques, une définition de la culture à laquelle je me rallie et qui a inspiré ma démarche de recherche:
We define culture as an interactive series of configurational patterns of representations, conceptions and behaviors which form what we have called the systems of signs, meaning and actions; but we also see these semantic and pragmatic systems as deeply grounded within a sociocultural context and we have for that reason stressed the importance of combining the analysis of the 'logico-meaningful patterning' with that of 'causal-functional linkages' (Bibeau, Corin, 1995:42).
Finalement, que ce soit au niveau du quartier ou d'un réseau, l'appropriation des espaces communs relève d'un partage du sens rendu possible par la symbolisation propre à tout rapport social et par la médiation du corps entendu à la fois comme acteur social et comme sujet. Ce qui démontre que le culturel est indissociable du social et du processus historique qui lui est inhérent et le construit au jour le jour à travers les pratiques et les expériences personnelles instituant la métaphore vive de la procession funèbre racontée par Maurizio en modèle interprétatif des pratiques communautaires qui, dans la Pérouse singulière que je vous ai présentée, s'appuient sur la référence aux origines, l'inscription dans la continuité et la transcendance du quotidien.
Le temps qui fonde le quotidien de la culture, centré sur le présent, ne devient humain que lorsqu'il est soumis à l'opération narrative qui le structure et concilie les temps respectifs du «Nous» et du «Je». Ce temps qui se vit dans un «maintenant» correspond au temps de la personne et lorsque, mettant l'accent sur le passé, il souligne la dimension généalogique de l'histoire ou mythique des origines, il rend compte tour à tour des appartenances de la personne à une famille ou plus largement à une communauté.
Le «maintenant» dans lequel vit la personne correspond au fait de vivre dans le temps et à la notion d'intra-temporalité de Ricoeur, il signifie: "(...) avant tout compter avec le temps (Ricoeur, 1983:122)", et en ce sens il est datable. Temps psychique ou temps vécu par la personne, il met en relief le temps du monde duquel il diffère et auquel il ne peut être réduit en ce qu'il est un temps linéaire, une détermination extérieure à l'action et abstraite. Le «maintenant» est le temps par lequel nous vivons à travers les choses qui nous concernent et qui rendent notre description du temps dépendante des repères établis pour la description de nos préoccupations dans la vie de tous les jours. C'est le temps de faire ceci ou cela qui nous incite à recourir à des mesures concrètes du temps inspirées de l'environnement naturel comme l'heure, le jour et les saisons, lesquelles sont facilement assimilées aux mesures abstraites du cadran ou du calendrier.
Suite au temps du faire et de l'expérience pratique, à un niveau plus profond de temporalisation, une autre dimension du temps traverse nos histoires de vie qui constitue le temps des historiens ou ce que Ricoeur appelle l'historialité. Dans la perspective de l'unité du temps dans le triple présent de l'intra-temporalité, ce temps met l'accent sur le poids du passé au sens où, dans le mouvement «fini» de la vie orienté vers le futur, il y a toujours un retour sur soi en termes de l'héritage de ses potentialités et acquis de soi à soi. L'historialité correspondrait à la notion de «cohésion de la vie» de Dilthey, sauf que l'ordonnancement des vécus n'est pas conçu ici en fonction du temps chronologique ou cosmologique mais en fonction du temps phénoménologique. Elle se fonde sur l'étirement du temps entre la naissance et la mort au sens où:
(...) l'être-là ne remplit pas un espace de temps, mais constitue, en s'étirant, son être véritable comme cet étirement même qui enveloppe son propre commencement et sa propre fin et donne sens à la vie entre-deux (Ricoeur,1983:132).
Cependant, cette notion utile à la compréhension du mouvement du temps phénoménologique qui situe la vie de la personne sur l'horizon de sa propre mort, nécessite pour en dépasser le caractère monadique et intégrer l'histoire collective, l'apport des concepts de destin, de destinée et d'histoire; où la destinée commune résulte du destin singulier actualisé dans un contexte relationnel, comme il en est pour la personne et où l'histoire au moyen de ses instruments de pensée appelés connecteurs établit le lien entre le temps vécu et le temps universel par la capacité que ses instruments lui confèrent de refigurer le temps. Ces instruments sont le temps calendaire et les notions de suite des générations et de traces auxquels se greffe la notion d'appartenance participative qui rend compte de la relation entre les entités collectives et individuelles dans le processus d'historicisation.
Ainsi construite à l'aide des notions de temps calendaire, de suite des générations et de traces qui rallient le temps vécu et le temps du monde, la conception du temps historique est le produit de l'homme qui s'historialise et donne sens au récit historique. Étant donné la finalité d'ordre sociétal de l'histoire générale, lorsque la société prise en considération est une entité singulière comme Pérouse, elle figure dans le discours historique comme un quasi-personnage par analogie à la notion de personnage dans la théorie mimétique du récit, elle devient alors un individu au même titre que les individus qui la composent. L'établissement de ce lien entre l'individu et les sociétés 77 particulières ou communautés est autorisé en vertu du phénomène de "l'appartenance participative qui rattache les entités historiques de premier ordre 78 à la sphère de l'action. Ce lien qualifie les porteurs de l'action comme membres de..." (Ricoeur, 1983:348).
Ce lien s'institue par la constitution simultanée des identités collectives et individuelles liée, d'une part, au fait que la personne naît dans un groupe qui lui est préexistant et, d'autre part, à la capacité qu'elle a de reconnaître ce lien d'appartenance à travers le développement de ses aptitudes narratives et de sa propre identité pour ensuite s'actualiser grâce à diverses médiations symboliques telles les normes, les coutumes, les rites etc.. Au plan narratif, l'acceptation de ce lien reconnaît que l'individu parle au nom de son ou de ses groupes d'appartenance et qu'analogiquement il peut aussi parler d'une entité collective comme d'un individu sans pour autant la réduire aux individus qui la composent et à leurs actions, comme lorsque l'on dit:" l'Italie dit ceci, Pérouse fait cela".
C'est en référence aux représentations du temps mythique en tant que "le grand temps" dont la fonction majeure "est de régler le temps des sociétés" et à la fusion du mythe et du rite que s'institue un premier instrument de pensée de l'histoire, le temps calendaire:
C'est, en effet, par la médiation du rite que le temps mythique se révèle être la racine commune du temps du monde et du temps des hommes. Par sa périodicité, le rite exprime un temps dont les rythmes sont plus vastes que l'action ordinaire. En scandant ainsi l'action, il encadre le temps ordinaire, et chaque brève vie humaine, dans un temps de plus grande ampleur (Ricoeur, 1985:192)
Tout en participant de l'un et de l'autre, le temps calendaire est aussi la création d'un tiers-temps entre le temps psychique et le temps cosmique qui assume ce faisant son rôle de connecteur. Il comporte trois caractéristiques, soit un moment axial, un parcours bidimensionnel et un répertoire d'unités de mesure qui sont des éléments fondamentaux de la narration. 1)Très succintement le moment axial est celui à partir duquel des événements seront datés, en soi il n'est ni un instant, ni un présent: il est déterminé par un événement fondateur tel une révolution ou un centre organisateur comme la famille, auquel le récit apporte une signification nouvelle, tant à la vie personnelle qu'à la vie du monde, donnant ainsi un nouveau cours aux événements; c'est dans la mesure où cet événement est énoncé dans un discours qu'un présent est créé à partir de l'énonciation elle-même qui se constitue comme l'amorce de la datation, comme c'est le cas pour la naissance du Christ. 2) Quant à la bidimensionnalité du parcours, elle tient dans un premier temps à notre expérience du présent vif (triple présent) qui rend possible l'idée de parcours parce qu'elle nous permet d'appréhender qu'un événement passé demeure un quasi présent au sens où il conserve toujours ses propres possibilités rétrospectives et prospectives. Dans un deuxième temps, la bidimensionnalité du parcours permet, à partir de l'événement fondateur, que tous les événements soient datés de sorte qu'il est possible d'aller autant du présent vers le passé que du passé vers le présent. 3) Finalement, de la datation rendue nécessaire et possible, surgit le besoin de repères aptes à en permettre l'énonciation, soit la création d'intervalles constants à travers les jours, les saisons, les années etc. de manière à rendre compte le plus précisément possible de la récurrence des phénomènes cosmiques.
Et Ricoeur de conclure sur le temps calendaire ou chronique selon l'expression empruntée à Benveniste:
L'extériorité attribuée au calendrier par rapport aux occurences physiques et par rapport aux événements vécus exprime au plan lexical la spécificité du temps chronique et son rôle de médiateur entre les deux perspectives sur le temps: il cosmologise le temps vécu, il humanise le temps cosmique. C'est de cette façon qu'il contribue à réinscrire le temps du récit dans le temps du monde (1985:197).
Alors que le temps calendaire se construit avec l'appui de l'astronomie, c'est la biologie qui supporte la notion de suite des générations, le second connecteur des deux perspectives sur le temps proposé par l'histoire que sont le temps vécu et le temps du monde. Elle consiste en la relation anonyme des individus dans le temps sur laquelle s'établit la notion historique de réseau des contemporains, des prédécesseurs et des successeurs. Sur le plan quantitatif, on estime que le remplacement d'une génération se fait à partir de l'âge moyen de la procréation, soit une trentaine d'années, et que sa durée est fonction de la longévité moyenne. Sur le plan qualitatif, c'est en référence à deux usages du terme, mis de l'avant par Dilthey, qui sont celui d'appartenance et de suite des générations, lequel ne prend tout son sens qu'en fonction du précédent.
L'appartenance à une même génération prend une significaton différente selon qu'on la considère sous l'angle de ce qui est subi ou reçu ou sous celui de ce qui est intentionnellement et activement recherché; dans le premier cas, elle a trait aux individus contemporains exposés et/ou marqués par les mêmes influences, événements et changements et de ce fait surtout apparentés par la «localisation», alors que dans la seconde perspective, elle est une participation à un destin commun et les individus y sont apparentés par le «lien de génération». En somme, l'appartenance à une même génération forme un tout constitué d'un acquis et d'une orientation commune à mi-chemin entre le «Nous» plus petit et la contemporanéité anonyme plus vaste.
La suite des générations est avant tout fonction des modalités d'enchaînement des générations, c'est-à-dire, de l'arrivée incessante de nouveaux porteurs de culture, du départ continu d'autres porteurs de culture et de la stratification des classes d'âge à un même moment. C'est grâce à ces mécanismes que se fait la compensation entre rajeunissement et vieillissement et par lui que se révèle le caractère dialectique des phénomènes invoqués sous le terme de génération, à savoir:
non seulement la confrontation entre héritage et innovation dans la transmission de l'acquis culturel, mais le choc en retour des mises en question portées par les plus jeunes classes d'âge sur les certitudes acquises par les anciens dans leurs jeunes années. C'est sur cette «compensation rétroactive» - cas remarquable d'action réciproque - que repose, en dernier ressort, la continuité du changement de générations, avec tous les degrés de conflit auxquels cet échange donne lieu (Ricoeur, 1985:203)
Le dernier connecteur du temps vécu et du temps cosmique proposé par l'histoire est la notion de trace, médiatrice symbolique par excellence avec des individus et un monde avec qui il n'y a désormais plus possibilité d'une relation directe. La trace se présente sous deux aspects: sous son aspect dynamique, elle connote l'idée du passage d'un homme, d'un animal à un lieu donné; sous son aspect plus statique, elle constitue la marque laissée par le passage, indiquant «maintenant» qu'auparavant des vivants sont passés par là, c'est ainsi qu'elle oriente l'enquête historique. Dans la mesure où c'est dans un espace donné que la trace établit sa marque, elle rend possible la datation selon le temps calendaire. L'intégration des deux perspectives sur le temps s'instaure ici, dans les termes de Ricoeur, sur le mode de la contamination, c'est-à-dire que «suivre la trace» signifie compter avec le temps sur le mode de la supputation, c'est aussi mesurer l'espace de l'étirement du temps selon les unités du temps linéaire même si la trace s'est constituée selon les modalités d'un autre temps et ce faisant par sa nature même la démarche d'enquête historique projette l'expérience de «suivre la trace » dans le temps public. De ce processus, la trace trouve sa signifiance "dans le renvoi même du vestige au passage, renvoi qui requiert la synthèse entre l'empreinte laissée ici et maintenant et l'événement révolu (Ricoeur,1985:226)." En ce sens, le passé nous est rendu présent à la fois dans l'espace et la mémoire des Pérugins.
En somme, l'opération narrative qui structure le temps, en conciliant les temps respectifs du « Je » et du « Nous », permet d'articuler les dimensions personnelle, communautaire et contextuelle de la réalité aux différents niveaux constitutifs de cette réalité exprimés en référence aux temps présent, historique et mythique. Étant le fondement de toutes les relations humaines, c'est la personne fondamentalement régie par les rapports entre les femmes et les hommes qui par l'aménagement des espaces du quotidien crée les lieux concrets de cette articulation. L'appropriation des espaces communs qui en résulte, parce qu'elle implique un partage du sens, se fait toujours dans une forme symbolique où le langage du corps et sur le corps joue un rôle majeur dans le processus de reconnaissance qu'elle sous-tend. Finalement, selon que l'on met l'accent sur le présent ou le passé, le temps quotidien recouvre trois niveaux différents de la réalité: le «maintenant» dans lequel vit la personne, le temps généalogique qui caractérise la vie familiale et le temps mythique des origines de la communauté dont rendent compte les récits de mes informateurs sur leur appartenance à Pérouse.
Pérouse est une société complexe en profonde transformation où j'ai séjourné trop peu de temps pour rendre justice à toute la richesse de son histoire et au dynamisme de ses habitants. C'est le métarécit qui m'a permis d'en définir et baliser les contours faisant en sorte de limiter la portée des conclusions à la Pérouse singulière qu'il a dessinée et que j'ai présentée dans cette monographie. Ainsi s'est constituée la Pérouse mythique de Tiburzio qui sert d'ancrage à la métaphore vive de la procession funèbre, lui donne tout son sens et l'instaure en modèle d'interprétation des récits sur ses pratiques communautaires caractérisées par la référence aux origines, l'inscription dans la continuité et la transcendance du quotidien.
Recueillis entre l'été 1994 et le printemps 1995, les récits font partie d'une réalité quotidienne en profonde transformation. En même temps qu'ils font référence à la stabilité d'une Pérouse mythique inscrite dans la longue durée et à la famille comme l'instance sur laquelle on peut toujours compter en cas de difficulté, ils expriment les changements accélérés auxquels sont confrontés les Pérugins de tous les âges et qui affectent fondamentalement les rapports entre les femmes et les hommes dans leurs façons de vivre en famille, d'accéder au travail qui assure leur autonomie financière et de s'approprier les espaces communs. De plus en plus partagés, les modes d'enculturation des femmes et des hommes développent progressivement une plus grande perméabilité entre les deux mondes sans toutefois en effacer les traditionnelles frontières. Dans ce mouvement continu de changement fait de continuité et de rupture, la relation entre la personne et la communauté se modélise au sein de la famille pérugine toujours perçue comme le principal moyen d'adaptation à la disposition des individus pour faire face aux forces économiques et politiques qui du même coup la transforment.
Bien qu'il s'organise au sein de la famille, le rapport entre la personne et la communauté passe inévitablement par la médiation du travail, ce méta-encodeur de la vie quotidienne. En effet, la mise en tension des mondes du travail et de l' « hors travail » au sein même de l'entreprise multinationale Perugina met en relief les contradictions de la vision du monde du travail avec le contexte où elle s'est établie et où vivent ses employés. Que la personne y soit enracinée ou qu'elle y ait temporairement pris ancrage, c'est dans cette réalité complexe qu'elle inscrit son emploi et lui donne sens. En tentant d'occulter la dimension symbolique liée au territoire pérugin et à sa région, à son histoire et globalement à la culture qui lui est associée, le monde du travail exerce une pression certaine qui n'est pas sans conditionner les tactiques et stratégies communautaires mises de l'avant par le C.D.P. pour actualiser ses buts et la continuité de ses activités. C'est ainsi que la représentation de la tradition acquiert la dimension d'une force transgressive de l'ordre socioculturel dominant au sein de l'entreprise.
L'accélération des processus habituels de transformation et de remise en question des repères collectifs et individuels apparaît clairement dans les récits qui mettent en évidence les différences intergénérationnelles liées aux modes de vie ainsi qu'aux représentations et interprétations qu'ils sous-tendent. Apparenté d'une part à la tradition et d'autre part à la modernité, cet écart entre les générations se traduit dans les termes d'Augé (1992 : 35-49) par l'élargissement de l'univers de reconnaissance qu'entraîne le « rétrécissement de la planète » et de la modification de la perception du temps qu'entraîne la multiplication des événements dont est témoin le grand nombre et qui s'exprime dans l' « accélération de l'histoire ». C'est dans cette coexistence des références collectives locales et plus globales que Tiburzio entretient, grâce à la médiation de l'histoire, du langage et du corps, son sentiment d'appartenance à Pérouse que, dit-il, il ne finit pas d'explorer :
(...) Anche quando Lei nasce qui, mica la conosce tutta la città puntino per puntino, allora, quando c'è un angolo che mi rimane, che conosco poco, allora, ci vado, se c'ho la possibilità, cioè se c'ho tempo libero ci vado.