Dans cette étude, nous analysons le processus et les formes de désengagement du gouvernement canadien, dans le domaine de la sécurité du revenu, entre 1975 et 1995. Nous comparons les approches et stratégies que le gouvernement fédéral a poursuivies pour se désengager de certaines obligations financières, dans quatre programmes de sécurité du revenu, en relation avec les obstacles au désengagement propres à chaque programme. Enfin, pour distinguer la dynamique de l'expansion de l'État providence (1950 à 1974) de celle du désengagement (à partir de 1975), compte tenu la spécificité canadienne, nous contrastons le rôle des provinces, des élites et des groupes de la société pendant ces deux périodes.
En nous appuyant sur quatre cas d'étude, nous démontrons que, bien que les dépenses en matière de sécurité du revenu aient augmenté entre 1975 et 1995, il s'est produit au cours de cette période un renversement des objectifs poursuivis ainsi qu'une régression des droits de sécurité du revenu assurés par chacun des programmes. Nous soutenons que l'efficacité des formes de rétroaction des politiques (en anglais: policy feedback), pour ralentir ou résister au désengagement, connaît une érosion et qu'à longue échéance, tous les programmes sont vulnérables à une redéfinition significative des droits. Nous démontrons que les dirigeants poursuivent des stratégies de longue haleine, adaptées à la nature du terrain politique de chaque programme, pour contourner les obstacles au désengagement et minimiser la réprimande électorale. Nous soutenons de plus, enfin, qu'au Canada, les provinces et les élites administratives ont joué un rôle nettement distinct pendant l'expansion et le désengagement de l'État providence. La métamorphose du rôle de ces deux variables révèle une dynamique propre au processus du désengagement au Canada qui ne correspond pas simplement à celui, renversé, de l'expansion.
Par désengagement, nous entendons l'ensemble des activités poursuivies par le gouvernement fédéral ayant pour effet la régression immédiate ou imminente du rôle de l'État canadien pour assurer la sécurité du revenu des Canadiens. Ces activités comprennent le freinage des dépenses, les coupes budgétaires, les mesures législatives occasionnant une réduction des droits actuels et futurs, de même que les dispositions « automatiques » par lesquelles les programmes subissent une érosion graduelle. Pour illustrer, la régression du rôle du gouvernement fédéral dans la sécurité du revenu des Canadiens peut se faire au moyen d'un durcissement des normes d'admissibilité; d'une réduction des montants ou périodes d'aide; d'une récupération, par voie fiscale, de sommes transférées aux citoyens; ou encore à l'aide d'une indexation des prestations inférieure au taux de l'inflation.
Dans ce chapitre introductif, nous poursuivons en présentant d'abord un bilan de la littérature internationale et canadienne sur les grandes transformations de l'État providence depuis le milieu des années 1970. Nous présentons ensuite notre cadre analytique et notre approche méthodologique en situant notre objet d'étude et nos propositions au plan théorique.
D'une certaine façon, les travaux portant sur les grandes transformations des États providence au cours des deux dernières décennies sont confrontés à un obstacle semblable à celui de ceux qui, au beau milieu des Trente glorieuses, visaient à interpréter le phénomène de l'expansion des États providence et à identifier ses déterminants. Il s'agit de part et d'autre d'expliquer un processus empirique en cours de réalisation dont les contours sont appelés à se préciser avec le temps. 1 Comme le constataient Myles et Quadagno dans un ouvrage récent: « It is premature to begin developing general models to explain outcomes simply because the final outcomes of the process do not yet exist ». 2 En d'autres termes, puisque la conception même des résultats pose problème, l'élaboration de modèles théoriques explicatifs a été une tâche, jusqu'à aujourd'hui, pour le moins audacieuse.
Si, à la fin des années 1990, l'ensemble du grand corpus de la littérature sur l'État providence remet peu en question l'idée qu'il se soit produit, dans l'ensemble des pays fortement industrialisés, une expansion remarquable du rôle de l'État à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a par contre une pluralité d'interprétations pour définir ce qui a caractérisé le mieux l'expérience des pays fortement industrialisés après le choc pétrolier de 1973. Les notions de « crise », « déclin », « retrait », « démantèlement », « reformulation » et « restructuration » de la protection sociale ont tour à tour fait l'objet d'études pour analyser les transformations de celle-ci, avec l'émergence de nouvelles conditions structurelles. Cette pluralité de désignations n'est pas étrangère à la conceptualisation traditionnelle des variables dépendantes pour étudier l'État providence. Celles-ci, conçues le plus souvent pour comparer la croissance des dépenses et ses déterminants, ont laissé nombre de chercheurs perplexes pendant plusieurs années puisque, loin de régresser, les dépenses de protection sociale continuaient d'augmenter.
Encore aujourd'hui, nous verrons qu'il n'y a pas consensus à l'effet qu'une régression quelconque de l'intervention de l'État dans la protection sociale des pays fortement industrialisés soit observable empiriquement. Il subsiste un « nagging need to update our understanding of the welfare state ». 3 Étant donné la rareté de modèles théoriques disponibles pour étudier le processus actuel, nous avons choisi, pour faire le bilan des quelques travaux ou propositions théoriques sur les grandes réorientations de l'État providence, de reprendre trois thèmes qui transcendent les ouvrages et qui constituent à notre avis le corpus encore restreint des connaissances théoriques sur le processus actuel, que nous désignerons comme « processus de désengagement » pour des raisons explicitées plus loin. Le premier thème repose sur l'argument à l'effet que l'État providence, qui a subi des assauts législatifs dès la fin des années 1970 en Grande-Bretagne et peu après aux États-Unis et ailleurs, subit des transformations profondes menant à son démantèlement éventuel. Le second thème, quant à lui, discute de la possibilité qu'une théorie de l'État providence puisse servir à expliquer aussi bien l'expansion que le désengagement. Le troisième thème, enfin, reprend l'idée qu'à l'intérieur des États providence les programmes sélectifs sont plus vulnérables aux coupes que les programmes universels.
Après avoir analysé l'état des connaissances théoriques et empiriques actuelles sur les mutations contemporaines de l'État providence, nous situerons brièvement l'expérience et la spécificité canadienne.
Bien qu'un découpage strictement chronologique et linéaire ne soit pas de mise, il convient toutefois, à certains endroits, de refléter la progression des discussions, qui s'est faite par bonds dans le cas des travaux de l'école néo-institutionnaliste. Il convient également de noter que les travaux portant sur la période contemporaine sont encore, sauf exception, au stade de la description empirique et de la généralisation. 4 En conséquence, le passage des propositions théoriques aux observations empiriques, et vice versa, que l'on pourra parfois noter dans ce bilan, est lui-même le reflet de l'état des travaux.
La notion de « crise » a largement été discutée au cours des années 1980 et, avec elle, l'idée que l'État providence puisse, ou non, être démantelé. La proposition à l'effet que l'État providence est irréversible a été largement soutenue, tant par les travaux de l'approche structuraliste que par ceux de l'école néo-institutionnaliste. Toutefois, le raisonnement pour soutenir cette proposition est distinct selon l'approche théorique et il existe, bien entendu, diverses interprétations à l'intérieur d'un même courant.
Dans la théorie néo-marxiste, l'État apparaît comme un mécanisme permettant de pallier aux échecs du marché, d'atténuer les cycles économiques, de renforcer les mécanismes du marché dans les domaines de la politique étrangère, de la défense, de la recherche scientifique, de la formation technique, ainsi que de mettre en place les infrastructures nécessaires au fonctionnement du capitalisme. 5 Historiquement, la croissance des dépenses de l'État providence a permis d'assurer la paix sociale en dépit de tensions, toujours plus marquées, créées par le capitalisme. 6 Bref, l'État providence joue un rôle essentiel à la survie du système capitaliste.
L'État providence étant un mécanisme de stabilisation essentiel au capitalisme, sa pérennité est assurée en dépit des assauts qu'on tente de lui faire subir. Pour Offe, si la droite s'attaque à l'État providence, il n'y a par contre pas de fonctionnement possible du « capitalisme-avancé-moins-l'État-providence », et cela impose des contraintes fortes au démantèlement éventuel de celui-ci. En fait, l'État providence a une position contradictoire dans le système capitaliste puisque, toujours selon Offe, « while capitalism cannot coexist with, it cannot coexist without, the welfare state ». 7 Si l'État providence devait être aboli, c'est tout l'édifice superstructurel du système capitaliste qu'il faudrait abolir avec lui, qui assure la reproduction des rapports de production basés sur le profit et l'accumulation du capital: démocratie politique, organisations ouvrières et système partisan. En définitive, l'État providence est une « structure irréversible » en raison de sa position et de son rôle essentiel dans le régime capitaliste.
Cela dit, l'irréversibilité de l'État providence n'empêche pas la transformation profonde de celui-ci. D'autres travaux structuralistes soutiennent qu'il y a eu, au cours des 20 dernières années, amorce d'une restructuration de l'État capitaliste ainsi que d'une réorientation fondamentale du rôle stratégique de ce dernier. 8 Jessop soutient que pour favoriser la compétitivité au plan international, dans le contexte de la globalisation des marchés, l'État national abandonne les principes traditionnels d'intervention visant à promouvoir la demande économique (demand-side economics) et tente plutôt d'améliorer l'offre (supply-side economics). Concurremment, la politique sociale devient subordonnée aux impératifs de flexibilité apparaissant avec les nouvelles conditions de l'économie. La politique sociale est tributaire des forces du marché.
Jessop n'aborde pas directement la question de l'irréversibilité, mais il soutient que l'État se vide de ses pouvoirs (hollowing out of the state) lorsque, avec la formation d'économies supra-régionales et l'émergence de nouvelles économies régionales et locales (subnationales), ses pouvoirs sont délégués vers le haut (aux organismes supra-nationaux) et vers le bas (aux gouvernements subnationaux). Pourtant, il ne pourrait aucunement s'agir d'un processus menant à la disparition de l'État-nation. Jessop soutient que, même dans la phase consolidée du processus actuel, il est plausible d'envisager que ce dernier aura conservé un rôle clé et représentera encore
the most significant site of struggle among competing global, triadic, supra-national, national, regional, and local forces. Moreover, given these conflicts, it also has a key role in the development and strengthening of national innovation systems; and the maintenance of social cohesion still depends on the state's capacities to manage these conflicts. 9
Loin de disparaître ou d'être en voie de démantèlement, l'État conserve donc un rôle central avec le passage du fordisme au post-fordisme. 10 L'État continue non seulement à intervenir de façon à assurer la reproduction des relations de production, mais son rôle est même appelé à s'accroître avec la flexibilisation accrue de la main-d'oeuvre. L'intervention de l'État apparaît de plus concentrée sur la sphère de la production, et la fourniture du bien-être public vise moins les besoins des clientèles que l'amélioration de la compétitivité internationale. 11 En d'autres termes, il n'est aucunement question d'une disparition éventuelle de l'État providence, mais plutôt d'une intensification possible en même temps que d'une redéfinition profonde du rôle de celui-ci.
Toujours chez les auteurs structuralistes, King soutient que la remarchandisation des citoyens est clairement circonscrite politiquement et socialement. Les producteurs de services, à l'intérieur de l'État providence (pensons aux travailleurs du système national de santé en Grande-Bretagne) partagent des intérêts et sont organisés de façon telle qu'ils imposent des contraintes sérieuses pour la réussite de réformes radicales. De plus, dans le cas des principaux secteurs de l'État providence qui fournissent un droit de citoyenneté universel, on peut difficilement entrevoir des transformations radicales à cause des appuis politiques existants. En définitive, l'État providence est, comme fournisseur de bien-être, une structure irréversible. 12
Dans le même ordre d'idées, Myles insiste sur les facteurs politiques qui rendent improbable le démantèlement de l'État providence. Les transformations observées à partir du cas canadien n'impliquent pas selon lui un « démantèlement » de l'État providence, mais plutôt une lente érosion des programmes sociaux ou encore, si l'on veut, une forme d'incrémentalisme à rebours. L'austérité de l'État providence apparaît comme une étape de parcours de la politique sociale canadienne, qui sert de mécanisme d'ajustement entre les prix et les niveaux de l'emploi, et qui a progressé historiquement par à-coups. L'État providence n'est pas appelé à disparaître, les dirigeants politiques n'ayant pas intérêt à assumer les coûts électoraux d'une réduction des dépenses de programmes sociaux et les expectatives des forces politiques (électeurs, citoyens) étant trop élevées. Dans le cas de l'assurance-chômage (programme pour lequel plusieurs mesures restrictives d'envergure allaient pourtant être adoptées dans les années 1990), Myles avance qu'une réforme restrictive relevait carrément du suicide politique. Les dirigeants disposent d'instruments fiscaux et monétaires plus attrayants, au plan électoral, que le démantèlement des programmes pour résoudre la crise fiscale. Bref, l'État providence est une structure irréversible en raison des coûts politiques qu'entraînerait son démantèlement, ainsi que de la disponibilité d'autres mécanismes d'ajustement. 13
Une perspective « incrémentale » a été soutenue également par Klein et O'Higgins, selon qui la question sur l'issue des transformations observées ne se posait pas en termes de crise ou démantèlement de l'État providence, mais en termes de conséquences de transformations continuelles et graduelles. Les auteurs analysaient le processus comme « policy creep, not policy revolution », c'est-à-dire un processus d'ajustements incrémentaux plutôt que révolutionnaire. La notion de crise faisant en quelque sorte écran aux transformations incrémentales, il ne fallait pas pour autant minimiser la portée des changements incrémentaux sur la relation changeante entre les institutions, les programmes et les objectifs poursuivis par les politiques. 14
Chez les auteurs néo-institutionnalistes, la logique explicative pour soutenir la thèse à l'effet que l'État providence est une structure irréversible est articulée autour du processus de rétroaction des politiques, ou « policy feedback ». Selon Skocpol, l'analyse du processus de rétroaction des politiques est cruciale pour expliquer le développement de la protection sociale, une fois que les principales mesures ont été mises en oeuvre. L'auteure qui, sans nécessairement souscrire elle-même à la thèse de l'irréversibilité de l'État providence (son ouvrage étudiant une autre période historique), a présenté l'un des efforts les plus systématiques pour décrire ce processus, soutient que les politiques sociales sont le point de départ du processus: « politics creates policies, policies also remake politics ». Les effets de rétroaction des politiques sont doubles: les politiques transforment les capacités de l'État, et elles transforment également la nature des groupes de la société ainsi que les ambitions et capacités politiques de ces groupes. Les politiques sociales sont à l'origine de nouvelles identités sociales et de nouveaux pouvoirs politiques, et des groupes peuvent avoir intérêt à ce que l'expansion de la politique publique se poursuive, qu'elle soit retirée ou encore reformulée. Les politiques publiques sont à l'origine de la création de limites et de conditions propices à l'intérieur desquelles les agents politiques peuvent subséquemment intervenir dans le cours de l'histoire d'une nation. Bref, « Policies not only flow from prior institutions and politics; they also reshape institutions and politics, making some future developments more likely, and hindering the possibilities for others ». 15
Cette riche description du processus de rétroaction des politiques, telle que fournie par Skocpol, est à la base de la proposition des travaux de la tradition néo-institutionnaliste à l'effet que l'État providence est irréversible. Pierson s'est inscrit dans le prolongement de ces thèses ainsi que des travaux de North. 16 Ce dernier, en utilisant une théorie basée sur les choix rationnels, a démontré que les arrangements institutionnels, une fois en place, peuvent mener des acteurs rationnels à faire des choix sous-optimaux. Dans le processus de rétroaction, les choix passés s'« encastrent » dans la trajectoire des politiques (en anglais: are locked in) et déterminent subséquemment la poursuite d'une trajectoire donnée même si celle-ci ne correspond pas aux choix optimaux au plan de la rationalité. Un peu comme certains choix de normes technologiques pour l'industrie occasionnent le développement subséquent des technologies et rendent difficile un retour sur les choix initiaux, les politiques de l'État peuvent encourager les individus à acquérir certaines compétences, faire certains investissements, ou acheter certaines catégories de biens.
Selon Pierson, « All these decisions generate sunk costs. That is to say, they create commitments. In many contexts, policies may push individual behavior onto paths that are hard to reverse ». Ainsi, le processus de rétroaction des politiques fait en sorte que l'État providence et ses programmes présentent des caractéristiques intrinsèques qui s'érigent (ou non) comme obstacle vis-à-vis de tentatives éventuelles de « démantèlement ». 17 Par exemple, en Grande-Bretagne, la fragmentation et le sous-développement de la structure des pensions de vieillesse a donné lieu à la création d'une structure de représentation sociétale des personnes âgées qui était elle aussi fragmentée et sous-développée, et qui a facilité les manoeuvres du gouvernement Thatcher, alors que le gouvernement des États-Unis n'a pu surmonter l'obstacle du puissant lobby des personnes âgées. 18
Au plan empirique, l'État providence des pays fortement industrialisés est-il entré dans un processus conduisant à son démantèlement éventuel? Les conclusions tirées d'observations sur les processus de rétroaction des politiques convergent pour appuyer la proposition (induite dans le cas du néo-institutionnalisme et déduite dans le cas des propositions structuralistes) à l'effet que l'État providence serait une structure irréversible. Nous n'insistons pas sur les observations des auteurs structuralistes, les travaux de ceux-ci étant élaborés au plan théorique mais peu portés sur l'analyse empirique.
Brown, dont l'ouvrage visait à cerner les grandes tendances entourant le retrait de l'État providence dans les pays de l'Europe de l'Ouest et de l'Amérique du Nord entre 1975 et la fin des années 1980, concluait que bien que les pays avaient tenté de limiter la croissance des dépenses en réduisant les prestations et l'accès aux programmes, et en délestant une plus grande partie du coût des programmes vers les gouvernements sub-nationaux et les citoyens, il n'avait pas lieu de s'inquiéter du démantèlement de l'État providence, puisque les efforts en ce sens avaient été sélectifs et peu probants. L'État providence serait bien davantage institutionnalisé que les observateurs n'étaient portés à le croire. 19
Les conclusions de Pierson vont dans le même sens. L'auteur, qui a étudié les cas britannique (sous Thatcher) et américain (sous Reagan) a soutenu que l'État providence est demeuré la composante la plus résistante de l'ordre d'après-guerre en démontrant que le processus de rétroaction des politiques, dans les deux pays, avait encadré la prise de décisions et influencé les possibilités dont les décideurs disposaient pour adopter des stratégies de retrait. Sans vouloir diminuer l'importance des changements qui ont été entrepris au cours des mandats conservateurs dans les deux pays et l'austérité qui a caractérisé les gouvernements Thatcher et Reagan, Pierson soutient tout de même que les politiques sous étude ont eu, dans plusieurs cas, l'appui de coalitions puissantes qui garantissaient leur continuité. Les agents qui préconisent le démantèlement doivent opérer, affirme Pierson, sur un terrain que l'État providence a lui-même transformé. 20
De même, Müller a constaté que la mise en oeuvre du programme néo-libéral en Allemagne et en Grande-Bretagne n'a été que partielle compte tenu des efforts qui ont été déployés en ce sens. Selon cet auteur, c'est à cause de l'existence de traditions politiques internes, qui ont offert un contrepoids aux mesures draconiennes préconisées. Car bien que l'ordre du jour se soit clairement déplacé à droite depuis la fin des années 1970 et que le néo-libéralisme soit devenu la tendance forte à l'intérieur des partis politiques de ces deux pays, on trouve tout de même des éléments d'opposition partisane qui ont, à certains moments, joué un rôle significatif d'opposition. De plus, des considérations électorales ont circonscrit l'adoption de certaines mesures restrictives puisque l'électorat, habitué à recevoir certains transferts et services de l'État, n'était pas prêt à s'en départir. Enfin, la configuration des institutions politiques nationales ainsi que les différences caractérisant les partis politiques ont également contraint les réformes néo-libérales de ces pays. 21
L'observation de quatre pays (Grande-Bretagne, États-Unis, Allemagne, Suède) a permis à Pierson, dans une autre étude, de conclure une fois de plus que rien tel un démantèlement de l'État providence ne s'est produit, pas plus que des changements radicaux en ce sens, et ce même en Grande-Bretagne où la réforme s'est faite par incréments plutôt que par changements révolutionnaires. Selon Pierson, c'est que l'État providence bénéficie de deux principaux appuis garants de son intégrité et de son caractère irréversible, soit le caractère conservateur des institutions démocratiques ainsi que les coûts électoraux élevés qu'occasionnent les initiatives de retrait. 22
Enfin, les conclusions de l'ouvrage d'Esping-Andersen, qui étudie les transformations de l'État providence des pays fortement industrialisés après « l'âge d'or » de même que celles États providence en émergence dans diverses régions du monde, vont aussi dans le sens de l'irréversibilité. L'auteur conclut en effet que « the alignment of political forces conspires just about everywhere to maintain the existing principles of the welfare state ». Il est vrai, reconnaît Esping-Andersen, que tous les pays fortement industrialisés ont tenté de diminuer les prestations « à la marge » ou encore d'introduire prudemment des mesures de flexibilisation (de la main-d'oeuvre), et qu'un renversement majeur des orientations traditionnelles s'est produit en Nouvelle-Zélande. Ce cas, toutefois, représente selon l'auteur « a truly exceptional case that hardly warrants generalization ». Sauf exception, il n'y a pas eu de changements radicaux pour anéantir l'État providence ou déréglementer le système existant. Bref, « the cards are very much stacked in favour of the welfare state status quo ». 23
Pour reprendre succinctement, nous avons vu que la proposition à l'effet que l'État providence est irréversible est largement appuyée au plan théorique, tant par les auteurs structuralistes que par les auteurs néo-institutionnalistes. D'un côté, l'irréversibilité est associée plus volontiers au rôle essentiel de l'État capitaliste dans le régime d'accumulation capitaliste, plutôt qu'à des contraintes de nature politique. De l'autre côté, l'irréversibilité est associée étroitement à l'existence de contraintes politiques et au caractère conservateur des arrangements institutionnels qui, historiquement, ont donné lieu à la formation de réseaux d'appuis.
De plus, la proposition sur l'irréversibilité est appuyée largement au plan empirique, sauf pour le cas de la Nouvelle-Zélande qui demeure, du point de vue de la proposition théorique sur l'irréversibilité, une anomalie. Il faut noter cependant que les périodes d'observations de ces études sont limitées à une, parfois deux décennies. Bien que Pierson, pour mesurer le déclin, prétende tenir compte des changements « à longue échéance » aussi bien que des changements à court terme apportés aux programmes, la période d'observation de son étude (comme celle d'autres études discutées ici), se limite aux années 1980, donc à une seule décennie. Cela ne lui permet pas de tenir compte de changements dont les répercussions s'étalent sur une plus longue période.
Mais il faut noter que la thèse de l'irréversibilité, telle que posée dans les travaux de l'école néo-institutionnaliste, impose une conception « binaire » des résultats: on constate soit l'intégrité, soit le démantèlement des programmes. Formuler la question de façon à savoir si l'État providence a été ou peut être démantelé exclut la possibilité que des changements aient été introduits dans la protection sociale qui représentent des brèches dans le système, dont les effets ne sont diffusés que progressivement. Par exemple, aux États-Unis, le programme Aid to Families with Dependent Children (AFDC), programme fournissant sous certaines conditions une aide de dernier recours à l'intention principalement des familles monoparentales, a été abrogé et remplacé, en 1996, par le programme Temporary Assistance for Needy Families. Le TANF prévoit notamment le travail obligatoire, après deux ans, pour continuer à recevoir des prestations de bien-être, de même que l'exclusion permanente des bénéficiaires après cinq ans. Cette dure réforme aurait pu difficilement voir le jour sans une autre initiative du gouvernement américain, à la fin des années 1980, par laquelle il abandonnait un principe selon lequel la condition de pauvreté familiale donnait droit à des prestations. Le Family Support Act de 1988 établissait effectivement une obligation mutuelle entre l'État et l'individu basée sur la notion que les bénéficiaires peuvent, grâce au travail obligatoire, l'instruction et la formation professionnelle, devenir autonomes au plan économique. 24 Ainsi, une transformation philosophique a non seulement des conséquences immédiates, mais détermine aussi l'orientation future du régime lorsque d'autres ajustements sont nécessaires. À longue échéance, la réforme d'un régime peut avoir des répercussions significatives en termes autres que, simplement, l'intégrité ou le démantèlement des programmes.
Comme nous l'avons vu ci-haut, certains auteurs structuralistes, qui insistent sur les ruptures à l'intérieur du capitalisme, rendent compte d'une dynamique particulière des forces associées à l'État providence au stade actuel. Le ralentissement économique et les changements structurels provoquent un déclin des forces démocratiques dont, principalement, le mouvement ouvrier. Il s'agit d'un processus de désintégration structurelle qui occasionne une désintégration des communautés d'intérêt ainsi qu'une restratification sociale. 25 Les programmes sociaux subissent la dure épreuve d'un changement dans la constellation des forces de la société: affaiblissement de la position des syndicats et amélioration de la position des classes supérieures 26 . Comme Offe l'a bien résumé: « (...) it takes politics to build a welfare state, but merely economic changes to destroy both major component parts of it and potential sources of resistance to such resistance ». 27 Donc, on rend compte d'une dynamique spécifique. Toutefois, cette dynamique n'est pas tant celle du « retrait » de l'État providence que celle associée à la profonde transformation de son rôle liée à l'évolution actuelle du capitalisme (par exemple, passage du fordisme au post-fordisme).
Jusqu'aux années 1990, les observations formulées par les auteurs de l'approche néo-institutionnaliste concernant la transformation de la protection sociale dans les pays fortement industrialisés apparaissent dans des travaux qui ne visent pas, spécifiquement, l'explication du « retrait », de la « crise », du « déclin » ou du « démantèlement », bref qui ne visent pas, sauf exception, l'explication d'un processus spécifique de l'État providence. L'existence même d'un processus de retrait est mise en doute, alors que les dépenses en protection sociale continuent de croître (même aux États-Unis et en Grande-Bretagne qui ont élu un gouvernement conservateur) bien que, dans la plupart des pays fortement industrialisés, à un rythme moindre. 28 Selon Esping-Andersen « (a) theory that seeks to explain welfare state growth should also be able to understand its retrenchment or decline ». 29 Dans la même veine, Hood soutient que les explications conventionnelles de l'expansion sont « conceptuellement réversibles », c'est-à-dire que les facteurs associés à l'expansion jouent un rôle inverse pendant le retrait. Sur 12 variables associées à l'expansion du gouvernement, seules trois ne sont pas réversibles, et ces dernières variables ne sont pas les meilleures explications de la croissance. 30
Quelques travaux reconnaissent pourtant l'existence de stades spécifiques dans l'évolution de l'État providence mais, le plus souvent, on ne voit pas la nécessité d'avoir un modèle théorique spécifique pour expliquer les nouvelles transformations. On a avancé par exemple que l'État providence aurait atteint sa forme « mature », ou « achevée », ce qui expliquerait le ralentissement de la croissance des dépenses et la reformulation des programmes de protection sociale dans les pays fortement industrialisés. Heclo, dont les travaux ont été largement diffusés, a identifié quatre grands stades historiques de l'État providence, soit l'expérimentation (1870-1930), la consolidation (1930-1950), l'expansion (1950-1970) et la reformulation (1970-). Le stade de l'expansion avait été caractérisé par une croissance économique soutenue, un engagement envers le plein emploi, l'octroi de compensations pour préserver les niveaux de vie en croissance, ainsi que la compétition de groupes pour améliorer leur part relative de l'augmentation des ressources. Le stade de la reformulation présentait, quant à lui, des combinaisons de récession et d'inflation et était caractérisé par des tentatives de soumettre la politique sociale à un nouveau sens de rareté, une désaffectation politique, un ralentissement marginal des dépenses de programmes, ainsi que des initiatives pour trouver des solutions de rechange moins coûteuses pour accomplir les mêmes objectifs. Au cours des années 1970, l'État providence avait complété selon Heclo un processus visant à étendre la protection sociale et à mettre en place les principales structures et régimes de protection sociale, si bien que la croissance rapide du stade historique antérieur n'était plus nécessaire. L'État providence ayant atteint sa « maturité », il ne s'agissait plus que d'apporter des ajustements aux programmes et à reformuler leur orientation plutôt que d'assumer les coûts de leur mise en oeuvre. 31
Sans questionner l'existence de stades historiques dans l'évolution de l'État providence, la thèse de la « maturité », pour expliquer le ralentissement de sa croissance, pose une contradiction non négligeable. Si la « maturité » coïncide avec la reformulation des programmes, en effet, comment expliquer que ce soient les démocraties anglo-saxonnes, c'est-à-dire les États qui sont les moins « matures », justement, qui aient été les premiers à entreprendre des réformes, et qui aient entrepris les réformes les plus substantielles de la protection sociale? 32
Dans l'ensemble de ces travaux, et ce bien qu'il y ait souvent reconnaissance de l'existence de stades spécifiques, l'idée qu'une dynamique propre au stade amorcé dans les années 1970, peu importe sa désignation, n'est donc pas largement répandue. Le modèle riche et sophistiqué mis de l'avant par Jørgensen, qui identifie pertinemment trois grandes phases dans le processus de coupes budgétaires suivant une période d'expansion (coupes incrémentales, managériales, puis stratégiques), a bien été repris par Dunsire et Hood, mais les travaux de ces derniers ont, eux-mêmes, eu un impact modeste sur la poursuite des recherches sur le désengagement de l'État providence. Selon Jørgensen, lors des coupes initiales (années 1950 et 1960), les individus vivent encore psychologiquement dans le climat de la croissance. Les coupes sont perçues comme étant temporaires, en attendant que la croissance reprenne. Le type de coupes qui sont faites alors sont faciles à localiser, faciles à mettre en oeuvre, et ne produisent pas de changements fondamentaux dans l'équilibre des pouvoirs. Toutefois, les effets de ces coupes incrémentales, « à la pièce » et non planifiées posent éventuellement certains problèmes. Alors un changement de climat psychologique se produit. Dans la phase managériale des coupes, les dirigeants sont préoccupés surtout par la restructuration et les réformes, la privatisation et la sous-traitance, les rationalisations, etc. Après un certain temps, les effets bénéfiques de ces réformes tendent à diminuer et les coûts politiques à croître à mesure que se construit une opposition. Le processus de coupes entre alors dans sa phase stratégique, lorsque les dirigeants se préoccupent davantage d'objectifs que de méthodes, de priorités plutôt que d'efficacité. 33
Dans la littérature néo-institutionnaliste portant plus spécifiquement sur les transformations récentes de l'État providence, il aura fallu attendre quelques années pour que l'on réfute l'approche voulant que les théories visant à expliquer l'expansion de l'État providence doivent aussi expliquer son retrait. À la fin des années 1980, Klein et O'Higgins faisaient remarquer pertinemment que:
Our political language, our mental images, and our analytic tools are all drawn from the era of the establishment, growth, and consolidation of the welfare state, yet we now confront mature institutions that require a different set of analytical tools and categories. In the mid-1970s, the management of retrenchment became briefly fashionable, but this was really merely the reverse of the previous ideas. We now need a new set of ideas to allow us to consider problems of adaptation and change in mature institutions. 34
Dans ce contexte où l'on assimile plus volontiers le processus d'expansion et de retrait plutôt que l'on cherche à en distinguer une dynamique particulière, Pierson a fait bande à part en postulant au milieu des années 1990 que le retrait est un processus distinct et que les règles qui ont dominé la longue phase de l'expansion ne sont pas nécessairement les même que celles qui dominent la phase actuelle. Il en déduit la nécessité d'élaborer un modèle théorique spécifique.
L'auteur s'appuie sur deux principaux arguments. D'abord, les objectifs des décideurs ne sont pas les mêmes dans la phase actuelle que dans une période expansionniste. En se basant sur les travaux de Weaver, 35 il affirme qu'il y a une différence significative entre un gouvernement qui revendique le crédit pour l'amélioration de prestations sociales et un gouvernement qui tente de réduire ces prestations et qui recherche, dans ce cas, à éviter le blâme électoral (en anglais: blame avoidance). Dans le premier cas, les dirigeants font face seulement à de vagues préoccupations à propos des niveaux d'imposition et aux pressions d'intérêts bien représentés. Dans le second cas, il s'agit d'imposer des pertes concrètes à un groupe concentré d'électeurs en échange de bénéfices diffus et de gains incertains. Le retrait implique des efforts pour faire paraître les changements aux programmes attrayants au plan électoral ou, à tout le moins, pour en minimiser les coûts électoraux. Ensuite, le phénomène de la rétroaction des politiques occasionne une dynamique particulière par rapport à la phase expansionniste: le développement de l'État providence a provoqué la création de grands programmes sociaux qui sont devenus centraux dans le paysage politique et qui ont occasionné à leur tour la création et l'organisation de réseaux denses de groupes d'intérêts et d'attachements populaires à certaines politiques particulières. Selon Pierson, le processus de retrait ne peut aucunement être assimilé à une inversion du processus d'expansion:
In a context where public social provision is just emerging, the existence of broad organizations pushing a social-policy agenda is likely to be crucial. However, the unpopularity of program cutbacks will give politicians pause even where unions and left-of-center parties are weak. Equally important, maturing social programs develop new bases of organized support that have substantial autonomy from the labor movement. This shifting base of support may have consequences for the dynamics of policy development, but it is clear that the weakening of the labor movement does not translate automatically into a commensurate weakening of the welfare state. 36
En somme, jusqu'à récemment les travaux de l'école néo-institutionnaliste portant sur les transformations de l'État providence tenaient le plus souvent pour acquis que les modèles et outils traditionnels ayant servi à expliquer l'expansion pouvaient également expliquer son retrait. La dynamique de deux phases de l'État providence que l'on tient pour distinctes (expansion et retrait) ont longtemps été assimilées. Toutefois, de récents travaux insistent sur la nécessité d'élaborer un modèle théorique spécifique pour analyser le retrait de l'État providence.
Une proposition a été soutenue largement dans les travaux sur le désengagement de l'État providence pour expliquer la vulnérabilité relative des divers programmes sociaux aux mesures d'austérité. 37 Selon cette proposition, les programmes universels sont moins vulnérables que les autres aux coupes, du fait qu'ils bénéficient de larges coalitions d'appuis incluant la classe moyenne, alors que les programmes sélectifs, à l'intention des classes inférieures et peu représentées démocratiquement, sont le plus susceptibles d'être réformés. Cette proposition représente, d'après Kuttner, « the most fundamental principle in the political economy of social spending ». 38
Retenons deux exemples d'ouvrages soutenant cette proposition « orthodoxe ». 39 Des travaux regroupés dans l'ouvrage collectif dirigé par Goodin et Le Grand ont analysé les programmes britanniques (sous Thatcher) et américains (sous Reagan). Aux États-Unis, la tendance a été de maintenir à un haut niveau de dépenses les programmes à l'intention des classes moyennes et de réduire ceux qui redistribuent des revenus vers les personnes les moins nanties. En d'autres mots, ce qui a caractérisé le sort des programmes se résume à: « expanding insurance (pour les classes moyennes), contracting assistance (pour les classes inférieures) ». 40 En Grande-Bretagne, plutôt qu'une érosion des dépenses, c'est une croissance qui a caractérisé les dépenses en termes réels de la plupart des programmes sociaux au cours des cinq premières années du gouvernement Thatcher. Selon Le Grand et Winter, les politiciens avaient été incapables de passer outre les intérêts représentés par la classe moyenne, bénéficiaire et employée de segments importants de l'État providence. 41 En conséquence, dans les deux pays, les programmes à l'intention des citoyens à faible revenu, peu populaires, ont été vulnérables aux mesures législatives restrictives, alors que les programmes d'assurance sociale, à l'intention des classes moyennes, ont connu une expansion et ce, bien que les dirigeants aient poursuivi des efforts en sens inverse. 42
Dans le même ordre d'idées, Esping-Andersen soutenait que les programmes sélectifs peuvent être particulièrement vulnérables puisqu'ils sont inéquitables: la redistribution bénéficie exclusivement à ceux qui contribuent peu ou pas. Ainsi, les Américains ont appuyé une réforme restrictive radicale des programmes d'assistance sociale, mais se sont opposés en même temps à la transformation de programmes à portée plus « universelle » tels que les pensions de vieillesse ou le Medicare. 43
Cette « orthodoxie » au sujet de la vulnérabilité relative des programmes est toutefois remise en cause par l'existence de propositions théoriques étayées. Des travaux utilisant la théorie des choix rationnels ont mis l'accent sur la tendance des bureaucrates à construire des empires pour expliquer que les programmes fournissant des services sont plus durables que ceux qui fournissent des transferts aux citoyens. Les programmes fournissant des services occasionnent la création de deux types de coalitions d'appuis: les bénéficiaires et les fournisseurs de services. Cette alliance de bénéficiaires et de fournisseurs de services, caractéristique des programmes qui fournissent des services (par exemple: santé, éducation), protège les programmes contre les efforts de désengagement davantage que les programmes de transferts directs dont seuls les bénéficiaires assurent la défense. 44
L'orthodoxie sur la vulnérabilité des programmes a également été ébranlée par une induction formulée à partir de l'observation des politiques poursuivies par les gouvernements Reagan et Thatcher. Selon Pierson, la pérennité des programmes dépend de facteurs plus complexes que leur caractère universel ou sélectif. En d'autres termes, la vulnérabilité d'un programme ne peut pas simplement être assimilée au fait qu'il desserve une clientèle pauvre. 45 Au contraire, les deux administrations ont trouvé les programmes universels (assurance-chômage et, en Grande-Bretagne, allocations familiales) plus malléables que les programmes à l'intention de bénéficiaires à faible revenu. Au cours des années 1980, les programmes les plus vulnérables ont, souvent, été les programmes universels, alors que les programmes sélectifs sortaient grands gagnants. Le Family Credit en Grande-Bretagne, de même que le Earned Income Tax Credit (EITC) aux États-Unis, ont connu une expansion importante au cours des années 1980 (et non une contraction), et sont semblables à plusieurs égards: ils ont été conçus de façon à diminuer les désincitatifs à participer au marché du travail ainsi qu'à améliorer le revenu des ménages peu favorisés économiquement.
En principe, les programmes ciblés ont peu de chances d'être protégés de coupes éventuelles par une mobilisation efficace de clientèles, puisque les clientèles de tels programmes sont rarement bien organisés et qu'ils ont un taux de participation électorale et politique très peu élevé. Par contre, Pierson soutient que les dirigeants peuvent avoir des raisons de se pencher plus attentivement sur les programmes universels, qui fournissent des prestations à la classe moyenne (contrairement à une idéologie conservatrice) et qui présentent une marge de manoeuvre plus grande, pour renverser l'orientation de la politique, que les programmes basés sur un examen de revenu. Selon l'auteur, « (b)eyond a point, it becomes difficult to make means test meaner ». 46
De plus, ce sont les programmes universels, plutôt que les programmes ciblés, qui se prêtent le mieux au remplacement par des alternatives offertes par le secteur privé (par exemple: pensions de vieillesse, services médicaux). Pour les dirigeants qui veulent réduire considérablement leurs dépenses budgétaires, les programmes ciblés représentent une dépense pouvant difficilement être réduite et d'où on ne peut tirer que des économies marginales. Ce sont les programmes universels, dont bénéficie la classe moyenne, qui représentent les économies possibles les plus substantielles. De plus, couper des programmes résiduels, qui fournissent déjà une aide minimale, occasionne selon Pierson des irrationalités: bureaucratisation accrue, réduction des incitatifs au travail et augmentation (plutôt que réduction) de la dépendance. Selon Pierson:
Direct cuts [to targeted programs] created political difficulties, not because of the modest influence of beneficiaries but because of the symbolic importance of these programs for administrations already vulnerable to accusations of mean spiritedness. 47
Bien que Pierson avance que les caractéristiques des programmes peuvent apparaître comme une rigidité dans le processus de retrait, il n'y a pas d'élaboration précise sur la nature de ces caractéristiques ni leur rôle pour assurer l'intégrité du programme. L'auteur réfute l'argument à l'effet que les programmes fournissant des services sont plus à l'abri que ceux qui fournissent des transferts directs. Les cas étudiés indiquent plutôt que, si corrélation il y a entre la nature des transferts et la vulnérabilité au retrait, ce serait plutôt une faible corrélation en sens inverse qui existe: les programmes fournissant des services sont légèrement plus vulnérables que ceux qui fournissent des transferts. 48 Malgré cette observation, on apprend peu de choses sur les caractéristiques précises qui font qu'un programme demeure plutôt intact, ou qu'il soit particulièrement la cible des législateurs. Par exemple, les programmes de grande taille sont-ils plus à l'abri des coupes que les petits programmes? Les programmes à enveloppe ouverte (par exemple: aide sociale) sont-ils moins vulnérables que les programmes à enveloppe fermée (par exemple: éducation)?
Dans un article qui apparaît aujourd'hui comme précurseur par rapport à ces travaux, Rudolf Klein avait pourtant fourni, au milieu des années 1970, une analyse permettant d'expliquer de façon détaillée les choix budgétaires vis-à-vis des programmes. 49 Selon cet auteur, qui prenait en compte l'ensemble des programmes de l'État providence (y compris par exemple la défense ou la construction d'édifices) et non seulement les programmes de protection sociale (par exemple: assurance-chômage et services médicaux), trois critères entrent en jeu pour déterminer l'allocation des ressources budgétaires par programme:
Selon Klein, les gouvernements déterminent les dépenses budgétaires selon la combinaison d'effets recherchés: effets économiques, effets immédiats ou à longue échéance, et adaptation aux circonstances « externes », selon le climat politique et idéologique qui prévaut.
Les travaux de Klein ne s'opposent pas strictement à la proposition « orthodoxe » présentée plus haut, à l'effet que les programmes universels sont moins vulnérables que les programmes sélectifs. Mais ici la proposition est nuancée, plus détaillée et se pose en d'autres termes. L'auteur soutient par exemple qu'il existe une relation inverse entre la taille du programme et sa vulnérabilité aux coupes: les ajustements importants aux programmes de grande taille occasionnent selon lui un déplacement important de l'allocation des ressources, et donc sont plus difficiles à effectuer. Outre la taille, deux grandes caractéristiques déterminent aussi la vulnérabilité éventuelle d'un programme: l'intensité des ressources humaines qu'il emploie, les programmes intensifs en ressources humaines étant moins vulnérables aux coupes que les autres, et l'intensité des transferts qu'il effectue, les programmes intensifs en transferts étant plus vulnérables aux coupes que les autres. 50
S'inspirant des travaux de Downs, qui avait démontré que l'appui politique pour le gouvernement est maximisé quand les bénéfices visibles des dépenses publiques sont supérieurs au fardeau visible des impôts, 51 Klein soutient que les dépenses seront élevées pour les programmes qui offrent des avantages tangibles à des groupes spécifiques plutôt qu'à un groupe diffus. Par exemple, les gouvernements préfèrent dépenser pour des services d'éducation plutôt que pour la santé ou la défense. L'auteur soutient également que la vulnérabilité des programmes s'explique, aussi, par la spécificité du groupe bénéficiaire: les programmes pour lesquels les bénéficiaires sont organisés en groupes sont moins vulnérables que ceux pour lesquels les clientèles sont peu organisées.
Dunsire et Hood ont élaboré un nombre d'hypothèses à partir des travaux de Klein que nous venons d'exposer et ils ont vérifié ces hypothèses à l'aide de l'examen de 14 programmes britanniques entre 1977 et 1985. 52 Les résultats de leurs travaux sur la question de la vulnérabilité relative des programmes britanniques indiquent que:
Bien que les travaux de Klein, Dunsire et Hood représentent un intérêt indéniable sur la question de la vulnérabilité relative des programmes, leur portée allait demeurer limitée. Même après la publication des travaux récents de Pierson, qui n'y faisait pas référence, la proposition à l'effet que les programmes universels sont moins vulnérables que les programmes sélectifs persiste, comme nous l'avons vu. Nous constatons l'absence marquée d'intégration des connaissances actuelles sur la vulnérabilité relative des programmes aux coupes budgétaires, de même que l'inexistence de tests empiriques spécifiques, d'envergure longitudinale et transversale, qui pourraient être plus concluants et généralisables que les données limitées à partir desquelles des propositions détaillées sur la question de la vulnérabilité relative des programmes ont été élaborées.
On aura noté que les ouvrages de Goodin et Le Grand et de Pierson discutés ci-dessus étudient tous deux les cas britannique sous Thatcher et américain sous Reagan, et parviennent pourtant à des résultats contradictoires à l'aide d'approches méthodologiques différentes. L'une des difficultés associées aux interprétations contradictoires est la conceptualisation d'un instrument valable pour mesurer la vulnérabilité. On obtient des résultats différents selon qu'on définit la vulnérabilité en tenant compte de la « précocité » ou de la « sévérité » des dispositions législatives restrictives envers un programme, de l'évolution de la part relative des dépenses gouvernementales qu'il représente, de l'évolution de ses dépenses per capita, ou encore de la progression de ses dépenses par rapport au Produit intérieur brut. Toutes ces mesures pourraient être valables en soi, mais la diversité des résultats qu'elles permettent de saisir, souvent contradictoires, fait en sorte qu'une mesure objective de la vulnérabilité nécessite, idéalement, la fabrication d'un indice composé. Ces résultats indiquent que les conclusions actuelles sur la question de la vulnérabilité relative des programmes sont, au mieux, préliminaires.
C'est devenu une convention, dans les travaux de recherche sur l'État providence, que de classifier le Canada parmi l'ensemble des pays anglo-saxons. Dans la typologie d'Esping-Andersen, les régimes de type libéral, dont le Canada, se distinguent des autres (conservateurs et sociaux-démocrates) par la prédominance d'une aide étatique liée au besoin, de transferts universels modestes, et de régimes modestes d'assistance sociale. La démarchandisation y est faible. 53 Les prestations et droits sociaux, relativement limités, sont souvent associés avec la stigmatisation des individus. Les régimes libéraux encouragent de plus une structure parallèle au rôle étatique en supportant l'initiative privée, comme c'est le cas pour les régimes privés de pensions de vieillesse. En définitive, ces régimes se caractérisent par l'existence d'une égalité d'accès à la base, tandis que s'exerce une différenciation vers le haut, par la voie du marché.
Cette catégorisation du cas canadien a permis à plusieurs auteurs de constater que les régimes libéraux, qui étaient moins généreux au départ que les autres pays fortement industrialisés, ont réagi de façon plus directe et plus marquée aux transformations du contexte structurel et économique. 54 Selon Boismenu et Noël,
(l)a comparaison avec des pays comme la France, l'Allemagne et la Suède, montre bien que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont été particulièrement actifs au cours des années quatre-vingt sur le chapitre de la réduction de la protection sociale, alors que déjà ils ne se signalaient pas par leur avant-gardisme ». C'est que « les modifications apportées aux programmes amplifient les traits associés à l'État providence libéral, que ce soit au chapitre de la démarchandisation ou de la stratification sociale ». 55
Dans le même ordre d'idées, Castles fait remarquer que ce sont les pays anglo-saxons (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Grande-Bretagne et États-Unis) qui ont subi les pressions les plus considérables, par rapport à l'ensemble des autres pays de l'Organisation pour la Coopération et le Développement économique (OCDE), pour réagir au nouveau contexte structurel en rationalisant les programmes. Ce qui apparaît tout à fait explicable pour l'auteur si l'on tient compte d'une caractéristique historique liant ces nations: elles ont été les plus faibles dépensières de l'ensemble des pays de l'OCDE au cours de la période d'après-guerre, tant pour le ratio dépenses sociales / PIB que pour le ratio transferts sociaux / besoins de la population (personnes âgées et chômeurs). 56
Cela dit, qu'en est-il de la spécificité du cas canadien par rapport aux autres régimes de type libéral? Bien qu'à distance, l'on puisse parler d'un même type d'État providence pour le Canada et les États-Unis, on remarque des différences significatives. Comme le rappellent Boismenu et Noël, le fardeau fiscal aux États-Unis est l'un des plus faibles dans les pays de l'OCDE. Les dépenses sociales y sont limitées, le taux de syndicalisation est faible et les inégalités et dualismes sociaux sont accentués. Par comparaison avec les États-Unis, le Canada semble
animé par des principes de solidarité qui ont, malgré tout, infléchi le credo libéral-individualiste. La volonté de garantir une protection minimale a permis l'introduction de mesures universelles dans la protection sociale, même si celle-ci est pensée d'abord en fonction d'une protection minimale pour les laissés-pour-compte. 57
Basé sur l'individualisme économique, le système américain de protection sociale fait une distinction marquée entre les pauvres méritants et non méritants, alors que le régime canadien, d'inspiration britannique, vise à garantir à tout individu dans le besoin un revenu minimal, peu importe les raisons de son indigence.
Dans un article récent, Banting a soutenu que la littérature existante sur les transformations actuelles de l'État providence, malgré ses mérites, ne permet pas tout à fait d'évaluer l'expérience canadienne, qui est marquée par des divisions régionales profondes, des populations socialement hétérogènes, ainsi que des institutions politiques fragmentées. L'auteur soutient en effet que les institutions fédérales, le pluralisme linguistique et culturel, ainsi que les conflits régionaux sont autant de facteurs qui ont eu des implications significatives sur la conception actuelle des programmes sociaux canadiens. 58
Toujours selon Banting, la politique sociale et l'État providence ont joué au Canada un rôle historique d'intégration nationale et territoriale (en anglais: statecraft) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En même temps, des groupes de la société qui ont joué un rôle important dans d'autres pays, tels les syndicats, les groupes féministes et les organismes de défense des droits sociaux, ont été relativement exclus du processus décisionnel entourant l'évolution de l'État providence canadien. En un mot, le retrait de l'État providence canadien se caractérise surtout, selon Banting, par le fait que « (f)ederal expenditure restraint is in tension with the politics of national integration ». 59
Pour Banting, qui analysait les politiques sociales canadiennes au milieu des années 1980, le fédéralisme, ou la division verticale des pouvoirs qui caractérise le système politique canadien, est une force conservatrice non seulement pour prévenir l'expansion rapide, mais aussi pour prévenir une régression rapide de la sécurité du revenu. Selon lui, « Federalism is one of the elements of Canadian political life that incline it towards an incremental process of policy change ». L'auteur appuie sa réflexion sur le Grand Débat sur les pensions et la complexité des relations entourant le Régime des pensions du Canada / Régime des rentes du Québec (RPC-RRQ) (le fédéralisme empêchant l'expansion), ainsi que sur les réformes de l'assurance-chômage à la fin des années 1970 et le combat contre la désindexation des pensions au milieu des années 1980 auquel les provinces ont participé (le fédéralisme ralentissant la contraction). 60
Pour reprendre l'argumentation (implicite) de Banting en d'autres termes, le processus de désengagement au Canada est moins tributaire du développement de coalitions d'appuis aux programmes que ce n'est le cas dans d'autres pays, comme Pierson l'a constaté par exemple en Grande-Bretagne et aux États-Unis. L'effet de rétroaction des politiques se pose davantage en termes d'intégration nationale qu'en termes d'oppositions de la part des groupes de la société ou des clientèles des programmes qui forment des coalitions d'appuis. On note, dans cette argumentation, l'assimilation des processus d'expansion et de désengagement, plutôt que leur différentiation: les facteurs qui ont causé l'expansion (intégration nationale et territoriale) sont les mêmes qui s'opposent au retrait.
Une autre spécificité du cas canadien, par rapport aux régimes de type libéral, consiste en la division de l'État providence canadien en deux sphères: programmes de santé généreux et programmes de sécurité du revenu chiches. Comme Tuohy le faisait remarquer:
On the one hand, (Canadian social policy) comprises a relatively niggardly set of policies directed at income security -- notably public pensions and social assistance. The one relatively generous income-maintenance program, unemployment insurance, has been the focus of ongoing controversy. On the other hand, Canada has adopted a system of national health insurance that is both generous and outstandingly popular. 61
Cette observation à l'effet que l'État providence est partagé entre deux sphères apporte une nuance à la classification typologique traditionnelle du Canada parmi les régimes caractérisés par des transferts modestes visant à pourvoir aux besoins de base des individus.
Selon Banting, la division marquée de l'État providence canadien s'explique par la structure décisionnelle des programmes. Dans le cas de la santé, les programmes sont de juridiction provinciale, bien que le gouvernement fédéral use de son pouvoir de dépenser. Dans ces conditions, une mesure adoptée dans une province n'a pas besoin de l'aval d'autres provinces, en autant qu'elle respecte les principes qu'Ottawa pose comme condition pour verser son aide. Selon Banting, ce type de structure décisionnelle est caractérisé par l'existence de plusieurs leviers autonomes d'intervention (en anglais: multiple independent action points) et a permis plusieurs innovations depuis la mise en oeuvre des programmes. C'est ainsi que s'expliquerait la relative générosité des programmes de santé.
Par contre, le domaine de la sécurité du revenu en est un de responsabilité partagée entre deux paliers décisionnels (joint decisionmaking). Banting retient l'exemple des pensions contributives, c'est-à-dire le régime RPC-RRQ, qui est caractérisé par des barrières institutionnelles remarquables. Les changements requièrent l'assentiment du gouvernement fédéral et d'au moins sept provinces, représentant les deux-tiers de la population canadienne, ce qui rend ce régime plus difficile à modifier que la plupart des sections de la constitution du pays. Ces barrières institutionnelles expliquent que les forces conservatrices aient été en mesure de limiter l'expansion du programme pendant la période d'après-guerre. 62
Comme les travaux de Banting ont tendance à assimiler les processus d'expansion et de désengagement de l'État providence canadien, on constate un a priori selon lequel la structure décisionnelle des programmes -- qui a freiné l'expansion (dans le cas du RPC-RRQ) ou favorisé l'expansion (programmes de santé) -- jouent un rôle inverse dans un climat d'austérité: les programmes à juridiction partagée (RPC-RRQ) sont moins vulnérables que ceux pour lesquels le gouvernement fédéral détient la juridiction exclusive (assurance-chômage). Donc au Canada, la vulnérabilité des programmes aux coupes ne dépendrait pas tant de leur caractère universel ou sélectif, par exemple, mais dépendrait plutôt de leur structure décisionnelle formelle. 63
Qu'en est-il de la réaction de l'État providence canadien aux conditions économiques et structurelles depuis les années 1970? L'État providence canadien serait-il menacé? Il semble que non. Après une étude de l'évolution des dépenses financières du gouvernement fédéral, Prince concluait en 1994 qu'Ottawa intervient davantage dans l'économie canadienne qu'au cours des 10 ou 20 années précédentes. Selon lui, « (i)n terms of financial resource flows, shares, and claims the federal state has not been reduced; restrained and stabilized perhaps, but (it is) still larger than before ». 64
En ce qui concerne la sécurité du revenu plus spécifiquement, Banting avançait au milieu des années 1980, dans le même ordre d'idées, que:
Although benefit reductions have undoubtedly taken place, other programs have been enhanced, and yet others have been restructured rather than reduced. Moreover, when viewed from a broad societal perspective, the dominant impression is that the role of the income security system in Canadian life has expanded. 65
Pour Banting, la tendance n'est pas au « désengagement ». Le rôle expansif de la sécurité du revenu (mesuré en termes de dépenses sur le PIB; de nombre de bénéficiaires; de proportion du revenu provenant des transferts gouvernementaux), est dû à la croissance du nombre de retraités et à l'érosion des opportunités de travail. Le marché du travail continuait d'être le principal mécanisme d'allocation des ressources, mais les programmes de sécurité du revenu avaient acquis une importance plus grande, et ce en dépit des pressions émanant des finances publiques et de l'idéologie néo-conservatrice favorisant un retrait des prestations sociales. 66
Les travaux que nous venons de discuter sur la transformation récente de l'État providence indiquent que deux grandes approches théoriques analysant les transformations récentes de l'État providence présentent à la fois des traits communs et des particularités. Les travaux structuralistes et néo-institutionalistes appuient, chacun à leur façon, la thèse de l'irréversibilité de l'État providence en soutenant que les changements constatés ne conduisent nullement à un démantèlement éventuel de celui-ci. De plus, les travaux récents de l'école néo-institutionnaliste, qui ont fait un bond dans les années 1990 en offrant de nouveaux outils théoriques pour analyser le processus de désengagement, rejoignent l'argument soutenu par les structuralistes à l'effet que le processus actuel est caractérisé par l'existence d'une dynamique explicative distincte.
Cependant, les similarités apparentes s'arrêtent là. Les deux approches se distinguent nettement de par leurs postulats de départ, l'une visant à interpréter la métamorphose de l'État capitaliste tandis que l'autre cherche à expliquer la survivance des arrangements institutionnels aux crises budgétaires et financières. Si les travaux structuralistes fournissent les bases analytiques nécessaires pour l'analyse de la transformation de l'État capitaliste dans son ensemble en rapport avec la nouvelle économie, les travaux néo-institutionnalistes permettent mieux d'analyser attentivement, comme nous le proposons, les transformations du rôle de l'État dans un domaine précis de la politique sociale et à l'intérieur des différents programmes.
Notre examen détaillé du cas canadien, qui s'insère dans ce corpus d'études comparatives et canadiennes, s'inscrit par conséquent dans le prolongement des travaux de l'école néo-institutionnaliste, principalement ceux de Paul Pierson et Keith G. Banting discutés plus haut. Comme grille de lecture des processus politiques à l'oeuvre à l'intérieur des programmes de sécurité du revenu au Canada, nous retenons le modèle d'analyse élaboré par Pierson, que nous adaptons à la spécificité canadienne en tenant compte des arguments de Banting.
Le Tableau 1 indique que, comme Pierson, nous privilégions l'analyse de deux grands types de variables, soit les contraintes institutionnelles et les variables associées aux effets de rétroaction des politiques. En clair, les institutions et la rétroaction des politiques (policy feedback) imposent des contraintes fortes aux dirigeants politiques dans le processus de désengagement. Pour tenir compte de la spécificité canadienne, nous avons ajouté deux variables, soit l' »activité des provinces » et l' »intégration territoriale-nationale » (statecraft). Comme nous en discutons plus haut, le fédéralisme canadien a eu un effet conservateur, tant pour modérer l'expansion de l'État providence que pour s'opposer au désengagement rapide. D'où l'impératif de tenir compte de l' »activité des provinces », que nous définissons comme l'intervention publique des provinces pour s'opposer à une initiative fédérale de désengagement ou provoquer des ajustements ponctuels. De plus, nous savons que le gouvernement fédéral canadien a historiquement poursuivi un objectif d'intégration nationale et que cette poursuite peut s'ériger en contradiction avec d'autres objectifs comme la poursuite du désengagement. C'est pourquoi l' »intégration territoriale-nationale » est ajoutée aux variables associées aux effets de rétroaction des politiques.
Rappelons que notre thèse poursuit trois grands objectifs:
Par « programmes de sécurité du revenu », nous entendons les programmes et dispositions fiscales par lesquels le gouvernement fédéral transfère des sommes monétaires aux citoyens, de façon à réduire la chute de leurs revenus en prévision des « risques » d'une vie active sur le marché du travail (pensons au chômage ou à la maladie). 67 Nous entendons également les programmes par lesquels le gouvernement fédéral transfère des sommes monétaires aux provinces pour aider celles-ci à procurer un minimum de subsistance aux particuliers dans le besoin. Comme Heidenheimer et al. le faisaient remarquer:
Through such programs spending power is transferred from the employed to the unemployed, from the healthy to the ill, from working-age persons to the young and the elderly, from the affluent to the poor -- and also at times from low-income to high-income groups. Virtually everyone living in modern societies can expect to be touched by such programs at various points in their lives. 68
La sécurité du revenu représente l'une des plus importantes formes institutionnalisées de redistribution des ressources. Au Canada, elle constitue le coeur de l'État providence: en 1994-1995, les dépenses pour les programmes de sécurité du revenu effectuées par les provinces et le gouvernement fédéral, représentaient quelque 55% des dépenses gouvernementales totales de ces deux paliers gouvernementaux, et 26,2% du produit intérieur brut au Canada. 69
Nous concentrons notre analyse sur le rôle du gouvernement central à cause du rôle prépondérant de celui-ci au Canada pour la sécurité du revenu. Alors que cette dernière est un champ juridictionnel appartenant aux provinces, selon l'Acte de l'Amérique du nord britannique de 1867, c'est néanmoins Ottawa qui, utilisant son pouvoir de dépenser, est devenu le principal intervenant au cours des quatre dernières décennies. Même si les deux paliers gouvernementaux interviennent dans la sécurité du revenu, les pouvoirs fédéraux administrent les principaux programmes de sécurité du revenu (assurance-emploi, sécurité de la vieillesse, régime des pensions du Canada, prestations financières pour enfants) et ont joué un rôle important dans le cas du Régime d'assistance publique du Canada. Sauf exceptions, les provinces interviennent principalement pour améliorer l'aide offerte par Ottawa à l'aide de suppléments (par exemple pour les retraités à revenus modestes et pour les familles nombreuses). 70
Enfin nous limitons notre étude à quatre programmes sous juridiction fédérale ou mixte (avec les provinces): assurance-chômage, sécurité de la vieillesse, Régime d'assistance publique du Canada, et prestations financières pour enfants. Ces programmes poursuivent des objectifs communs: soulagement de la pauvreté, prévention de chutes du bien-être économique en cas de perte involontaire de revenus, et assurance d'un niveau minimum de biens et services aux personnes que la société considère indispensables. 71 De plus, les programmes de sécurité du revenu contribuent, au Canada, à assurer la légitimité du gouvernement fédéral en assurant l'un de ses rares liens directs avec les citoyens.
Les trois premiers programmes jouent un rôle tellement central dans la sécurité du revenu au Canada, représentant ensemble plus du quart des dépenses totales de sécurité sociale engagées par le gouvernement fédéral et les provinces en 1994-1995, 72 qu'il aurait été difficile de ne pas les retenir. Si le quatrième programme est de moindre envergure, il s'est imposé quant à lui pour des raisons méthodologiques. Contrairement aux grands programmes, les prestations financières pour enfants, à cause de leur importance modeste dans la sécurité du revenu des Canadiens, ont eu des effets structurants peu significatifs. Par exemple, le programme d'allocations familiales n'a pas donné lieu à l'organisation de clientèles ni à l'émergence de coalitions d'appuis dont les activités sont comparables aux défenseurs du programme d'assurance-chômage. Or, comme Pierson l'a pertinemment soutenu, le phénomène de rétroaction des politiques (notamment le développement de coalitions d'appuis qui, dans la phase du retrait de l'État providence, interviennent pour s'opposer aux coupes de certains programmes) devient l'un des principaux obstacles à la poursuite des politiques d'austérité. Selon l'auteur: « An analyst needs a comparative case where lock-in has not occurred to identify the political effects of policy feedback ». 73 Ainsi, en retenant les prestations financières pour enfants, nous varions notre arsenal comparatif en mettant à notre disposition un cas d'étude pour lequel l'effet de rétroaction des politiques est peu significatif.
Notre étude se concentre sur la période comprise entre 1975 et 1995, et s'étend jusqu'aux réformes annoncées en 1996 dans le cas des programmes de la sécurité de la vieillesse et du régime d'assistance publique du Canada. Le début correspond à la période suivant le choc pétrolier de 1973, lorsque les gouvernements des pays fortement industrialisés (y compris le Canada) ont tenté de façon plus marquée de contrôler la croissance des dépenses, en réponse aux contrecoups d'un ralentissement économique d'envergure internationale et d'une crise fiscale de l'État. La fin de cette période correspond à celle où, au Canada, la réforme des quatre programmes avaient été annoncée.
Cela dit, l'analyse des transformations sur deux décennies est enrichie au besoin par des rappels historiques et tient compte d'antécédents et de développements ultérieurs pertinents. Bien que nous accordions une attention soutenue aux transformations des programmes entre 1975 et 1995, nous tenons compte aussi de changements qui se sont produits après cette période, c'est-à-dire jusqu'au milieu de 1998 dans certains cas.
Nous proposons d'étudier les stratégies et approches du gouvernement fédéral pour se désengager de la sécurité du revenu, ainsi que les réactions des groupes de la société (et des provinces) au désengagement. Rappelons que nous concevons le désengagement comme l'ensemble des activités poursuivies par le gouvernement fédéral ayant pour effet la régression immédiate ou imminente du rôle de l'État canadien pour assurer la sécurité du revenu des Canadiens. Ces activités comprennent le freinage des dépenses, les coupes budgétaires, les mesures législatives occasionnant une réduction des droits actuels et futurs, de même que les dispositions « automatiques » par lesquelles les programmes subissent une érosion graduelle. Nous étudions le désengagement comme un processus, c'est-à-dire comme un ensemble de phénomènes qui, organisés dans le temps, poursuivent un développement donné.
Par « approches », nous entendons les moyens généraux sur lesquels s'appuie la mise en oeuvre du désengagement et la façon dont le gouvernement fédéral réoriente les programmes ou, en d'autres termes, le désengagement « systémique ». Par exemple, il peut s'agir d'une insistance plus grande sur les mécanismes fiscaux pour effectuer les transferts, ou encore d'un accroissement des ressources d'un programme affectées au développement de la main-d'oeuvre plutôt qu'à la sécurité du revenu. Par « stratégies », nous entendons la façon dont les dirigeants politiques s'y prennent pour éviter les blocages, au niveau électoral (ou politique), que la poursuite du désengagement peut occasionner. Nous postulons que dans un climat d'austérité, ces agents tentent de couper les dépenses des programmes le plus possible. En même temps, ce sont des acteurs rationnels qui envisagent d'être réélus, si bien qu'ils déploient des stratégies pour minimiser les coûts politiques liés à leurs décisions. Nous retenons ici aussi la contribution de Pierson pour ce qui est de la définition et de la classification des types de stratégies, qui sont présentées au Tableau 2. Par « réactions des groupes de la société », nous entendons les interventions publiques (des individus, groupes d'intérêt, clientèles et provinces) visant à s'opposer à une initiative de désengagement ou à infléchir le cours d'une réforme. Il peut s'agir notamment de manifestations populaires, de témoignages devant un comité de la chambre des Communes, ou encore de déclarations publiques de la part de dirigeants provinciaux.
Pour opérationnaliser le concept du désengagement comme variable dépendante, nous avons recours à l'analyse de la composition et de l'évolution des dépenses, jouxtée à l'analyse des dispositions budgétaires et législatives. L'analyse des dépenses permet de faire une lecture pertinente des conséquences des choix passés, de saisir les réorientations des programmes, en plus de fournir des unités utiles pour comparer le sort des programmes. Par contre, elle présente aussi d'importantes lacunes: les données nous renseignent exclusivement sur les effets des choix qui sont déjà perceptibles et mesurables, mais non sur les initiatives infructueuses ni sur les initiatives dont les effets sont diffusés progressivement ou reportés dans le temps. Par exemple, certaines modifications apportées au régime de l'assurance-chômage, qui est devenu l'assurance-emploi en 1997, font en sorte que certains effets restrictifs, pour les bénéficiaires éventuels de ce régime, sont diffusés sur plusieurs années et qu'ils ne seront ressentis pleinement qu'à partir de l'an 2002. Qui plus est, les données statistiques permettant de mesurer les effets financiers de la réforme ne seront vraisemblablement disponibles que quelques années après cette date. Pourtant, il s'agit bien d'une initiative importante de désengagement au cours de la période retenue ici. C'est pourquoi l'analyse de la composition et de l'évolution des dépenses n'est valable que dans la mesure où est elle accompagnée d'une analyse des initiatives budgétaires et législatives causant (pour reprendre notre définition du désengagement) la régression passée ou imminente du rôle de l'État pour assurer la sécurité du revenu des Canadiens.
Les dirigeants politiques, que nous définissons comme l'ensemble des agents qui détiennent le pouvoir exécutif des institutions de l'État, représentent le point de départ de notre analyse. Nous verrons que l'évolution des programmes n'est pas marquée de façon abrupte par les changements de gouvernements (libéral ou conservateur). Au contraire: en dépit de rhétoriques distinctes, l'on remarque la continuité plutôt que des ruptures dans les orientations que ces gouvernements donnent aux programmes. Pour ces raisons, nous nous référons le plus souvent au « gouvernement fédéral », aux « dirigeants politiques », plutôt qu'au type précis de gouvernement (les Libéraux, les Conservateurs).
De plus, nous reconnaissons qu'il peut exister de multiples tendances et forces politiques à l'intérieur d'un même gouvernement (par exemple, tensions interministérielles). Cependant, notre analyse se limite aux tendances dominantes du gouvernement fédéral, c'est-à-dire aux tendances qui s'imposent sous la forme d'une disposition budgétaire ou législative, ou encore comme projet de réforme révélé publiquement.
En concentrant comme nous le faisons notre attention sur les initiatives du gouvernement fédéral, notre façon d'aborder « la société » est forcément vaste et peu précise. Elles comprend mais ne se limite pas aux groupes d'intérêts, aux clientèles des divers programmes, aux représentants provinciaux, et même parfois aux individus qui interviennent dans le processus. Les groupes de la société sont abordés principalement dans leur rôle d'opposition vis-à-vis les initiatives des dirigeants politiques fédéraux, en « réaction » aux réformes gouvernementales.
En ce qui concerne le choix des instruments d'analyse, il faut préciser que notre thèse ne vise pas la production de données empiriques nouvelles mais qu'elle avance plutôt une interprétation originale des données disponibles. C'est pourquoi elle s'appuie principalement sur des sources secondaires: monographies, articles scientifiques et publications officielles. L'utilisation de ces sources sert à identifier, analyser et comparer systématiquement les initiatives et certains effets budgétaires du désengagement du gouvernement fédéral au cours de la période retenue. Elle sert aussi à analyser les stratégies, approches, et réactions sociétales au désengagement. De plus, elle permet d'établir les antécédents historiques pertinents.
À défaut d'une littérature scientifique abondante et variée couvrant les changements les plus récents, nous avons également recours à l'analyse de la presse écrite anglophone et francophone (Globe&Mail, Toronto Star, La Presse, autres au besoin) pour la période postérieure à 1990 74 . La revue de presse pour chacun des programmes offre un point de mire permettant d'évaluer la réaction (vigilance ou inertie) des groupes de la société vis-à-vis des initiatives de désengagement. Elle fournit une indication des débats qui prennent place au niveau de la société. Une absence de couverture médiatique des formes de désengagement et d'opposition à celui-ci indique un faible intérêt de la société canadienne vis-à-vis de cette question. Ou encore, elle peut indiquer un manque large de compréhension de celle-ci, témoignant alors de l'efficacité des stratégies déployées par le gouvernement fédéral pour rendre ses initiatives politiquement acceptables.
Le choix des médias varie quelque peu selon les programmes. Nous privilégions l'analyse du contenu des grands quotidiens nationaux, francophones et anglophones, en postulant qu'ils reflètent les réactions sociétales significatives au désengagement (mouvements de protestations, démonstrations, intervention publique des représentants provinciaux). Il arrive aussi que des médias écrits couvrent un aspect précis du désengagement, ou encore qu'ils s'intéressent au sort d'un programme en particulier à cause des effets locaux de certaines réformes. Sans prétendre ratisser de façon systématique et exhaustive l'ensemble des quotidiens régionaux et de la presse écrite au Canada, nous en tirons au besoin des données complémentaires.
Nous reprenons maintenant nos propositions centrales de façon plus détaillée et précisons la façon dont la démonstration est organisée.
Dans la revue de la littérature nous avons fait état des travaux sur la question de l'irréversibilité de l'État providence. Même s'ils reconnaissent que des réformes ont été effectués en réponse à un climat international austère, les travaux de l'école néo-institutionaliste insistent néanmoins sur la continuité des institutions et les coûts politiques du désengagement pour expliquer la pérennité des États providence. Sauf exceptions, ces travaux soutiennent la thèse de l'irréversibilité de l'État providence.
Sans pour autant s'inscrire en faux vis-à-vis de la thèse de l'irréversibilité, l'étude du cas canadien sur deux décennies permet néanmoins d'y apporter deux nuances importantes. Premièrement, la capacité des dirigeants de poursuivre des stratégies efficaces de longue haleine pour contourner les obstacles au désengagement et minimiser la réprimande électorale apparaît plus importante que celle qu'on leur reconnaît dans la littérature. Nous soutenons qu'à longue échéance, les stratégies poursuivies font en sorte que tous les programmes sont vulnérables au désengagement et sujets à une redéfinition significative des droits. Deuxièmement, les dirigeants sont en mesure de poursuivre des stratégies et de modifier leur approche vis-à-vis de la sécurité du revenu sur plusieurs années, si bien que l'efficacité des formes de rétroaction des politiques, qui apparaissent centrales au début du processus pour ralentir ou résister aux initiatives de désengagement, s'érode au fil des ans. Nous soutenons que les dirigeants poursuivent des stratégies de longue haleine, adaptées à la nature du terrain politique de chaque programme, pour contourner les obstacles au désengagement et minimiser les coûts politiques de ce dernier.
Troisièmement, en tenant compte de la spécificité de l'État providence canadien, nous comparons de plus le rôle des provinces, des élites administratives et de la rétroaction des politiques pendant le processus d'expansion et de désengagement de l'État providence. Nous soutenons que, tout comme en Grande-Bretagne et aux États-Unis, la dynamique du processus de désengagement, au Canada, ne correspond pas simplement à celle, renversée, de l'expansion. Plus précisément, les provinces, qui ont peu contribué à l'expansion des programmes de sécurité du revenu, apparaissent réfractaires à la régression de certains droits assurés par le gouvernement fédéral. De plus, les élites administratives, dont le rôle a été étroitement associé à l'expansion des programmes jusqu'au milieu des années 1970, n'exercent pas d'incidence marquée depuis 1975. Enfin, certaines caractéristiques des programmes (telles que la redistribution régionale effectuée par le biais de l'assurance-chômage), à cause de leur effets structurants sur les rapports sociaux, représentent des rigidités dans le processus de désengagement alors qu'elles n'ont pas été un facteur d'expansion.
La démonstration est organisée comme suit. Les quatre prochains chapitres analysent de façon détaillée le processus et les formes du désengagement à l'intérieur d'un programme spécifique de sécurité du revenu. Ces chapitres tiennent compte des antécédents historiques pertinents sur les caractéristiques structurelles et institutionnelles des programmes. Ils analysent également l'évolution des dépenses, les principales dispositions restrictives, ainsi que les approches et stratégies déployées par les dirigeants politiques en relation avec les facteurs de résistance au désengagement. Ils permettent d'étudier les réorientations qui se sont produites à l'intérieur de chacun des programmes, d'analyser comment ces nouvelles orientations ont été mises en oeuvre, et de connaître le terrain politique avec lequel les dirigeants doivent composer pour mener à bien la difficile tâche de contrôler les dépenses budgétaires.
Les chapitres 2, 3 et 4 analysent les transformations que les programmes de sécurité du revenu ont subies ainsi que les stratégies et approches poursuivies pour contourner les obstacles au désengagement spécifiques à chaque programme. Ces chapitres démontrent que des dispositions centrales d'un programme, qui apparaissent au début du processus comme des rigidités insurmontables par rapport au désengagement et qui assurent l'intégrité de ce programme, peuvent acquérir une importance moindre grâce à des stratégies et orientations habilement concoctées. Dans le cas de l'assurance-chômage, le parti-pris redistributif du régime en faveur des régions de l'est du pays a représenté une condition essentielle au désengagement de la sécurité du revenu des chômeurs. En même temps, ce parti-pris régional a constitué un obstacle majeur, apparemment infranchissable, à toutes les réformes envisagées, à cause de l'organisation des groupes sur une base régionale et des coûts politiques élevés du désengagement régional. Pourtant, le gouvernement fédéral a entrepris de redresser cette caractéristique régionale en 1995. Dans le cas du Régime d'assistance publique du Canada, c'est l'existence de normes nationales dont la préservation était largement perçue comme essentielle à la légitimité du gouvernement fédéral et à la définition même de la citoyenneté canadienne qui a représenté, jusqu'à récemment, le principal obstacle au désengagement financier. Encore une fois, cet obstacle au désengagement a été contourné au milieu des années 1990 grâce à une stratégie habile regroupant sous une même enveloppe deux types de transferts qui permet au gouvernement fédéral de réduire le montant total des transferts tout en conservant sa capacité d'imposer des normes nationales. Dans le cas de la sécurité de la vieillesse (SV), deux caractéristiques du régime sont apparues comme des rigidités fortes dans le processus de désengagement: l'universalité et l'indexation trimestrielle des prestations par rapport à l'indice des prix à la consommation. Le gouvernement fédéral, qui a dû faire marche arrière au milieu de 1998 et qui a annoncé qu'il ne procédera pas à la réforme prévue pour l'an 2001, cumule deux échecs politiques cuisants dans la poursuite du désengagement de ce régime. Ces échecs indiquent que les obstacles au désengagement de la sécurité de la vieillesse sont majeurs et tenaces. Le terrain politique des pensions est particulièrement sensible et vigilant, ce qui rend très ardu la poursuite du désengagement. Cela dit, nous démontrons qu'une réorientation du régime s'est tout de même produite au cours de la période retenue, conduisant à une redéfinition des droits assurés par la SV. La réorientation témoigne de la capacité du gouvernement fédéral de poursuivre le désengagement, grâce à des stratégies à cet effet, même dans un régime où les obstacles sont tels qu'ils imposent des échecs majeurs au plan de la « haute politique ». Les échecs de la haute politique n'impliquent pas l'échec du désengagement, bien qu'il contribuent à ralentir et limiter la portée de celui-ci.
Le chapitre 5 vise lui aussi l'analyse des transformations d'un programme de sécurité du revenu et les stratégies et approches déployées. Il se distingue des autres du fait qu'il permet l'étude du processus de désengagement à l'intérieur d'un programme pour lequel aucune rigidité (lock-in) ne se manifeste. L'absence d'obstacles au changement permet la poursuite linéaire du désengagement et rend le régime particulièrement vulnérable aux coupes financières.
Dans le chapitre comparatif qui suit, nous reprenons et soutenons systématiquement nos propositions centrales en nous appuyant sur les quatre cas étudiés préalablement. Nous comparons les approches et stratégies que le gouvernement fédéral a poursuivies pour se désengager de certaines obligations financières, en relation avec les obstacles au désengagement propres à chaque programme. Nous contrastons enfin le rôle des provinces, des élites et des groupes de la société pendant les processus d'expansion et de désengagement de l'État providence canadien.
En conclusion, nous reprenons nos principaux résultats en établissant comment ils s'insèrent dans la littérature récente sur l'État providence.
Depuis les années 1930, les pays de l'OCDE ont eu tendance à accroître massivement les droits des retraités, tant les droits futurs de la population active que ceux des personnes déjà retraitées. 75 C'est une tendance à laquelle le Canada n'a pas échappé, puisque ce qui caractérise le mieux ce système public et semi-privé de retraite est non pas un « démantèlement », ni l'adoption d'un ensemble de mesures restrictives causant une érosion progressive des dépenses, mais plutôt une expansion marquée et ce, même depuis 1975. Sauf exceptions, les nombreuses mesures adoptées, tant fiscales que d'autre nature, favorisent une meilleure sécurité du revenu à la retraite à travers les différents programmes et la fiscalité. On constate un accroissement des dépenses réelles et relatives, causé bien sûr par l'élargissement des clientèles associé à l'évolution de la structure démographique, mais aussi à la pleine indexation des prestations des pensions publiques et à l'extension de certains droits.
Étant donné l'importance relative de ce système « expansionniste » dans le filet de protection sociale, on peut avoir l'impression qu'étudier le désengagement en examinant les pensions de retraite surtout, est une entreprise pour le moins ... paradoxale. Pourtant, il y a eu des changements significatifs dans la composition des régimes de retraite depuis 1975, en particulier le recul progressif du seul programme universel de retraite existant, la Sécurité de vieillesse (SV), et la transformation du type de droit que confère ce régime alors qu'on misait sur l'amélioration du Supplément de revenu garanti (SRG) pour cibler l'aide vers les retraités aux revenus les plus faibles. On constate un éloignement du principe d'universalité qui a caractérisé la SV entre 1952 et 1990 en faveur de l'accroissement du caractère résiduel du rôle de l'État. Plus précisément, le gouvernement fédéral a, jusqu'en 1990, garanti à tous les Canadiens un droit de citoyenneté conféré par l'âge et ce, peu importe la condition financière de ceux-ci. Tous les citoyens âgés de 65 ans et plus pouvaient compter sur des revenus mensuels « de remplacement », qui contribuaient à amortir la chute de leur niveau de vie à la retraite. Au cours des 30 dernières années, le gouvernement fédéral a voulu redéfinir le rôle des pensions publiques non contributives de façon à garantir seulement un revenu de base aux citoyens âgés dans le besoin. Cette orientation se démarque de celle qui aide les citoyens âgés à préserver leur niveau de vie antérieur à la retraite en fournissant à tous un socle de revenu.
Or, ce qui historiquement a caractérisé l'émergence de l'État providence moderne dans le domaine des pensions, c'est le passage d'une aide de subsistance aux pauvres à un droit de citoyenneté conférant une prestation de vieillesse qui contribue à maintenir le niveau de vie à la retraite (sans toutefois le garantir). 76 Il semble donc justifié d'interpréter ici la tendance inverse comme propre à la phase post-expansionniste, pour autant que l'on précise que celle-ci est distincte de celle précédant l'État providence moderne, sous laquelle le maintien des personnes âgées était avant tout une responsabilité familiale. Dans la phase post-expansionniste, l'État appuie les individus qui épargnent en vue de leur retraite, tant à travers l'épargne-retraite que les programmes publics et semi-privés de pensions. Donc les individus, en autant qu'ils aient les moyens de s'en prévaloir bien entendu, disposent d'un système de prévoyance-retraite relativement bien structuré. À cet effet, Myles faisait d'ailleurs remarquer que « (t)he consolidation of a fundamentally « liberal » welfare state should not be confused with a return to the past. New forms of « liberal interventionism » in the semiprivate welfare state are a marked departure from traditional forms of classical liberalism (...). » 77
Ce chapitre démontre que le processus de désengagement de la sécurité du revenu des personnes âgées au Canada est entravé par deux rigidités principales, soit l'universalité du régime, qui a assuré entre 1952 et 1990 un revenu à tous les Canadiens âgés de 65 ans et plus, peu importe leur condition financière, ainsi que l'indexation trimestrielle des prestations par rapport à l'indice des prix à la consommation. Ces deux dispositions ont représenté en quelque sorte un contrat moral à longue échéance entre l'État et les citoyens, garantissant à tous les individus un revenu donné, en termes constants, à partir de 65 ans et jusqu'à la fin de leurs jours. Le contrat moral provient du fait que les pensions publiques ont une profonde influence sur des décisions importantes que les citoyens sont appelés à prendre au cours de leur vie active, comme leur niveau d'épargne ou le moment de prendre leur retraite. Par conséquent, un renversement brutal des droits de citoyenneté assurés aux personnes âgées est difficile à concevoir. Néanmoins, le gouvernement fédéral, dans sa poursuite du désengagement, a élaboré des stratégies et approches de longue haleine de façon, principalement, à contourner ou à obscurcir ces dispositions représentant le fruit de conjonctures passées et d'un compromis politique historique dont les répercussions se manifestent encore à ce jour. Nous verrons que des dispositions centrales d'un programme, qui apparaissent au début du processus de désengagement comme une rigidité insurmontable et qui semblent assurer l'intégrité de ce programme, peuvent parfois s'effacer comme obstacles au désengagement grâce à des stratégies et orientations habilement concoctées.
La démonstration est organisée comme suit. D'abord, nous présentons certains points repères des pensions canadiennes et analysons le contexte historique ayant conduit à l'universalité de la SV et de l'indexation trimestrielle des prestations. Ensuite, nous analysons les stratégies et approches utilisées pour réduire les coûts anticipés et réorienter les objectifs fondamentaux du régime au cours des années 1980 et 1990, de même que l'impact de ces initiatives. Enfin, nous concluons que la disparition de l'universalité de la SV en 1990 indique que les rigidités centrales d'un programme ne résistent pas toujours aux stratégies de désengagement.
Le système des pensions canadiennes est le plus gros morceau de la sécurité du revenu au Canada. Les programmes non contributifs (la Sécurité de la vieillesse, le Supplément de revenu garanti et l'Allocation au conjoint) représentent le quart des dépenses de sécurité du revenu au Canada (dépenses fédérales et provinciales combinées), contre 21% pour les programmes contributifs publics (le Régime de Pensions du Canada et le Régime des Rentes du Québec). En d'autres termes, les pensions publiques comptent pour presque la moitié des dépenses canadiennes en matière de sécurité du revenu, contre le cinquième seulement pour l'assurance-chômage. 78 Et encore, cela ne tient pas compte des dépenses fiscales engagées pour appuyer l'épargne-retraite et les plans semi-privés de pensions, dont les coûts réels sont peu évalués.
Selon une étude récente de Statistique Canada, le système canadien de retraite comporte trois grandes catégories de régimes de retraite, selon qu'ils sont administrés ou parrainés par le gouvernement, les employeurs, ou les particuliers. 79
Premièrement, le gouvernement administre ou parraine deux types de régimes: non contributif et contributif. Le régime non contributif est financé à même le fonds de revenus consolidés du gouvernement canadien, et se compose de trois programmes: la sécurité de vieillesse (SV), le supplément de revenu garanti (SRG), et l'allocation du conjoint (AC). Depuis 1990, la SV est un programme quasi-universel selon lequel les personnes âgées de 65 ans ou plus ont le droit de recevoir une prestation à condition d'avoir résidé au Canada au moins 40 ans après l'âge de 18 ans. Les personnes dont le revenu net est très élevé doivent rembourser 15% de leur revenu net dépassant le seuil établi à travers le régime fiscal. Le SRG est versé aux prestataires de la SV qui disposent de peu ou d'aucunes autres sources de revenu, et l'AC est versée, sous condition de faibles ressources, aux personnes âgées de 60 à 64 ans qui sont mariées à un prestataire ou veuves. Le régime contributif est pour sa part formé de deux programmes aux caractéristiques très semblables: le Régime de pensions du Canada et le Régime de rentes du Québec (RPC-RRQ). Le RPC-RRQ s'adresse aux personnes qui occupent un emploi et englobe presque tous les travailleurs. La participation est obligatoire pour les personnes âgées de 18 ans et plus et le coût des cotisations, qui est calculé selon un pourcentage des gains jusqu'à un maximum donné, est partagé également entre l'employeur et le salarié.
Cinq gouvernements provinciaux ainsi que les deux gouvernements territoriaux offrent également des programmes de revenu supplémentaire non contributifs aux personnes âgées peu fortunées. En 1995, l'Ontario versait un supplément maximal de 996 dollars par an pour une personne seule; le Manitoba, 446,40 dollars; la Saskatchewan, 1080 dollars; l'Alberta, 2350 dollars; la Colombie-Britannique, 591,60 dollars; le Yukon, 1200 dollars; et les Territoires du Nord-Ouest, 1620 dollars. Environ 250 000 Canadiens âgées recevaient des suppléments provinciaux ou territoriaux lors du recensement national de 1993, pour une valeur totale annuelle de quelque 285 millions de dollars.
Deuxièmement, les régimes parrainés par l'employeur comprennent des régimes enregistrés de pension (REP), qui sont financés par les employeurs et les salariés dans la plupart des cas, des régimes enregistrés d'épargne-retraite collectifs (REÉR collectifs), considérés comme faisant partie des gains des salariés mais exonérés d'impôts jusqu'à ce que le particulier encaisse les sommes économisées, et des régimes de participation différée aux bénéfices (RPDB), auxquels seuls les employeurs cotisent. Ces trois régimes s'adressent essentiellement aux travailleurs et ont pour but de remplacer leur revenu d'emploi au moment de leur retraite.
Troisièmement, les régimes parrainés par les particuliers, connus sous le nom de REÉR (régimes enregistrés d'épargne-retraite), offrent aux individus qui gagnent un revenu la possibilité d'épargner en vue de la retraite sur une base volontaire. Un montant déterminé de cotisation à un tel régime, ainsi que les revenus de placement qui en découlent, sont exonérés d'impôts jusqu'à l'encaissement des sommes économisées.
L'utilisation des régimes parrainés par l'employeur et de ceux parrainés par les particuliers est loin d'être généralisée, puisque les employeurs ne sont pas obligés d'offrir de régime semi-privé quelconque et les travailleurs n'ont pas tous l'obligation de contribuer à l'un ou l'autre de ces régimes (REP, REÉR, RPDB). En 1993, seulement 35% des travailleurs ont participé à un REP, et un pourcentage similaire a contribué aux REÉR. De plus, seulement 350 000 travailleurs participaient à un RPDB en 1995. Au total, un peu moins de 60% des personnes ayant rempli une déclaration d'impôts et âgées de 25 à 64 ans ont épargné en vue de la retraite au moyen de l'un de ces régimes entre 1991 et 1993, mais seulement 40% l'ont fait à tous les ans. 80 Néanmoins, les trois catégories de régime exercent une relation complémentaire et interdépendante dans le système canadien de retraite. Une expansion de la portée des régimes contributifs ou des REÉR, par exemple, occasionnera éventuellement une baisse des dépenses des programmes non contributifs puisque cela contribuera à diminuer la dépendance envers le SRG.
Pour ce chapitre, les régimes publics sont définis comme la SV-SRG-AC et le RPC-RRQ, tandis que les régimes semi-privés -- ainsi nommés puisqu'ils sont encadrés et appuyés par les gouvernements fédéral et provinciaux, tant au plan légal que fiscal -- sont définis comme les REP, RBPD, et les REÉR individuels et collectifs.
Au milieu des années 1990 tout comme au début du siècle, les dispositions personnelles (par exemple l'épargne personnelle et la participation à un régime de l'employeur) étaient l'élément central du revenu de retraite, et ce en dépit de (ou conséquemment à) la mise en vigueur de tous les programmes publics et semi-privés de retraite au cours du XXe siècle. Les pensions canadiennes de retraite ont été marquées, depuis leur apparition jusqu'à aujourd'hui, par une vision selon laquelle l'individu est le principal responsable de son propre bien-être et, par conséquent, doit mériter au cours de sa vie active l'aide fournie à la retraite. Cette vision, que Bryden désigne comme l'éthos de marché, s'apparente à celle qui a prévalu en Grande-Bretagne aux XVIIIe et XIXe siècles avec la loi élisabéthaine sur les pauvres et la réforme de 1834, bien que des lois et traditions comparables n'aient pas été largement adoptées au Canada, sauf au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. 81 Elle privilégie l'individualisme et l'autosuffisance et se fonde sur l'idée que l'assistance fournie par l'État ne devrait pas encourager la dépendance mais plutôt se limiter à fournir un secours aux nécessiteux. 82
Bien que l'on ait instauré un programme de retraite, la SV, caractérisée par l'universalité entre 1952 et 1990 et la quasi-universalité après cette date, l'éthos de marché, les valeurs libérales et l'idée de résidualité de l'aide étatique ont toujours prévalu dans le domaine des pensions canadiennes. L'idée de fournir à tous les retraités un salaire de citoyenneté permettant d'atteindre la sécurité du revenu, de façon inconditionnelle, n'a jamais dominé l'ordre du jour. Et bien que la SV ait fourni des droits universels ou quasi-universels, ces droits sont demeurés modestes, si bien que les citoyens aux revenus moyens et élevés dépendent fortement du RPC-RRQ ainsi que des dispositions semi-privées pour s'assurer une sécurité du revenu. L'universalité de la SV est le produit de forces historiques particulières, mais ne correspond pas aux préférences ayant entouré l'évolution des pensions canadiennes au XXe siècle.
L'histoire est riche d'illustrations de la façon dont l'éthos de marché a entouré l'évolution des pensions. Par exemple, alors qu'on commençait à envisager des pensions publiques au début du siècle, sir Wilfrid Laurier assurait que les pensions non contributives n'étaient qu'une charité publique qui découragerait l'épargne et encouragerait la fraude: « To ask purely and simply, avait-il déclaré en 1907, that there should be an old age pension whether a man has been thrifty or the reverse, whether he has been sober or not, whether he has been a good citizen or a bad citizen, is going further than I would be disposed to go ». 83 Une vingtaine d'années plus tard, R.B. Bennett avançait que des pensions non méritées par des cotisations antérieures détruiraient la fibre morale de la nation. En 1926, il déclarait:
There is nothing more serious in a new country than that men should grow up with the idea or thought that they are to rely upon what is now called in England the dole ... habits of thrift and economy should be encouraged an developed among the people if we are to take our place among the great nations of the world. 84
C'est avec circonspection qu'on a adopté les premières pensions de vieillesse de 1927, qui visaient les 70 ans et plus dont les ressources personnelles et familiales étaient insuffisantes, 85 car on voulait éviter d'encourager la paresse et le manque de prévoyance. L'introduction d'un plan contributif, une forme d'assurance sociale, aurait correspondu davantage aux préférences que ce plan non contributif et financé à même le fonds consolidé des gouvernements. Des pensions contributives auraient de plus présenté l'avantage de lier directement le taux de cotisations au taux des prestations de vieillesse, si bien que si des revendications devaient être avancées, dans le futur, pour augmenter les prestations, elles impliqueraient automatiquement une hausse correspondante des cotisations. 86 Ainsi, en plus de correspondre aux préférences sociétales, des pensions contributives auraient compris un mécanisme interne de contrôle des dépenses.
Toutefois, nous soutenons que jusqu'au milieu des années 1960, trois conditions ont empêché l'émergence d'un plan assuranciel public: 1) la bureaucratie ne possédait pas les capacités administratives nécessaires pour gérer un plan de type assuranciel; 2) les dirigeants étaient confrontés au choix d'une solution dont les effets devaient être immédiats pour venir en aide aux personnes âgées dans le besoin, ce qu'un plan assuranciel ne permettait pas; et 3) l'action du gouvernement fédéral était limitée strictement par la division des pouvoirs prévue par l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, ce qui l'a empêché jusqu'en 1951 de prélever un impôt spécifique, et jusqu'en 1962 de pouvoir envisager un plan assuranciel.
Capacités administratives inadéquates. En 1924, un comité chargé d'étudier un éventuel régime public de retraite avait rejeté d'office les pensions contributives parce que les complexités administratives d'un tel plan (qui devait être fédéral-provincial de surcroît) apparaissaient insurmontables. 87 Les difficultés appréhendées étaient bien réelles, puisque l'administration des premières pensions de vieillesse, assurée et financée entièrement par les provinces, allait être chaotique. La sélection du personnel allait se faire sur le mode du patronage plutôt qu'en fonction de critères de qualifications, tels qu'une formation et une instruction adéquate, et l'administration du programme allait être assurée par des fonctionnaires mal payés sans compétences particulières qui n'avaient aucune sécurité d'emploi et qui, par conséquent, n'occupaient pas leur poste très longtemps. 88
Au cours des années 1930 et 1940, à peu près tous les organismes qui ont avancé des solutions alternatives pour améliorer les pensions favorisaient l'instauration du plan assuranciel: le ministère des Finances, l'Association des manufacturiers canadiens, la Commission Rowell-Sirois et la Commission de l'assurance sociale du Québec notamment. Les appuis à un plan universel étaient faibles. Seul le Cooperative Commonwealth Federation (CCF) a défendu l'idée d'universalité, et il s'est ravisé pour des raisons stratégiques et de dissensions internes, ne défendant plus que l'idée d'abaisser l'âge d'admissibilité. 89
Encore au début des années 1950, un certain nombre de groupes menaient une campagne pour un plan assuranciel bien qu'à la veille d'une réforme imminente, les questions administratives refaisaient surface et avaient modéré leurs ardeurs. La réforme avait été provoquée par l'intervention de groupes de personnes âgées et de certaines provinces, la Colombie-Britannique surtout, qui s'opposaient aux tests de besoins ainsi qu'au fait que le montant des pensions était insuffisant, laissant un grand nombre de personnes âgées dans la pauvreté. En clair, bien qu'on avait nettement souhaité un plan assuranciel on appréhendait, encore vers 1950, les problèmes administratifs qu'un tel plan pourrait poser en même temps qu'on voulait se débarrasser des tests de besoins. 90 En conséquence, la solution retenue en 1951 fut celle-ci: un plan universel modeste pour les 70+ ans, et conditionnel pour les personnes avec des ressources insuffisantes âgées de 65 à 69 ans, financé (jusqu'en 1972) à partir d'un impôt spécifique et non plus à partir du Fonds consolidé.
Le manque de capacités administratives a perduré jusqu'au milieu des années 1960 alors que deux phénomènes ont entouré à la modernisation de l'administration publique canadienne. Premièrement, la publication du rapport de la commission Glassco en 1962 a donné l'impulsion aux grandes réformes administratives qui allaient se produire au cours de cette décennie. Le mandat de cette commission royale, sur laquelle ont siégé des consultants du secteur privé spécialisés en gestion ainsi que des hauts cadres d'entreprises, était de promouvoir l'efficacité de l'administration publique qui était confrontée à une explosion d'activités, de nouveaux ministères et de nouveaux programmes. La Commission avait pour devise « la gestion aux gestionnaires » et a préconisé un allégement des contrôles de la dotation et du financement, de façon à laisser aux gestionnaires des ministères un maximum de latitude décisionnelle. On allait en retenir à peu près toutes les recommandations. Deuxièmement, toute une vague de jeunes diplômés universitaires bouillonnant d'énergie et d'idées a déferlé sur l'administration publique entre 1965 et 1975 et s'est littéralement emparé de la capitale. Ces nouveaux diplômés ont contribué au vent de réforme de l'administration fédérale, remarquable non seulement par l'expansion des activités gouvernementales mais aussi par l'utilisation de nouveaux procédés et outils de gestion, dont la budgétisation, la gestion par objectifs, l'évaluation de programmes et l'informatisation. 91 Ainsi, l'administration publique fédérale possédait-elle pour la première fois, grâce aux réformes et nouveaux talents, les capacités administratives nécessaires pour envisager un plan de retraite public de type assuranciel.
Besoins immédiats. Le choix du caractère non assuranciel des pensions de 1927 et 1952 a été déterminé aussi par le besoin de trouver une solution immédiate à une situation inadéquate. Au cours des années 1920, Mackenzie King croyait qu'un plan assuranciel était préférable en principe, mais qu'il ne pourrait pas venir en aide aux retraités actuellement dans le besoin ni aux travailleurs s'approchant de la retraite. Les pensions non contributives permettaient disait-il de répondre immédiatement aux besoins des retraités sans ressources, et présentaient l'avantage de combler ce qu'il qualifiait de "one of the great needs of our time". De plus, encore en 1951, à la veille de l'adoption de la Loi sur la sécurité de la vieillesse et de la Loi sur l'assistance-vieillesse, on considérait que le temps requis pour atteindre la maturité d'un programme contributif avec cotisations et prestations afférentes aux gains causerait un retard dans l'abolition des examens de besoins, dont tous voulaient se débarrasser sans délai. 92 Dans les deux cas, les effets bénéfiques d'un plan assuranciel comme solution à la pauvreté des aînés aurait pris trop de temps à être ressentis, et ne pouvaient joindre tous les citoyens âgés.
Limites juridictionnelles. Lors de leur adoption initiale en 1927, les pensions non contributives présentaient un autre avantage non négligeable par rapport à un plan assuranciel: elles ne requéraient pas d'amendement constitutionnel pour permettre à Ottawa de prélever une cotisation spécifique. Or, l'obtention d'un tel amendement promettait d'être une rude partie à l'époque, puisque le Québec d'Alexandre Taschereau s'opposait à l'idée de pensions publiques et que les autres provinces n'avaient manifesté aucun appui. 93 Bennett se ralliait à l'avis du sous-ministre de la Justice ainsi que du Sénat en 1926 à l'effet que le gouvernement fédéral n'avait pas les pouvoirs nécessaires pour prélever des cotisations. 94 Par contre, il entrevoyait la possibilité de subventionner des plans provinciaux contributifs, tout en reconnaissant qu'il pourrait être ardu d'arriver à des ententes entre Ottawa et chacune des provinces. 95 Comme Guest le résume bien: "Of the two options facing Canada in 1925 -- the non-contributory type of plan and the contributory or social insurance type -- the former promised to raise fewer political and social hackles than the latter" (p.75).
Il y a eu deux amendements constitutionnels pour permettre à Ottawa d'effectuer des prélèvements en vue d'instaurer des pensions contributives, mais plusieurs années plus tard. En 1950, l'article 95A reconnaissait en effet au Parlement canadien le droit d'adopter des lois en matière de pensions de vieillesse au Canada et lui permettait notamment de percevoir un impôt spécifique dédié à cette fin (et non versé au Fonds consolidé). Il prévoyait aussi qu'aucune des lois fédérales ne pourrait entraver le fonctionnement des lois provinciales en relation avec les pensions de vieillesse. 96 En 1962, Diefenbaker a obtenu un autre amendement lui permettant d'envisager un plan contributif de type assuranciel, c'est-à-dire avec prestations afférentes aux gains. Cet amendement élargissait l'autorité du gouvernement fédéral de façon à lui permettre de verser des prestations supplémentaires, y compris des prestations de conjoint survivant et d'invalidité, indépendamment de l'âge des prestataires. 97
Les capacités administratives fort limitées, l'impératif d'une solution immédiate au problème de la pauvreté des retraités, ainsi que les contraintes juridictionnelles expliquent donc l'introduction initiale de pensions non contributives en 1927 et l'introduction de pensions universelles en 1952, en dépit des préférences sociétales pour un régime assuranciel. Par contre, l'éthos de marché a exercé une influence en limitant la générosité de l'aide fournie. Les pensions de 1927 ont été établies à un seuil très bas, de beaucoup inférieur à celui d'autres pays, même libéraux, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Les montants prévus, 20 dollars par mois, et conditionnels à des ressources insuffisantes, étaient minimes et ne garantissaient même pas un niveau de subsistance. 98 De même, l'âge pour recevoir les pleins droits a été de 70 ans jusqu'en 1965, alors qu'il avait été fixé à 65 ans aux États-Unis et en Grande-Bretagne au cours des années 1930. 99 Après la réforme de 1952, le niveau des prestations était toujours très bas, soit 40 dollars par mois. Toutefois, de nouvelles clientèles s'ajoutaient au programme, les 65-69 ans y devenant admissibles sous condition de ressources insuffisantes. 100
Au cours des années 1950 et 1960, plusieurs conditions allaient changer: mise en place d'un socle de revenu pour les personnes âgées grâce aux pensions universelles, et adoption de deux amendements constitutionnels élargissant les possibilités d'intervention du gouvernement fédéral dans le domaine des pensions, et modernisation des administrations publiques. 101 Tout un ensemble de mesures et d'outils de retraite publics, semi-privés et même privés allaient être mis en place pour prévenir la pauvreté des retraités. 102 Outre la SV (1952) en effet, on a vu s'installer: le RPC-RRQ (1965-1966); le SRG (1967) 103 , l'Allocation au conjoint (1975), certains suppléments provinciaux pour les retraités avec de faibles ressources, plusieurs dispositions personnelles semi-privées comme les REÉRs (1957) 104 et les régimes d'employeur, ou même privées (produits d'épargne offerts par un réseau fiable d'institutions financières). Ces nouvelles dispositions permettaient d'envisager avec réalisme, pour l'avenir, une dépendance moindre envers la SV et le SRG, ainsi qu'une réduction de la pauvreté des personnes âgées. En clair, les conditions qui avaient justifié la mise en oeuvre des pensions de vieillesse et leur réforme de 1952 s'étaient dissipées vers 1975 et l'existence d'une prestation universelle apparaissait moins justifiée et moins indispensable avec le climat d'austérité budgétaire qui s'installait.
Dans ce contexte la préoccupation de réduire l'universalité des programmes a fait surface, de même que l'idée d'instaurer des mesures de récupération fiscale et de garantir un revenu minimum aux plus pauvres. Déjà à la fin des années 1960, on commençait à insister sur l'inefficacité du programme universel pour enrayer la pauvreté. En 1968, par exemple, le nouveau gouvernement de P.É. Trudeau avait clairement indiqué son désir de réduire l'universalité et de mettre l'accent sur la sélectivité de l'aide gouvernementale et les contributions personnelles. Il avait promis sans équivoque « no more of this free stuff ». 105
Dans la même veine, le rapport du comité spécial du Sénat sur le vieillissement avait conclu deux ans plus tôt que les mesures existantes de bien-être ne satisfaisaient pas les besoins des personnes âgées et recommandait un revenu garanti pour les 65 ans et plus. Cette recommandation allait être retenue et contribuer à l'adoption du SRG cette année-là. En 1968, le Conseil économique du Canada avait quant à lui souligné, dans son rapport annuel, que le problème de la pauvreté était grave et proposait d'étudier les possibilités de récupération fiscale ainsi que les autres formes de revenu garanti. Ce rapport allait avoir des répercussions considérables auprès du public et provoquer la mise en place d'un autre comité sénatorial spécial, sur la pauvreté cette fois, entre 1968 et 1971. Les recommandations du comité sénatorial sur la pauvreté étaient semblables à celles du comité du Sénat sur le vieillissement: l'élimination des tests de besoins et l'instauration d'un système ambitieux de revenu garanti comme moyen privilégié pour combattre la pauvreté. Plus particulièrement, on proposait de remplacer les programmes universels de SV et d'allocations familiales par une récupération fiscale. 106
À partir de cette époque, l'universalité des programmes, y compris celle de la SV, allait constamment être remise en cause, comme en témoignent notamment les travaux menant à la rédaction du livre blanc Income Security for Canada en 1970 107 et du livre orange Document de travail sur la sécurité sociale au Canada en 1973, ainsi que ceux de l'influente commission (québécoise) Castonguay-Nepveu en 1971, de la Révision de la sécurité sociale (fédérale-provinciale) entre 1973 et 1975, et des commissions Macdonald (1985) et Forget (1986). 108 Il n'y avait pas de consensus sur les modalités proposées (financement, livraison des suppléments, harmonisation des différents programmes), mais tous les documents proposaient, comme solution à la pauvreté, l'instauration d'une forme ou d'une autre de système de revenu garanti et d'imposition négative sur le revenu.
Ainsi, la SV apparaissait moins nécessaire dans le système de revenus de retraite, en particulier au moment où s'amorçait une crise des finances publiques. Les solutions envisagées par les commissions d'étude, comités sénatoriaux et partis au pouvoir, notamment, s'inscrivaient dans le sillon historique des valeurs ayant entouré le développement des pensions canadiennes de retraite, c'est-à-dire vers une insistance sur la responsabilité individuelle et la résidualité de l'aide étatique.
En dépit de ces orientations plus libérales que le gouvernement fédéral souhaitait donner à la SV, une conjoncture historique particulière allait mener en sens inverse. Au cours des années 1970 en effet, le Nouveau Parti démocratique (NPD) allait exercer, en tant que tiers-parti, une influence considérable sur l'orientation de la SV et des allocations familiales. Le NPD allait contribuer à retarder de plusieurs années l'apparition d'initiatives gouvernementales comme l'abolition de l'universalité, l'instauration de transferts sélectifs visant à garantir un revenu minimum et l'instauration de mesures de récupération fiscale progressive.
La Révision de la sécurité sociale (fédérale-provinciale) entre 1973 et 1975 avait comme objectif, au départ, d'établir les bases d'une réforme des programmes de sécurité du revenu. Le NPD tenait à l'universalité des pensions de vieillesse et des allocations familiales, et même à une expansion de ces programmes plutôt qu'à une redéfinition des droits telle que les libéraux l'envisageait. Le leader Stanley Knowles avait très clairement laissé savoir qu'il offrirait son appui au gouvernement libéral (nécessaire pour sa survie puisqu'il était minoritaire depuis l'élection de 1972), mais à condition qu'il augmente immédiatement la SV de façon substantielle. De plus, Knowles avait encouragé les libéraux à mettre l'accent sur les programmes universels pendant la Révision.
En réponse à ces pressions, la Révision allait déplacer la priorité qu'elle s'était donnée dans le livre Orange et concentrer ses travaux sur la SV et les allocations familiales. Les libéraux, qui avaient dès la fin des années 1960 annoncé leur intention de mieux cibler les programmes, ont dû se raviser en assurant, en 1973, non seulement le maintien de l'universalité de la SV, mais aussi une augmentation substantielle des prestations et leur pleine indexation sur une base trimestrielle plutôt qu'annuelle. 109
Or, ce compromis allait avoir des répercussions de longue haleine sur l'orientation du régime. Le maintien de l'universalité garantissait que les clientèles visées par le régime demeuraient intactes. L'indexation complète, par rapport à l'indice des prix à la consommation, allait pour sa part continuer de protéger le régime contre une érosion de la valeur des prestations. En rétrospective, nous pouvons constater que cette disposition a protégé le régime contre une érosion très rapide entre 1973 et 1982, alors que le taux d'inflation a fluctué entre 7,5% et 12,4% par an. Par la suite, l'indexation complète a continué de protéger le régime contre une érosion significative, le taux d'inflation variant de 3,9% à 5,7% entre 1983 et 1991, et de 0,2% à 2,1% entre 1992 et 1995. 110
Ainsi, le maintien de l'universalité du régime et de la pleine indexation de la SV, qui se faisait maintenant tous les trois mois plutôt que tous les ans, assurait de préserver l'intégrité du régime, et ce bien que l'orientation souhaitée était d'en restreindre la portée. Grâce à un compromis historique des dirigeants libéraux avec l'opposition néo-démocrate, l'universalité et l'intégrité de la SV apparaissaient dorénavant indélogeables.
Dans cette section, nous voyons les dispositions « systémiques » et les stratégies utilisées par le gouvernement fédéral depuis le milieu des années 1970, qui ont eu pour effet de réduire l'apport relatif de la SV pour assurer la sécurité du revenu des citoyens âgés.
Les libéraux avaient été contraints de maintenir l'universalité et l'intégrité de la SV en 1973 et même d'en améliorer les prestations. Il n'empêche qu'une réorientation pratiquement imperceptible pour les électeurs, mais conforme aux intentions exprimées par le chef du gouvernement libéral dès la fin des années 1960, allait commencer à se produire à partir du milieu des années 1970. Depuis cette date, la SV, programme universel déjà modeste, a été marginalisée de plusieurs façons dans l'ensemble des programmes de retraite, aussi bien par rapport au RPC-RRQ que par rapport aux autres régimes et dispositions de retraite semi-privés. Ces derniers ont été améliorés à plusieurs reprises tandis que la SV était assujettie à des mesures restrictives.
D'abord, le secteur semi-privé a connu une forte expansion, grâce en particulier à la réforme des stimulants fiscaux à l'épargne-retraite, en 1991, qui a provoqué une croissance phénoménale des REÉR. 111 La réforme de 1991 visait à corriger les inégalités dans le traitement fiscal des individus participant aux différents modes d'épargne-retraite (RPA, RPDB, REÉR). 112 Mais surtout, elle prévoyait des plafonds fortement majorés de cotisations aux RPA et aux REÉR atteignant jusqu'à 18% des gains salariaux. Cette année-là, les cotisations maximales aux REÉR allaient faire un bond remarquable, passant de 7500$ à 11500$. Autre amélioration: la réforme permettait aussi de reporter pendant sept ans les marges inutilisées des droits de cotisations à un REÉR. Grâce à cette réforme, le montant des cotisations aux REÉR allait s'accroître de 70%, à 19,2 milliards de dollars, entre 1990 et 1993. 113
Le secteur public a également connu une expansion grâce à une plus grande vitesse de croisière du RPC-RRQ et à l'augmentation du nombre de cotisants au régime. 114 Le RPC-RRQ vise toujours, comme lors de sa conception, un taux de remplacement du revenu de 25% à la retraite pour ceux qui ont contribué pleinement au régime pendant leur vie active. Toutefois, il a connu une expansion grâce à sa plus grande maturité (les cotisants ayant acquis au fil des ans plus de droits envers le régime et étant plus nombreux à atteindre l'âge de retraite), à une participation accrue au RPC-RRQ (attribuable surtout au taux d'activité croissant des femmes), ainsi qu'à l'adoption, au cours des années 1980, de certaines mesures visant à assouplir les conditions du versement de prestations. Sauf exception, 115 ces dernières ont alourdi encore les charges du programme et contribué à une hausse des cotisations. On pense à l'augmentation des prestations d'invalidité qui sont passées de 91,06$ à 242,95$ entre 1986 et 1987, au maintien des prestations de survivant lorsqu'il y a remariage, et au paiement d'une double prestation aux enfants dont les deux parents meurent ou deviennent invalides. 116 Entre 1987 et 1996, le taux des cotisations au RPC-RRQ a été majoré de 0,2% par an (répartis également entre les employeurs et les salariés), alors qu'il n'y avait pas eu d'augmentation pendant 21 ans, soit depuis l'inauguration du régime en 1966 jusqu'en 1987. Selon les termes convenus en 1991, le taux de cotisation serait passé de 5,6% en 1996, à 10,1% en 2016. Toutefois, les termes de l'entente entre le gouvernement fédéral et les provinces sont renouvelés tous les cinq ans, et il est question d'accroître encore plus rapidement que prévu le taux d'augmentation annuel des cotisations, à quelque 10% à partir de 2002 ou 2004 plutôt qu'au cours des 20 prochaines années, de façon à capitaliser le régime en prévision des charges accrues occasionnées par la retraite des baby-boomers. 117
Ainsi, bien que le RPC-RRQ vise toujours un taux de remplacement du revenu de 25%, c'est par la voie de l'expansion plutôt que des restrictions qu'on a résolu -- et qu'on tente toujours de résoudre -- les tensions du régime.
Pendant qu'il y avait amélioration de ces régimes, les dépenses du SV-SRG-AC, en dollars constants, continuaient de croître, mais à un rythme modéré. Le Tableau 3 indique que les dépenses par bénéficiaire de la SV, en dollars constants, sont passées de 8,7 milliards de dollars à 15,6 milliards de dollars entre 1975-1976 et 1994-1995, ce qui représente une croissance de 2,6%. Cette augmentation est attribuable à des hausses de prestations consenties au milieu des années 1970, après la Révision de la sécurité sociale, ainsi qu'à l'entrée en vigueur, en 1975, du programme d'allocation au conjoint (AC). On notera aussi, parallèlement, une baisse des dépenses par bénéficiaire de la SV, toujours en termes réels, entre 1985-1986 et 1994-1994. Celle-ci, de l'ordre de 6,4%, est attribuable au fait que les personnes âgées dépendent moins du SRG et de l'AC (voir détails plus loin) ainsi qu'à la récupération fiscale, depuis 1990, d'une partie ou de la totalité du montant des prestations que reçoivent les personnes âgées aux revenus élevés.
En somme, depuis 1975, il y a eu une augmentation de 2,6% des dépenses par bénéficiaire, en termes réels, pour les pensions non contributives. Toutefois, depuis 1985, on constate une baisse de 6,4% de ces mêmes dépenses. Ce qu'il importe de retenir ici, c'est que depuis le milieu des années 1980, les pensions publiques se sont transformées en faveur des régimes contributifs plutôt que non contributifs. Entre 1983 et 1994, les prestations versées au titre du RPC-RRQ ont plus que quadruplé, passant de 4,7 à 19,6 milliards de dollars, tandis que les prestations versées au titre de la SV-SRG ont seulement doublé, passant de 10 à 20 milliards de dollars. 118 En 1996, le RPC-RRQ allait verser 22 milliards de dollars de prestations, soit un montant équivalent à celui versé au titre du SV-SRG. 119
Certaines dispositions structurelles du régime des pensions de vieillesse permettent d'expliquer le déclin relatif des pensions non contributives, au fil des ans, dans le régime public de pensions de retraite. Le Tableau 4 indique que les personnes âgées dépendent moins du SRG et de l'AC. En 1984, 49,6% des prestataires de la SV recevaient aussi le SRG, contre 39,8% dix ans plus tard. De même, une part plus faible des prestataires du SRG recevaient les prestations maximales, soit 23,7% au début de la période, contre 15,4% à la fin. Les dépenses effectuées pour le SRG représentaient 25,1% des dépenses totales du SV-SRG-AC en 1984, contre 22,5% dix ans plus tard. Cette moindre dépendance a contribué à réduire les pressions financières sur les pensions publiques non contributives. 120 Or (pour en revenir à la case de départ) si les personnes âgées dépendent moins du SRG, un programme conditionnel à des ressources insuffisantes, c'est grâce à la plus grande maturité des programmes contributifs. La maturité plus grande fait en sorte que les retraités ont acquis plus de droits vis-à-vis du RPC-RRQ au cours des dernières années.
Une disposition technique obscure, pour les profanes du moins, a occasionné un recul progressif de la SV dans le système de revenus de retraite. Il est vrai que l'indexation trimestrielle des prestations de la SV au taux de l'indice des prix à la consommation depuis 1973 a permis au programme d'éviter une érosion rapide et qu'elle représente un gain majeur assurant le maintien du programme. Toutefois, les prestations du RPC-RRQ sont indexées quant à elles par rapport aux salaires. 121 Or, entre 1965 et 1995, l'indice des prix a augmenté de 5,6% par année en moyenne, tandis que celui des salaires augmentait de 9,5%. 122 En clair, les salaires ont crû plus rapidement que les prix et il n'y a pas eu d'augmentations discrétionnaires des prestations de la SV depuis le milieu des années 1970. Cette orientation a été d'autant plus marquée que le RPC-RRQ s'approchait de sa vitesse de croisière d'année en année, et donc que ce programme connaissait déjà une croissance rapide indépendamment de cette disposition.
À cause de ces dispositions structurelles du régime des pensions de vieillesse, le programme universel a donc été marginalisé « automatiquement », c'est-à-dire sans que le gouvernement fédéral n'ait besoin de modifier la SV. Il ne l'a d'ailleurs pas amélioré depuis 1977, lorsqu'un accord de réciprocité prévoyait une pension partielle de base aux retraités ayant vécu une partie de leur vie active dans un autre pays avant d'immigrer au Canada. En même temps, il améliorait les autres programmes de retraite. Bref, les dispositions structurelles et orientations gouvernementales ont eu pour effet de marginaliser la place de la SV, seul programme universel, dans le régime de pensions de retraite au fil des ans.
En plus d'être marginalisée « automatiquement » dans l'ensemble des programmes de retraite, la SV a été la cible d'initiatives de désengagement visant l'abolition éventuelle des droits de citoyenneté conférés par l'âge (ou salaire de retraite). Depuis le début des années 1980, le gouvernement fédéral a poursuivi des efforts de façon à restreindre la portée de la SV, bonifier les autres outils et cibler les transferts gouvernementaux non liés aux gains vers les clientèles aux faibles ressources. Il a effectué quatre grandes tentatives de désengagement de la SV. En 1983 et 1984, les prestations, qui étaient indexées trimestriellement sur l'indice des prix à la consommation depuis 1973, ne devaient plus l'être que pour un maximum de 6% et 5%, respectivement, au cours de ces deux années; le SRG devait continuer pour sa part à être pleinement indexé, de façon soi-disant à protéger les personnes à faibles revenus. Toutefois, comme celles-ci recevaient aussi la SV, elles devaient subir une perte de revenus dans les faits. Ces mesures n'auront pas eu d'incidence puisque le taux d'inflation a été inférieur à celui à partir duquel les prestations ne devaient plus être indexées. Il a été de 5,7% en 1983 et de 4,4% l'année suivante. 123 En 1985, le gouvernement fédéral a tenté de limiter l'indexation de la SV à 3% sous le taux d'inflation, mais il a dû faire marche arrière devant une opposition spectaculaire et bien organisée. En 1989, il est revenu à la charge, avec l'adoption d'une disposition de récupération fiscale qui prévoyait le remboursement de 15% des prestations dépassant le seuil établi pour le revenu net, jusqu'à concurrence du montant de la SV. Pour la première fois l'universalité du programme était atteinte, ce qui marque un tournant décisif. La récupération fiscale « rampante » est la première mesure active de retrait qui ait été fonctionnelle et elle a mis fin à l'universalité du programme sans susciter de grands remous. Pour la première fois le gouvernement fédéral a réussi à mettre en place une mesure efficace d'obscurcissement. Bien qu'elle ait eu des effets minimes au départ, c'était une mesure anticipant sur la sélectivité du régime de la SV-SRG annoncée en 1996, qui devait être effective en 2001.
En 1996, enfin, le gouvernement fédéral annonçait la Prestation aux aînés. Le programme visait à contrôler les dépenses futures des pensions publiques non contributives en prévision des pressions démographiques et financières anticipées. Il devait cibler les ressources sur les citoyens âgés à revenus modestes ou faibles, et exclure les autres, partiellement ou totalement. Comme en 1985, le gouvernement fédéral a dû faire marche arrière au milieu de 1998, soit trois ans avant l'entrée en vigueur de la réforme, succombant cette fois aux pressions peu médiatisées d'une coalition s'opposant à la réforme organisée au départ par un groupe d'investisseurs-experts. 124
Bien que la PA ait été abandonnée, il importe de noter que, comme la mesure de récupération fiscale adoptée en 1989-1990, elle devait rendre les prestations conditionnelles aux ressources des bénéficiaires. Elle était conçue de manière à protéger les personnes âgées recevant des revenus faibles ou modestes et à diminuer les transferts sur une base progressive jusqu'à l'élimination complète pour celles recevant des revenus moyens ou élevés. 125 Elle était toutefois d'une portée beaucoup plus restrictive puisqu'elle devait toucher non plus seulement un segment délimité de retraités aux revenus très élevés, mais bien l'ensemble des retraités dont seuls ceux ayant de faibles revenus seront épargnés. Avec la PA, non seulement les seuils de revenus récupérables sur une base progressive (dont on promet qu'ils seront pleinement indexés) devaient-ils être beaucoup plus bas qu'avec la récupération fiscale effectuée depuis 1990, mais ils devaient aussi tenir compte du revenu des couples plutôt que du revenu individuel, diminuant ainsi les transferts à un grand nombre de ménages. En conséquence, l'ensemble des couches économiques moyennes devaient être atteintes par la portée restrictive de cette mesure, permettant des économies beaucoup plus considérables que la récupération fiscale effectuée antérieurement. La prise en compte du revenu de couple signifie qu'une grande partie de la réduction des dépenses devait être assumée par les couples dont les revenus combinés sont répartis de façon inégale (les prestations totales du couple seront divisées également entre eux). Enfin, la PA devenait séparée complètement du système fiscal, si bien que les prestations devaient être calculées en fonction des revenus de l'année antérieure et non récupérées au cours de l'année ultérieure.
Bien que trois des quatre initiatives de désengagement programmatique se soient soldées par un échec, il importe de retenir ce qui suit. L'importance de la SV, seul programme universel, a été marginalisée « automatiquement » par rapport aux autres programmes de retraite depuis le milieu des années 1970. Le gouvernement fédéral a poursuivi en même temps des efforts pour contrôler la croissance des coûts du programme, depuis le milieu des années 1980, ce qui a commencé à porter fruit au tournant des années 1990. Ainsi, en dépit des échecs de la « haute politique » de la SV, une combinaison de dispositions structurelles et d'initiatives de désengagement programmatique ont eu pour effet de marginaliser l'importance du régime universel dans le régime des pensions de retraite au cours de la période observée.
En d'autres termes, l'universalité a été éliminée alors qu'elle était apparue comme une caractéristique indélogeable et garante de l'intégrité de la SV. Les orientations systémiques que le gouvernement fédéral a poursuivies permettent de comprendre ce phénomène, mais les stratégies de désengagement programmatique sont tout aussi importantes. Le gouvernement fédéral a, en effet, conçu des stratégies de mise en oeuvre du désengagement programmatique qui tenaient compte du terrain politique particulier des pensions de vieillesse.
Par rapport aux autres programmes de sécurité du revenu, la SV se caractérise par une forte concentration des pouvoirs. Le programme est entièrement sous juridiction fédérale et n'a pas donné lieu à la mise en place de programmes parallèles administrés par les provinces. Par rapport au Régime des pensions du Canada, qui doit être coordonné avec le Régime de rentes du Québec, ou encore aux allocations familiales, qui doivent tenir compte de deux variantes provinciales (le Québec et l'Alberta administrant leur propre programme), la SV dépend beaucoup plus largement des pouvoirs centraux. En même temps, le système parlementaire offre, sauf exception, peu de contrepoids viables aux mesures mises de l'avant par le gouvernement au pouvoir. Cette double concentration du pouvoir, verticale et horizontale, donne une grande marge de manoeuvre au gouvernement fédéral pour poursuivre le désengagement à l'intérieur de ce programme, quoique pondérée par l'imputabilité directe de ses initiatives.
Comme nous le verrons en détail plus loin, le processus décisionnel entourant la SV se caractérise également par son opacité. Il est contrôlé par le gouvernement fédéral, sous l'égide du ministère des Finances, bien qu'il relève formellement du ministère du Développement des ressources humaines. 126 Sauf exceptions, il y a peu d'interaction publique entre le gouvernement fédéral et les clientèles, les groupes de la société, les partis d'opposition ou même les provinces, et ce tant en amont qu'en aval des décisions. Contrairement aux autres régimes de retraite et aux autres programmes de sécurité du revenu, les grandes orientations de la SV ne sont pas discutées publiquement depuis l'amorce « active » du désengagement à la fin des années 1980, lors de comités parlementaires ou d'audiences de consultations publiques par exemple. Lorsqu'il y a adoption de mesures restrictives, celles-ci sont simplement annoncées par le ministre des Finances dans le discours du budget, sans consultations publiques formelles au préalable.
Les pouvoirs formels et la grande marge de manoeuvre apparente du gouvernement fédéral sont circonscrits par l'opinion publique, qui tient à préserver les pensions de vieillesse. En 1994, un sondage national qui proposait différentes façons de réduire le déficit a révélé que la vaste majorité des répondants (84%) s'opposait à l'idée de réduire le montant des pensions aux citoyens âgés. Par comparaison, seulement 36% des répondants étaient contre une réduction des dépenses d'aide sociale, et quelque 43% s'opposaient à une baisse des dépenses de l'assurance-chômage. 127 À l'opinion publique favorable à la préservation des pensions de vieillesse s'ajoute une clientèle et des intérêts capables de se mobiliser efficacement. En 1995, un stratège libéral confiait que « [N]othing scares a politician more than a senior citizen". 128 Dans la même veine, Keith Banting faisait remarquer qu'à l'exception de la question de l'unité nationale, la réforme des pensions était sans doute l'entreprise politique la plus risquée au pays. 129
Le désengagement de la SV est à la fois visible et complexe. Il est visible parce que la SV verse à tous les citoyens âgés de 65 ans et plus des prestations mensuelles qui représentent pour la plupart une source vitale de revenus. En même temps, il est complexe parce que la SV fait partie d'un dispositif de pensions de retraite plus large comprenant d'autres programmes publics (Supplément de revenu garanti, Allocation au conjoint, Régime de Pensions du Canada, Régime des Rentes du Québec, suppléments provinciaux), et semi-privés (Régimes enregistrés d'épargne-retraite et Régimes enregistrés de pensions), ainsi que des dispositions fiscales spécifiques. En amalgamant divers programmes ou dispositions, le gouvernement fédéral profite du fait que l'ensemble des citoyens n'a pas nécessairement, en définitive, une compréhension adéquate des répercussions véritables des initiatives sur leur situation individuelle.
Ainsi, grâce à son emprise sur le processus décisionnel et la complexité du domaine des pensions, le gouvernement fédéral est bien placé pour déployer des stratégies d'obscurcissement et pour minimiser l'impact de la résistance au désengagement, pour autant qu'il puisse contourner la visibilité et l'imputabilité directe de sa démarche.
Les deux premières initiatives de désengagement programmatique du gouvernement fédéral ont été vaines. L'inefficacité de l'indexation limitée des prestations à 6% en 1983 et à 5% en 1984 peut être attribuée à des facteurs conjoncturels. Le taux d'inflation réel a été inférieur à celui que le gouvernement avait anticipé, et l'initiative de ce dernier pour limiter la croissance des prestations en rétrospective, neutre et inutile.
L'inefficacité de l'initiative de 1985 s'explique, quant à elle, par l'adoption d'une stratégie inadéquate de mise en oeuvre du désengagement. Pour contrôler la dette nationale, le ministre des Finances, Michael Wilson, avait annoncé dans le budget que les prestations de la SV, ajustées trimestriellement au coût de l'inflation depuis 1973, ne seraient plus indexées chaque année que pour la portion de l'indice des prix à la consommation supérieure à 3%. Cette mesure était transparente et se comprenait facilement: les prestations ne seraient plus ajustées entièrement au coût de l'inflation et allait perdre de leur valeur chaque année. L'adoption d'une mesure de désengagement aussi claire révèle bien le manque de familiarité du gouvernement de l'époque avec le terrain politique des pensions de vieillesse et, surtout, la nouvelle politique de l'État providence. L'ensemble des groupes de personnes âgées, dont plusieurs sont des clubs sociaux ayant des activités régionales ou même locales, n'étaient pas organisés pour réagir efficacement à cette annonce. Néanmoins, il se trouvait tout de même quelques groupes d'une certaine envergure prêts à intervenir: National Pensioners and Senior Citizens Federation et Pensioners Concerned. Les pressions ont émané de partout: partis d'opposition, médias, plusieurs gouvernements provinciaux, divers groupes d'affaires et associations. De plus, des milliers de simples citoyens, partis en croisade individuelle, engageaient des démarches en leur nom personnel auprès des ministres, députés, et médias. 130 Cinq semaines après le dépôt du budget, le gouvernement était acculé au mur et renonçait aux dispositions envisagées.
Au tournant des années 1990, une meilleure connaissance du terrain politique de la SV incitait le gouvernement fédéral à adopter une stratégie plus sophistiquée ayant pour effet de mettre fin à l'universalité du programme. En excluant les citoyens âgés à très hauts revenus et en diminuant les transferts à d'autres, il effectuait une première division des clientèles. Il créait une catégorie d' »exclus », une catégorie d'allocataires n'ayant droit qu'à une partie du montant maximal, et une catégorie de prestataires (représentant la grande majorité des citoyens âgés) qui continuent d'avoir droit à la prestation maximale pleinement indexée. La récupération progressive (partielle ou complète), par l'intermédiaire du système fiscal, auprès des prestataires ayant un revenu net supérieur au seuil établi (très élevé) allait occasionner des économies de quelque 345 millions de dollars en 1993 et représenter une récupération annuelle d'environ 3% des prestations versées au titre de la SV. 131 Toutefois, un dispositif de récupération fiscale « rampante » fait en sorte que les économies éventuelles sont beaucoup plus importantes que celles observées. Les seuils de récupération ne sont pas ajustés chaque année, en effet, pour tenir compte de l'inflation, si bien qu'un bassin de plus en plus grand de retraités est éventuellement touché par la récupération partielle ou complète. 132 Cela dit, tous les citoyens âgés de 65 ans et plus continuaient de recevoir un chèque mensuel de SV, dont une partie ou la totalité était récupérée par voie fiscale l'année suivante. Cette disposition a complexifié le système de transferts aux personnes âgées. Elle a aussi réduit d'autant la visibilité du désengagement en créant l'illusion que les droits étaient maintenus (puisque tous les citoyens continuaient à recevoir des prestations), alors qu'en réalité ils étaient réduits ou même abolis pour plusieurs allocataires.
Le fait que cette réorientation fondamentale du régime, qui mettait fin à l'universalité des pensions de vieillesse au Canada, soit passée pratiquement inaperçue et qu'elle ait donné lieu à bien peu de réactions de la part de la société indique bien l'efficacité de stratégies déployées.
Quelques années plus tard, en 1996, le gouvernement fédéral a déployé trois principales stratégies pour introduire une réforme de grande envergure du régime de pensions publiques non contributives. Comme pour la réorientation précédente, ces stratégies sophistiquées témoignent de la capacité d'apprentissage, par le gouvernement fédéral, du terrain politique particulièrement difficile des pensions de vieillesse. D'abord, il a introduit un programme que l'on pourrait qualifier de « forfaitaire » parce qu'il devait regrouper sous un même programme un ensemble de mécanismes de transferts. Le nouveau régime devait remplacer en effet les divers dispositifs de transferts non contributifs à l'intention des personnes âgées: la SV, le SRG, ainsi que les crédits d'impôts actuels au titre de l'âge et du revenu de pension. Pour les électeurs, il était extrêmement difficile de comparer les bénéfices sous l'ancien régime par rapport au futur régime, et la visibilité du désengagement était réduite par le fait que l'impact financier réel pour les clientèles futures était nébuleux. Ensuite, la PA divisait les clientèles de deux nouvelles façons. D'une part, elle devait protéger pleinement les droits des bénéficiaires actuels du régime et faire en sorte que les mesures restrictives ne touchent que les bénéficiaires futurs. Cela aurait eu pour effet de créer deux groupes de clientèles aux droits distincts, selon leur âge, soit les bénéficiaires de l'ancien régime et ceux du nouveau. D'autre part, en ciblant les ressources vers les familles à revenus modestes ou faibles, et en n'offrant aux autres familles qu'un revenu partiel ou même aucun revenu, la PA aurait « atomisé » les droits de citoyenneté conférés par l'âge. Ceux-ci serait devenus dépendants de la situation particulière des familles. Par rapport à la réforme de 1990, elle devait accentuer la division entre les ayants droit et les autres. Enfin, la PA a été introduite habilement, pour minimiser les heurts, au sens où l'annonce est faite en 1996 pour une mesure qui ne devait entrer en vigueur qu'en 2001. En annonçant la réforme plusieurs années d'avance, on réduisait l'opposition éventuelle au nouveau programme. Il peut être difficile pour celle-ci de s'organiser au moment de l'annonce d'une réforme qui se produira dans quelques années seulement. De même, il aurait été difficile, pour les clientèles futures de la PA, de s'organiser en opposition à la réforme au moment où elle entrera « automatiquement » en vigueur. Celle-ci aura été annoncée plusieurs années d'avance par un autre gouvernement peu (ou non) imputable.
En dépit de ces stratégies élaborées, la réforme s'est soldée par un échec en août 1998, lorsque le gouvernement fédéral a renoncé à la réforme prévue. Nous verrons plus loin que, comme en 1990, la réaction ouverte de la société en réponse aux mesures annoncées a été pratiquement inexistante. Cependant, l'introduction de la PA impliquait un réarrangement fondamental des transferts de ressources à l'ensemble des citoyens âgés. Il ne s'agissait pas que de l'abrogation des droits pour un segment défini de la clientèle du programme. Au début de 1997, une large coalition s'est formée pour s'opposer à l'introduction de la PA. La Coalition pour les Revenus de Retraite (en anglais: Retirement Income Coalition) réunit 21 groupes représentant des intérêts allant du commerce des valeurs en Bourse aux organisations syndicales aux groupes de personnes âgées. La coalition, peu bruyante dans l'arène publique, est représentée par une firme de démarchage (ou lobby) qui a engagé des pourparlers de haut niveau, au cours des derniers mois, avec le ministère des Finances. La coalition a exigé des révisions et annoncé clairement que si le gouvernement n'est pas prêt à reconsidérer la réforme annoncée « a large number of people will get very active ». 133 Face à ces intérêts bien organisés, le gouvernement fédéral a préféré reculer plutôt que de subir la réprimande populaire. 134
Bref, le gouvernement fédéral a fait au milieu des années 1980 le difficile apprentissage du terrain politique des pensions de vieillesse et subi un revers important, ce qui a occasionné un retard pour l'introduction d'une réforme des droits des citoyens âgés. Depuis 1989, les stratégies qu'il a utilisées sont multiples et sophistiquées: complexification et obscurcissement, regroupement de programmes, division des clientèles, incrémentalisme à rebours, dispositifs rendant le désengagement « automatique », et annonce d'une réforme plusieurs années avant son entrée en vigueur. L'élaboration des stratégies témoigne d'un apprentissage, par le gouvernement fédéral, du difficile terrain politique des pensions de vieillesse. Grâce à ses stratégies, il est parvenu à abolir l'universalité des pensions de vieillesse en 1990. Cela représente une étape importante dans le processus de désengagement, non seulement à cause des économies immédiates (modérées) qu'elle lui permet de faire, mais aussi à cause des économies éventuelles que l'indexation inadéquate ou même inexistante des seuils de revenus, chaque année, permet d'effectuer. Cela dit, des stratégies fort élaborées ne lui ont pas permis de contourner les obstacles du terrain politique des pensions quelques années plus tard et le gouvernement fédéral a dû, par conséquent, renoncer à la réforme envisagée.
Pour reprendre en quelques mots, les mesures de désengagement réussies ou pas de la SV (1983-1984, indexation des prestations limitée à 6% et 5%; 1985, désindexation partielle; 1989-1990, récupération fiscale progressive des prestations versées aux aînés aux revenus élevés; 1996, annonce de la Prestation aux aînés) consacraient une tendance, observable déjà au cours des années 1970, dans le sens d'une érosion progressive de la place qu'occupe la SV, seul programme universel dans le système de pensions de retraite. On allait observer, à partir du milieu des années 1970, un éloignement du principe d'universalité, qui caractérise la SV, en faveur d'une sélectivité plus grande de l'aide de l'État, plus caractéristique du SRG et de l'Allocation au conjoint.
Depuis 1975 le gouvernement fédéral, plutôt que de tenter d'offrir et de préserver un salaire de citoyenneté conféré par l'âge à tous les citoyens âgés à travers la SV, a visé une intervention de dernier recours. Il a limité son rôle à assurer un revenu minimum de subsistance, ou revenu minimum garanti (RMG), aux citoyens âgés à faible revenu. Pour améliorer la condition de la pauvreté des aînés, il a bonifié à l'occasion le SRG, outil par excellence de la sélectivité et de la résidualité, et misé sur des formes d'impôt négatif sur le revenu (INR). 135
L'ensemble du système a connu une expansion depuis le début des années 1980, sujette toutefois à des changements dans la composition des différents programmes publics et semi-privés. Dans le secteur public, la SV-SRG a connu un déclin relatif par rapport au RPC-RRQ, tandis que le système semi-privé (les REÉR surtout) connaissait une expansion. En conséquence, on constate une distinction plus nette entre les programmes visant à offrir un revenu de subsistance et les autres qui, contributifs et semi-privés, contribuent à maintenir un niveau de vie décent à la retraite. On voit donc que la perte de vitesse, puis l'abolition de l'universalité dans la structure des régimes de pensions s'est faite grâce à des dispositions structurelles (désengagement systémique) ainsi qu'à des initiatives de désengagement (désengagement programmatique). En contrepartie de cet effort visant à restreindre l'accroissement des dépenses de la SV malgré les pressions démographiques, on a utilisé la fiscalité comme instrument privilégié pour promouvoir l'expansion des programmes de retraite semi-privés et de l'épargne-retraite. L'énumération des différentes mesures fiscales adoptées entre 1980 et 1995 serait fastidieuse, car il y en a plusieurs, 136 mais elles sont nettement expansionnistes, sauf en 1995 lorsqu'on a abaissé les plafonds de cotisations permis à des RPA, RPDB et REÉR.
Dans cette section, nous voyons jusqu'à quel point le processus décisionnel entourant le désengagement de la SV est fermé et contrôlé par le gouvernement fédéral. Nous soutenons que l'opacité du processus décisionnel de la SV a permis l'élaboration et la poursuite de stratégies de longue haleine pour réorienter ce programme au fil des ans et redéfinir, en 1990, le type de droits qu'il procure. Le fait que le gouvernement fédéral ait dû renoncer à deux initiatives importantes indique l'existence d'appuis politiques puissants qui représentent un obstacle majeur au désengagement du programme. Cela dit, ces appuis politiques n'ont pas été suffisants pour résister au recul du programme universel depuis 1975 ni à la redéfinition formelle des droits, en 1990, lorsque la SV est devenue un programme sélectif plutôt qu'universel.
La Révision de la Sécurité sociale (fédérale-provinciale) a eu lieu avant l'amorce du désengagement envers la SV. Toutefois, elle témoigne bien de la concentration des pouvoirs du gouvernement fédéral, et elle indique le faible poids des clientèles et autres groupes de la société sur l'évolution du régime. La Révision a concentré ses travaux sur les pensions et les allocations familiales, entre 1973 et 1975, et elle a déterminé largement l'évolution éventuelle des régimes de retraite. Elle a donné lieu à l'indexation trimestrielle des prestations de la SV en 1973, recommandé l'augmentation des prestations et des cotisations du RPC-RRQ de façon substantielle entre 1974 et 1980 (ce qui ne s'est finalement pas produit) et, mené, en 1975, à la mise en oeuvre de l'Allocation au conjoint (AC). 137 Or, ces orientations n'émanaient pas des groupes de personnes âgées ni d'autres groupes de la société. La mise en oeuvre de l'AC, par exemple, qui visait la protection du revenu des époux ou épouses des prestataires de la SV-SRG âgés de 60 à 64 ans, n'a pas suscité de pourparlers à la Chambre des communes (presque vide lors de son adoption) et son passage n'a pas non plus éveillé l'attention du public. 138 De plus, les consultations de la Révision se sont faites entre les représentants des onze gouvernements, et seule une sous-division de Santé et Bien-être social de très peu d'envergure était chargée d'assurer le lien entre les représentations de la société et le comité. 139 Les groupes de personnes âgées n'ont contribué d'aucune façon à ces travaux; ils n'étaient même pas au courant qu'ils avaient lieu. 140
Les travaux de la Révision ont été court-circuités par le ministère des Finances en 1975. Déjà, entre 1972 et 1974, le gouvernement libéral adoptait deux budgets réduisant considérablement sa capacité de générer des revenus en allégeant le fardeau des corporations et en indexant les taux d'exemptions personnelles. Ces deux budgets modifiaient la condition des finances publiques, telle qu'envisagée par les travaux de la Révision, et l'incapacité financière du gouvernement rendait obsolètes les hypothèses de travail de cette dernière. En 1975, le gouvernement fédéral introduisait des coupes aux programmes et sabrait dans les dépenses publiques. À la fin de cette même année, il introduisait le contrôle des prix et des salaires et coupait 1,5 milliards de dollars par rapport aux dépenses prévues pour 1976, ce qui mettait fin en pratique aux travaux de la Révision. 141
Après la Révision, le rôle prédominant de la bureaucratie et de dirigeants politiques a continué à se manifester. Entre autres, l'entente de réciprocité de 1977, qui prévoyait le versement d'une pension partielle de base aux retraités ayant vécu une partie de leur vie active dans un autre pays avant d'immigrer au Canada, ne résultait pas de pressions populaires. Les groupes de personnes âgées, pas plus que d'autres groupes, n'ont pas été consultés avant son adoption. 142
Depuis l'amorce du processus de désengagement envers la SV, il n'y a eu qu'un seul débat « public » sur les régimes de pensions: le Grand débat sur les pensions. Il ne s'agit pas d'un débat populaire puisqu'il a été confiné à un comité parlementaire devant lequel ont défilé les experts techniques des pensions; il a pourtant tenu ces experts en haleine pendant une dizaine d'années avant de donner lieu à des initiatives en 1987. Le Grand débat était dominé par les représentants des milieux d'affaires, du gouvernement, du mouvement ouvrier, quoique certains représentants des mouvements sociaux, tels que les groupes de femmes, y aient également participé à la marge. 143 Il a été lancé symboliquement en avril 1977 avec la formation de la commission royale de l'Ontario sur le Statut des Pensions, 144 et il s'est terminé dix ans plus tard. Son propos n'était pas de discuter du retrait, mais bien de l'expansion éventuelle des autres programmes contributifs publics et semi-privés. Les gouvernements fédéral et provinciaux et leurs agences à eux seuls ont produit pas moins de 16 documents officiels, (rapports de commissions royales d'étude, rapport de groupe de travail, livre vert, orange, etc.) entre 1977 et 1985. 145
Le Grand débat a suscité des échanges passionnés et polarisés. On partait du constat suivant: le système de pensions privées est sous-développé et les pensions publiques sont inadéquates. Les objectifs de la réforme envisagée étaient 1) d'arriver à garantir aux Canadiens âgés un revenu minimum raisonnable; 2) de leur offrir des possibilités et des modalités équitables pour préparer leur retraite; et 3) de leur donner une chance raisonnable d'éviter un bouleversement grave de leur niveau de vie à la retraite. 146 Devait-on miser sur l'amélioration des pensions privées, ou voir plutôt à l'expansion du RPC-RRQ?
Compte tenu des termes dans lesquels le débat a été engagé, on s'est assez peu préoccupé du sort de la SV-SRG. En 1979, un comité sénatorial s'opposait tout à fait à l'idée de créer davantage de pressions sur les finances publiques et reconnaissait, « que chacun a la responsabilité de pourvoir, dans la mesure de ses moyens, à sa subsistance au moment de la retraite ». 147 En 1982, le document qui invitait « les gouvernements des provinces, les milieux d'affaires, les syndicats, les groupes féminins et les autres intéressés » à faire connaître leurs réactions devant un comité parlementaire n'accordait tout simplement aucune attention au rôle futur de la SV. Le document prétendait reconnaître comme « prioritaire » la majoration des prestations du SRG pour les personnes âgées vivant seules, mais il ne consacrait à cette idée ... qu'un seul paragraphe! 148 Une description synoptique des recommandations de huit autres rapports influents confirme de plus que l'amélioration de la SV-SRG n'était pas du tout envisagée. Sept d'entre eux préconisaient le statu quo pour ce régime et un seul proposait d'y apporter des modifications, soit une diminution de la SV et une amélioration du SRG. 149
Les changements législatifs adoptés en 1987 reflètent ce manque d'intérêt pour la SV-SRG et la préférence exprimée pour l'amélioration des autres régimes. On a apporté certaines améliorations au RPC-RRQ, notamment l'augmentation des cotisations et la flexibilité de l'âge de retraite entre 60 et 70 ans, avec ajustements actuariels. Les provinces et territoires ont effectué des changements législatifs de façon à améliorer les régimes d'employeur. En même temps, aucune augmentation ou amélioration de la SV-SRG n'a eu lieu.
Le Grand débat sur les pensions a été la dernière occasion de discuter publiquement de l'avenir des régimes de retraite canadiens, mais l'avenir de la SV-SRG, comme on l'a vu, a été négligé. Depuis, il n'y a pas eu de consultations publiques ou de comité d'étude où les intéressés auraient pu se prononcer sur des enjeux aussi importants que l'abolition de l'universalité et la redéfinition des droits de citoyenneté conférés par l'âge, qui allaient pourtant surgir avec les mesures de récupération fiscale en 1990 et l'annonce de la PA en 1996.
En 1994, la réforme des régimes de pensions et de la SV-SRG a été exclue des consultations publiques nationales de grande envergure entourant la « réforme Axworthy » qui devait pourtant revoir l'ensemble des programmes sociaux canadiens, sous prétexte que les questions relatives à la sécurité sociale des personnes âgées n'étaient pas liées au thème central de cette réforme, c'est-à-dire: « comment améliorer les perspectives d'avenir des Canadiens et des Canadiennes, et comment les aider à se trouver du travail ». 150 Dans le budget de cette année-là, le gouvernement Chrétien avait promis le dépôt en juin d'un livre blanc qui analyserait « les défis et les possibilités que présente le vieillissement de la société canadienne » et qui étudierait « les changements à apporter au régime de pension public afin qu'il soit soutenable sur le plan financier ». 151 Aucun document semblable ne fut déposé au cours des mois suivants. Dans le discours du budget de l'année suivante, en 1995, le ministre Martin avait réitéré cette annonce en promettant, à nouveau, le dépôt d'un livre blanc sur le vieillissement de la population à l'automne. Encore une fois, aucun document semblable n'allait voir le jour. Il n'y allait pas avoir de livre blanc ni de processus de consultation publique sur la réorientation de la SV-SRG annoncée en 1996.
L'opposition en Chambre n'allait pas être en mesure de contrer l'emprise des libéraux sur le sort de la SV. En 1995, les bloquistes avaient mis la main sur un document non diffusé, coulé vraisemblablement par des fonctionnaires, intitulé Serving Canada's Seniors. Les bloquistes pressaient le gouvernement libéral de faire connaître ses intentions. Le document unilingue anglais discutait des orientations envisagées pour la SV-SRG, orientations qui (on le sait maintenant) allaient subséquemment se transformer en politique officielle. À moins d'un an de l'entrée en vigueur de cette redéfinition fondamentale des droits des retraités canadiens, le parti au pouvoir se contentait d'accuser le Bloc québécois d'avoir lui-même produit le document pour le plonger dans l'embarras et, surtout, gardait secrètes ses intentions précises. 152 Dans une intervention subséquente en Chambre le parti au pouvoir, questionné par l'opposition, faisait connaître seulement ses intentions les plus générales et il invitait les citoyens à attendre le discours du budget pour les détails. 153
En définitive, le gouvernement au pouvoir a conservé une emprise incontestée sur l'orientation du programme. Pour toute « consultation », il allait se contenter de tester la faisabilité électorale de leur démarche auprès de « focus groups », ou groupes-témoins, 154 ce qui allait lui permettre de tester les réactions populaires à la Prestation aux aînés et d'en ajuster certaines modalités au besoin, avant de la faire connaître, de façon unilatérale, lors du dépôt du budget en mars 1996.
S'il n'y a pas eu de débats publics sur la réorientation de la SV, comme on l'a vu, il n'y en a pas eu tellement non plus lorsqu'on a annoncé les réformes. Les dispositions à l'oeuvre ne sont pas toujours bien comprises hors des officines gouvernementales et des quelques cercles d'experts existant ici et là dans la société, comme en témoigne l'absence de débats et de mobilisations d'envergure suivant l'annonce du retrait par la voie de mesures restrictives. Car s'il est une possibilité pour les groupes de la société de se mobiliser et de réagir, c'est bien lorsqu'on anticipe ou lorsqu'on annonce des mesures restrictives. Or, sauf en 1985, il n'y a pratiquement pas eu de réaction en réponse à l'annonce de mesures restrictives.
Une revue de presse entre 1989 et 1996 révèle un faible intérêt pour le régime, particulièrement dans la presse francophone. La plupart des articles décrivent les changements annoncés et leur incidence sur certains types de ménages, ou encore ils font état du montant des prestations nouvellement indexées. Dans la presse québécoise francophone (La Presse, Le Devoir, Le Soleil), les articles publiés de 1989 à (avril) 1996 (donc après le dépôt du budget, le 6 mars), révèlent un faible intérêt dans le choix de la couverture médiatique. On tend à traiter la nouvelle comme un élément parmi d'autres dispositions budgétaires, ou encore du point de vue des finances personnelles et de la planification de la retraite, et on accorde peu d'attention aux enjeux politiques entourant les choix. De plus, la presse francophone ne fait pas largement état de réactions de groupes de personnes âgées ou autres, comme cela s'est produit lorsqu'on annonçait des coupes ou des modifications au programme d'assurance-chômage, par exemple. Elle indique par conséquent que la réponse populaire au désengagement de la SV, au Québec, a été peu vigoureuse. 155
Dans la presse anglophone (Globe & Mail, Toronto Star, Vancouver Sun, Montreal Gazette), la couverture est plus diversifiée, sans pour autant être abondante ou très vigilante. 156 On y trouve des collaborations spéciales, des éditoriaux et des manchettes consacrés aux changements anticipés ou annoncés (surtout dans les deux quotidiens torontois), et l'on fait parfois état de réactions populaires, épisodiques, à travers le pays. Au Québec, The Gazette à elle seule compte, entre 1989 et (avril) 1996, plus d'articles décrivant les changements à venir et récemment apportés à la SV, et accorde plus d'espace aux manifestations de citoyens âgés, que toute la presse francophone réunie.
Dans l'ensemble, cette revue de presse, qui offre en quelque sorte un point de mire permettant de saisir les réactions sociétales aux initiatives de désengagement programmatique de la SV, indique dans l'ensemble un faible intérêt populaire, compte tenu de l'importance des changements annoncés et de la réorientation de la SV. Cela dit, les changements apportés à la politique du gouvernement fédéral au cours de l'été 1998 indiquent que même si la réaction publique des groupes de la société à l'annonce de la PA a été anémique, un lobby peu bruyant mais persistant a pu s'organiser efficacement au cours des derniers mois et faire avorter la réforme prévue.
Reprenons succinctement l'argumentation poursuivie dans ce chapitre. Nous avons vu que l'universalité de la SV et l'indexation trimestrielle de ses prestations représentaient des rigidités majeures pour le désengagement, ces deux dispositions offrant une garantie à longue échéance que tous les citoyens à partir d'un certain âge recevraient (ou continueraient de recevoir) des prestations de vieillesse pleinement indexées au coût de la vie jusqu'à la fin de leurs jours. De plus, l'opinion publique est très favorable au maintien de la SV, qui compte des appuis politiques pouvant se mobiliser efficacement contre les initiatives de désengagement programmatique. Les dispositions structurelles de la SV et les coûts politiques élevés associés au désengagement de ce programme représentent donc des contraintes extrêmement fortes au désengagement.
Et pourtant, il y a eu, au cours de la période observée une redéfinition profonde des droits de sécurité du revenu des citoyens âgés de 65 ans. Jusqu'au tournant des années 1990, le rôle de la SV a consisté à offrir à tous les citoyens âgés de 65 ans et plus un droit inconditionnel et universel de citoyenneté. Ce droit a été redéfini en 1990 lorsque les citoyens aux revenus très élevés ont commencé à rembourser, par l'intermédiaire du régime fiscal, une partie ou la totalité des montants versés par la SV. Du point de vue des droits de sécurité du revenu, il s'agit d'une redéfinition importante. En offrant une prestation mensuelle à tous les citoyens âgés, en effet, la SV offrait universellement un « socle de revenu », ou un revenu de remplacement (partiel) permettant d'amortir la chute du revenu à l'âge où l'on quitte normalement le marché du travail. Avant 1990, la SV contribuait à « la sécurité du revenu » de tous les citoyens âgés, peu importe leur condition, en leur offrant, en quelque sorte, un « salaire de retraite ».
Le SRG garantissait quant à lui un minimum de subsistance au personnes âgées dans le besoin et on a tenté, sans succès, d'élargir cet objectif pour les pensions publiques non contributives en combinant sous un même programme la SV et le SRG. Si la PA avait été mise en oeuvre, comme le gouvernement fédéral a tenté de le faire, les pensions publiques non contributives auraient procuré seulement un minimum de subsistance aux personnes âgées dans le besoin.
La poursuite du désengagement « systémique » et « programmatique, de même que le déploiement de stratégies habiles pour contourner les rigidités du processus, ont permis au gouvernement fédéral de réorienter le programme même s'il subissait en même temps des revers politiques importants. D'abord, le processus décisionnel de la SV, centralisé et opaque, n'a pas favorisé pas l'émergence de débats ou controverses au sujet des orientations données au régime. Les institutions parlementaires, les groupes d'intérêt, les clientèles du programme, ainsi que les représentants provinciaux n'ont pas contribué de façon marquée à redéfinir l'orientation du régime. Ensuite, le gouvernement fédéral a, au fil des ans, donné au système des pensions, en expansion marquée, les orientations voulues en transformant son approche à la sécurité du revenu des citoyens âgés. Dans un premier temps, il a renforcé les incitatifs fiscaux pour l'égargne-retraite et les régimes semi-privés pour les citoyens âgés les mieux nantis. Dans un deuxième temps, il a amélioré la subsistance de base à travers le SRG pour les autres citoyens. En poursuivant cette approche, le gouvernement fédéral a fait en sorte de réduire l'importance de la SV dans l'ensemble des programmes de retraite.
De même, les stratégies que le gouvernement fédéral a utilisées, depuis la fin des années 1980, pour (ré-)amorcer le processus désengagement programmatique de la SV ont réduit la visibilité et l'imputabilité de ses initiatives. Il s'agit de la complexification du programme, par le biais de la fiscalité, et du regroupement de programmes et dispositions fiscales sous un même régime de façon à obscurcir la portée du désengagement. Il s'agit aussi de la division des clientèles, de l'incrémentalisme à rebours, de la mise en oeuvre de dispositifs faisant en sorte que le désengagement se produira de façon « automatique » d'ici quelques années, et de l'annonce d'une réforme majeure plusieurs années avant son entrée en vigueur. Bien que ces stratégies soient élaborées, elles n'ont pas été suffisantes pour surmonter les obstacles à la réforme de grande envergure envisagée au milieu des années 1990. Toutefois, elles ont permis des gains non négligeables, pour le gouvernement fédéral, qui est parvenu à redéfinir les droits assurés par la SV. Ceux-ci sont devenus conditionnels à des revenus en-deça d'un certain seuils et ne sont, par conséquent, plus universels.
En définitive, l'intégrité de la SV, seul programme universel, a été assurée jusqu'en 1990 par la réaffirmation en 1973 de son universalité et de l'indexation complète de ses prestations. Les coûts politiques associés à l'altération de ces caractéristiques sont apparus très élevés et ont retardé le processus de désengagement. Les décisions les plus controversées ont été soit abandonnées -- c'est le cas pour l'indexation des prestations en 1985-1986 -- soit évitées -- pensons au fait que la SV a été épargnée par le programme de contrôle des dépenses du budget présenté par le ministère des Finances en 1990. 157 Mais, à plus longue échéance, l'apprentissage politique a permis au gouvernement fédéral de concevoir des stratégies pour contourner ces formes de rétroaction. Ces stratégies ont échoué récemment mais lui ont néanmoins permis de minimiser les coûts politiques associés au désengagement programmatique, en 1990, lorsqu'il adoptait des dispositions ayant pour effet de mettre fin à l'universalité de la SV.
Ainsi, des dispositions fondamentales peuvent s'ériger comme rigidités centrales dans le processus de désengagement d'un programme, et ce pendant plusieurs années; toutefois, elles ne garantissent pas l'intégrité dudit programme tout au cours du processus. Le gouvernement poursuit une approche et déploie des stratégies de longue haleine pour contourner ces rigidités et pour minimiser les coûts politiques du désengagement. La réorientation « systémique » de l'ensemble des régimes de pensions de vieillesse et l'abolition de l'universalité de la SV indiquent que le gouvernement fédéral, même s'il a subi des revers importants, est parvenu à introduire une brèche majeure dans la sécurité du revenu offerte par ce programme aux solides appuis politiques.
La redéfinition majeure des droits assurés par la SV ainsi que la vulnérabilité de ce programme au désengagement témoignent de la capacité du gouvernement fédéral de se désengager de la sécurité du revenu, grâce à des approches et stratégies de longue haleine à cet effet, même lorsque les obstacles imposent des échecs cuisants au plan de la « haute politique ». Les échecs de la « haute politique » n'impliquent pas l'échec du processus de désengagement, bien qu'ils contribuent à ralentir et à limiter la portée de celui-ci.
Dans les pays fortement industrialisés, le chômage a été le dernier des risques encourus par les travailleurs, au cours de leur vie active, à être couvert par un régime obligatoire d'assurance sociale. 158 La mise en place de prestations destinées aux retraités ou aux travailleurs invalides, par exemple, a été moins controversée historiquement que l'adoption de programmes destinés aux chômeurs. Pendant longtemps, les politiques gouvernementales ont traité ces derniers de façon punitive puisque, à la différence des invalides et des vieillards, ils étaient considérés comme étant capables de travailler et responsables, en définitive, de leur pauvreté. Ce n'est qu'après la crise économique des années 1930 et la publication de la Théorie générale de John Maynard Keynes, en 1936, que la notion voulant que le gouvernement soit responsable de la gestion du plein-emploi a commencé à se refléter dans les politiques nationales.
Au Canada, comme dans d'autres pays fortement industrialisés, le chômage a longtemps été considéré comme une responsabilité individuelle. Cette conception implique que les travailleurs ont la responsabilité de mettre de l'argent de côté dans la perspective d'une période de chômage. Jusqu'à la crise économique des années 1930, l'idée de mettre en place un système assuranciel était loin de faire l'unanimité, alors qu'on voulait plutôt encourager la prévoyance individuelle. 159
Pendant longtemps Ottawa et les provinces ont laissé aux municipalités l'entière responsabilité d'offrir des secours de chômage. Ce n'est qu'en 1940 qu'on a adopté un régime d'assurance-chômage à l'échelle nationale. C'était un programme d'assurance obligatoire dont la portée initiale était fort restreinte puisqu'il ne visait que les travailleurs sujets à un risque imprévisible de chômage. Il reposait sur des assises actuarielles et avait pour rôle spécifique de procurer un revenu de remplacement aux chômeurs admissibles. Mais au fil des ans, il en est venu à assujettir pratiquement tous les salariés et à viser, en même temps que la sécurité du revenu des chômeurs admissibles, des objectifs multiples comme la redistribution sociale et régionale, le développement du marché du travail et la stabilisation macro-économique. 160
La poursuite d'objectifs de redistribution régionale a fait en sorte que, depuis sa réforme en 1971 surtout, le régime a eu un impact considérable sur l'organisation de la société et de l'économie canadienne. 161 De généreuses dispositions favorables aux régions économiquement faibles du pays ont eu pour effet de créer et de soutenir économiquement plusieurs communautés régionales, dans l'est du pays surtout, dont la survie dépend du régime. Contrairement aux prestations financières pour enfants, qui n'ont pas eu d'effets structurants marqués sur les rapports sociaux, le régime d'assurance-chômage (rebaptisé assurance-emploi en 1997) a contribué, historiquement, à la formation de communautés régionales partageant un intérêt vital pour la pérennité de certaines dispositions redistributives du régime, ce qui rendait le processus de désengagement d'autant plus ardu.
Depuis le début des années 1980, le gouvernement fédéral était sensibilisé au fait que l'une des conditions essentielles pour contrôler les dépenses de l'assurance-chômage était d'en abolir les dispositions régionales. Pourtant, avant la réforme entrée en vigueur en janvier 1997, les dispositions de redistribution régionale n'ont été remises en cause que par les commissions d'étude et groupes de travail, mais nullement par les législateurs, alors que plusieurs mesures restrictives étaient adoptées ayant pour effet de réduire la sécurité du revenu pour l'ensemble des chômeurs canadiens.
Dans ce chapitre, nous soutenons que le gouvernement fédéral est parvenu à réorienter le régime au fil des ans et, avec la réforme du milieu des années 1990, à contourner l'obstacle majeur au désengagement. Les rigidités (lock-ins) spécifiques du régime, soit les dispositions ayant pour effet de favoriser les régions économiquement faibles du pays, ont déterminé largement les stratégies poursuivies. Toutefois, elles n'ont pas pu empêcher, éventuellement, la redéfinition profonde des droits de sécurité du revenu assurés aux chômeurs canadiens.
Le chapitre est organisé comme suit. D'abord, nous présentons brièvement le profil du régime et certains points repères qui ont marqué son évolution historique. Ensuite, nous examinons les formes de désengagement systémique et programmatique ainsi que la persistance du parti-pris régional du régime au cours de la période retenue. Enfin, nous démontrons que le gouvernement fédéral a poursuivi une approche de longue haleine pour se désengager de la sécurité du revenu des chômeurs et qu'il a élaboré des stratégies sophistiquées, au milieu des années 1990, pour contourner l'opposition la plus efficace au désengagement, c'est-à-dire celle des agents de la société organisés à partir des modalités régionales du régime.
L'assurance-chômage est l'un des plus importants programmes de sécurité du revenu au Canada. En 1994, ce régime a versé près de 16 milliards de dollars à quelque 3,1 millions d'individus au chômage. Cette même année, 93% des travailleurs canadiens y étaient assujettis, c'est-à-dire qu'ils payaient des cotisations et pouvaient recevoir des prestations de chômage sous certaines conditions. 162
Le nouveau régime d'assurance-emploi, entré en vigueur en janvier 1997, comporte deux parties. La première partie vise à procurer aux chômeurs admissibles un soutien du revenu temporaire ou des prestations de soutien du revenu. La seconde partie vise non pas la sécurité du revenu des chômeurs, mais plutôt la création de mesures de réemploi. En d'autres termes elle a pour rôle d'aider les chômeurs à décrocher un emploi. 163 Du point de vue des objectifs poursuivis, Clasen notait pertinemment que l'assurance-chômage est le domaine de la sécurité du revenu le plus tributaire d'un ensemble varié de politiques publiques (politiques fiscales, économiques, marché du travail et politiques sociales). 164 Ainsi, pour analyser la transformation du programme, il apparaît nécessaire de distinguer les objectifs du programme visant à réduire le chômage de ceux visant la sécurité du revenu des chômeurs.
À cause des nombreuses règles administratives de ce régime, en dresser un profil complet pourrait relever du détail technique. Mentionnons tout de même l'essentiel. Premièrement, l'assurance-emploi assure, sous certaines conditions, toutes les personnes pour lesquelles il existe une relation employeur-employé. Deuxièmement, depuis la réforme de 1997, l'admissibilité pour recevoir des prestations du régime est fondée sur le nombre d'heures travaillées pendant l'année précédant la demande (entre 420 et 700 heures minimum) ainsi que sur le taux de chômage régional. Troisièmement, la période durant laquelle un chômeur peut toucher des prestations varie entre 14 et 45 semaines, selon le nombre d'heures travaillées et le taux régional de chômage, et le délai de carence est de deux semaines. Quatrièmement, le montant des prestations représente entre 55% et 50% des gains hebdomadaires moyens. Cinquièmement, enfin, le régime est financé par les travailleurs, qui paient un taux de cotisation relatif à leur rémunération assurable (ce taux étant révisé annuellement), ainsi que par les employeurs, qui paient 1,4 fois le taux de l'employé. 165
Historiquement, l'assurance-chômage a représenté la deuxième étape dans l'élaboration du système de sécurité du revenu au Canada, après l'adoption de la Loi sur les pensions de vieillesse en 1927. 166 Le programme remonte à l'année 1935, quand le gouvernement Bennett a fait adopter la Loi sur le placement et les assurances-sociales, en réponse à la crise économique qui sévissait. Cette loi a connu une existence éphémère puisque le nouveau gouvernement de Mackenzie King, élu peu après son adoption, a mis sa constitutionnalité en doute. Il a demandé l'avis de la Cour suprême, qui a estimé que la loi relevait de la compétence des provinces, et donc qu'elle était inconstitutionnelle. Le jugement fut confirmé subséquemment par le Comité judiciaire du Conseil privé.
En 1940, le gouvernement fédéral a obtenu, après un certain délai, l'accord unanime des provinces lui attribuant la compétence en matière d'assurance-chômage, et le Parlement de Westminster a alors inséré l'alinéa 91(2A) dans l'Acte de l'Amérique du nord britannique permettant au Parlement fédéral d'adopter, la même année, la Loi sur l'assurance-chômage. 167
Au départ les décideurs anticipaient certains problèmes au sujet des contrôles auprès des prestataires et des employeurs; de plus, ne disposant pas de statistiques fiables, ils avaient une connaissance limitée du phénomène du chômage et donc de l'impact financier éventuel de cette loi. C'est avec une grande circonspection qu'ils allaient adopter les mesures initiales et assouplir les règles de ce programme qui, en 1941, misait avant tout sur des principes actuariels et relativement peu sur la redistribution sociale, à l'exception près que le régime prévoyait des prestations plus élevées aux prestataires ayant des personnes à charge. En 1941, le programme protégeait environ 42% de la main-d'oeuvre et excluait plusieurs catégories de travailleurs, tant ceux qui connaissaient des épisodes de chômage périodiques ou prévisibles (agriculteurs, pêcheurs, enseignants) que ceux dont l'emploi était stable (fonctionnaires, personnel des forces armées).
Au fil des ans, le régime s'est éloigné des principes actuariels ayant dominé sa mise en place et il a commencé à servir davantage de mécanisme de redistribution sociale. Ce changement de cap concernant les objectifs du programme s'est opéré en deux temps principalement. D'abord, la réforme de 1955, bien qu'elle ne modifiait pas la substance du régime, incluait les travailleurs saisonniers de la pêche et de l'agriculture. Plus tard, la Loi sur l'assurance-chômage de 1971 devait avoir un impact marqué en opérant une coupure d'avec la logique actuarielle. Elle ajoutait, aux circonstances donnant droit à des prestations, la maladie, la maternité et la retraite; de même, elle abaissait les normes d'admissibilité, relevait les taux et la durée des prestations, et calculait les prestations en fonction à la fois de la durée de l'emploi et des taux de chômage national et régional; enfin, elle instaurait une redistribution nette en faveur des régions défavorisées du pays, en prévoyant des périodes d'admissibilité réduites et des prestations prolongées dans les régions à taux de chômage élevé, ainsi que des prestations pour pêcheurs autonomes favorisant principalement les provinces de l'Atlantique.
Ces changements, combinés à une poussée inflationniste et à une hausse sensible du chômage, ont fait augmenter en flèche les coûts du régime, qu'on avait largement sous-estimés. Entre 1970 et 1975, le coût des prestations a quintuplé (730 millions de dollars à 3,3 milliards de dollars). 168 Le régime ne reposait plus sur des assises actuarielles solides et visait davantage des objectifs de redistribution régionale à l'échelle du pays. 169
Par rapport aux autres programmes de sécurité du revenu, le régime d'assurance-chômage s'est distingué par la nature de ses prestations, qui ont été différenciées, plus nettement à partir de l'adoption de la Loi sur l'assurance-chômage de 1971, de façon à favoriser les régions les plus pauvres du pays. Alors que les autres programmes de transferts directs aux particuliers offrent des prestations ne tenant pas compte de la provenance géographique des prestataires, l'assurance-chômage prévoit une grille de conditions régionales pour déterminer l'admissibilité et calculer la durée des prestations. Avec cette grille, les chômeurs des régions à fort taux de chômage obtiennent des conditions plus avantageuses que les autres. De plus, le programme assujettit des catégories de travailleurs à haut risque sans tarification conséquente, une disposition ayant pour effet de soutenir l'emploi dans les industries saisonnières, desquelles dépend largement l'économie de certaines régions du Québec et les provinces atlantiques. Enfin le programme a offert à partir de 1971 des prestations pour pêcheurs autonomes qui ont été jusqu'en 1993 (avec l'entrée en vigueur des prestations d'aide au travail indépendant), la seule catégorie d'emploi autonome assurable en vertu de ce programme. Cette disposition favorise particulièrement les provinces atlantiques. 170
Les répercussions redistributives de la réforme de 1971 pour les régions et économies provinciales ont été nettes. Les provinces de l'est du pays (Terre-Neuve, Ile-du-Prince-Édouard, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Québec) ont bénéficié du régime davantage qu'elles n'y ont contribué, tandis que les autres provinces y ont contribué davantage qu'elles n'ont reçu en prestations. Au milieu des années 1970, les résidants de Terre-Neuve recevaient collectivement des prestations dont la valeur s'élevait au triple de celle de leurs cotisations totales au régime. Par opposition, les résidants de l'Alberta recevaient collectivement des prestations dont la valeur représentait seulement la moitié de leurs cotisations totales au régime. 171
Ces transferts aux régions les moins favorisées au pays ont contribué à transformer la configuration géographique de l'économie canadienne. Au milieu des années 1980, la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada, connue sous le nom de Commission Macdonald, allait constater en effet, dans son volumineux rapport, une concentration d'emplois instables et de courte durée dans les régions où le taux de chômage était élevé et où les industries saisonnières étaient nombreuses (principalement dans l'est du pays) attribuables à la réforme de 1971. Pour les entreprises, le régime d'assurance-chômage représentait dorénavant une façon peu coûteuse de s'adapter aux fluctuations de la demande en facilitant la mise à pied de travailleurs et leur « réembauche » éventuelle. Ainsi, une grande proportion de travailleurs n'ayant aucune stabilité d'emploi se sont mis, après la réforme, à dépendre d'industries saisonnières concentrées la plupart du temps dans les régions déprimées du pays. 172
La Commission avançait qu'avant 1971 les quatre provinces de l'Atlantique avaient connu une émigration nette, après quoi cette tendance s'était complètement renversée. Le parti-pris régional du régime avait occasionné, selon la Commission, « un changement historique dans les mouvements migratoires entre provinces ». Celle-ci avançait:
(il) semble que le régime d'assurance-chômage du Canada ralentisse effectivement l'adaptation au marché du travail, notamment en n'incitant pas les gens à quitter les régions à faibles revenus et à fort chômage. Ces conséquences sont particulièrement marquées depuis les modifications apportées à la Loi sur l'assurance chômage en 1971, qui ont introduit des différences régionales dans le régime. 173
Tout au long de la période étudiée, le régime d'assurance-chômage a continué à servir de mécanisme de redistribution régionale. En 1993, par exemple, l'Ontario et les provinces de l'ouest du pays transféraient pas moins de 2,9 milliards de dollars (soit près du cinquième des prestations versées par ce régime) vers les provinces de l'Atlantique et le Québec. 174
En dépit de la nécessité, établie par diverses commissions d'études gouvernementales, d'abolir les dispositions du régime d'assurance-chômage qui favorisaient les régions économiquement faibles, comme nous le verrons, les mesures restrictives adoptées entre 1975 et 1995 ont épargné les transferts régionaux. Par contre, au cours de cette période le régime a mis davantage l'accent sur le renforcement des mécanismes du marché du travail tout en se détachant de l'objectif de la sécurité du revenu des chômeurs.
À l'instar d'autres programmes canadiens de sécurité du revenu, l'étude du désengagement de l'assurance-chômage peut laisser perplexe lorsqu'on analyse l'évolution de l'ensemble des dépenses du régime depuis 1975. Comme l'indique le Tableau 5, les dépenses pour l'assurance-chômage n'ont pas diminué entre 1975-1976 et 1994-1995. Au contraire, elles se sont accrues de 54,1% en termes réels, passant de 7 442 090 à 11 465 982 en dollars constants. Les dépenses réelles per capita ont elles aussi augmenté, passant de 319,75$ à 392,02$ au cours de cette même période (elles avaient par contre diminué en 1994-1995 par rapport à ce qu'elles représentaient depuis 1985-1986). Et pourtant, il y a eu désengagement de la sécurité du revenu des chômeurs alors que le régime était transformé en profondeur.
Le désengagement s'est effectué de plusieurs façons. Premièrement, comme l'indique le Tableau 6, les dispositions toujours plus restrictives du régime après les principales réformes témoignent du fait que le gouvernement fédéral a beaucoup resserré les conditions d'admissibilité si bien qu'un plus grand nombre de chômeurs sont exclus du régime. Entre 1990 et 1995 seulement, le nombre de prestataires d'assurance-chômage a chuté de 9,4%, passant de 3,2 à 2,9 millions. Cette réduction se produisait alors que le nombre total de chômeurs au pays augmentait, pour sa part, de quelque 16,7%, passant de 1,2 à 1,4 million, et que le taux de chômage national grimpait de 1,4 point de pourcentage (de 8,1% à 9,5%). 175 En clair, le resserrement des conditions d'admissibilité a fait en sorte qu'un nombre réduit de chômeurs étaient admissibles au régime alors même que le nombre de chômeurs augmentait au pays.
En 1998, un rapport publié par le ministère du Développement des Ressources humaines révélait que seulement 42% des chômeurs canadiens touchent maintenant des prestations d'assurance-emploi. Cela représente une chute abrupte par rapport à la période précédant la récession de 1990, alors que 83% d'entre eux recevaient une compensation du régime d'assurance-chômage. 176
Deuxièmement, le Tableau 6 indique aussi que le gouvernement fédéral a réduit progressivement la valeur des prestations versées aux chômeurs (encore) admissibles. Par exemple, il a abaissé le pourcentage des prestations par rapport aux gains d'emploi assurables. En 1971, celui-ci était de 66,6% pour les personnes sans dépendants et de 75% pour les personnes avec dépendants. Le projet de loi de 1995 (qui est devenu le régime d'assurance-emploi au début de 1997) prévoyait des pourcentages respectifs de 55% et d'aussi peu que 50%. De même, le gouvernement fédéral a réduit le nombre maximal de semaines au cours desquelles des prestations sont versées. Celles-ci sont passées de 51 semaines en 1971 à aussi peu que 14 semaines en 1995. En d'autres termes, la valeur des prestations visant à garantir un revenu de remplacement aux chômeurs qui sont toujours admissibles au régime a diminué considérablement.
Troisièmement, l'augmentation des dépenses du régime n'est pas attribuable à une amélioration des prestations assurant un revenu entre deux emplois, mais plutôt à la poursuite intensifiée d'objectifs autres que la sécurité du revenu des chômeurs. Lorsqu'on décompose les dépenses par type de prestations, comme le fait le Tableau 7, on constate que les prestations ordinaires ont représenté un part décroissante des dépenses totales de prestations entre 1974-1975 et 1994-1995: elles représentaient 90,7% des prestations totales au début de la période, mais plus que 74,8% de celles-ci à la fin, soit une baisse de quelque 15,9 points de pourcentage. En même temps, le régime a mis davantage l'accent sur le financement de mesures actives (formation, travail partagé, création d'emplois, aide au travail indépendant), pour lesquelles les dépenses sont passées de quelque 3,6% des prestations totales au début de la période contre 12,3% de celles-ci à la fin (une hausse de 8,7 points de pourcentage). 177
Cette réorientation du régime a été amorcée en 1977, alors qu'une partie du fonds d'assurance-chômage était affectée à la formation des prestataires. En 1981, on commençait à financer le travail à temps partagé et, l'année suivante, à utiliser le fonds pour créer des emplois. À la fin des années 1980, le gouvernement mettait en place une stratégie de mise en valeur de la main-d'oeuvre, qui visait à réorienter le Régime en mettant l'accent sur des mesures actives (formation, création d'emplois, travail partagé) et effectuait du même coup, en 1990, des compressions de quelque 1,3 milliard de dollars, soit un peu plus de 10% des prestations versées en 1989. Deux ans plus tard, en 1991, il haussait de 50% le fonds de l'assurance-chômage affecté à des utilisations productives, si bien qu'en 1991-1992, le fonds ainsi affecté représentait le dixième environ de l'ensemble des prestations versées. 178 La proportion des dépenses consacrées aux mesures actives est demeurée en hausse grâce notamment à la création en 1993 des prestations d'aide au travail indépendant.
De plus, bien que cela ne soit pas indiqué dans le Tableau 7, on notera que le soutien au revenu des familles a augmenté également, les prestations liées à la famille représentant 3,7% des prestations totales en 1974-1975, contre 8,3% de celles-ci en 1994-1995, soit une hausse de 4,6 points de pourcentage. 179
En clair, la hausse des dépenses pour des mesures actives et pour le soutien au revenu des familles indique qu'il y a eu réorientation du régime, celui-ci mettant l'accent sur des objectifs autres que la sécurité du revenu des chômeurs. 180 Ici, notre propos n'est pas normatif et notre discussion ne vise pas à déterminer si une telle réorientation est souhaitable ou non, si elle contribue à l'optimalisation des dépenses ou encore si elle favorise une plus grande équité sociale. Ce que nous visons à démontrer, c'est plutôt qu'il y a mutation de la logique d'intervention gouvernementale, par l'intermédiaire de ce régime, impliquant un désengagement, par le gouvernement fédéral, de la sécurité du revenu des chômeurs. Depuis 1975, l'objectif de sécurité du revenu a perdu du terrain tandis que celui visant à renforcer le marché du travail en a gagné.
Quatrièmement, enfin, il s'est produit une autre forme importante de désengagement, bien que cela ne ressorte pas avec l'examen des dépenses du régime. Jusqu'en 1990, le financement du régime a été tripartite, c'est-à-dire que le gouvernement fédéral, les employeurs et les travailleurs contribuaient au fonds du régime d'assurance-chômage. La contribution du gouvernement fédéral a représenté, entre 1975 et 1995, une part très variable de ce fonds, fluctuant entre 17% et 47% du total entre 1975 et 1989. En 1989, la contribution gouvernementale représentait 21% de la contribution totale et s'élevait à quelque 2,4 milliards de dollars. 181 Or, à la fin de 1990, le gouvernement fédéral a éliminé sa participation financière au régime, si bien que les sommes qu'il aurait dépensées, sous les conditions du financement tripartite, sont depuis déboursées par les employeurs et les salariés. De surcroît, le gouvernement fédéral s'assure, depuis 1995, que le fonds du régime génère des surplus. L'objectif explicite de ces surplus, qui sont obtenus grâce au maintien de taux élevés de cotisations, est d'amasser des fonds en prévision d'une récession économique. De fait, les surplus ne sont pas amassés dans la « caisse » du régime mais versés au fonds consolidé du gouvernement fédéral, si bien que les surplus de l'assurance-emploi servent à réduire le déficit budgétaire du gouvernement. En 1998, le fonds de l'assurance-emploi devrait recevoir au moins 5 milliards de dollars de plus qu'il ne versera en prestations, portant le surplus accumulé à quelque 20 milliards de dollars. 182
Ainsi, le gouvernement fédéral n'a pas fait que retirer sa contribution financière au régime. Il a aussi commencé à utiliser les cotisations des employeurs et de travailleurs à des fins « externes » au régime. Dans ce cas précis, il s'agit d'une forme de désengagement d'ensemble. Cette forme s'ajoute à la réduction de l'admissibilité, à la baisse de la valeur des prestations et à la baisse de la part relative des prestations offrant la sécurité du revenu. On peut penser qu'en haussant considérablement le fardeau financier des employeurs et des salariés, au cours des années 1990, le gouvernement fédéral a renforcé ses appuis sociétaux pour l'adoption ultérieure de mesures restrictives visant à contrôler les coûts du régime.
Pour reprendre succinctement, il s'est produit depuis 1975 une réorientation fondamentale du régime. Celui-ci accorde moins d'importance à la sécurité du revenu des chômeurs et mise davantage sur les dépenses pour des mesures de réemploi et l'accumulation de surplus financiers. Cela dit, l'analyse du long délai dont le gouvernement fédéral a eu besoin pour redresser le parti-pris redistributif du régime pour les régions économiquement défavorisées révèle d'importants blocages dans le processus de désengagement.
Depuis le début des années 1980, quelques groupes nommés par le gouvernement ont étudié les changements à apporter au régime en vue d'en améliorer le fonctionnement et d'en réduire les coûts. De façon unanime, ces groupes ont souligné la nécessité d'atténuer le parti-pris redistributif du programme favorisant les régions défavorisées, en même temps qu'ils appuyaient certaines dispositions de redistribution sociale non régionales (par exemple amélioration des prestations de maternité).
En 1981, un groupe de travail nommé par le ministre de l'Emploi et de l'Immigration publiait L'assurance-chômage dans les années 1980, un document devant servir de base pour un processus de consultation avec les provinces et le secteur privé. L'objectif principal du groupe de travail était de diminuer le montant des prestations. Le rapport proposait des modifications pour réduire les inégalités, promouvoir l'adaptation au marché du travail et simplifier l'administration du régime. 183
Bien qu'il visait à contrôler les coûts, le rapport ne prévoyait pas diminuer la redistribution sociale faite à travers l'assurance-chômage entre individus faisant face à des conditions particulières comme la maladie, la maternité ou la retraite, par exemple; au contraire, l'effet net des mesures de redistribution de ce type, tel que proposé, aurait été d'accroître les coûts. 184 Il en va autrement de la redistribution régionale toutefois, qui est présentée comme le principal obstacle à l'adaptation de la main-d'oeuvre. Le rapport proposait de maintenir la norme d'admissibilité de base fondée sur le taux régional de chômage et de conserver la structure de prestations tenant compte des différences entre les régions, mais aussi de « réduire l'écart entre les prestations versées dans les régions à faible et à fort taux de chômage, afin de minimiser l'incidence négative du Régime sur la mobilité ». Il proposait également de « raccourcir le cycle de recours aux prestations d'assurance-chômage pour les gens des régions à taux de chômage élevé en affectant des sommes à la création d'emplois de longue durée ». 185
En 1985, la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada, connue sous le nom de Commission Macdonald, a émis des recommandations concernant plusieurs programmes gouvernementaux, dont le programme d'assurance-chômage. Elle désirait en réduire les coûts en délimitant ses objectifs plus étroitement et de façon à inciter davantage la main-d'oeuvre à s'adapter au marché du travail. Si les mesures qu'elle a préconisées avaient été adoptées, la Commission avait estimé une réduction des dépenses du programme de 35 à 40%, pour un taux de chômage comparable à celui de la publication du Rapport. 186
Les commissaires étaient préoccupés à la fois par l'adaptabilité de la main-d'oeuvre et par l'incidence redistributive du programme, qui apparaissent comme deux réalités contradictoires. Ils étaient en faveur d'un « retour à une plus grande place aux principes actuariels » ainsi qu'à l'abandon de certains objectifs de redistribution, qui auraient dû être poursuivis, selon eux, autrement que par le biais de ce programme. On peut lire que:
(l)a Commission ne laisse aucunement sous-entendre qu'elle est opposée aux programmes visant la redistribution des revenus. Bien au contraire, nous estimons simplement que l'assurance-chômage n'est pas un moyen approprié pour réaliser cet objectif important, et que des programmes de sécurité du revenu spécifiques ont bien plus de chances de réussir dans cette voie. 187
Or, c'est n'est pas la redistribution sociale dans son ensemble que la Commission voulait cibler, mais plutôt la redistribution régionale, qui nuit selon elle à l'adaptation de la main-d'oeuvre. Aucune recommandation spécifique n'était avancée pour réduire la redistribution sociale, comme d'abaisser les prestations de maternité ou de retraite. Par contre, le rapport avançait que « (l)e régime peut constituer une entrave à l'adaptation au marché du travail s'il encourage les prestataires à demeurer dans des régions ou dans des professions où les perspectives d'emploi sont mauvaises ». 188 Il proposait la réduction du taux des prestations à 50% du revenu assurable et l'augmentation du nombre de semaines de travail requises pour avoir droit aux prestations.
De plus, pour contrer l'inertie de la main-d'oeuvre résultant du parti-pris du régime en faveur des régions les moins bien nanties, le rapport recommandait d'établir les prestations en fonction des taux de mises à pied d'une entreprise ou du rythme auquel des prestations de chômage étaient versées à ses travailleurs, ce qui aurait eu pour effet de lier plus étroitement la notion de risque au montant des cotisations, et donc de contribuer à redresser le parti-pris régional du programme. Il recommandait clairement, enfin, « l'élimination des particularités régionales dans le régime d'assurance-chômage », dans le but d'encourager le déplacement de la main-d'oeuvre vers les régions les plus dynamiques en matière d'emploi. 189
La commission Macdonald n'a pas nécessairement eu d'impact immédiat ou direct sur l'évolution du programme d'assurance-chômage, d'autant plus que, mise en place par le gouvernement Trudeau en 1982, elle n'a remis son rapport qu'en 1985, après que le gouvernement de Brian Mulroney ait été porté au pouvoir. Or, ce dernier, qui avait annoncé son intention de réformer le programme, a constitué, moins d'un an après le dépôt du rapport de la commission Macdonald, un autre groupe d'étude, la Commission d'enquête sur l'assurance-chômage (connue sous le nom de commission Forget).
À plusieurs égards, les recommandations de la commission Forget allaient dans le même sens que la commission précédente. La commission Forget proposait une réforme en profondeur du programme et, elle aussi, un « retour à l'essentiel »: l'assurance-chômage devrait redevenir un programme d'assurance sociale. L'assurance-chômage n'était pas, selon les commissaires, un mode efficace de redistribution du revenu, qui devrait se faire à travers un autre programme. Selon le rapport, en effet, « l'assurance-chômage ne devra plus servir de supplément du revenu puisque les besoins des chômeurs et, d'ailleurs, de l'économie toute entière sont beaucoup plus fondamentaux ». 190
La redistribution régionale était au centre des préoccupations de la commission Forget, son rapport majoritaire allant même jusqu'à préconiser l'abolition des prestations de prolongation fondées sur le taux de chômage régional ainsi que l'élimination des prestations destinées aux pêcheurs autonomes. Bien qu'il favorisait lui aussi un soi-disant retour à l'assurance sociale, le rapport majoritaire de la commission Forget proposait d'améliorer la redistribution sociale, notamment en instaurant des prestations entourant la naissance d'enfant. Bref, c'est encore une fois la notion de transferts entre régions et provinces qui posait problème et non pas l'idée de redistribution sociale en tant que telle.
Plusieurs années plus tard, en 1994, le gouvernement fédéral a publié deux autres documents officiels qui étudiait toujours les options possibles pour réformer le régime d'assurance-chômage. 191 Fidèle à ses préoccupations antérieures, il y présentait les options d'une réforme envisagée, à discuter lors d'une grande consultation publique d'envergure nationale. L'objectif explicite, tel que formulé préalablement par le ministère des Finances dans le budget du gouvernement fédéral et par le ministère du Développement des ressources humaines par la suite, était de « diminuer d'environ 10% les coûts du régime ». 192
La première option proposait des modifications fondamentales au régime, dont la création de deux catégories de prestataires (occasionnels ou fréquents). Les prestataires occasionnels auraient droit à des prestations comparables à celles versées jusque-là, tandis que les autres auraient, quant à eux, des prestations d'aide à l'adaptation qui pourraient être d'un montant inférieur aux prestations de base et calculées différemment. De toute évidence, cette option visait la réduction des transferts régionaux. À plusieurs endroits, les documents insistent sur l'importance de l'assurance-chômage dans les différentes provinces et pour les différents secteurs d'activités, en étayant clairement les sommes transférées d'une province à l'autre. 193 On se préoccupe du fait que 12% des entreprises canadiennes bénéficient des prestations d'assurance-chômage, année après année, et que les travailleurs de ces industries touchent plus de 38% du total des prestations versées au pays. 194 Comme au milieu des années 1980, l'abolition des dispositions régionales est clairement l'objectif central :
(l)es utilisateurs fréquents représentent une proportion importante de l'ensemble des prestataires dans les provinces de l'Atlantique et au Québec. Cette particularité régionale marquée fait ressortir à quel point le Régime d'assurance-chômage en est venu, avec les années, à faire partie des moeurs et des réalités économiques dans ces régions du pays, ainsi que la nécessité d'adopter une approche graduelle dans le redressement de cette situation ». 195
La seconde option proposait plus simplement, quant à elle, d'adopter des mesures restrictives vis-à-vis du régime en revoyant de nouveau, comme cela avait été fait à partir de 1990, la norme d'admissibilité, le niveau et la durée maximale des prestations.
En définitive, les principaux rapports et documents officiels publiés depuis le début des années 1980 ont été unanimes sur un point central: toute réforme de l'assurance-chômage visant à contrôler les coûts du régime requiert de sabrer les transferts régionaux. Pourtant, jusqu'au milieu des années 1990, les transferts régionaux demeuraient intacts en dépit des recommandations les plus persistantes. Il allait y avoir loin de la coupe aux lèvres entre ce qui était souhaitable, selon les commissions indépendantes, et politiquement réalisable pour le gouvernement fédéral. Car, si ce dernier n'a pas hésité à adopter, par une succession d'amendements, des réductions importantes des droits assurés par le régime garantissant un revenu de remplacement aux travailleurs entre deux emplois, les modifications apportées au régime indiquent qu'il était réfractaire à l'idée de s'attaquer au redressement du parti-pris régional. Tout au long de la période retenue, le gouvernement fédéral a préféré adopter des mesures restrictives aux effets « uniformes » ou « neutres » au plan régional.
À la fin des années 1970, le gouvernement fédéral a tenté en vain d'apporter des correctifs à ce parti-pris régional du régime. Entre 1976 et 1980, il a adopté une succession de mesures restrictives: réduction du taux de prestations, hausse de la période d'inadmissibilité, réduction du nombre de semaines donnant droit à des prestations, remboursement partiel des sommes reçues pour les prestataires aux revenus élevés, et resserrement de la règle d'admissibilité pour les nouveaux travailleurs et les chômeurs réitérants. Ces nouvelles dispositions avaient pour but de rajuster le tir après la mise en place de la réforme de 1971, qui avait donné lieu à des dépenses imprévues et à de larges abus de la part d'employeurs et de travailleurs; elles survenaient après que le gouvernement libéral ait obtenu une majorité à la Chambre des Communes, majorité qui lui avait fait défaut entre 1972 et 1975.
Au cours de cet épisode de restrictions, le ministre responsable, Bud Cullen, avait eu l'intention de laisser tomber les pêcheurs puisqu'en tant que travailleurs autonomes, ceux-ci n'auraient pas dû être admissibles au programme d'assurance-chômage; ils auraient plutôt dû dépendre d'un autre programme d'assistance qui tardait toutefois à voir le jour. Ce projet avait donné lieu à de vives délibérations impliquant les représentants des provinces de l'Atlantique au sein du cabinet ministériel, sous l'égide du ministre des Pêches, Roméo Leblanc, porte-parole pour le Nouveau-Brunswick; finalement il a dû être abandonné. Bud Cullen avait proposé alors d'abolir la norme variable d'admissibilité, qui tient compte du taux régional de chômage, et présenté un projet de loi à cet effet. Mais, cette fois, la principale opposition s'était manifestée du côté des provinces. La Nouvelle-Écosse, l'Ontario et Terre-Neuve avaient pris l'initiative inusitée de témoigner devant le comité permanent de la Chambre des Communes chargé d'évaluer le projet, et s'étaient opposées à l'abolition de la norme variable d'admissibilité. Après leur intervention, l'impact régional direct de la disposition visée a été dilué: lors de l'introduction du projet de loi C-14 en 1978, on avait proposé plutôt une hausse de la norme d'admissibilité partout au pays, qui continuerait à tenir compte des variations régionales du chômage. 196
Après cet épisode infructueux, les recommandations « secondaires » des documents dont il a été question ont été retenues plus volontiers que leurs recommandations centrales. Il y avait un diagnostic clair et largement partagé, selon lequel la réduction des transferts régionaux est essentielle pour réduire les coûts du régime. Il est plausible de supposer que le gouvernement fédéral, soucieux de réduire les coûts du régime, était conscient de cette nécessité fondamentale. Toutefois, c'est avec grande parcimonie qu'il a revisé à la baisse les caractéristiques régionales du programme... lorsqu'il a osé le faire, comme en témoignent les modifications apportées au régime jusqu'en 1995.
En dépit de la richesse et de l'exhaustivité des rapports produits par les groupes d'étude sur une réforme éventuelle de l'assurance-chômage, les années 1980 se démarquent par une relative stabilité du régime. Peu après le processus de consultation avec le secteur privé et les gouvernements provinciaux suivant la publication de L'assurance-chômage dans les années 1980, les seules mesures retenues ont été l'assouplissement des règles touchant aux prestations spéciales de maternité, quelques augmentations mineures des cotisations et un accent mis sur les mesures actives de l'assurance-chômage. Aucune des recommandations touchant aux objectifs de réduction des transferts régionaux n'a été retenue. 197
De même, entre 1985 et 1987, on a modifié le régime de façon à déterminer le niveau des prestations payables en comptant comme revenus d'emploi l'indemnité de cessation d'emploi et les revenus de retraite. 198 On a laissé de côté les recommandations centrales des rapports qui visaient, chacune à leur manière, à abaisser les transferts régionaux de l'assurance-chômage. Cette légère extension de la redistribution sociale, accompagnée de l'ajout de mesures restrictives d'assez faible portée, semble bien pâlotte compte tenu de la richesse des grandes études et des recommandations auxquelles elles ont donné lieu.
Entre 1990 et 1995, comme nous l'avons vu, le gouvernement fédéral a retiré complètement sa contribution au régime et dédié une partie des cotisations à la lutte au déficit plutôt qu'à la sécurité du revenu des chômeurs. Il a aussi adopté un ensemble de mesures restrictives, mais toujours en évitant de sabrer directement les transferts régionaux. Au cours de cette période, il a haussé les normes d'admissibilité, imposé des pénalités plus sévères aux personnes qui quittent leur emploi sans motif valable, qui refusent un emploi ou qui sont congédiées pour inconduite, réduit le taux de prestation des nouveaux bénéficiaires (de 60% à 57%, puis à 55% de la rémunération assurable), et réduit la durée des prestations.
Bien que le gouvernement fédéral ait adopté ces restrictions sévères qui réduisaient la portée du régime d'assurance-chômage sur la sécurité du revenu des chômeurs, il a néanmoins préservé les taux de chômage régionaux comme facteur de l'admissibilité, du montant et de la durée des prestations, et il n'a pas tenté de redresser le parti-pris régional du régime. La réaction « passive » du gouvernement fédéral face aux recommandations les plus persistantes des groupes de travail et commissions d'étude, alors qu'il tentait de réduire les coûts du régime d'assurance-chômage, indique qu'il voulait éviter d'introduire des mesures ayant une incidence négative trop directe sur les économies de l'est du pays et, ainsi, de susciter l'ire des électeurs de ces régions. Leslie A. Pal, commentant la réaction du gouvernement de Brian Mulroney aux recommandations du rapport Forget visant l'abolition des prestations régionales, a souligné pertinemment que:
The report's suggestion to eliminate regionally extended benefits was without doubt the cause of its rejection. By 1986 the incidence of regional benefit provisions was heavily concentrated in Quebec and the Maritimes. Any cut to UI affects these regions disproportionately, but an attack on regionally extended benefits is tantamount to an attack on the economies of eastern Canada. To appear to do this, especially in the latter half of a government's term in office, is political suicide. 199
Ce n'est qu'à la fin de 1995, avec le dépôt à la Chambre des Communes d'un projet loi en vue de la création du régime d'assurance-emploi, intitulé Un système d'emploi pour le Canada du XXIe siècle, qu'il a tenté de diminuer la portée des transferts régionaux effectués par l'assurance-chômage. 200
Comme les initiatives précédentes, le projet de loi prévoyait un ensemble de dispositions restrictives qui touche la sécurité de l'ensemble des chômeurs canadiens: réduction de la rémunération assurable, réduction de la durée maximale des prestations et adoption de règles d'admissibilité plus sévères pour les personnes qui deviennent ou redeviennent membres de la population active. Mais deux caractéristiques font en sorte que cette réforme constitue sans doute l'étape la plus marquante du processus de désengagement de ce régime.
Premièrement, le gouvernement visait à réduire les coûts du régime d'environ 10%, ce qui représente des coupes d'une portée inégalée dans l'histoire du régime.
Deuxièmement, le gouvernement introduisait une disposition ayant pour effet de diminuer les transferts régionaux. Il s'agit de la règle d'intensité, selon laquelle les individus touchant des prestations souvent, ou pendant de longues périodes, ont droit à des prestations inférieures à celles offertes aux chômeurs occasionnels. Par exemple, ceux qui auront touché plus de 100 semaines de prestations au cours des cinq années précédant leur demande recevront 50% seulement de leurs gains assurables, contre 55% pour les chômeurs ayant touché des prestations pendant moins de 20 semaines. Le document n'avançait pas de données précises sur l'impact financier prévu de cette disposition pour les régions économiquement faibles, mais il affirmait viser les travailleurs saisonniers, qui sont concentrés en grand nombre dans l'est du pays. 201
C'était la première fois depuis la réforme de 1971 que le gouvernement fédéral proposait ouvertement une disposition, entrée en vigueur en janvier 1997, ayant des répercussions négatives aussi nettes sur les économies de l'est du pays et ce, même s'il avait été clairement établi que quiconque veut réduire efficacement les coûts du régime d'assurance-chômage doit abolir, ou du moins réduire, les transferts régionaux. Malgré l'adoption de cette disposition, on préservait les caractéristiques régionales du programme, comme la grille de calcul des droits basée sur le taux régional de chômage.
En d'autres termes, au cours de la période observée le gouvernement fédéral a transformé sa logique d'intervention pour le régime d'assurance-chômage en mettant l'accent sur les dépenses qui ont pour effet de renforcer les mécanismes du marché du travail de même qu'en réduisant la sécurité du revenu des chômeurs. En même temps, les dispositions du régime favorisant la redistribution régionale ont représenté des obstacles importants. Les dispositions du régime ainsi que le terrain politique spécifique de celui-ci ont déterminé les stratégies de désengagement poursuivies ainsi que les formes que prend celui-ci.
D'abord, le régime se distingue des autres programmes de sécurité du revenu de par sa grande visibilité, qui est attribuable au fait que pratiquement tous les salariés et les employeurs sont assujettis à cet important régime et qu'ils en assurent le financement. Par conséquent, plusieurs groupes manifestent un intérêt pour le programme comme les syndicats ouvriers, les associations d'affaires et patronales, et les groupes de représentation des chômeurs. Contrairement aux autres programmes de sécurité du revenu, les modifications législatives et les réformes de l'assurance-chômage retiennent l'attention des médias et donnent parfois lieu à de vives réactions de la part des groupes de la société.
Réunies sous l'égide de tels groupes, dont certains sont parmi les mieux organisés au plan politique, les clientèles de l'assurance-chômage se démarquent par leur proximité, c'est-à-dire qu'elles ont la capacité de se mobiliser par rapport au programme en utilisant un réseau établi (par exemple les organisations syndicales). Cependant, ce réseau est inégalement développé et concentré au centre du pays.
Les intérêts de la société pour le programme sont polarisés, puisque patrons et employés ne défendent pas les mêmes intérêts vis-à-vis du régime. Pour le mouvement ouvrier, le programme a toujours été un instrument qui devrait viser à offrir un « salaire de remplacement » en cas de chômage, et les objectifs de gestion de la main-d'oeuvre ont toujours été secondaires. Pour les associations d'employeurs, l'accent a été mis sur une saine gestion assurancielle du programme. Ces dernières s'opposent traditionnellement aux prestations généreuses et aux prestations spéciales, aux normes d'admissibilité faibles et à une période d'admissibilité trop étendue, et favorisent les mesures de développement de la main-d'oeuvre. 202
Le désengagement entourant ce régime se caractérise par l'imputabilité directe des dirigeants, puisque c'est le gouvernement fédéral qui en a la responsabilité exclusive. L'imputabilité est d'autant plus grande qu'il n'existe pas de variantes régionales par lesquelles certaines provinces assumeraient la gestion du programme sur leur territoire (comme pour les allocations familiales), ou encore offriraient un complément financier à certaines clientèles (comme pour les pensions de vieillesse), ce qui pourrait présenter l'avantage, du point de vue du gouvernement fédéral, d'obscurcir le lien entre les mesures restrictives et les dirigeants à qui les imputer.
En fait, l'opposition la plus efficace au désengagement est celle organisée sur une base régionale, ce qui rend difficile la mise en oeuvre des recommandations les plus persistantes. Les dispositions restrictives n'ayant pas d'effets marqués sur la redistribution régionale suscitent moins d'opposition des provinces et des groupes de la société et sont plus faciles à mener. C'est ce qui ressort lorsqu'on compare le déroulement de deux épisodes restrictifs, soit le processus qui a mené à l'adoption d'un projet de loi controversé en 1993 et le processus de la réforme Axworthy précédant le projet de loi sur l'assurance-emploi déposé à la Chambre des Communes en décembre 1995. Le premier exemple représente un cas de désengagement de la sécurité du revenu des chômeurs pour l'ensemble du Canada, et relativement neutre pour la redistribution régionale puisque aucune disposition ne vise directement les provinces de l'est du pays. Le second exemple représente un cas où les mesures restrictives ont des répercussions directes négatives plus marquées pour cinq provinces. L'analyse s'appuie sur une analyse de contenu de la presse écrite francophone et anglophone au Canada.
Dans la foulée de la réforme progressive du régime d'assurance-chômage entamée en 1990 avec le retrait de sa contribution à la caisse d'assurance-chômage, le gouvernement fédéral avait mis de l'avant un projet de loi en 1992, le projet C-105, par lequel il voulait, principalement, refuser toute prestation d'assurance-chômage aux personnes quittant volontairement leur emploi sans justification au sens de la loi ou étant congédiées pour inconduite ainsi que ramener le maximum des gains assurables de 60% à 57%.
Ce projet a été reçu sans grand enthousiasme par les groupes d'affaires et avec hostilité par le mouvement ouvrier. Au Québec, il s'est produit une levée de boucliers tellement forte vis-à-vis du projet de loi (syndicats, patronat, députation fédérale) qu'Ottawa avait qualifié l'opposition québécoise de « complot » provenant de gens « qui voulaient sortir le Québec de la fédération canadienne ». 203 Le Conseil du Patronat et le mouvement des Chambres de commerce s'étaient prononcés contre le projet, et l'Association des manufacturiers s'était montrée « ni enchantée ni déçue », ses représentants étant divisés. 204
Bien que l'opposition ait été forte au Québec, sa force de frappe a été géographiquement circonscrite. L'absence de répercussions régionales nettes du désengagement envisagé n'a pas favorisé l'émergence d'une opposition largement répandue, comme en témoigne celle, discrète, qui s'est faiblement manifestée dans les autres provinces, où elle était beaucoup moindre et beaucoup moins visible. 205
Au Québec, les syndicats ont été le pivot de l'opposition populaire et ont servi de réseau d'organisation aux clientèles du programme, les travailleurs. Le mouvement syndical avait lancé une vaste offensive contre le projet du gouvernement, ce qui créait une nette détérioration du climat social à la veille d'élections fédérales. La stratégie du mouvement syndical consistait à exercer une pression telle sur les députés conservateurs du Québec qu'il leur serait difficile d'appuyer le projet en Chambre. « Ceux qui vont se compromettre à voter pour cette loi, on va s'organiser pour les enterrer politiquement six pieds sous terre », avait prévenu un leader syndical. 206
Au cours des quelques semaines qui ont suivi le dépôt du projet de loi C-105, plusieurs réactions populaires se sont manifestées: des manifestants ont jeté le bureau d'un député conservateur à la rue; des membres d'une organisation syndicale ont « rendu visite » aux députés et ministres conservateurs du Québec et ont occupé les bureaux d'assurance-chômage; quelque 45 000 manifestants ont protesté au centre-ville de Montréal; des chômeurs ont affronté les forces de l'ordre à deux reprises alors que le ministre fédéral des Finances se trouvait dans de grands hôtels; et quelque 500 manifestants ont défilé sur la Colline parlementaire. Le climat politique s'était détérioré à un point tel qu'on a dû resserrer les mesures de sécurité dans les centres d'emploi par crainte des sautes d'humeur de chômeurs exclus du régime en vertu de nouvelles règles. 207 De toute évidence, ces manifestations sont trop nombreuses et trop variées pour être le fruit de réactions populaires spontanées. Elles auraient pu difficilement être organisées sans la présence du réseau syndical.
La stratégie menée par les syndicats, qui talonnaient de près les députés du gouvernement conservateur, a exercé des pressions telles qu'une dizaine de ces derniers ont fait connaître publiquement leur intention de voter contre le projet de loi. 208 Cette dissidence interne était susceptible de provoquer une véritable crise à la Chambre des Communes, puisque le gouvernement Mulroney comptait sur une majorité de 23 députés seulement, ce qui signifiait qu'il allait devoir déclencher des élections si 12 de ses députés votaient contre le projet de loi. 209
En réponse à cette division interne qui plaçait le gouvernement conservateur dans une situation délicate, celui-ci a présenté un autre projet de loi, le C-113. Ce dernier ne changeait pas le précédent mais il ajoutait plusieurs motifs à la liste des raisons pouvant être invoquées pour quitter son emploi. Il a eu pour effet de faire taire les députés dissidents à qui on offrait une occasion de se rallier à la position du gouvernement. Il offrait à ces derniers la possibilité de concilier leur double rôle de député parlementaire soumis à une discipline de parti et de représentant d'un électorat mécontent.
La portée des changements occasionnés par l'opposition vive et bien organisée n'aura été, en définitive, que symbolique. Claude Forget, qui avait présidé la Commission d'enquête sur l'assurance-chômage, estimait que les modifications apportées pour mettre fin à la contestation étaient de nature « cosmétique » et que « les motifs considérés valables pour quitter volontairement un emploi qui ont été ajoutés à la loi pouvaient déjà être invoqués par la jurisprudence ». 210 Surtout, le projet de loi C-113 ne remettait pas en question l'existence des deux principales dispositions du projet précédent qui avaient donné lieu à des contestations. Comme le précédent, en effet, il prévoyait une diminution des prestations maximales de 60% à 57% du revenu assurable et il maintenait l'exclusion des travailleurs qui quittent volontairement leur emploi ou qui sont congédiés pour inconduite.
Il en va autrement lorsque le désengagement de l'assurance-chômage a des répercussions directes sur l'est du pays. Au milieu des années 1990, c'est non pas le mouvement syndical mais plutôt les provinces de l'est du pays qui apparaissent comme les principaux adversaires du désengagement. L'opposition à la réforme ne s'organise pas à partir des dispositions générales qui touchent l'ensemble des chômeurs canadiens. Elle se catalyse plutôt autour des dispositions avec une incidence négative directe pour les régions de l'est du pays. Le projet de réforme Axworthy ainsi que les projets de loi C-111 et C-112, faisant suite à un processus de consultation de grande envergure, ont effectivement exacerbé très nettement les tensions entre Ottawa et les cinq provinces de l'est du pays.
Le ministre responsable de la réforme, Llyod Axworthy, avait en tête, en janvier 1994, de soumettre un plan d'action en avril et de déposer un projet de loi à l'automne de la même année; la loi aurait été mise en oeuvre dès 1995. Il n'avait prévu aucune consultation publique, aucuns pourparlers avec les provinces et aucun document de discussion. Par contre, les provinces lui avaient reproché de ne pas les consulter et le Québec, alors dirigé par les libéraux, s'était plaint que le fédéral outrepassait ses pouvoirs en matière de formation de la main-d'oeuvre. Devant les revendications et critiques des provinces, les collègues du ministre Axworthy s'étaient montrés réticents à approuver quelque proposition ferme. C'est dans ces conditions que fut mis en branle le vaste processus de consultation à travers le pays. 211
Quelques mois plus tard, à l'automne 1994, les provinces ont accueilli froidement le document de travail pour la réforme, qui visait la restructuration d'un ensemble de programmes dont l'assurance-chômage. Dans l'est du pays, le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Frank McKenna, avait affiché de sérieuses réserves et réclamé des garanties quant au sort réservé aux travailleurs saisonniers, tandis que son homologue de Terre-Neuve, Clyde Wells, se disait préoccupé par l'impact de la réforme sur une province aussi pauvre que la sienne. 212 Les provinces atlantiques s'opposaient fermement à ce que l'on pénalise les travailleurs saisonniers en attribuant aux chômeurs fréquents des prestations inférieures à celles des chômeurs occasionnels. À l'ouest du pays, la réaction provinciale aux intentions d'Ottawa était peu positive mais, encore une fois, plus discrète qu'à l'est. Le premier ministre de l'Ontario, Bob Rae, avait par exemple qualifié le document de travail d'« insulte à toutes les provinces et à tous les Canadiens », tandis que le premier ministre de la Saskatchewan, Roy Romanow, avait critiqué le processus de consultation comme étant « piloté par des impératifs fiscaux ». 213 En fait, la réaction des provinces était régionalement divisée. Comme le résumait bien un commentateur:
Those in Quebec and points east, who get more UI payments than they contribute - fear Axworthy will destroy their artificial economies. In Ontario and points west - where they pay more than they get - the fear is he won't be ruthless enough. 214
Au Québec, où l'on prévoyait effectuer les coupes les plus importantes en termes monétaires -- quelque 605 millions de dollars ou 12% des sommes versées dans cette province -- on s'attendait à de fortes réactions. 215 Comme ses consoeurs de l'est du pays, le Québec, dirigé par les péquistes, s'opposait tout à fait à la réforme de l'assurance-chômage. La province faisait valoir que les propositions contenues dans le document de travail signifiaient que 40 000 ménages québécois supplémentaires dépendraient de l'aide sociale et qu'elles allaient entraîner des dépenses supplémentaires de 341 millions de dollars. 216
Le Québec a réagi surtout aux dispositions prévoyant l'adaptation de la main-d'oeuvre et la formation professionnelle. À la veille d'une consultation populaire sur l'éventuelle souveraineté de la province, le principal point de litige allait devenir ce qu'on considérait une « mise en tutelle » du Québec en matière de politiques d'adaptation de la main-d'oeuvre et de formation professionnelle. Ces politiques touchaient une corde sensible puisque quelques années plus tôt, le gouvernement Bourassa et l'opposition péquiste avaient déclaré dans un rare moment d'unanimité faisant suite à l'échec de l'accord du lac Meech, en 1990, que le Québec devait en « devenir le seul responsable (...) et rapatrier en conséquence les budgets que le gouvernement fédéral alloue à ces programmes au Québec ». 217 Cela était demeuré la position officielle du gouvernement de la province jusque là. Ainsi, la principale revendication du Québec, tout au long du processus de consultation en 1994-1995, était « le transfert inconditionnel des mesures actives de main-d'oeuvre et de leur financement ». La province affirmait être appuyée par un consensus entre partenaires syndicaux, patronaux et coopératifs à travers son territoire. 218
Quant aux provinces de l'Atlantique, elles ont axé leur opposition sur la création de deux catégories de prestataires et ses effets. Au moment où l'on entamait le processus de consultation, à l'automne 1994, le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Frank McKenna avait fait la démarche inusitée de se rendre à Ottawa pour convaincre les décideurs de la capitale d'abandonner l'idée de créer deux catégories de prestataires. « What is critical to us is that seasonal workers will not fall through the cracks, that an activist program will be provided so they will be able to maintain traditional levels even though they are required to be more active », avait-il résumé. 219
Pour obtenir l'appui de McKenna et des autres provinces atlantiques à ce stade du processus, le ministre Axworthy avait annoncé, peu après ses pourparlers avec le premier ministre néo-brunswickois, que les réformes n'affecteraient pas les travailleurs saisonniers « avant cinq à sept ans ». 220 De plus, le ministre avait annoncé du même coup la mise en place d'une compensation pour une partie des répercussions régionales de la réforme en permettant à 50 000 Canadiens de sept provinces qui accepteraient un emploi moins rémunérateur que celui perdu de recevoir un supplément de prestations pour les aider à descendre de salaire. Ce supplément représenterait les trois-quarts de la différence de revenu entre l'emploi perdu et le nouvel emploi pendant une période maximale de deux ans et devait coûter, selon les prévisions, quelque 30 millions de dollars. 221 McKenna avait réagi avec enthousiasme et s'était, pour un temps, rallié au projet de réforme. 222
Dans les semaines précédant le dépôt du projet de loi en décembre 1995, les provinces de l'Atlantique ont fait front commun devant Ottawa. Les quatre premiers ministres, lors d'une rencontre avec le ministre Axworthy, avaient trois grandes revendications. D'abord, les coupes qui devaient être de l'ordre de 10% dans l'ensemble ne devaient pas pénaliser les provinces atlantiques davantage que les autres. Ensuite, toute réduction des prestations devait être étendue sur une longue période, jusqu'à 10 ans, pour permettre les ajustements nécessaires. Enfin, il fallait voir à la création d'un fonds de développement de l'emploi à court terme, à même les économies générées par la réforme. Comme l'indiquait un participant à la rencontre, « the Atlantic Liberals are fighting this (reform) every inch of the way ». 223
Bien que les provinces n'aient pas gagné sur tous les points, leur intervention a contribué de plusieurs façons à ralentir la réforme et à atténuer ses effets régionaux. D'abord, elle a incité la mise en place d'une vaste consultation nationale en 1994 sur la réforme des programmes sociaux. La question de l'unité nationale l'année suivante, avec le référendum québécois sur la souveraineté en 1995, a retardé encore le dépôt du projet de loi tel qu'envisagé, si bien que la réforme est entrée en vigueur en 1997 seulement, plutôt qu'en 1995 comme cela avait été planifié par Ottawa au départ. Ensuite, leur intervention a provoqué un autre délai, de plusieurs années celui-là, avec l'introduction de la règle d'intensité. Cette règle avait pour effet de diffuser progressivement, d'année en année, la portée des restrictions, qui devenaient pleinement effectives en 2002. Bien que la règle d'intensité n'abandonnait pas l'idée de pénaliser les prestataires fréquents (et par conséquent l'économie des régions où ceux-ci sont nombreux), elle en adoucissait les formes. De plus, pour satisfaire les provinces les plus affectées, le projet de loi prévoyait une protection de base, le Supplément de revenu familial, pour les prestataires à faible revenu qui élèvent une famille; par cette mesure, ces derniers n'étaient pas touchés, en définitive, par la règle d'intensité. 224
Dans l'ensemble, le projet de loi déposé à la Chambre des Communes en décembre 1995 apparaît sensible aux revendications des provinces de l'est du pays. En plus des dispositions discutées plus haut, le projet de loi prévoyait aussi un réinvestissement d'une partie des sommes économisées (1,1 milliard sur 2,0 milliards de dollars) à même la réforme dans des mesures actives, ce qui devait permettre « une réduction maximale de 7% des transferts dans chaque province ». De plus, il renfermait une ouverture, de principe du moins, pour le transfert de la responsabilité et des fonds destinés au perfectionnement de la main-d'oeuvre, comme le Québec l'avait exigé. 225
Les provinces ont été les figures de proue pendant les délibérations entourant la réforme, mais on a pu constater aussi une opposition venant d'autres agents. Celle-ci était toutefois loin d'être aussi tenace, organisée et engagée que celle des provinces. Les syndicats ne sont pas parvenus à intervenir efficacement dans le processus et, sans doute à cause de leur faible présence dans les provinces atlantiques, n'apparaissent pas comme pivot de l'organisation de l'opposition populaire. Leur position était d'autant plus vouée à l'échec qu'ils étaient opposés à l'esprit même de la réforme de l'assurance-chômage plutôt qu'à des dispositions spécifiques. Pour les syndicats, fidèles à leurs préoccupations traditionnelles, « le régime devait revenir à sa vocation initiale, soit celle d'assurer un revenu aux travailleurs entre deux emplois », 226 alors que l'orientation gouvernementale était carrément à l'opposé avec des investissements accrus dans les mesures « actives » et une réduction de la sécurité du revenu des chômeurs.
Comme en 1992-1993, plusieurs réactions populaires se sont manifestées, tant lors du processus de consultation que lorsque le gouvernement envisageait de proposer la réforme en Chambre. Mais cette fois, étant donné la longueur du processus ayant mené au dépôt du projet de loi (plus d'une année), elles se faisaient sporadiques et variaient en intensité. À l'automne 1994, par exemple, le ministre Axworthy avait pu mener des consultations relativement paisibles avec les citoyens lors d'une tournée dans les provinces atlantiques qui s'était déroulée sans que la population ne manifeste de réactions très hostiles. 227 Par contre, quelques mois plus tard des manifestants en colère allaient occuper le bureau du ministre fédéral néo-brunswickois Doug Young et, à Montréal, 700 personnes en colère avaient fait avorter une séance d'audiences publiques en forçant les gens à quitter la salle. 228 Lorsqu'il devenait de plus en plus évident que le gouvernement fédéral avait fini d'élaborer la réforme, plusieurs manifestations populaires avaient été organisées, principalement au Québec et dans les provinces atlantiques.
À l'automne 1994, les groupes de femmes avaient pour leur part présenté une opposition bien organisée. Le Comité canadien d'action sur le statut de la femme, le plus important groupe de femmes au Canada, avait réussi à mobiliser pas moins de 80 groupes de femmes à travers le pays. Des représentantes sont intervenues partout au pays, dans les médias et lors des consultations publiques, pour s'opposer particulièrement à deux dispositions du document de travail: faire un lien entre le niveau de prestations et le revenu du ménage -- ce qui aurait selon elles l'effet d'augmenter la dépendance économique des femmes envers leur mari -- et créer deux catégories de prestataires, ce qui affectait indûment les femmes. Les représentantes insistaient pour que la formation professionnelle des femmes soit envisagée conjointement avec d'autres besoins, tels que l'accessibilité des services de garde pour les enfants. 229
On ne peut pas avancer que ces revendications des groupes de femmes aient été satisfaites. Toutefois on note qu'au moins une revendication significative et très ciblée l'a été: on a abandonné l'idée de faire un lien entre le revenu du ménage et le niveau des prestations.
Dans son ensemble, la mobilisation populaire, bien qu'elle n'ait pas été aussi systématiquement organisée qu'elle ne l'avait été au Québec en 1992-1993, a tout de même fourni un appui politique aux principaux adversaires du désengagement, les premiers ministres provinciaux, en leur permettant de se dresser en intermédiaires entre les électeurs de leur région et le gouvernement fédéral. Les dispositions ayant un impact régional négatif ont été la base de l'organisation de la résistance des provinces.
Pour mener à bien le difficile processus de désengagement, le gouvernement fédéral a utilisé un ensemble de stratégies adaptées particulièrement à la grande visibilité de ses initiatives, à son imputabilité directe et à l'implication soutenue des provinces pour s'opposer au désengagement régional. La stratégie privilégiée au cours des deux épisodes de désengagement (entre 1976 et 1980 et entre 1990 et 1997) a été d'adopter chaque année un certain nombre de mesures restrictives. Cette forme d'incrémentalisme à rebours présentait pour avantage d'obscurcir les règles administratives du régime et de réduire la compréhension du public de la portée des changements. Comme l'indiquait un document officiel au début des années 1980:
(...) l'administration du Régime et sa compréhension par le public ont souffert des changements majeurs effectués, non seulement à cause de la complexité des dispositions, mais aussi à cause du rythme des modifications législatives apportées pendant les années 1970. Par exemple, le Régime comporte actuellement des normes d'admissibilité différentes pour plusieurs catégories de prestataires et une structure complexe de prestations. (...) À peine s'était-on familiarisé avec un ensemble de modifications qu'il était plus que probable qu'une autre série de changements soit adoptée. Ces changements rapides (...) et leur complexité ont rendu le Régime plus difficile à comprendre et à administrer. 230
Or, ces remarques s'appliquent aussi bien aux réformes des années 1990 qu'aux précédentes.
C'est donc principalement avec une forme d'incrémentalisme à rebours, ou une succession d'amendements ponctuels, que s'est poursuivi le processus de désengagement entre 1975 et 1995. Après cette date, lorsque les initiatives de désengagement touchaient non seulement l'ensemble des chômeurs canadiens mais qu'elles s'attaquaient aussi au redressement du parti-pris régional, la réforme était beaucoup plus délicate. Elle a dû se poursuivre à l'aide de stratégies fort élaborées pour contourner la vigilance des provinces et elle a donné lieu à des compromis. Les stratégies de mise en oeuvre de l'assurance-emploi ont consisté à diviser les provinces, à annoncer une disposition importante plusieurs années avant que son entrée en vigueur ne soit complétée et à mettre en place des mesures de compensation.
Premièrement, la réduction progressive de l'admissibilité au régime a pu, théoriquement, contribuer à la division des clientèles en créant une catégorie d'ayants droit et d'exclus. Mais lorsque le gouvernement fédéral a présenté les options de la réforme en 1994, il établissait clairement que le maintien des principes de solidarité régionale impliquait de nouveaux resserrements de l'admissibilité et de nouvelles baisses de la valeur des prestations pour l'ensemble du pays, ce qui a créé une division nette des provinces de l'est et de l'ouest du pays quant aux options envisagées en les confrontant à un choix difficile. On pouvait adopter une réforme visant à sevrer l'est du pays du régime en l'aidant à s'adapter aux nouvelles conditions de l'économie, à défaut de quoi les travailleurs de l'ouest du pays allaient continuer de payer pour les autres.
Deuxièmement, bien qu'elle ait une incidence régionale marquée sur les transferts vers l'est du pays, la règle d'intensité (qui pénalise les prestataires dépendant fortement du régime) représentait un compromis de la part d'Ottawa face à la résistance des provinces à l'idée de créer deux catégories de prestataires, telle que proposée à l'origine. Cette règle présentait l'avantage, pour les provinces, de ne déployer ses effets restrictifs que progressivement, sur une période de cinq ans après l'entrée en vigueur de la réforme, puisque le décompte des semaines de prestations des chômeurs n'est cumulatif qu'à partir de 1997. Ainsi, ses effets ne seront ressentis pleinement qu'en 2002. L'annonce anticipée, ou autrement dit la diffusion progressive des effets restrictifs de la réforme représente une disposition de remplacement, par rapport au scénario envisagé, dont les coûts étaient inconnus de tous, au moment où elle a été annoncée, y compris de la Commission de l'assurance-chômage. 231
Troisièmement, pour atténuer les effets régionaux de la réforme, le projet de loi présenté en 1995 prévoyait des dispositions pour compenser les pertes encourues par les provinces les plus durement touchées par la réforme. Il créait un fonds transitoire pour la création d'emplois (300 millions de dollars sur trois ans) « afin de financer l'emploi lié à la croissance autonome des régions à fort taux de chômage ». En même temps, il mettait en place de nouvelles prestations d'emploi (avec l'injection de 800 millions de dollars tirés à même les deux milliards économisés par la réforme) « de façon à ce que les réductions ne dépassent pas 7% dans chacune des provinces ». Ces prestations devaient prendre la forme de subventions salariales, suppléments de rémunération, aide au travail indépendant, partenariats pour la création d'emplois avec le secteur communautaire, prêts et subventions de perfectionnement. 232 Donc, en dépit de la dureté de la règle d'intensité pour les provinces de l'est du Canada, l'assurance-emploi prévoit réinvestir une partie des sommes économisées.
Ce qui ressort des cas discutés plus haut, c'est que l'opposition à un projet de désengagement régionalement neutre, même vive, apparaît plus facile à contourner politiquement que l'opposition à un désengagement visant plus directement les régions de l'est du pays. Dans le premier cas, en 1992-1993, une opposition bruyante organisée par l'intermédiaire du réseau syndical a permis une mobilisation des clientèles, qui allait menacer la stabilité même du gouvernement. Toutefois, comme le projet ne prévoyait aucune mesure à caractère régional et que les dispositions envisagées avaient une incidence uniforme au pays, cette opposition est demeurée géographiquement circonscrite et a facilement été contournée. Ainsi, l'opposition sociétale fortement mobilisée mais concentrée géographiquement est peu efficace.
Dans le second cas, au cours des délibérations qui ont précédé l'entrée en vigueur de l'assurance-emploi, les provinces de l'est du pays ont pris la tête du mouvement d'opposition à la réforme pour défendre leurs intérêts vitaux liés au sort réservé aux travailleurs saisonniers, qui représentent une partie importante de la main-d'oeuvre de cette région. Leur intervention a occasionné un retard dans le processus de désengagement de l'assurance-chômage et donné lieu à des compromis ayant pour effet d'atténuer le désengagement régional (pensons notamment à l'étalement jusqu'en 2002 des pleines répercussions restrictives de la réforme). De plus, leur intervention a favorisé la mise en oeuvre de mesures actives pour compenser une partie des pertes encourues. Une opposition régionale incite donc Ottawa à adopter une attitude nettement plus conciliante.
Comme nous l'avons vu, l'augmentation des dépenses du régime d'assurance-chômage, entre 1975 et 1995, ne correspond nullement à une intensification du rôle de l'État dans la sécurité du revenu des chômeurs. Ce régime a plutôt été réorienté fondamentalement avec une régression considérable de l'objectif d'offrir un revenu de remplacement aux chômeurs et une accentuation des sommes allouées à d'autres fins.
Si le gouvernement fédéral a tant tardé à redresser le parti-pris redistributif du régime et s'il a été circonspect avec les recommandations les plus persistantes des groupes de travail et commissions d'étude, c'est qu'il était sensible au climat politique entourant toute mesure restrictive du régime d'assurance-chômage. En d'autres termes, il était sensible à la grande visibilité du programme, ainsi qu'au grand nombre d'agents, y compris les provinces, pouvant s'organiser sur une base régionale et ayant un intérêt vital pour la pérennité de certaines dispositions du régime. En dépit de la grande visibilité du programme, le processus de désengagement à l'échelle du pays, bien qu'il ne soit pas politiquement facile à mener, permet de faire passer les dispositions voulues avec des stratégies relativement simples (succession de réformes principalement) sans avoir à effectuer d'importants compromis, si ce n'est qu'en apparence. Par opposition, le cas de l'assurance-emploi démontre que le désengagement régional est beaucoup plus difficile à mener que le désengagement à portée régionale neutre. Les dispositions restrictives ayant une incidence négative pour les provinces de l'est du pays ont été à l'origine de l'organisation de l'opposition au désengagement. Le redressement du parti-pris redistributif du régime en faveur des régions économiquement faibles suscite une opposition telle que le gouvernement fédéral doit poursuivre un ensemble de stratégies sophistiquées lui permettant de composer avec des résistances très vives et adopter une attitude conciliante avec les provinces.
L'épisode menant à l'adoption du projet de loi C-113 indique que le parlementarisme favorise la poursuite du désengagement et les institutions parlementaires n'offrent pas de contrepoids efficace dans le processus. Le gouvernement fédéral est en mesure de contourner avec succès une opposition vive et bien organisée au désengagement. Bien que, dans ce cas, le gouvernement du Parti conservateur ait pu être confronté à une situation tellement délicate qu'il aurait pu être défait à la Chambre des Communes, il a néanmoins pu faire adopter les dispositions envisagées sans même offrir de véritable compromis à ses opposants. Alors que les députés subissent des pressions de la part de la société pour s'opposer à un projet de loi et que leur dissidence compromet le maintien de leur gouvernement au pouvoir, ils ne sont pas en mesure d'obtenir des gains auprès du gouvernement.
Compte tenu de la centralisation décisionnelle formelle de l'assurance-chômage, les provinces ont obtenu des gains appréciables à partir de 1994, lorsque la réforme envisagée touchait la redistribution régionale. D'abord, elles ont forcé la mise en place d'une vaste consultation, après quoi la question de l'unité nationale, en 1995, a retardé le dépôt du projet de loi. Ensuite, les provinces de l'est du pays ont obtenu un compromis important de la part d'Ottawa lorsque le gouvernement fédéral a abandonné l'idée d'établir une distinction entre prestataires fréquents et occasionnels et proposé plutôt une règle d'intensité dont les effets restrictifs ne seront déployés que progressivement jusqu'en 2002. Les provinces sont loin d'être satisfaites de ces gains, 233 mais ils témoignent néanmoins de la rigidité du fédéralisme canadien dans le processus de désengagement de l'assurance-chômage même si, formellement, Ottawa possède la juridiction exclusive de ce régime.
Ainsi, les dispositions du régime associées au parti-pris redistributif du régime ont fait en sorte de créer des réseaux d'appuis régionaux au régime qui, sous l'égide des représentants provinciaux de l'est du pays, s'opposent vivement au redressement régional de l'assurance-chômage. Ces mêmes dispositions, en donnant lieu à la création de communautés régionales, ont déterminé largement les stratégies poursuivies par le gouvernement fédéral pour réformer le régime. Toutefois, les réseaux d'appuis au programme, qui se sont formés grâce aux dispositions régionales, n'ont pas pu s'opposer efficacement, à longue échéance, à la redéfinition profonde des droits de sécurité du revenu assurés aux chômeurs canadiens.
Au sens le plus strict, l'assistance sociale est de juridiction provinciale au Canada et, pour cette raison, elle pourrait ne pas faire partie de notre étude. Néanmoins, le gouvernement fédéral a exercé une influence déterminante sur la sécurité du revenu des personnes les plus démunies au pays en utilisant, pendant trois décennies, son pouvoir de dépenser pour édifier d'abord, et faire respecter ensuite, certaines conditions minimales de l'assistance sociale à l'échelle du pays et ce, par l'intermédiaire du Régime d'assistance publique du Canada (RAPC). Ainsi, de fait, l'existence du RAPC, programme à frais partagés entre Ottawa et les provinces, implique que l'assistance sociale canadienne a été de juridiction mixte. Étant donné le rôle majeur du gouvernement fédéral dans ce programme, il est tout à fait pertinent, et même nécessaire, d'inclure le cas du RAPC dans notre étude.
Par rapport aux principaux programmes de protection sociale, l'assistance sociale a traditionnellement été le programme le moins populaire auprès de l'électorat canadien. Encore récemment, en 1994, un sondage d'envergure nationale révélait que 59% des répondants étaient d'accord pour que l'on réduise les dépenses d'assistance sociale, alors que seulement 36% s'y opposaient. Les coupes à l'assistance sociale recueillaient le plus d'appuis, suivies par celles à l'assurance-chômage (51% pour une réduction des dépenses, 43% contre). En même temps, l'opinion publique était complètement différente en ce qui concerne d'autres secteurs. La majorité des répondants s'opposait effectivement aux coupes des autres programmes centraux de protection sociale tels que les REÉR (30% pour, 61% contre); la santé (19% pour, 79% contre); les pensions de vieillesse (14% pour, 84% contre); et l'éducation (13% pour, 85% contre). 234
Comme nous l'avons vu dans la revue de la littérature, les connaissances actuelles sur le processus de désengagement indiquent que les programmes les plus vulnérables aux coupes sont ceux pour lesquels il existe le moins d'appuis populaires. L'observation à l'effet que les programmes les plus vulnérables sont ceux qui sont le moins populaires a été reprise dans la littérature comme un énoncé généralisable au cas canadien. 235 Au plan de la logique électorale, deux caractéristiques centrales font du RAPC un programme vulnérable: d'abord, il s'agit d'un programme peu populaire et, ensuite, il s'agit d'un programme dont les coupes sont faiblement imputables au gouvernement fédéral à cause de la juridiction mixte et de la responsabilité ultime des administrations provinciales envers les systèmes d'assistance sociale.
En même temps, on remarque l'existence de contraintes institutionnelles au désengagement. Tuohy a soutenu que le gouvernement fédéral a visé d'abord les groupes et régions les mieux nantis, privilégiant les coupes aux programmes sur lesquels il détenait le contrôle exclusif. Selon elle, des coupes aux programmes à frais partagés auraient impliqué des négociations avec les provinces et étaient en conséquence difficiles à réaliser. 236
Nous constatons dans ce chapitre que bien que gouvernement fédéral ait tenté de contrôler les coûts du régime et d'en modifier certaines composantes dès le milieu des années 1970, il n'a pas tenté d'adopter de mesures restrictives, dans les faits, jusqu'au tournant des années 1990. Pendant ce temps, il sabrait à maintes reprises dans d'autres programmes de transferts aux provinces extrêmement populaires comme la santé et l'éducation en réduisant les transferts pour le Financement des programmes établis (FPÉ) et ce, dès le début des années 1980. 237 Nous constatons de surcroît, en analysant les dépenses en termes constants, qu'il n'y a pas eu de désengagement de l'assistance sociale entre 1975 et 1990, et ce tous indices confondus. En fait, il y a même eu légère hausse des sommes dépensées par le gouvernement fédéral pour chaque bénéficiaire et ce, en termes constants.
Le présent chapitre démontre que le processus de désengagement du RAPC a été peu entravé par les caractéristiques et dispositions structurelles internes du régime. En même temps, la poursuite d'intérêts électoraux, par le gouvernement fédéral, arrive mal à expliquer cet écart entre la vulnérabilité attendue d'un programme sélectif et peu populaire et son intégrité tard dans le processus. Nous avançons que la faible vulnérabilité du RAPC est étroitement associée à la poursuite, par le gouvernement fédéral, d'un double objectif de légitimation et d'intégration nationale par l'intermédiaire de ce régime.
Nous limitons notre analyse au niveau fédéral, c'est-à-dire en insistant sur le processus de désengagement poursuivi par le gouvernement fédéral. Bien que la ligne de démarcation entre les niveaux fédéral et provincial ne soit pas étanche, nous laissons volontairement de côté l'impact détaillé des orientations du gouvernement central sur le désengagement poursuivi au niveau provincial. Une telle analyse ne s'inscrit pas dans la démarche d'ensemble que nous poursuivons ici, c'est-à-dire l'analyse du processus de désengagement des programmes nationaux de sécurité du revenu.
Le chapitre est organisé comme suit. D'abord, nous présentons brièvement les principales caractéristiques du RAPC-TCSPS et certains points repères dans son évolution historique depuis 1966. Ensuite, nous analysons les approches et initiatives de désengagement systémique et programmatique ainsi que la redéfinition du rôle du gouvernement fédéral vis-à-vis de l'assistance sociale canadienne à partir de 1990. Enfin, nous démontrons que les stratégies de désengagement du gouvernement fédéral, depuis 1990, sont conçues en fonction du pouvoir unilatéral qu'il détient, lui permettant de modifier son rôle et de réduire sa contribution à l'assistance sociale, ainsi qu'en fonction d'un faible contrepoids politique. L'expérience récente indique que la volonté de légitimer son intervention dans le domaine de la sécurité du revenu en assurant le maintien de normes nationales qui sont au coeur d'une définition de la citoyenneté canadienne, est étroitement associée à la réforme et à l'intégrité tardives du régime.
Pendant 30 ans, entre 1966 et 1996, le RAPC a été une entente cadre entre Ottawa et les provinces par laquelle ces dernières ont pu, en respectant certaines conditions, développer un ensemble de programmes bilatéraux d'assistance sociale et de services sociaux à l'intention des personnes nécessiteuses, et recevoir du gouvernement fédéral 50% des dépenses effectuées à ce titre. 238 Le RAPC a été un régime de transferts aux provinces conçu de façon à fournir une assistance monétaire et des services à toute personne dans le besoin, et ce peu importe les causes à l'origine de sa condition. Ainsi, le gouvernement fédéral a, dans le cadre du RAPC, remboursé (jusqu'en 1990) la moitié des coûts engagés par les provinces, non seulement pour aider les citoyens à subvenir à leurs besoins de subsistance, mais aussi pour appuyer les mères nécessiteuses, les enfants dépendants, les maisons de soins spéciaux, les abris pour itinérants, les garderies, etc. Le RAPC a également couvert la moitié des coûts administratifs assumés par les provinces, responsables de l'administration et de la gestion des programmes. 239
Comme le Tableau 8 l'indique, les dépenses totales pour les programmes à frais partagés étaient de quelque 13,2 milliards de dollars en 1990-1991, dernière année pour laquelle des données fiables ont été saisies (voir explications dans le Tableau). L'assistance sociale représentait les deux tiers environ de ces dépenses (67,3%), tandis que les services sociaux à l'intention des personnes dans le besoin représentaient le reste de ces sommes.
Grâce au RAPC, les gouvernements provinciaux sont demeurés entièrement responsables des programmes à frais partagés, mais n'ont dû assumer que la moitié des dépenses liées à ces programmes. En contrepartie, toutefois, le RAPC prévoyait certaines contraintes. Pour recevoir l'aide, les provinces ont eu l'obligation de:
* « fournir une assistance financière aux personnes nécessiteuses dont l'admissibilité et le niveau de l'aide ont été déterminés au moyen d'une évaluation des besoins [...et] des services sociaux aux personnes dans le besoin ou vraisemblablement sur le point de le devenir si elles ne bénéficient pas de ces services »;
* « n'exiger aucune période de résidence comme condition d'admissibilité à l'aide sociale »;
* « établir, par voie législative, une procédure d'appel en ce qui concerne la prestation d'assistance sociale et en informer les requérants »; et
* « tenir des dossiers aux fins de vérification et fournir au gouvernement fédéral l'information requise au sujet des programmes ». 240
Il faut préciser que le Québec a obtenu un « statut particulier » vis-à-vis du RAPC en 1965 et s'est trouvé, pendant les trente années du régime, dans une situation unique « qui s'apparente à celle des autres provinces et s'en différencie à la fois ». 241 Lors de la mise en oeuvre du programme, en effet, il était prévu que le Québec maintiendrait une entente spéciale dans le cadre du RAPC, selon laquelle à la fin d'un période de transition de cinq ans, il se retirerait complètement du programme et ne serait plus assujetti aux conditions générales du Régime. Comme compensation pour sa non-participation (opting out), le Québec devait recevoir un transfert de quatre points d'impôts, plutôt que des transferts directs comme les autres provinces. En d'autres termes, le gouvernement fédéral abaisserait son taux d'imposition de quatre points de pourcentage à l'intention des résidants du Québec, et le Québec augmenterait le sien d'autant. Ce qui fut réalisé.
Toutefois, la trajectoire prévue a bifurqué et les « arrangements provisoires » de l'opting out se sont incrustés si bien que le statut particulier du Québec s'est dissipé et que sa portée s'est rétrécie au fil des ans. 242 Les arrangements provisoires de 1965 à 1970 ont été prolongés d'un an en 1970 et en 1971, en effet, puis de cinq ans en 1972, alors qu'on accordait non plus quatre mais cinq points d'impôts pour la « non-participation » du Québec. En 1977, les arrangements provisoires ont été abrogés, mais les conditions de ces arrangements spéciaux avec le Québec ont continué de prévaloir. Ainsi, au cours des 30 années d'existence du RAPC, le Québec a continué de recevoir une partie substantielle des transferts (environ les deux tiers en 1990-1991) sous forme monétaire, et l'autre partie sous forme de transferts en points d'impôt. De plus, la province, recevant toujours des transferts conditionnels, est demeurée assujettie aux normes imposées aux provinces dans le cadre du RAPC. 243
Lors de sa mise en oeuvre en 1966, le RAPC a été l'un des derniers programmes, avec le Supplément de revenu garanti (SRG), à compléter le système de protection sociale mis en oeuvre et assuré par le gouvernement fédéral à partir des années 1940. Pensons à Loi sur l'assurance-chômage (1940), à la Loi sur les allocations familiales (1944), à la Loi sur l'assistance-vieillesse (1951), et à la Loi sur le Régime des pensions du Canada (1965). Le RAPC a eu pour effet de consolider sous un même régime quatre programmes catégoriels mis en place dans les années 1950 et dont les frais étaient partagés entre le gouvernement fédéral et les provinces: assistance aux aveugles, assistance-vieillesse, allocations aux personnes invalides, et allocations aux personnes employables n'ayant pas droit à l'assurance-chômage mais qui pouvaient recevoir, en dernier recours et seulement après évaluation de leurs besoins, des allocations d'assistance-chômage. Cette consolidation représentait, à l'époque, une solution aux graves lacunes liées à l'ensemble disparate de programmes en place. Ces derniers s'adressaient à des catégories spécifiques d'individus mais laissaient en plan ceux qui ne se rattachait pas aux catégories visées, si bien que des enfants victimes de mauvais traitements, par exemple, étaient exclus systématiquement des programmes et devaient dépendre des groupes confessionnels et des organismes de charité. 244
En plus de consolider les programmes existants en assurant un partage égal des dépenses entre le gouvernement fédéral et les provinces, le RAPC permettait à ces dernières d'améliorer à faible coût d'autres programmes dont elles avaient, jusque-là, assumé seules les frais, comme l'assistance aux mères et aux veuves nécessiteuses. La formule des frais partagés s'étendait maintenant à un ensemble de services sociaux à l'intention des personnes à faible revenu et couvrait aussi les frais d'administration des divers programmes engagés par les provinces. Grâce à cette formule souple de partage des dépenses, des programmes ont vu le jour qui prévoyaient des services subventionnés de garde d'enfants, d'aide familiale, de bien-être de l'enfance, de santé non couverts par l'assurance-maladie comme les soins dentaires et les médicaments d'ordonnance, de counseling et de réadaptation, et de soins spéciaux en établissement.
En définitive, par rapport à l'ensemble disparate de programmes catégoriels qui existaient avant l'entrée en vigueur du RAPC, ce dernier régime reconnaissait explicitement la nécessité d'aider toute personne dans le besoin, peu importe les causes à l'origine de ce besoin. Les conditions que le gouvernement imposaient aux provinces faisaient en sorte que le RAPC devenait formellement un filet ultime de sécurité sociale à l'intention des citoyens canadiens, où qu'ils se trouvent au pays.
Bien qu'il appartenait aux provinces de définir la notion de « besoin » ainsi que les niveaux d'assistance, l'argent du gouvernement fédéral devait les inciter à améliorer le sort des indigents. Ce voeu avait d'ailleurs été formulé explicitement par le ministre de la Santé et du Bien-être social, Allan J. MacEachen, lorsqu'on avait annoncé l'entrée en vigueur du RAPC:
While these additional (federal) funds are largely directed to programs now being provincially financed, and may be thought of as savings to the provinces, it is the hope of the government that the provinces will use these funds to make improvements in the assistance and welfare service programs. 245
De telles déclarations ministérielles ont été faites dans un contexte historique précis, que Vaillancourt a désigné comme les « débuts euphoriques du RAPC » (1966-1970), lorsque le ministère de la Santé et du Bien-être social ne manquait pas d'inciter les provinces à améliorer l'assistance publique et à élargir les services de bien-être social, comme en témoignent les rapports annuels du ministère. Par la suite, le gouvernement fédéral a visé à mieux contrôler les dépenses du régime, à tenir compte plus rigoureusement « de la ligne de démarcation entre le « correctionnel » et le « bien-être » en protection de la jeunesse, et à éviter les interprétations trop libérales du concept de besoins ». 246 On entrait dans l'ère du contrôle des dépenses.
Bien que la nature de l'entente n'ait pas été modifiée jusqu'en 1990, le gouvernement fédéral a manifesté des réserves envers le RAPC dès le milieu des années 1970 et il a résisté à l'expansion de certains services et programmes dans le cadre de l'entente. Au cours des quelque dix premières années de l'existence du régime, les gouvernements fédéral et provinciaux cherchaient à résoudre les problèmes de pauvreté en développant des programmes à frais partagés dans le cadre de l'entente du RAPC. Par la suite, la position du gouvernement fédéral s'est durcie. Notamment, il a restreint les revenus d'emploi que les bénéficiaires d'assistance sociale peuvent gagner sans être pénalisés de même que l'actif monétaire dont ils peuvent disposer. 247 Mais nous verrons que ce sont les services sociaux et les projets d'adaptation au travail qui ont été freinés le plus et que l'assistance générale est, pour sa part, demeurée intacte, subissant même une légère hausse entre 1975 et 1990.
Comme pour les autres programmes de sécurité du revenu, la fin des années 1970 représente la première période de restrictions budgétaires. Lors des délibérations de la Révision conjointe fédérale-provinciale de la sécurité sociale qui a précédé la période d'austérité et qui s'est déroulée, dans le cas de l'examen du RAPC, entre 1973 et 1978, il y avait deux groupes de travail: l'un sur le maintien du revenu et l'autre sur les services sociaux. Le premier s'est préoccupé des programmes de supplément de revenu et de revenu garanti (ou soutien du revenu) et a proposé des façons de réformer ces programmes en adoptant des mesures d'incitation au travail et en clarifiant les modalités de partage des frais. Le deuxième groupe souhaitait modifier, pour sa part, la formule de financement pour les services sociaux pour la rendre semblable à celle utilisée pour les services de santé. Or, c'est la question du partage des frais des services sociaux (et non de l'assistance sociale) au sein du RAPC qui causait le plus de problèmes et de litiges. « Quelle partie d'un immeuble sert d'établissement de santé et quelle autre partie est affectée au bien-être social? Quand une école pour enfants handicapés est-elle vouée à l'éducation et au bien-être social? » Selon Osborne, ce sont les querelles concernant ces démarcations (...) qui ont envenimé les relations entre le gouvernement fédéral et les provinces au milieu des années 1970. 248
Alors que les restrictions budgétaires commençaient à se faire sentir vers 1977, le gouvernement fédéral a freiné l'adoption de nouveaux programmes dans le cadre du RAPC, sans toutefois tenter de réduire l'assistance générale. La résistance de la part du gouvernement fédéral à la mise en oeuvre de nouveaux programmes a affecté, en premier lieu, la création de nouveaux services sociaux et de projets d'adaptation au travail. 249 On a retiré un projet de partage des frais des programmes de soutien et de supplément du revenu, ce qui freinait l'expansion des programmes ayant pour but de faciliter la participation des bénéficiaires au marché du travail ou de favoriser le maintien en emploi des travailleurs à faible revenu, mais qui n'affectait pas les sommes versées pour l'assistance générale. L'assistance générale, qui dépendait des provinces dans le cadre des ententes existantes, a été complètement à l'abri des coupes. 250
L'analyse de l'évolution des dépenses nationales pour le RAPC entre 1975-1976 et 1990-1991 illustre parfaitement le paradoxe entourant le supposé « retrait » de l'État providence, et témoigne de l' »intégrité » initiale des programmes visant à fournir des revenus de subsistance minimum. Comme le Tableau 9 le fait ressortir, les dépenses pour le RAPC n'ont pas diminué au cours de cette période mais se sont plutôt accrues de 75,7% en dollars constants. Et elles ont continué de s'accroître rapidement après cette date. 251
Le Tableau 9 indique de plus que les gouvernements fédéral et provinciaux dépensaient davantage pour les programmes à frais partagés au tournant des années 1990 qu'ils ne le faisaient au milieu des années 1970, que ce soit en termes de dépenses absolues, par habitant ou même par bénéficiaire (en dollars constants), par rapport au Produit intérieur brut, par rapport à l'ensemble des dépenses totales de sécurité sociale ou, encore, par rapport à l'ensemble des dépenses gouvernementales. Donc, il s'est produit une intensification du rôle de l'État.
La cause principale de la croissance rapide des dépenses n'est pas tant l'amélioration des droits conférés par l'assistance sociale au pays qu'une hausse considérable du nombre de bénéficiaires. Il y avait 1,3 million de bénéficiaires de l'assistance sociale en 1975-1976, contre 3,1 millions en 1994-1995, une hausse phénoménale de 138% en 20 ans. 252 Cette hausse n'est pas étrangère au taux élevé de chômage et à l'abrogation de certains droits conférés par l'assurance-chômage, qui a contribué au refoulement de certaines clientèles vers le filet ultime de la sécurité sociale.
Et pourtant, le Tableau 9 indique qu'il y a eu, aussi, légère amélioration des dépenses par bénéficiaire pour les programmes à frais partagés, qui ont augmenté de 1,8% (en dollars constants). L'amélioration des droits de l'assistance sociale n'a pas été uniforme au pays, puisqu'elle est attribuable à la hausse du niveaux des prestations dans seulement quatre provinces, alors qu'il y avait recul dans les autres. Le Tableau 10 indique qu'entre 1986 et 1995, deux provinces où l'on trouvait en 1994 quelque 70% des 3 100 200 bénéficiaires de l'assistance sociale au Canada ont haussé les prestations d'assistance sociale, ce qui a fait augmenter la moyenne nationale: l'Ontario (1 379 300 bénéficiaires) et le Québec (787 200 bénéficiaires). 253
Étant donné que les dépenses fédérales versées pour le RAPC incluent les sommes consacrées aux services sociaux plutôt que strictement à la « sécurité du revenu » à laquelle nous nous intéressons plus spécifiquement, il convient de préciser que des dépenses totales engagées dans le cadre du RAPC, une partie croissante a été consacrée à l'aide sociale plutôt qu'aux services sociaux. Si l'on se reporte au Tableau 8 présenté dans les pages précédentes, on constate que les sommes consacrées plus spécifiquement à l'assistance sociale, à l'intérieur des programmes à frais partagés, se sont accrues entre 1975-1976 et 1990-1991, par rapport aux autres programmes à frais partagés visant la fourniture de services sociaux. L'assistance sociale représentait 57,5% des dépenses totales engagées pour les programmes à frais partagés au début de la période, contre 67,3% de celles-ci en à la fin de celle-ci.
En clair, il n'y a pas eu de « retrait » de l'assistance sociale jusqu'en 1990-1991, puisque les gouvernements fédéral et provinciaux ont encouru des dépenses croissantes pour les programmes à frais partagés. Les données indiquent aussi qu'il n'y a pas eu de désengagement non plus puisque les montants dépensés, par bénéficiaire, ont subi une légère hausse. Les dépenses par bénéficiaire ont augmenté légèrement au cours de la période, de même que les parts consacrées à l'assistance sociale (plutôt qu'aux services sociaux). Cela suggère que, même si les termes du RAPC faisaient en sorte que le gouvernement fédéral n'avait pas le contrôle sur le niveau des dépenses, il y aurait néanmoins eu « engagement », du gouvernement fédéral pour l'assistance sociale, sur une base « automatique » due à la nature de l'entente pour les programmes à frais partagés et à l'absence de plafonnement des dépenses.
Bien que cela n'ait pas changé profondément la nature de l'entente entre Ottawa et les provinces, il y a eu officiellement réorientation des objectifs poursuivis par le programme au milieu des années 1980. Le RAPC avait en effet, depuis sa mise en oeuvre, toujours visé à fournir une aide financière résiduelle de dernier recours, ainsi que des services de base aux personnes nécessiteuses, et ce peu importe la raison de leur indigence. Toutefois, le rapport de la Commission Nielsen, nommée en 1984 par le gouvernement conservateur pour évaluer le rôle du RAPC, avait souligné l'escalade de coûts de l'aide sociale au Canada et la croissance du nombre de personnes aptes au travail recevant de l'aide. Bien que le rapport ne considérait pas les niveaux de dépenses pour l'aide sociale comme étant excessives, il avançait néanmoins que si les tendances d'alors se maintenaient, les coûts du Régime pourraient devenir inabordables et mener à une révision de son financement; il devenait donc pertinent de songer aux façons de réduire les clientèles de l'aide sociale.
Peu après la publication du rapport de la Commission, deux modifications ont été apportées pour répondre aux préoccupations exprimées et encourager l'intégration au marché des bénéficiaires aptes au travail. D'abord, Ottawa et les provinces ont convenu d'ententes visant des quotas informels de participation des bénéficiaires à des programmes de développement de l'employabilité et de formation. Ensuite, il y a eu assouplissement des règles de façon à encourager la participation des bénéficiaires d'aide sociale au marché du travail, telles que la possibilité, pour ceux qui participaient à un programme de formation, de toucher une allocation en sus des prestations de base, ou encore la possibilité, pour les parents travaillant à temps partiel, d'avoir accès à des services de garde subventionnés. 254
Et pourtant, en dépit de ces initiatives fédérales-provinciales qui visaient clairement à investir une part croissante des sommes pour des mesures « actives » favorisant la participation au marché du travail des bénéficiaires de l'aide sociale, l'analyse des dépenses indique que la réorientation souhaitée du RAPC ne s'est pas produite. Au contraire. Il y a eu, plutôt, une diminution constante de la part déjà très faible des dépenses consacrées au volet III du RAPC, soit les projets d'adaptation au travail. Ces projets visent à « aider les gens qui ont des difficultés exceptionnelles à se trouver un emploi et à le garder ». 255 Le Tableau 11 indique en effet qu'entre 1975-1976 et 1990-1991, le gouvernement fédéral a eu tendance à investir une proportion décroissante de ses transferts aux provinces par le biais du RAPC dans des projets d'adaptation au travail. La part des dépenses fédérales consacrées à ces projets est passée d'autour de 3/10 de 1% des dépenses totales à seulement quelque six centièmes de 1% seulement en 1990-1991.
Cela ne veut pas dire nécessairement que les dépenses provinciales suivaient la tendance des dépenses fédérales. On sait par exemple que le Québec a innové à partir du milieu des années 1980 en assumant seul certaines dépenses pour des mesures actives qui n'étaient pas admissibles au partage des frais avec le gouvernement fédéral. 256 Mais en 1993-1994, seuls la Nouvelle-Écosse, le Québec et le Manitoba avaient inauguré des projets d'adaptation au travail admissibles au partage des frais dans le cadre du RAPC, ce qui témoigne du manque de souplesse de cet instrument pour promouvoir l'adaptation au travail.
En clair, la réorientation du RAPC visant un accroissement des dépenses actives ne s'est pas produite. Les pressions accrues sur la demande d'aide sociale et les limites strictes imposées par le RAPC sur le type de dépenses admissibles ont occasionné, plutôt, une érosion de la part des dépenses consacrées à des mesures actives effectuées par l'intermédiaire du RAPC. Ainsi, il y a eu, effectivement, légère extension des droits à des revenus de subsistance entre 1975-1976 et 1990-1991, quoique cette extension ait été concentrée dans certaines provinces dont l'Ontario et le Québec, et qu'elle ne se soit pas produite de façon uniforme dans l'ensemble du pays.
La longévité des conditions initiales du RAPC a été exceptionnelle et le régime est resté intact jusqu'en 1990. Le gouvernement fédéral a continué de défrayer 50% des dépenses engagées par les provinces pour l'assistance sociale et les services sociaux à l'intention des personnes nécessiteuses, moyennant le respect par les provinces des conditions prévues par l'entente. Bien que certains assouplissements aient été apportés au Régime au cours des années 1980 pour favoriser la formation et le développement de l'employabilité des bénéficiaires, comme nous venons de le voir, cela n'a pas altéré le financement du Régime.
Avant son abrogation en 1996, le RAPC a été assujetti à seulement trois mesures restrictives. La première a eu lieu en 1990, lorsque le gouvernement fédéral a modifié les termes originaux, pour couper court à son expansion « automatique » (qui dépendait des provinces plutôt que du gouvernement fédéral) en plafonnant les dépenses de certaines provinces. Cette année-là, le gouvernement fédéral a annoncé, par voie budgétaire, qu'il limitait à cinq pour cent par année, sur la base de 1989-1990, la croissance des transferts pour le RAPC pour « les trois provinces les mieux nanties », soit l'Ontario, l'Alberta, et la Colombie-Britannique, et ce pendant deux ans. En 1991, il a annoncé que cette limite de cinq pour cent serait effective jusqu'en 1994-1995. L'Ontario a été particulièrement touchée, alors que le gouvernement néo-démocrate prévoyait un accroissement rapide des dépenses d'assistance sociale et qu'il a accusé un manque à gagner de 7,7 milliards de dollars entre 1990-1991 et 1994-1995, selon les estimations de la province. 257 En raison de cette initiative, il y a eu deux façons de calculer les transferts du gouvernement fédéral aux provinces pour le RAPC entre 1990 et 1995: les termes initiaux de l'entente (ainsi que les termes de l'accord de non-participation avec le Québec) continuaient à s'appliquer pour les sept provinces non visées; pour les trois autres provinces, le financement se faisait dorénavant en tenant compte du niveau de dépenses antérieur et de l'augmentation des dépenses annuelles.
La deuxième mesure restrictive a été annoncée dans le budget de 1994, lorsque le gouvernement fédéral a fait part de son intention de mettre fin à la formule de financement caractéristique du RAPC: les transferts aux provinces, pour ce programme, ont été réduits en 1996-1997 à leur niveau de 1993-1994. En pratique, cela donnait le coup de grâce final aux termes du mode de financement pour l'assistance sociale et les services sociaux qui avaient subsisté tant bien que mal jusque-là.
La troisième mesure restrictive a été annoncée dans le budget de 1995. Ottawa allait encore beaucoup plus loin que prévu en annonçant l'abrogation du RAPC, mettant définitivement fin aux programmes « à frais partagés » à partir de 1996-1997. Avec le projet de loi C-76, qui allait devenir la Loi sur l'exécution du budget 1995, Ottawa a prévu la création du Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux (TCSPS). Ce nouveau régime regroupe trois grandes composantes des transferts fédéraux aux provinces (RAPC, FPÉ-Santé, FPÉ-Éducation postsecondaire), et fait en sorte que le financement global conçu pour l'assurance-maladie et l'enseignement postsecondaire est étendu à l'assistance sociale et aux services sociaux.
Le TCSPS fonctionne de la même manière que le Financement des programmes établis (FPÉ) l'a fait jusqu'en 1995: le gouvernement fédéral transfère une partie de son aide financière sous forme de points d'impôt 258 et l'autre sous forme de transferts en espèces et ce, indépendamment des dépenses réelles engagées par les provinces pour les programmes visés. Le TCSPS équivaut donc à un FPÉ élargi pour couvrir une partie des coûts de l'assistance sociale et des services sociaux. Mais seulement une partie, car ce regroupement des dépenses fédérales permet au gouvernement fédéral de faire des économies substantielles. Ce dernier coupe abruptement ses dépenses liées au RAPC et au FPÉ: elles totalisaient 29,7 milliards de dollars en 1994-1995, mais ont été réduites à 26,9 milliards de dollars en 1996-1997, puis à 25,1 milliards de dollars l'année suivante. Elles ont diminué de 9,4 % entre 1995-1996 et 1996-1997, et d'un autre 6,7 % l'année suivante. 259
Avec la baisse du financement fédéral, le gouvernement fédéral a réduit les conditions du versement des transferts. Seule persiste l'interdiction faite aux provinces d'imposer un délai de résidence pour recevoir des sommes d'assistance sociale. Du point de vue des droits sociaux, les citoyens canadiens ont perdu l'assurance de recevoir une assistance financière de dernier recours ainsi que celle de pouvoir en appeler d'une décision rendue à l'égard de leur dossier d'aide sociale. Les provinces peuvent continuer à leur assurer ces droits, mais elles ne sont plus tenues de le faire. Comme le gouvernement fédéral maintient les cinq principes de l'assurance-maladie et du système de santé tout en réduisant l'ensemble de ses transferts aux provinces, le TCSPS a pour effet d'exacerber la pression financière sur les régimes provinciaux d'assistance sociale. Par conséquent, les provinces qui voudront continuer à assurer les droits anciennement garantis par le RAPC auront la tâche difficile.
Lorsque le gouvernement fédéral a annoncé, de façon unilatérale, que la croissance des transferts destinés aux trois provinces ne recevant pas de paiements de péréquation serait limitée à cinq pour cent jusqu'en 1990-1991, lorsqu'il a prolongé le plafonnement jusqu'en 1994-1995, et lorsqu'il a annoncé finalement l'abrogation du régime, il s'est buté à une certaine résistance de la part des provinces et a dû composer avec certaines critiques adressées publiquement par les médias ainsi que des organismes voués à la défense des droits sociaux. Cependant, le désengagement du RAPC, programme traditionnellement piloté par des professionnels des deux paliers gouvernementaux, intéresse en premier lieu les administrations provinciales ainsi que quelques individus ou organismes voués à la défense de la politique sociale et appartenant à un cercle d'experts. Ces agents intéressés sont parvenus quelquefois à éveiller l'attention du public, leurs préoccupations ayant fait surface à quelques reprises dans la presse écrite, mais ils n'ont pas suscité les échos populaires nécessaires pour résister au désengagement entre 1990 et 1996.
Comme on aurait pu s'y attendre, la plus bruyante opposition a été celle des provinces, la Colombie-Britannique ayant fait figure de proue depuis le début du processus de désengagement du RAPC. Au début des années 1990, cette province a mené une bataille juridique contre le gouvernement fédéral en avançant que celui-ci ne peut pas faire de changements unilatéraux aux ententes entre Ottawa et les provinces (et plafonner ainsi sa contribution aux trois régimes provinciaux visés). Dans un premier temps, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique lui a donné raison et s'est prononcée contre le plafonnement des dépenses. Toutefois, c'est le gouvernement fédéral qui a obtenu gain de cause, après qu'il eut porté celle-ci en appel devant la Cour suprême du Canada. La Cour a rendu une décision à l'effet que le Parlement détient la suprématie en ce qui touche les dépenses publiques et qu'aucun gouvernement ne peut être lié par les ententes de ses prédécesseurs. 260
En 1995, après l'annonce de l'abrogation du RAPC et de la diminution des transferts fédéraux, c'est d'une autre façon que la province s'y est prise, cette fois, pour s'opposer à Ottawa, qui tentait en même temps de faire respecter une norme nationale unique. La province a imposé aux bénéficiaires éventuels de l'assistance sociale un délai de résidence de trois mois, à partir du 1er décembre 1995, et ce en dépit de l'unique condition imposée pour l'assistance sociale sous le nouveau TCSPS. Cette condition est particulièrement contraignante pour la Colombie-Britannique, qui représente un pôle d'attraction pour les bénéficiaires d'assistance sociale et qui a dû subir les répercussions de la politique active de « social dumping » menée par l'Alberta. Cette province voisine lui fournissait 700 à 800 assistés sociaux chaque mois en 1995, constitués en bonne partie de jeunes et de familles monoparentales 261 qui délaissaient les conditions relativement peu avantageuses du régime albertain (en 1995, un parent seul avec un enfant recevait 9192$ par an en Alberta, contre 11 864$ en Colombie-Britannique) 262 et qui acceptaient une offre du gouvernement albertain: un billet d'autobus gratuit, en aller simple, pour quitter la province. 263 Au total, 2100 nouveaux arrivants s'ajoutaient chaque mois, en 1995, aux rangs de l'assistance sociale britanno-colombienne. 264
Dans ses pourparlers avec les représentants fédéraux, le gouvernement de la Colombie-Britannique exigeait que son pendant fédéral abolisse le plafonnement des transferts fédéraux pour le TCSPS, qu'Ottawa assume la responsabilité du financement de l'assistance sociale pour les nouveaux arrivants dans une province, et que le fédéral cesse de couper les paiements d'assurance-chômage, ce qui a pour effet de gonfler les clientèles de l'assistance sociale. 265 Peu après que le gouvernement fédéral eut annoncé qu'il ne verserait plus de transferts en raison du non-respect des termes du RAPC, la Colombie-Britannique répliquait en poursuivant à nouveau le gouvernement fédéral devant les tribunaux, pour la somme de 47 millions de dollars. La province affirmait que les conditions du RAPC ne s'appliquent pas puisque le plafonnement des dépenses en 1990 implique que les sommes versées par le gouvernement fédéral ont été dépensées avant la date d'entrée en vigueur du délai de résidence. 266
Dans l'ensemble, la résistance des provinces, y compris celle de la Colombie-Britannique, aura pu difficilement nuire aux coupes en raison de l'absence de consensus interprovincial sur l'orientation que l'on veut donner au RAPC-TCSPS. À la fin de 1995, il y a eu formation d'un conseil interprovincial des ministres de la politique sociale (qui réunissait les représentants de toutes les provinces, sauf le Québec, et des deux territoires), mais l'ordre du jour des gouvernements néo-démocrates de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan, par exemple, s'agençait mal avec celui nettement conservateur de l'Ontario, de l'Alberta ou même du Manitoba. D'un côté, les provinces influentes voulaient minimiser le rôle du gouvernement fédéral. L'Ontario préconisait la réduction du rôle du gouvernement fédéral pour la livraison des programmes sociaux et s'opposait à l'ingérence de ce dernier, qui n'avait plus selon elle la légitimité nécessaire pour définir les règles du jeu. Le Québec, qui ne participait pas aux travaux du Conseil interprovincial, exigeait pour sa part que le fédéral « se retire complètement de la sphère sociale moyennant un transfert au Québec de 16 points d'impôts fédéraux », et qui seraient ajoutés aux 16,5 points d'impôt fédéraux lui ayant été concédés dans les années 1960 et 1970. 267 De l'autre côté, la Saskatchewan et d'autres petites provinces tenaient à une présence fédérale forte de même qu'au maintien de normes nationales d'assistance sociale, même modestes. 268
En plus de la diversité de leurs intérêts, les provinces étaient divisées par une concurrence pour les rares fonds fédéraux disponibles. L'abolition souhaitée du plafonnement des transferts imposé à trois provinces à partir de 1990 aurait impliqué, selon une interprétation, que le gouvernement fédéral hausse ses dépenses (ce qu'il n'allait pas faire), ou encore qu'il plafonne les transferts au régime québécois d'assistance sociale, qui étaient supérieurs à la moyenne nationale (ce qu'il n'allait pas faire non plus). 269 Clairement divisées, les provinces ne pouvaient faire front commun. En clair, les provinces ont mené une bataille mais la diversité de leurs intérêts vis-à-vis du régime est telle que leurs démarches se sont faites davantage de façon bilatérale auprès d'Ottawa que par le truchement d'une concertation interprovinciale, ce qui en a réduit d'autant l'efficacité.
Le contrepoids limité des provinces, principales adversaires au désengagement du RAPC, apparaît encore plus évident du fait qu'en 1995, le ministre des Finances avait annoncé que celles-ci seraient invitées à une table de concertation avec des représentants de la capitale nationale pour déterminer les « principes et objectifs » qui remplaceraient les normes nationales du RAPC. Ces « négociations » entre les deux paliers de gouvernement, (alors qu'il s'agissait de dépenses fédérales sur lesquelles Ottawa avait le plein contrôle), devaient représenter « among the most important events shaping the future of Canada ». 270 En rétrospective, une telle initiative n'aura pas été politiquement nécessaire pour le gouvernement fédéral qui domine le processus décisionnel. Elle n'allait tout simplement pas se réaliser. 271 Cela indique bien le pouvoir limité des provinces qui, divisées, demeurent néanmoins les principaux opposants au désengagement fédéral du RAPC-TCSPS.
Depuis 1990, un cercle de spécialistes et d'organismes voués à la protection des programmes sociaux a réussi, parfois, à capter l'attention des médias sur les effets et les préoccupations que suscitent les coupes au RAPC. Toutefois, ils ont été impuissants à canaliser l'opposition populaire qui ne s'est pratiquement pas manifestée depuis l'annonce des premières mesures restrictives. 272
La tâche de canaliser l'opposition populaire était d'autant plus difficile que les groupes voués à la défense des droits des assistés sociaux sont organisés sur une base provinciale plutôt que pan-canadienne et que les effets des coupes sont indirects et pas nécessairement immédiats. En 1995, par exemple, les spécialistes des politiques sociales devaient spéculer sur les effets attendus du TCSPS au niveau provincial. La pénible tâche de modifier le régime d'assistance sociale et de faire passer les réformes nécessaires après avoir subi une baisse des transferts revenait aux provinces, qui pouvaient adopter des approches multiples. Ainsi, le Conseil national du bien-être social élaborait des calculs qui lui permettaient de « supposer que l'assistance sociale et les services sociaux perdraient énormément de fonds fédéraux (...) s'ils étaient financés de la même manière que l'assurance-maladie et l'enseignement postsecondaire », et qu'il y avait « un risque (...) que l'argent actuellement consacré à l'assistance sociale et aux services sociaux soit détourné vers l'assurance-maladie ou l'enseignement postsecondaire ». 273 De même, le Caledon Institute of Social Policy pouvait au mieux, dans son analyse du budget fédéral de 1995, avancer que « (t)he funds that had originally been designated for welfare and social services likely will get lost in the mix ». 274 De telles analyses, forcément spéculatives étant donné la nature de l'objet, incitent davantage à attendre qu'à agir.
En 1989, lorsque le plafonnement à une hausse de cinq pour cent des transferts a été annoncé, on a accordé relativement peu d'attention aux effets de cette mesure. Dans son rapport publié quelques mois plus tard, par exemple, le Conseil national du bien-être social concentrait ses critiques de la politique sociale fédérale sur la « fin de l'universalité » des programmes de sécurité de vieillesse et les allocations familiales, que l'on venait d'assujettir à une récupération fiscale auprès des contribuables à revenus élevés. De même, dans la presse écrite, le titre des articles touchant au sort réservé aux programmes sociaux dans le budget mettent clairement l'accent sur la fin de l'universalité. À cette époque, la critique s'est cristallisée autour de cette question, qui touchait plus nettement les allocations familiales et la Sécurité de vieillesse que le RAPC, si bien qu'il y a eu un déficit d'intérêt envers le RAPC.
Ce n'est que plusieurs mois plus tard, en 1991, que le Conseil national du bien-être social a publié un rapport qualifiant d'« inopportunes » les réductions des transferts fédéraux à trois provinces. Le Conseil avançait que ces réductions mettaient à contribution les plus démunis pour comprimer les dépenses publiques, alors que le gouvernement fédéral avait affirmé, lors de son accession au pouvoir, qu'il allait réorienter l'aide vers ceux qui en ont le plus besoin. Dans ce rapport, le Conseil s'opposait aussi au fait que les provinces visées n'avaient eu aucun avertissement, et que d'aussi importantes modifications à la politique sociale soient annoncées unilatéralement dans un discours du budget. 275
Or, les conclusions de cet organisme d'envergure nationale et bien en vue dans le secteur des politiques sociales n'ont pas attiré l'attention de la presse écrite. Pourtant le gouvernement fédéral avait annoncé cette même année la prolongation, jusqu'en 1994-95, du plafonnement des dépenses aux trois provinces et la réduction des transferts aux provinces de 4,5 milliards de dollars en cinq ans, dont 2,1 milliards de dollars pour le RAPC. 276 Cette année-là, hormis la couverture habituelle des mesures budgétaires, le Globe & Mail ne publiait qu'un seul article portant sur les programmes à frais partagés, et La Presse n'en publiait aucun.
Depuis l'amorce du désengagement au tournant des années 1990, il y a eu une occasion d'amorcer un débat public sur l'avenir du régime. Avec la mise en place des consultations entourant la « réforme Axworthy », à l'automne 1994 (qui résultait comme on l'a vu d'une pression des provinces critiquant Ottawa pour ne pas les consulter), il y a eu une recrudescence d'intérêt au sujet de l'avenir du RAPC et ce, d'autant plus que le document de travail présenté par le gouvernement fédéral proposait des options de réforme et qu'il devenait évident que des changements importants allaient être apportés à ce régime. Mais il était clair que le gouvernement fédéral définissait lui-même les paramètres à l'intérieur desquels le débat public devait se tenir. Dans le document de travail, il avait annoncé clairement son intention de mettre fin à la formule des coûts partagés avec les provinces et il avait, du même coup, rejeté jusqu'à l'idée de réduire le taux de financement des frais partagés (avec une participation fédérale de 30% ou 35% par exemple au lieu de 50%). 277
Le document proposait une réforme en profondeur du RAPC. Il faisait valoir que les frais partagés ne permettaient pas au gouvernement fédéral de contrôler le type de dépenses engagées par les provinces et ne permettait donc pas de poursuivre les objectifs de la réforme soit, dans le cas du RAPC, l'accroissement de la participation des bénéficiaires de l'assistance sociale au marché du travail et la réduction de la pauvreté chez les enfants. Autrement dit, le financement à frais partagés, en imposant un minimum de conditions aux provinces, ne permettait pas au gouvernement fédéral d'orienter le type de programmes mis en oeuvre par celles-ci en fonction de ses objectifs. De plus, l'absence d'un plafonnement de dépenses ne lui permettait pas d'exercer quelque contrôle envers le niveau des dépenses. Ces dernières pourraient continuer de croître à cause de divers facteurs tels qu'une hausse de la demande, une augmentation des taux de prestation ou encore la mise en place, par les provinces, de programmes innovateurs.
Pour remplacer la formule du partage des frais, qu'il considérait inefficace pour atteindre les objectifs de la réforme et qui ne lui permettait pas de contrôler le niveau des dépenses, le gouvernement fédéral proposait deux façons de réformer le financement du RAPC: 278 le financement global et la réaffectation des dépenses vers des programmes de soutien plus direct. Le financement global offrait, selon le document d'information, une plus grande souplesse aux provinces dans l'administration des transferts. Il leur permettait d'innover en matière de programmes alors que la formule des frais partagés avait freiné l'innovation dans plusieurs provinces. De plus, le financement global permettrait au gouvernement fédéral d'exercer un contrôle et de prévoir les coûts. La réaffectation des dépenses vers des programmes de soutien plus direct représentait, pour sa part, une réforme plus radicale du rôle du gouvernement fédéral, non seulement pour la sécurité du revenu mais aussi à l'intérieur du filet de sécurité sociale. Le document d'information proposait d'affecter les sommes en améliorant par exemple le soutien du revenu, en haussant le supplément du revenu gagné, en créant de nouvelles places de garderie ou encore en améliorant l'assistance et les services aux personnes handicapées.
Dans son rapport remis l'année suivante, le comité permanent de la Chambre des communes allait privilégier le premier scénario, soit l'adoption de la formule du financement global, avec assouplissement du financement des programmes sociaux préventifs. Il allait recommander également de mettre l'accent sur la réduction de la pauvreté chez les enfants et ce, même si les témoignages qu'il avait entendus accueillaient mal l'idée de ne viser à réduire que la pauvreté chez les enfants plutôt que de viser à réduire toute pauvreté. Enfin, il recommandait aussi aux gouvernements de se pencher sur les principes généraux du programme et de « préciser les normes divers programmes, notamment les programmes de garderie ». 279
Comme pour d'autres mesures et décisions que nous avons analysées ailleurs, la relation de cause à effet dans l'analyse des décisions annoncées n'est pas facilement démontrable. Toutefois, nous pouvons constater la parenté existant entre les recommandations du Comité et les modalités précises du Transfert social canadien (qui allait devenir le TCSPS) annoncées par le ministre des Finances dans le budget financier de 1995. La stratégie d'abrogation du RAPC et de mise en oeuvre du TCSPS, annoncée en 1995, comprenait un processus formel de consultations publiques au cours duquel de nombreux témoignages ont pu se faire entendre et la publication d'un rapport officiel. Mais cela n'indique pas nécessairement que le gouvernement fédéral se soit conformé à la volonté des individus et organismes ayant témoigné devant le Comité. En fait, le bilan des consultations établi par le Comité fait ressortir la diversité des témoignages entendus plutôt qu'un consensus. Notamment, les opinions divergeaient beaucoup sur la question du maintien, par le gouvernement fédéral, de normes nationales dans toutes les provinces. Cette diversité donnait au Comité une marge de liberté correspondante pour la rédaction des recommandations. Le consensus des témoignages transparaissait sur une seule question, soit de ne pas viser seulement à réduire la pauvreté chez les enfants mais plutôt toute pauvreté. Or, cette position commune avait largement été ignorée dans les recommandations du rapport. Ainsi, la parenté entre les recommandations du Comité et l'annonce faite en 1995 n'indique pas qu'il y ait eu correspondance entre la position des témoins et les orientations du Régime.
Les consultations publiques ont suscité un intérêt plus grand que celui manifesté jusque-là par les médias pour le RAPC. À partir de l'automne 1994, la Presse canadienne, Le Devoir et le Vancouver Sun, principalement, ont publié quelques articles analysant les répercussions de la réforme imposée et reprenant parfois les conclusions des travaux de spécialistes ou d'organismes du domaine des politiques sociales. Mais en ayant publié un document qui présentait les options de la réforme, le gouvernement fédéral avait en même temps défini les paramètres à l'intérieur desquels les discussions se poursuivaient sur la place publique. Par exemple, le Caledon Institute of Social Policy a suggéré, après l'annonce du TCSPS en 1995, des façons « to make the most of a bad thing ». 280 En d'autres mots, le Caledon Institute était contre l'ensemble de la réforme, mais il a cru plus efficace de formuler son opposition à l'intérieur des paramètres établis en critiquant des mesures précises plutôt qu'en rejetant l'idée de la réforme. Les échos, dans la presse écrite, de l'organisation d'une opposition des groupes populaires aux coupes et à l'abrogation du RAPC sont pratiquement inexistants.
Ce que l'analyse qui précède indique, en définitive, c'est la capacité limitée des principaux intervenants de l'assistance sociale, soit les provinces et les organismes ou groupes d'intérêt spécialisés, d'offrir un contrepoids viable aux initiatives du gouvernement fédéral ayant mené à la réforme complète du régime en 1996.
En définitive, les principales étapes du désengagement, depuis 1990, n'ont pas été marquées par la manifestation de contrepoids politiques importants et témoignent bien de l'emprise du gouvernement fédéral sur le processus décisionnel de ce régime. L'assistance sociale a été complètement à l'abri des coupes jusqu'en 1990 alors que, comme nous le soutenons ici, le terrain politique favorisait plutôt qu'il ne nuisait au désengagement du RAPC. Au coeur de l'explication de ce phénomène se trouve le rôle historique du régime pour la légitimation de l'intervention du gouvernement fédéral et pour la définition de la citoyenneté canadienne. Voyons comment se distingue le terrain politique du RAPC avant d'analyser les stratégies déployées.
Nous avons vu en introduction que l'assistance sociale est un programme peu populaire. Nous avons aussi vu que la politique sociale relève juridiquement des provinces mais que le gouvernement fédéral a joué un rôle tel, en exerçant son pouvoir de dépenser pour édifier et faire respecter des normes nationales conditionnelles aux transferts, que dans les faits l'assistance sociale a été de juridiction partagée entre Ottawa et les provinces.
L'imputabilité du gouvernement fédéral dans le processus de désengagement du RAPC, cependant, est minime, pour quatre raisons. D'abord, ce sont les provinces qui sont chargées de l'administration des différents programmes et qui doivent effectuer, ultimement, la réduction des transferts et services aux individus, et donc qui s'exposent le plus à la sanction électorale.
Ensuite, l'imputabilité du gouvernement fédéral est réduite de par la faible visibilité qui caractérise son rôle dans le domaine de l'assistance sociale et de services sociaux et ce, depuis la mise en oeuvre du régime en 1966. Car c'est aux provinces, et non aux individus, que le gouvernement fédéral destine ses transferts financiers pour l'aide sociale, alors que les provinces se chargent elles-mêmes de distribuer les sommes et les services directement auprès des bénéficiaires.
De plus, il y a complexité, au plan national, puisqu'on ne compte pas un seul régime national d'assistance sociale mais bien une grande diversité de systèmes et d'ententes sur les programmes à frais partagés. Au total, on dénombre 12 systèmes différents d'assistance sociale provinciaux et territoriaux. À l'intérieur des ces systèmes on trouve un très grand nombre d'ententes bilatérales précises de partage des frais. En 1994, par exemple, les provinces approuvaient 6313 organismes chargés de fournir des services sociaux ou de dispenser les services de protection sociale dans le cadre de l'accord du RAPC. Elles géraient aussi 3535 lois ou règlements autorisant la prestation d'une assistance publique ou de services de protection sociale. 281 La complexité du RAPC est d'autant plus grande que le régime a poursuivi de multiples fonctions au cours de son existence, comme celle d'« assurer un revenu minimum aux personnes dans le besoin non couvertes par d'autres régimes », de « fournir un supplément de revenu aux bénéficiaires d'autres types de prestations » (RPC et SV) lorsque ces prestations ne leur permettaient pas de satisfaire à leurs besoins de base, et de soutenir les services de bien-être, de réadaptation et de prévention. Il n'était pas évident, pour l'ensemble des électeurs, que les transferts du fédéral couvraient, en plus de l'assistance sociale, des services sociaux allant des subventions aux garderies aux services d'aide ménagère et de repas à domicile, de même que les coûts de l'administration de plusieurs programmes administrés par leur province. 282
Enfin, le régime a été traditionnellement piloté par les professionnels des deux paliers de gouvernement et il est demeuré, ainsi, peu sensible aux pressions d'une opinion publique hostile. À l'origine, sa mise en oeuvre n'avait suscité pratiquement aucun intérêt hors du gouvernement et le Parlement s'y était peu intéressé, alors que les administrateurs des deux paliers gouvernementaux procédaient à des consultations suivies dans un climat de collaboration exceptionnel, en dépit de certains facteurs de tensions. 283 Le RAPC tire ses origines « from the obscurity of bureaucratic policy making ». Il fut entériné par les ministres fédéral et provinciaux et attira bien peu de couverture médiatique en dépit des efforts que les dirigeants politiques ont déployés pour le rendre politiquement attrayant. 284 Selon Banting, ce pilotage du RAPC par des experts a permis de protéger l'assistance sociale contre l'hostilité du public en retardant par exemple l'introduction du travail obligatoire (workfare), de contrôles contre la fraude et la poursuite en justice des pères n'assumant pas leurs responsabilités financières. 285
Une autre caractéristique du régime ne ressort pas aussi volontiers que celles qui précèdent, soit le fait que les programmes de transferts fédéraux vers les provinces (FPÉ, péréquation ainsi que le RAPC) ont eu un rôle historique d'intégration politique et économique à l'échelle nationale et ont servi, historiquement, à légitimer l'intervention fédérale dans la sécurité du revenu. On sait que les paiements de péréquation ont pour objectif d'aider les provinces les moins bien nanties à offrir des services publics conformes aux normes nationales. 286 Ce qui apparaît moins évident, c'est que les autres programmes de transferts fédéraux jouent, eux aussi, un rôle de péréquation en améliorant la capacité fiscale des provinces et qu'ils visent, eux aussi, un objectif d'intégration économique et politique à l'échelle nationale servant à légitimer l'intervention fédérale dans le domaine de la sécurité du revenu. 287 L'édification et le maintien de normes nationales ont servi, historiquement, de principale justification pour une forte intervention du gouvernement fédéral dans la politique sociale, intervention qui lui permettait en même temps d'accroître sa légitimité pour prélever taxes et impôts. Pendant longtemps, toute régression du rôle financier du gouvernement fédéral au sein des programmes de transferts aux provinces était considérée comme une menace au maintien des normes nationales, ce qui remettait en question, selon plusieurs défenseurs de la politique sociale, non seulement la légitimité du gouvernement fédéral, mais aussi la définition même de la citoyenneté sociale canadienne. 288
Il est possible que la définition de la citoyenneté sociale canadienne soit davantage tributaire des normes nationales du domaine de la santé que de celles l'aide sociale. La popularité du programme de santé se distingue nettement de l'opinion publique hostile au RAPC. Smith soulignait que le gouvernement fédéral a été contraint (dans sa poursuite du désengagement du FPÉ-Santé) par son rôle symbolique qui consistait à assurer le maintien des principes nationaux. Selon l'auteure, « there are political limits on the extent to which unilateral federal retrenchment can succeed (...). User fees and extra-billing have more potential to mobilize public opposition to federal defunding than do the complexities of the EPF formula ». 289
Pour le RAPC, l'importance réelle des normes nationales a souvent été exagérée. L'idée d'établir des normes nationales pour l'aide sociale, les services sociaux et les services de santé avait été, à l'origine, liée à une préoccupation de réduire l'extrême divergence du niveau des programmes provinciaux qui existait à travers le pays. Mais comme ces conditions n'ont jamais spécifié le niveau d'aide minimal, c'est-à-dire que la notion d'assistance « adéquate » a toujours été laissée à la discrétion des provinces, et que la capacité fiscale de celles-ci est variable, il n'y a pas eu de convergence forte des niveaux d'aide et de la philosophie des différents régimes provinciaux d'aide sociale au cours des trois décennies d'existence du RAPC. 290 Selon un ancien haut fonctionnaire ayant participé à l'élaboration du RAPC, les concepteurs du régime n'ont jamais tenté de définir un niveau adéquat des programmes de bien-être social à travers le Canada parce qu'il aurait été impossible de le faire en termes spécifiques et qu'une telle définition aurait violé le principe du RAPC selon lequel la définition des termes et conditions de l'assistance publique reviennent aux provinces. 291 Cette inexistence de seuils nationaux minimaux d'aide sociale a eu pour effet de limiter l'efficacité des normes à réduire les variations de l'assistance sociale à travers le pays 292 et, donc, a limité l'impact du RAPC sur la définition d'une citoyenneté canadienne, telle que véhiculée à travers ce régime.
Ici, la signification réelle de l'incidence des normes nationales sur les régimes provinciaux d'assistance sociale importe moins que la perception la plus largement répandue, au cours de l'existence du RAPC, selon laquelle les normes nationales édifiées par le régime faisaient partie d'une définition de la citoyenneté canadienne, et qu'une régression des transferts du gouvernement fédéral au provinces réduirait la capacité de ce dernier de les faire respecter. Jusqu'en 1990, l'objectif de légitimation et d'intégration nationale a été plus important que celui de réduire les transferts fédéraux pour l'assistance sociale aux provinces. Après cette date, le gouvernement fédéral a accordé une importance moindre à son intervention dans le domaine de la sécurité du revenu en diminuant sa capacité de faire respecter des normes nationales, puis en les abolissant (sauf une) éventuellement.
En l'absence de contrepoids politiques importants, le déploiement de stratégies de mise en oeuvre a permis une réforme profonde du régime, à partir de 1990, sans que ne se produise de blocage. Ces stratégies, une fois que le gouvernement fédéral eut délaissé son rôle de gendarme de l'aide sociale à l'échelle canadienne, ont donc été facilitées par l'existence d'un terrain politique favorable au désengagement. Les stratégies d'obscurcissement utilisées, du moment où il diminuait sa participation au régime, ont consisté à délester une partie croissante des coûts de l'assistance sociale. Elles comprennent également des coupes en cascade qui permettent de mettre en branle une forme d'incrémentalisme à rebours. De plus, en regroupant les transferts du RAPC et du FPÉ sous une même enveloppe rétrécie, la portée financière réelle des coupes est moins évidente et peut donner lieu à des interprétations multiples. L'imputabilité du gouvernement fédéral est réduite du fait que ce sont les provinces qui seront ultimement les maîtres-d'oeuvre des réformes de l'assistance sociale, de la santé et de l'éducation postsecondaire. Une stratégie de division a aussi été poursuivie, par laquelle le gouvernement fédéral, en modifiant la formule de financement pour trois provinces en 1990, mettait en place des arrangements asymétriques ayant pour effet de diviser la position et les intérêts des provinces pour le RAPC, et donc de réduire la capacité de celles-ci de s'opposer en bloc aux mesures de désengagement subséquentes. Enfin, une stratégie de compensation a consisté en l'assouplissement des conditions auxquelles les provinces doivent se conformer pour recevoir les transferts fédéraux. Le gouvernement fédéral diminuait ainsi les contraintes non financières qui pèsent sur elles et leur laissait une marge de manoeuvre plus grande que les arrangements traditionnels ne le permettaient pour réformer les programmes suite à la chute des transferts.
Pour reprendre succinctement, il y a eu « engagement » et non désengagement de l'assistance sociale jusqu'en 1990 alors que la nature du terrain politique et les faibles contraintes institutionnelles facilitaient, sauf exception, la poursuite du désengagement. La poursuite d'intérêts autres que purement électoraux, par le gouvernement fédéral -- plus spécifiquement la poursuite d'objectifs de légitimation et d'intégration nationale -- est étroitement associée à l'intégrité du régime jusqu'au tournant des années 1990.
Bien que le gouvernement fédéral ait pu freiner l'expansion des programmes de services sociaux à partir de la fin des années 1970, mais toujours en défrayant la moitié de l'assistance de base, la réorientation envisagée au cours des années 1980 ne s'est pas produite. Une part moindre des dépenses a été consacrée aux mesures actives et la croissance du nombre de bénéficiaires a été phénoménale. Ce n'est qu'en 1990 que le processus de désengagement de l'assistance sociale a véritablement été amorcé. Le gouvernement fédéral n'a adopté aucune mesure restrictive avant cette date, et ses dépenses subissaient même une hausse en flèche due particulièrement à l'accroissement rapide des clientèles, mais aussi à des dépenses légèrement accrues, en dollars constants, par bénéficiaire.
L'activité des provinces, les principales intéressées, a représenté un obstacle négligeable au cours du processus de désengagement puisque les provinces n'ont pas réussi, par leurs activités, à provoquer des ajustements ou à retarder de quelconque manière le processus de désengagement au cours de la période retenue. Vis-à-vis des provinces, le gouvernement fédéral est en bonne position pour imposer ses décisions les plus difficiles aux provinces puisque dans le processus décisionnel, le consentement de celles-ci n'est pas requis pour altérer la formule de financement. De plus, en réformant le régime, de façon partielle seulement, en 1990, le gouvernement fédéral mettait en place, en réalité, une seconde formule de financement à l'intention des trois provinces les mieux nanties, contribuant à diviser encore les intérêts des provinces pour le régime.
Le « contrôle de l'information » par le gouvernement fédéral, par lequel celui-ci a pu définir lui-même les paramètres des discussions sur la réforme du régime, en 1994-1995, ont circonscrit les interventions possibles. La parenté des mesures adoptées par le ministre des Finances en 1996, qui court-circuitait le travail amorcé par son collègue des Ressources humaines, avec les options présentées dans le document de travail, indique le peu d'influence qu'auront eu les témoignages présentés devant les commissaires de la réforme. Au total, peu d'intérêt a été manifesté par les groupes de la société en aval et en amont du processus de désengagement. S'il y a eu un « focusing event », en 1994, par lequel le public et les experts ont pu être sensibilisés au régime, leur contribution réelle à la redéfinition des objectifs poursuivis aura été minime.
Nous n'avons observé aucun impact des institutions parlementaires qui aurait pour effet de retarder le désengagement du RAPC ou en atténuer la portée. Les clientèles, organisées sur une base provinciale plutôt que nationale, ne sont pratiquement pas intervenues dans le processus, tandis que les quelques représentants d'organismes nationaux qui sont intervenus publiquement n'ont pas réussi à attirer l'attention publique suffisamment pour causer un retard ou modifier le parcours politique. L'analyse n'a pas indiqué qu'un manque de savoir-faire politique du gouvernement fédéral ait nui au désengagement.
En définitive, nos résultats vont à l'encontre de l'argument selon lequel le gouvernement fédéral n'aurait pas entrepris de réformes des programmes à frais partagés à cause des négociations nécessaires avec les provinces. L'expérience récente, entre 1990 et 1996, permet de constater le pouvoir unilatéral dont le gouvernement fédéral disposait pour se désengager du RAPC. Bien qu'il s'agisse d'un régime à frais partagés avec les provinces, celles-ci n'ont pas une position de blocage dans le processus de désengagement. Le gouvernement fédéral avait des incitatifs électoraux à se désengager du RAPC et jouissait d'arrangements institutionnels le rendant politiquement apte à se désengager beaucoup plus tôt qu'il ne l'a fait. Les choix rationnels et les arrangements institutionnels avec les provinces n'expliquent pas l'intégrité du RAPC jusqu'au tournant des années 1990, ni l'amélioration de l'assistance sociale entre 1975 et 1990. Par contre, les dispositions du régime ayant pour effet d'améliorer la capacité fiscale des provinces et jouant un rôle de péréquation, par lesquelles le gouvernement fédéral poursuivait des objectifs plus larges d'intégration nationale et de légitimation, sont étroitement associées à l'intégrité du programme jusqu'au tournant des années 1990. Lorsque le gouvernement fédéral a, de toute évidence, révisé ses objectifs et choisi de réduire son rôle dans le domaine de la sécurité du revenu, en abolissant par exemple certaines normes nationales, les stratégies mises de l'avant ont permis un désengagement rapide et sans blocage.
Une multitude d'outils s'offrent au gouvernement pour appuyer financièrement les familles avec enfants, comme les transferts directs aux individus sous forme d'allocations pour enfants à charge ou encore les transferts à travers le système fiscal sous forme d'exemptions, de crédits d'impôts (remboursables ou pas) ou de déductions fiscales. Au Canada, les allocations et les mesures fiscales à l'intention des familles avec enfants relèvent entièrement du gouvernement fédéral, qui a utilisé une combinaison changeante de ces divers instruments à partir de 1918, lorsqu'il a offert pour la première fois une exemption fiscale pour enfants à charge. En même temps, on trouve aussi un ensemble d'autres prestations relatives aux enfants dont le gouvernement fédéral, les provinces et, dans certains cas, les autorités municipales se partagent la responsabilité. Les amendements constitutionnels de 1940 (touchant l'assurance-chômage) et de 1962 (touchant le Régime des pensions du Canada), de même que les ententes conclues en 1966 entre Ottawa et les provinces pour partager les coûts du Régime d'assistance publique du Canada (RAPC), prévoient des prestations supplémentaires relatives aux enfants. Par exemple, trois provinces (Saskatchewan, Manitoba et Québec) offrent un supplément aux familles à faible revenu qui s'ajoute aux prestations financières offertes par le gouvernement fédéral. 293
Notre analyse se limite strictement aux programmes et mesures qui relèvent entièrement du gouvernement fédéral, soit la prestation fiscale pour enfants (à partir de 1993), les allocations familiales (avant 1993) et les crédits d'impôt pour enfants. Nous excluons les prestations relatives aux enfants dont la responsabilité est partagée entre le gouvernement fédéral et d'autres instances décisionnelles comme le supplément pour enfants à charge prévu par le RAPC ou les mesures pour appuyer les services de garde d'enfants.
Ce chapitre démontre que le processus de désengagement des prestations financières pour enfants s'effectue en l'absence d'une opposition efficace de la société et en l'absence de dispositions réfractaires au désengagement ou lock-ins. Rappelons brièvement que par lock-ins, nous entendons des caractéristiques du régime ayant pour effet de développer des coalitions d'appuis comme le fait, par exemple, le parti-pris redistributif de l'assurance-chômage pour les régions les moins bien nanties. Au cours des deux décennies observées, le gouvernement fédéral a réduit l'aide aux familles à quelques reprises seulement, mais de façon très substantielle. Il a mis au point des stratégies efficaces lui permettant de poursuivre aisément un désengagement profond de la sécurité du revenu des familles avec enfants. Bref, l'analyse du processus de désengagement des prestations financières pour enfants fait ressortir la grande vulnérabilité d'un programme sans rigidité structurelle au désengagement, c'est-à-dire sans lock-in.
La démonstration est organisée comme suit. D'abord, nous présentons brièvement le profil actuel et les antécédents historiques du régime. Ensuite, nous analysons les étapes marquantes du processus de désengagement programmatique et systémique. Enfin, nous analysons les approches et stratégies que le gouvernement fédéral a utilisées pour réduire les coûts et réorienter les objectifs fondamentaux du régime au cours des deux dernières décennies. Nous concluons que l'absence de lock-ins permet la poursuite linéaire du désengagement, dans un régime donné, et rend celui-ci particulièrement vulnérable aux coupes financières.
Depuis 1993, la Prestation financière pour enfants (PFE) offre aux familles avec un enfant ou plus une aide financière, fondée sur le revenu le plus élevé des deux parents, pour aider aux familles à subvenir aux besoins des enfants. La PFE transfère mensuellement un montant non imposable aux familles à revenu faible ou moyen pour chaque enfant âgé de moins de dix-huit ans. C'est en quelque sorte un crédit d'impôt élargi pour enfants, ayant pour caractéristique d'être versé chaque mois. 294 Le montant est ajusté tous les ans, en juillet, en fonction du revenu familial net et des gains déclarés dans les déclarations d'impôt sur le revenu produites pour l'année précédente.
Entre 1993 et 1996, les familles ont reçu un montant maximum de 1233$ par an pour chaque enfant de moins de six ans et de 1020$ par an pour chaque enfant âgé de 7 à 17 ans; elles ont obtenu un supplément de 75$ par an à partir du troisième enfant. Les familles de travailleurs à faible revenu ont reçu jusqu'à 500$ de plus par ménage, sous certaines conditions. En réalité, plusieurs familles ont reçu beaucoup moins que les montants d'aide maxima, puisque ceux-ci ont été réduits de 2,5% à 5%, selon le nombre d'enfants, pour tout dollar de revenu familial excédant 25 921$ par an. 295
Au Québec, les paiements de la PFE sont calculées en fonction de l'âge des enfants et du nombre d'enfants dans la famille. En Alberta, les paiements sont basés seulement sur l'âge des enfants.
Dans une perspective plus large, l'ensemble des prestations financières pour enfants assurées par le gouvernement fédéral dont il a la responsabilité exclusive a représenté, pour l'année 1994-1995, des dépenses de 5,1 milliards de dollars. Cela correspond à 2,5% environ de l'ensemble des dépenses totales de sécurité sociale engagées par le gouvernement fédéral cette même année, soit 199 milliards de dollars. 296
Sans refaire en détail l'analyse du contexte historique et politique ayant conduit à l'adoption des allocations familiales, qui sont à l'origine de la PFE, on peut tout de même repérer, avec Watts, 297 les principales interprétations entourant leur apparition dans le filet de la sécurité du revenu au Canada. Des propositions avaient bien été mises de l'avant, à partir de 1918, qui préconisaient une allocation pour aider aux familles à subvenir aux besoins de leurs enfants. Mais encore au milieu de la crise des années 1930, on notait l'absence quasi-complète d'intérêt pour de telles mesures, que ce soit de la part des gouvernements canadiens, du mouvement syndical ou des groupes d'intérêt. À cette époque, la Ligue pour la reconstruction sociale avait proposé, en vain, un système assuranciel financé par les employeurs, qui aurait fourni aux travailleurs, à travers une contribution à un fonds d'assurance, un salaire « de base », c'est-à-dire un salaire adéquat leur permettant de satisfaire les besoins d'un homme, d'une femme et de leurs enfants.
Selon une interprétation historique, la mise en vigueur des allocations familiales représente une reconnaissance des salaires inadéquats de même qu'un engagement en faveur de la planification de la sécurité du revenu. D'autres travaux font ressortir plus nettement les aspects politiques de cet enjeu; dans cette perspective, les allocations familiales apparaissent comme un mécanisme foncièrement conservateur conçu par le gouvernement libéral de l'époque pour aider à calmer les tensions populaires et pour favoriser sa réélection en gagnant des appuis auprès du mouvement ouvrier, au moment même où sévissaient des grèves de mineurs dans l'Ouest du pays. Selon cette interprétation, le gouvernement fédéral démontrait ainsi qu'il était prêt à effectuer un pas dans la direction du mouvement ouvrier de façon à pouvoir continuer d'assurer le « maintien de l'économie de la libre-entreprise contre les assauts de la gauche ». 298
Une autre interprétation est plus structurelle. L'absence au Canada d'un système centralisé de fixation des salaires aurait causé une distribution inégale des salaires entre les différents secteurs de la classe ouvrière et donné lieu à l'existence de salaires insuffisants pour assurer la subsistance des travailleurs et de leur famille. C'est ce problème qui apparaît lié le plus étroitement à la mise en vigueur des allocations familiales. Ainsi, le gouvernement de l'époque aurait adopté les allocations pour enfants « as being the only method of subsidising an improvement in the position of low-paid people ... [which] would not wreck the price ceiling ». 299 En même temps, une conjoncture politique particulière ayant permis la progression du CCF aux élections complémentaires de même que la conversion plus progressive en matière de politique sociale du gouvernement conservateur auraient incité le gouvernement de King à se laisser convaincre des vertus d'un programme d'allocations familiales.
Lors de leur mise en vigueur, en 1945, les allocations familiales transféraient entre 5$ à 8$ par mois par enfant âgé de moins de seize ans, selon leur âge. La prestation annuelle moyenne était de 72$ par enfant, ce qui équivalait à quelque 7,2% du salaire annuel moyen des hommes. Pour les familles de trois enfants, les allocations familiales représentaient, annuellement, quelque 24% du revenu mensuel moyen des hommes. 300 Entre 1945 et 1947, les allocations familiales ont été assujetties à une récupération fiscale régressive basée sur le revenu familial, après quoi cette dernière a été abolie.
Jusqu'en 1974, pendant près de trois décennies donc, le système de prestations financières pour enfants est resté « intact », au sens où on n'y a apporté aucune modification sauf un ajustement mineur de la structure des taux en 1949 et en 1957 et une extension de l'admissibilité au programme des enfants de 16 et 17 ans en 1964. Jusqu'en 1974 les prestations n'ont pas été indexées au coût de la vie, si bien que leur valeur réelle avait chuté progressivement.
Au cours des années 1970, on a apporté des améliorations significatives alors que les allocations familiales allaient servir d'instrument de négociation pour à la fois promouvoir l'unité nationale et garantir l'appui du Nouveau parti démocratique à la Chambre des communes, celui-ci détenant la balance du pouvoir face au gouvernement libéral minoritaire. Entre 1968 et 1973, le Québec voulait, sous l'égide de Claude Castonguay (ministre québécois responsable de la santé et des politiques sociales et familiales), réorganiser les programmes sociaux de façon unitaire et intégrée, et donc centralisée (au Québec). En réponse Ottawa a proposé en 1970 de remplacer les allocations familiales par un Plan de sécurité du revenu familial, qui aurait été plus redistributif pour les familles à faibles revenus mais qui aurait eu pour effet d'annuler les transferts aux familles dont le revenu annuel était supérieur à 10 000$. Castonguay avait réagi avec une campagne pour récupérer au Québec les allocations familiales fédérales. 301 Des données récentes ont révélé que la ferveur des dirigeants québécois de l'époque pour ce programme était telle que, lors de la Conférence de Victoria en juin 1971, Pierre Trudeau avait tenté de bonifier secrètement le système d'allocations familiales pour inciter le Québec (et l'influent Castonguay particulièrement) à ratifier l'entente constitutionnelle. L'offre de Trudeau aurait eu pour effet, si elle avait été acceptée, de verser aux familles québécoises le double des montants transférés aux familles des autres provinces. Mais elle allait devenir caduque avec le refus du Québec de ratifier l'accord de Victoria, parce que celui-ci prévoyait une décentralisation insuffisante des pouvoirs liés aux politiques sociales. 302
Comme on l'a vu avec le cas de la Sécurité de vieillesse, les pressions ainsi exercées par le Québec, de même que par le NPD qui avait fait du maintien de l'universalité des allocations familiales et de l'amélioration de ces dernières l'une des conditions de son appui, ont eu de nettes répercussions sur l'expansion des allocations familiales en 1974. Suite aux pourparlers entrepris lors de la Révision de la sécurité sociale à partir de 1973 en effet, le gouvernement fédéral a fait passer le montant des allocations familiales à 20$ par mois par enfant, triplant ainsi leur valeur. De plus, pour la première fois depuis leur entrée en vigueur, elles devaient être indexées annuellement au taux de l'inflation, un gain significatif pour les familles au cours des années subséquentes alors que l'indice des prix à la consommation allait être très élevé.
Historiquement, les allocations familiales ont représenté une part fort variable dans la composition du revenu des familles avec enfants. Jusqu'au début des années 1980, elles ont été le principal mécanisme de transfert aux familles (plutôt que la fiscalité). En 1945, les allocations familiales représentaient 4,7% du revenu moyen des familles, mais elles ne comptaient plus que pour 1,8% de ce revenu en 1971. Grâce à leur augmentation substantielle et à leur indexation annuelle trois ans plus tard, elles représentaient 3,2% du revenu moyen des familles en 1986. Toutefois, comme elles ont été imposables entre 1974 et 1993 et que jusqu'à 40% des allocations ont été récupérées auprès des familles à hauts revenus au cours de cette période, 303 leur rôle véritable dans la composition du revenu des familles a été inférieur à ce pourcentage. Comme nous le verrons sous peu, l'importance des allocations familiales a décliné constamment au cours des dernières années. 304
Depuis le milieu des années 1970, le gouvernement fédéral a réorganisé la distribution de l'aide aux familles en pigeant en quelque sorte dans la poche des familles à revenus moyens et supérieurs pour soi-disant en mettre davantage dans celle des petits revenus, et pour réduire du même coup l'enveloppe consacrée aux prestations financières pour enfants. Il a réorienté progressivement le régime des prestations financières pour enfants en restreignant les transferts à l'intention des familles nanties et en ciblant les familles nécessiteuses. Il a de plus adopté des mesures restrictives ayant pour effet de marginaliser les transferts universels avant de les faire disparaître. Nous analysons, dans l'ordre, le « désengagement systémique », c'est-à-dire en quoi a consisté la réorientation du régime, les initiatives de désengagement programmatique, ainsi que les stratégies privilégiées.
Au cours de la période observée, le gouvernement fédéral a transformé son approche en insistant davantage sur les instruments fiscaux, plutôt que les transferts directs, pour verser des sommes monétaires aux familles. La valeur des transferts effectués par le biais du programme des allocations familiales a connu une croissance limitée, alors que celle des transferts aux familles effectués par le biais de la fiscalité a eu tendance à augmenter en termes relatifs. Entre 1978 et 1983 seulement, le rapport entre les montants payés en crédits d'impôts pour enfants et les allocations familiales est passé de 39,3% à 62,7%. Les crédits d'impôts ont augmenté de 65,4% alors que les allocations familiales n'augmentaient que de 3,5%. 305
Par la suite, les transferts directs effectués par l'intermédiaire des allocations familiales (transferts universels) et les transferts indirects effectués par le biais du système fiscal (transferts régressifs par rapport au revenu) ont été touchés dans des proportions semblables par les coupes financières. Au cours des années 1990, toutefois, les transferts directs et universels ont été marginalisés par rapport aux transferts par le biais du régime fiscal, puis abolis à la fin de 1992. Bien que toutes les familles canadiennes continuaient à recevoir des prestations sur une base mensuelle jusque là, les montants versés étaient récupérés depuis 1990, par voie fiscale, auprès des familles dont les revenus se situaient au delà d'un seuil relativement élevé; cette récupération représentait jusqu'à 100% des montants versés. Par exemple, en 1991 une famille avec deux enfants dont le parent au plus haut revenu avait un revenu net de 57 194$ devait, au moment de remplir sa déclaration d'impôts, rembourser entièrement les allocations familiales reçues pendant l'année. 306
Le renversement des formes privilégiées pour effectuer les transferts aux familles n'est pas qu'une considération technique, un moyen neutre pour réaliser un objectif identique. Ce n'est pas qu'une simple « méthode administrative », comme l'avançait Titmuss, qui ne reconnaissait pas de différences (dans un autre contexte historique il est vrai) entre les objectifs premiers poursuivis à l'aide de ces méthodes ni leurs effets sur le pouvoir d'achat individuel. 307 En faisant retraiter le principe d'universalité de façon progressive, puis en l'abandonnant complètement, et en insistant du même coup, par voie fiscale, sur la régression des transferts gouvernementaux à mesure que le revenu des familles augmente, il y a eu transformation de l'objectif même des prestations financières pour enfants. Celles-ci, qui avaient traditionnellement reconnu le fardeau financier encouru par les familles avec enfants à charge comparativement aux ménages sans enfants, s'est transformé en un programme de supplément du revenu pour familles à revenus modestes ou peu élevés.
La volonté du gouvernement fédéral d'exclure les familles à hauts revenus remonte au début des années 1970, alors qu'il mettait en doute la pertinence de transférer une aide financière à ces familles. En 1970 notamment, il a tenté, mais en vain, de remplacer les allocations familiales par un Plan de sécurité du revenu familial qui aurait été plus redistributif pour les familles à faibles revenus mais qui aurait annulé les transferts aux familles dont le revenu annuel était supérieur à 10 000$. De même, au milieu des années 1980, le premier ministre Brian Mulroney s'était interrogé publiquement, dans une formulation qui a fait époque, sur la pertinence de maintenir l'universalité des allocations familiales: « la femme du riche banquier a-t-elle besoin de percevoir des allocations familiales? ». 308
Les politiques qui allaient être poursuivies sont tout à fait conséquentes avec ce type de rhétorique: on observe une réduction nette, puis une disparition complète des prestations financières à l'intention des enfants de familles à revenus élevés à partir de 1990. À partir de cette date en effet, le gouvernement fédéral a diminué considérablement l'aide aux enfants de familles à revenus élevés et a soi-disant favorisé de cette manière les « enfants de familles à faible ou à moyen revenu ». 309
Par exemple, Kesselman a calculé le montant des prestations annuelles (fédérales et provinciales combinées), en dollars constants de 1992, pour un enfant dans une famille à revenus élevés vivant en Ontario. En 1971, ce montant était de 1345$; entre 1974 et 1986, il s'est maintenu entre 940 et 720$; depuis cette date, il a décliné rapidement, à cause de coupes d'exonérations fiscales pour enfants, de la conversion en un crédit d'impôt non remboursable, de la récupération des allocations familiales auprès des familles aux revenus supérieurs et de l'indexation limitée de tous ces programmes pour enfants. En 1992, les familles à revenus élevés ne recevaient plus qu'un crédit d'impôt remboursable d'une valeur de 117$. Cette orientation a été consacrée en 1993, lorsque le gouvernement fédéral a adopté une réforme dont le produit, la PFE, ne prévoit plus aucun transfert pour les enfants d'un ménage à revenus élevés. 310
Cette tendance à exclure une partie de la clientèle (ici, les familles à revenus « élevés ») s'est poursuivie et même accentuée nettement jusqu'au milieu des années 1990. À moins que des modifications ne soient apportées, elle pourrait se poursuivre « automatiquement » au-delà de cette période, puisqu'un nombre toujours plus grand de familles correspondent à la catégorie administrative des « revenus élevés », à cause de la non-indexation des seuils de revenus. (Nous y reviendrons.)
En clair, le gouvernement fédéral ne garantit aucune prestation financière aux familles dont les revenus excèdent un certain seuil. De plus, il offre des prestations financières réduites aux autres familles à moins que les revenus de ces dernières ne soient modestes. Cette approche semble cohérente avec la volonté explicite de cibler les familles qui ont le plus besoin d'aide financière. Les changements observés produisent une apparence d'équité, c'est-à-dire que le régime est équitable entre familles de différents niveaux de revenu, les plus nécessiteuses recevant des transferts généreux par rapport aux moins nécessiteuses qui reçoivent des sommes symboliques ou, encore, rien du tout. Il s'agit d'une équité verticale. Cependant, l'équité horizontale est mal servie: les familles non nécessiteuses avec enfants à charge sont traitées, du point de vue fiscal, sur le même pied que les familles avec un revenu comparable qui n'ont pas d'enfants.
La réorientation du régime des prestations pour enfants est d'autant plus remarquable que les transferts aux familles ont commencé à servir, avec la réforme de 1993, de mécanisme d'incitation au travail pour les petits salariés qui ont des enfants 311 avec l'introduction d'un supplément pour revenu gagné qui peut atteindre 500$. Les familles dont la plus grosse partie du revenu annuel provient de l'aide sociale, de l'assurance-chômage, ou d'autres programmes gouvernementaux n'y ont pas droit. 312 L'objectif explicite de cette composante des prestations financières pour enfants est de renforcer l'incitation au travail chez les travailleurs à faible revenu. 313 Vingt-trois pour cent des quelque trois millions de familles qui touchent la PFE le reçoivent. 314 Le Supplément du revenu d'emploi présente une contradiction avec l'objectif traditionnel des prestations financières pour enfants, qui a été de fournir une aide aux parents pour les aider à subvenir aux besoins de leurs enfants. Les nouveaux objectifs d'incitation à participer au marché du travail ont pour effet d'utiliser une partie de ces prestations pour modifier le comportement des parents sur le marché du travail, plutôt que de leur offrir comme autrefois un revenu (partiel) de remplacement. 315
Nous avons choisi de concentrer notre analyse sur la prestation fiscale pour enfants, les allocations familiales et les crédits d'impôts pour enfants. Néanmoins, il est nécessaire ici de consacrer deux paragraphes à un développement parallèle important pour l'analyse des programmes de sécurité du revenu à l'intention des familles. Nous venons de voir que le gouvernement a réduit, avant d'éliminer, les transferts aux familles à revenus élevés par l'intermédiaire du régime des prestations financières pour enfants. En parallèle, il a haussé les déductions pour frais de garde d'enfants à l'intention des familles avec enfants dont les parents doivent débourser des frais de garde d'enfants pour participer au marché du travail. Pour les enfants d'âge préscolaire, la déduction est passée de 4000 à 5000 dollars par an en 1988 et de 5000 à 7000$ par an en dix ans plus tard. Pour les enfants d'âge scolaire, la limite déductible est passée de 2000 à 3000 dollars en 1988 et a été haussée à 4000$ en 1998. 316
Rappelons qu'une déduction d'impôt permet aux individus de déduire une portion des revenus imposables avant d'effectuer le calcul des impôts qu'ils doivent payer. On sait que les revenus sont imposés sur une base progressive ou, en d'autres termes, qu'un revenu annuel de 10 000$ est imposé à un taux moins élevé qu'un revenu de 70 000$. La valeur de la déduction augmente donc lorsque le revenu du particulier augmente. Par conséquent, les hausses de déduction pour frais de garde d'enfants représentent avant tout un transfert aux familles à revenus élevés dont les deux parents travaillent. Tout comme la PFE, la déduction des frais de garde pour enfants offre une forme de sécurité du revenu à l'intention des familles, surtout celles à revenus élevés. On peut avancer qu'il y a eu « compensation » pour les familles à revenus élevés par l'intermédiaire des hausses de cette déduction au cours des dix dernières années.
Même en tenant compte des développement récents, la réorientation de la sécurité du revenu à l'intention des familles est claire. Traditionnellement, les prestations financières pour enfants avaient pour rôle d'aider les familles à subvenir aux besoins de leurs enfants. Au cours de la période observée, l'assistance aux familles est devenue conditionnelle à une participation au marché du travail ou à de faibles revenus. À la fin de la période, la sécurité du revenu des familles visait une régulation des comportements des adultes par rapport au marché du travail de même que la poursuite d'objectifs de main-d'oeuvre. Elle était devenue tributaire des impératifs du marché du travail.
On constate quatre étapes majeures du processus de désengagement programmatique des allocations familiales. En 1978, notamment, le gouvernement fédéral a coupé les allocations familiales, qui sont passées de 25,68$ par mois en 1978 et un montant projeté de 28$ en 1979, à 20$; il a amélioré en même temps les crédits d'impôts remboursables pour les revenus inférieurs à 18 000$. Ces derniers liaient le montant des transferts au revenu familial et devenaient nuls après un certain seuil (relativement élevé par rapport au revenu médian). 317 L'ensemble de ces mesures semblait ne représenter qu'une redistribution dans le domaine de l'aide aux familles avec enfants, et occasionnait même une augmentation des dépenses de quelque 35 millions de dollars (plutôt qu'une diminution!); et elles furent présentées comme une amélioration de la progressivité du système à faible coût. 318
Toutefois, ces mesures marquaient l'amorce d'un renversement de la philosophie des prestations financières aux enfants, qui avaient été jusque là versées à toutes les familles sur la base du nombre d'enfants et de leur âge, et cela indépendamment de leur revenu. En bonifiant les crédits d'impôts, une plus grande partie des prestations financières devenait inversement proportionnelle au revenu des familles et même nulles au-delà d'un certain seuil. Il faut reconnaître, cependant, que la portée de cette mutation philosophique de l'aide aux familles allait être limitée puisque le seuil élevé et la faible régressivité des dispositions de l'époque, par rapport au revenu des familles, faisaient en sorte qu'une majorité substantielle d'entre elles allait recevoir le plein crédit, tandis que la plupart des autres familles recevrait une portion élevée de celui-ci. 319
Moscovitch soulignait l'absence de débats ayant entouré ces modifications au régime. Principalement, les mesures n'avaient suscité aucune réaction et encore moins de débat. Ni l'opinion publique ni les provinces n'avaient réagi à cette réorientation, dont l'introduction avait été habilement mise au point par les ministres Monique Bégin (Santé et Bien-être social) et Jean Chrétien (Finances).
À l'occasion de cette réorientation de l'aide aux familles, les provinces n'ont pas été consultées et elles n'ont pas réagi aux changements. Comme Johnson le faisait valoir, « scarcely a provincial voice was raised in dissent » alors que le projet de loi se transformait en loi. 320 En fait, les provinces avaient même intérêt à ne pas résister puisqu'elles allaient profiter éventuellement des modifications apportées au système pour accroître leurs propres revenus. En effet, elles n'ont pas passé aux bénéficiaires de l'aide sociale la hausse du crédit d'impôt remboursable consenties par le gouvernement fédéral. Par exemple, le Québec a tenu compte du crédit d'impôt remboursable lorsqu'il calculait les revenus des bénéficiaires de l'aide sociale. Ceux-ci voyaient leur chèque d'aide sociale diminué d'un montant correspondant à la hausse, par le gouvernement fédéral, du crédit d'impôt remboursable. Pour sa part, l'Ontario n'a pas indexé pleinement les prestations d'aide sociale en tenant compte de l'augmentation du crédit d'impôt remboursable. Ainsi, la plus grande sélectivité du programme et la diminution des allocations universelles allaient représenter, pour les provinces, un transfert supplémentaire provenant du fédéral.
Le manque d'opposition des provinces s'explique aussi du fait qu'elles étaient préoccupées par d'autres soucis beaucoup plus grands. Le fédéral venait de réduire les transferts aux provinces à travers l'entente de Financement des programmes établis (FPE: assurance-maladie, assurance-hospitalisation et éducation postsecondaire) en transformant le financement paritaire (matching grants) en financement global (block-funding). Il venait aussi de réduire considérablement les sommes transférées au titre de l'assurance-chômage, ce qui allait faire augmenter les dépenses provinciales d'aide sociale. Dans l'ensemble des préoccupations à l'ordre du jour, les allocations familiales ne faisaient tout simplement pas le poids. 321
En 1985-1986, le gouvernement conservateur, fidèle à l'orientation poursuivie depuis la fin des années 1970, mettait en place des dispositions ayant pour effet de cibler davantage les familles à bas revenus et de marginaliser encore la part des transferts universels dans l'ensemble des prestations financières pour enfants. Bien que l'ensemble de ces mesures était constamment présenté sous cet angle, il ne s'agissait pas que d'une redistribution entre familles de différents niveaux de revenus. À l'époque on estimait que l'ensemble des mesures permettrait au gouvernement fédéral d'économiser 635 millions de dollars par an, somme qui disparaîtrait tout simplement de l'enveloppe des sommes transférées aux familles avec enfants. 322
Plus précisément, le gouvernement fédéral a adopté une disposition de non-indexation/indexation partielle des allocations familiales. Dans le budget de 1985, il annonçait que les allocations familiales ne seraient plus indexées que pour la portion de l'inflation supérieure à trois pour cent. Plusieurs mesures prévues dans ce budget allaient avoir pour effet, au cours des années suivantes, d'accroître la sélectivité du régime (amélioration du crédit d'impôt pour enfants, réduction du seuil de récupération du crédit d'impôt pour enfants), de diminuer la part des transferts universels ainsi que l'ensemble des transferts aux familles (élimination de l'indexation des allocations familiales et du crédit d'impôt lorsque le taux d'inflation annuel est inférieur à trois pour cent ou indexation, s'il y a lieu, seulement pour la portion supérieure à trois pour cent), et de réduire les transferts aux familles aux revenus élevés ou moyens (réduction de l'exemption fiscale pour enfants à charge, et indexation de celle-ci, s'il y a lieu, limitée à la portion supérieure à l'IPC moins trois pour cent).
Au cours de cette étape importante, il y a eu participation de groupes populaires à un processus formel d'audiences publiques, débats en Chambre et opposition provinciale avant et après le budget de 1985. Des groupes et citoyens voués à la défense des programmes sociaux ont fait des représentations formelles. Plusieurs groupes avaient pu témoigner devant le comité permanent sur la Santé, le Bien-être et les Affaires sociales. Ce comité, qui avait remis un rapport quelques semaines seulement avant le dépôt du budget de mai 1985 après un processus de consultation sur la réforme des prestations pour enfants et personnes âgées, avait constaté l'unanimité des voix pour
En clair, le recul de l'universalité et l'insistance sur la sélectivité, comme ils étaient envisagés, allaient à l'encontre des orientations souhaitées par les organismes et les citoyens ayant témoigné devant le comité. Celui-ci s'était rallié dans une large mesure à cette position commune, mais les mesures annoncées dans le budget faisait fi de cette position commune émanant d'un processus formel. 323
Après le dépôt du budget, le projet de loi a donné lieu à d'autres audiences, les premières au niveau d'un comité législatif de la Chambre des communes et les secondes au niveau d'un comité sénatorial. Encore une fois un message clair en ressortait: on s'opposait à la désindexation des allocations familiales et au recul des transferts universels, on voulait protéger les revenus des travailleurs et de la classe moyenne et augmenter, plutôt que diminuer les prestations financières pour enfants. Bref, on réclamait le retrait du projet de loi.
Lorsqu'on compare le fort consensus des groupes et individus ayant participé aux diverses étapes du processus de consultation et les mesures adoptées par la suite, il ressort clairement que leur participation, bien qu'elle ait eu lieu dans un cadre formel, n'a d'aucune manière incité le gouvernement fédéral à modifier la poursuite de ses objectifs d'accroître la sélectivité et de réduire les transferts universels tout en diminuant les coûts du régime.
Or, il s'agissait d'une étape centrale pour le processus de désengagement, puisque la disposition de non-indexation/indexation partielle allait être le principal mécanisme du désengagement des prestations financières pour enfants et ce, à l'égard de toutes les familles qui y ont encore droit, quel que soit leur niveau de revenu. Entre 1986 et 1991, ce mécanisme allait être à l'origine d'une érosion rapide de l'ensemble des prestations financières pour enfants. Comme l'indique le Tableau 12, l'IPC a fluctué entre 4,0 et 5,6% au cours de cette période en effet. Par la suite, entre 1992 et 1995, l'érosion s'est poursuivie, mais à un rythme moindre. 324
1986 | 4,2 | 1991 | 5,6 |
1987 | 4,4 | 1992 | 1,5 |
1988 | 4,0 | 1993 | 1,8 |
1989 | 5,0 | 1994 | 0,2 |
1990 | 4,8 | 1995 | 2,1 |
En 1989, le gouvernement fédéral a annoncé unilatéralement, lors de la présentation du budget financier, la récupération par voie fiscale des allocations familiales à un taux de 15% pour les revenus annuels supérieurs à 50 000$, mettant ainsi fin à l'universalité des allocations familiales. Avec les nouvelles dispositions, quelque 200 000 familles allaient rembourser, au moment de remplir leur déclaration d'impôt, la totalité des allocations familiales reçues en cours d'année. 325
La récupération fiscale des allocations familiales auprès des contribuables à hauts revenus allait être adoptée sans même la tenue d'une consultation formelle. Peu avant le dépôt du budget, une centaine d'organismes populaires et syndicaux, regroupés sous le nom de Coalition solidarité populaire-Québec, avait réclamé par le biais des médias le maintien de l'universalité des programmes. De même après son dépôt, certaines objections ont été rendues publiques, notamment par le Conseil national de bien-être social et le Conseil canadien de développement social, qui s'opposaient à l'abolition de l'universalité résultant de la récupération complète des allocations familiales auprès des familles à hauts revenus. Mais une revue de la presse francophone (La Presse, Le Soleil, le Devoir) et anglophone (Toronto Star et Globe & Mail) indique qu'il n'y a eu, entre 1988 et 1990, aucune autre réaction à cette mesure pourtant décisive, tant au niveau des provinces, qui n'ont manifesté publiquement aucun intérêt, qu'au niveau des groupes populaires qui n'ont pas tenté de (ou pas réussi à) alerter l'opinion publique sur les changements apportés aux allocations familiales. Ainsi, aucune pression avant ou après l'annonce des nouvelles dispositions n'a été assez forte pour faire ressortir les enjeux de cette décision, ni pour susciter un débat d'une quelconque envergure. Rien en aucun moment n'a menacé de renverser la décision, pourtant fondamentale, de mettre fin à l'universalité, ni d'en retarder l'entrée en vigueur, ni même d'infléchir la politique gouvernementale de quelque manière.
En 1992, enfin, le gouvernement fédéral abolissait les allocations familiales et les remplaçaient par la PFE. Le nouveau programme remplaçait aussi les mesures fiscales antérieures à l'intention des enfants, soit le crédit d'impôt non remboursable pour enfants à charge et le crédit d'impôt remboursable pour enfants. 326 Le gouvernement fédéral scellait ainsi un processus ayant mené d'abord au recul, puis à la disparition des transferts universels dans l'ensemble des prestations financières pour enfants.
Quelques mois avant le dépôt du budget cette année-là, un groupe de députés conservateurs ayant étudié pendant près de deux ans la pauvreté chez les enfants, de même que des sénateurs conservateurs membres d'un comité de la Chambre haute qui en avait fait autant, étaient parvenus à des positions tout à fait semblables, et tout à fait conformes à l'orientation poursuivie depuis la fin des années 1970: il fallait abolir les allocations familiales et remplacer ce programme par un système de crédits d'impôt pour enfant qui seraient versées en priorité aux familles nécessiteuses. Les comités n'allaient pas faire l'unanimité, puisque les documents ne furent endossés que par la majorité conservatrice des comités et que les membres néo-démocrates et libéraux rédigèrent leurs propres rapports minoritaires. 327 Toutefois, les recommandations majoritaires des rapports de ces comités étaient tout à fait conformes à l'orientation du gouvernement conservateur, qui allait préciser ses intentions dans le discours du trône de 1991 avant de concrétiser son orientation, l'année suivante, en abolissant les allocations familiales et en mettant en place un nouveau régime en 1993.
Cette fois, les groupes et individus voués à la défense des programmes sociaux se sont fait entendre. Mais comme au milieu des années 1980, les recommandations les plus consensuelles des groupes témoignant devant le comité législatif de la Chambre des communes précédant l'adoption du projet de loi C-80 (mettant fin aux allocations familiales) n'allaient avoir aucune incidence sur la poursuite du désengagement ou sur l'orientation subséquente de la politique de sécurité du revenu envers les familles. Le gouvernement s'était montré déterminé à faire passer le projet de loi à l'automne, coûte que coûte, de façon à pouvoir mettre le nouveau régime en place dès le début de 1993. Dans sa stratégie de course contre la montre, le gouvernement fédéral a tenu des « consultations-surprise », au milieu de l'été 1992, et a rejeté la requête d'une dizaine de groupes populaires qui voulaient reporter les audiences en septembre. 328
Comme au milieu des années 1980, les témoignages convergeaient sur plusieurs points. Deux douzaines de témoins, dont le Congrès du travail du Canada et d'autres organismes comme le Comité canadien d'action sur le statut de la femme, avaient exprimé leur opposition à l'abolition des allocations familiales et leur remplacement par le nouveau programme envisagé. Les témoignages avaient également fait ressortir combien le système deviendrait compliqué et démontré qu'il n'assurerait en définitive qu'une « amélioration extrêmement mince du sort des familles visées ». Presque tous les témoins entendus demandaient des modifications majeures au projet de loi. 329
Le processus de consultation aura eu principalement un rôle symbolique. En définitive, le gouvernement conservateur, qui possédait la majorité aux Communes, a contrôlé de près le calendrier des travaux, concentrés en seulement six jours d'audiences au total pendant la période des vacances d'été, de même que les paramètres du « débat » sur l'orientation de la politique. Le président du Comité législatif sur le projet de loi C-80, Rene Stoens, allait à cet effet reprocher aux groupes d'avoir mal saisi l'étroitesse des consultations et d'en attendre beaucoup trop.« It's a very narrow bill. The witnesses have suggested we've forgotten a whole bunch of people -- those on welfare, those earning less than $3,700 a year. I guess it's a fair comment, but this bill wasn't designed to address that group of people. » 330
Les témoignages recueillant un fort consensus n'auront aucunement infléchi l'orientation que le gouvernement fédéral voulait donner aux prestations financières pour enfants, déterminé qu'il était à faire passer le projet de loi intact et le plus rapidement possible. Le gouvernement conservateur était à ce point résolu qu'au moment où le projet de loi C-80 était discuté en Chambre, il avait exigé que les députés demeurent à Ottawa pour pouvoir voter en sa faveur. C'était une requête contraignante qui témoigne de la détermination des dirigeants: elle survenait au milieu de la campagne référendaire de l'automne 1992 et avait pour conséquence de retenir les députés conservateurs sur les bancs alors qu'ils auraient pu s'engager davantage dans la campagne dans leur circonscription électorale. 331
Une fois le projet de loi C-80 adopté à la Chambre des communes, la volonté du gouvernement conservateur de procéder à une adoption à pleine vapeur s'est confirmée à la Chambre haute. Un comité du Sénat a mis fin abruptement aux audiences sur l'abolition des allocations universelles avant que la plupart des témoins invités par l'opposition n'aient eu la chance de s'exprimer. Comme le résumait un sénateur libéral: « Incapable de trouver un seul groupe ou individu qui accepterait de défendre la législation, le gouvernement a choisi, après seulement 12 heures de témoignages du public, de museler tous ceux qui avaient quelque chose à dire ». 332 Pour la dernière journée des travaux du Sénat sur le projet de loi C-80, les conservateurs avaient désigné un ministre junior de leur gouvernement pour défendre le projet de loi plutôt que d'envoyer le ministre de la Santé, responsable des allocations familiales. 333 Avec la majorité conservatrice au Sénat, le projet de loi fut donc adopté une fois de plus en dépit des réserves exprimées par les différents groupes.
Au cours du processus ayant mené à l'abolition des allocations familiales et à l'entrée en vigueur de la PFE, la voix des provinces ne s'est nullement fait entendre publiquement. Au Québec, où le rapport Allaire -- la position constitutionnelle du PLQ -- réclamait pourtant le rapatriement au Québec de tous les leviers de décision à l'égard des politiques de vingt-deux domaines, dont celui touchant à la sécurité du revenu et à la politique familiale, aucune opposition au projet de loi ne s'était manifestée. 334 On prévoyait un léger avantage avec la réforme puisqu'on y comptait plus de familles à faible revenu que la moyenne nationale. Mais cet avantage serait nul du fait que Québec perdait une partie des revenus provenant de l'imposition des allocations familiales. Bref, le fédéral n'avait pas consulté les provinces sur les changements envisagés et la répartition des fonds, et ces dernières s'en formalisaient d'autant peu qu'elles étaient à peine affectées par les modifications. 335
Environ 2,9% des familles avaient été touchées par la disposition de récupération fiscale (partielle ou complète) adoptée au début des années 1990. 336 Avec la FPE, le nombre de familles recevant des prestations a été réduit de quelque 18%, passant de 3,8 millions en 1991-1992 à 3,1 millions en 1993-1994. 337 Cette exclusion de tout un ensemble de familles canadiennes explique que la PFE représente « the most sweeping reform of Canada's tax-transfer treatment of children, at least since Family Allowances were introduced in 1945. » 338
En définitive, les principales étapes du désengagement programmatique n'ont pas suscité d'intervention des provinces, et les groupes et individus qui se consacrent à la défense des programmes sociaux ont pu, au mieux, intervenir symboliquement dans le processus, mais toujours en vain. Aucun blocage n'a entravé le processus de désengagement, qui s'est poursuivi de façon linéaire. Les caractéristiques du régime ainsi que les stratégies d'obscurcissement que le gouvernement fédéral poursuivies ont favorisé un tel développement. Voyons en quoi se distingue le terrain politique des prestations financières pour enfants, avant d'analyser les stratégies que le gouvernement fédéral a mises de l'avant.
Historiquement, les prestations financières pour enfants n'ont pas donné lieu à la formation de coalitions de clientèles prêtes à intervenir pour la préservation du programme, comme pour la Sécurité de la vieillesse par exemple. Elles se caractérisent par l'absence de « lock-ins », c'est-à-dire par l'absence de rigidités fortes dans le processus de désengagement.
Le régime se caractérise aussi par sa complexité. Les montants ne sont pas uniformes pour l'ensemble des familles, ni pour la même famille à deux moments différents. Depuis sa mise en oeuvre en 1993, la Prestation financière pour enfants (PFE) est calculée à partir des revenus familiaux de la dernière année fiscale, du nombre d'enfants dans la famille et de leur âge, si bien que l'importance des montants reçus varie entre les familles selon leur situation particulière. Les montants varient aussi pour une même famille dont le nombre d'enfants et leur âge, de même que les revenus annuels, sont appelés à changer eux aussi de période en période. Avant cette date, les prestations financières pour enfants comprenaient les allocations familiales ainsi que deux types de crédits d'impôts.
Les prestations pour enfants présentent une complexité d'autant plus grande que deux provinces administrent leur propre version du programme, l'Alberta et le Québec, et ont adopté de surcroît leurs propres méthodes de calculs. Ces variantes provinciales ont pour effet de rendre encore plus nébuleuse la compréhension, par la population, du fonctionnement du programme. Par conséquent, la complexité du régime et de ses variantes aident à réduire l'imputabilité des dirigeants fédéraux.
De plus, le régime est caractérisé par la division des clientèles. Plusieurs centaines de milliers de familles canadiennes ne reçoivent plus de prestations pour enfants depuis 1993, alors que parmi les quelque 3,1 millions de familles qui y ont encore droit, celles à revenus moyens reçoivent de très faibles montants, et celles aux revenus modestes reçoivent des montants plus substantiels. Les familles ayant des revenus supérieurs à 70 981 dollars reçoivent pour leur part le même montant que les ménages à revenus comparables qui n'ont pas d'enfants, soit aucune aide. 339
Enfin, le processus de désengagement des prestations financières pour enfants est facilité par un processus décisionnel centralisé, d'autant plus que les provinces ont manifesté historiquement peu d'intérêt envers son intégrité.
Compte tenu du terrain politique propre au régime de prestations financières pour enfants, les stratégies de désengagement du gouvernement fédéral ont été relativement peu nombreuses, quoique sophistiquées. Comme nous l'avons vu, le gouvernement fédéral a insisté davantage sur les transferts indirects (fiscaux) et s'est détaché peu à peu des transferts directs (sous forme monétaire), avant de regrouper les dispositions fiscales à l'intention des familles avec les allocations familiales sous une seule enveloppe en réduisant les dépenses totales et en prétendant améliorer les transferts aux familles nécessiteuses. Du point de vue stratégique, une réduction automatique des transferts fiscaux présente l'avantage d'être beaucoup moins visible qu'une réduction des transferts directs (universels). Même si les transferts fiscaux sont effectués sur une base mensuelle (c'est le cas de la PFE depuis 1993), comme l'étaient les allocations familiales , les montants transférés ne sont pas « uniformes » pour l'ensemble des familles (c'est-à-dire calculés simplement sur la base du nombre et de l'âge des enfants). Une baisse des transferts ne peut être imputée nécessairement à l'initiative des dirigeants fédéraux. Elle peut résulter de facteurs liées à la condition individuelle des familles, comme un changement du revenu, aussi bien qu'à des coupes au budget consacré aux familles. Par comparaison, une baisse des allocations familiales, qui assure le transfert de montants « uniformes » à toutes les familles, est beaucoup plus visible puisqu'elle touche plusieurs centaines de milliers de familles de la même manière.
De plus, à chaque étape du processus de désengagement, y compris lors de la mise en oeuvre de la PFE en 1993, le gouvernement fédéral a affirmé vouloir concentrer les sommes disponibles sur les familles pauvres. Toutefois, il s'agissait principalement d'un argument promotionnel. D'abord, les transferts aux familles à revenus faibles ou moyens ont chuté depuis 1986 grâce à la non-indexation/indexation partielle. Comme nous l'avons vu, le gouvernement fédéral n'indexe le niveau des prestations financières à l'intention des familles que si l'indice des prix à la consommation (IPC) est supérieur à 3%. Par exemple, si l'IPC augmente de 2% au cours d'une année, il n'y a aucun ajustement des montants d'aide. Lorsque l'IPC est supérieur à 3%, seule la portion de l'IPC qui est supérieure à ce taux est indexée. Par exemple, en 1991 l'IPC a augmenté de 5,6%, mais les prestations financières pour enfants ont été haussées de 2,6% seulement.
Ensuite, l'aide fournie aux familles pauvres après la mise en place de la PFE, en 1993, a été semblable à celle que la plupart d'entre elles recevaient avant cette date, et les prestations ont même diminué en termes constants à cause de leur non-indexation. Les familles à faibles revenus qui reçoivent davantage que dans l'ancien système comptent plusieurs enfants, et encore il ne s'agit pas de montants très significatifs: 75$ de plus par an, pour chaque enfant, à partir du troisième. D'autres reçoivent un autre montant maximal de 500$ par an, imposable, à titre de supplément au revenu gagné. Il est douteux qu'en bout de ligne l'objectif poursuivi, en « ciblant » les familles à revenus modestes ou moyens, soit d'améliorer la condition de celles-ci: chaque année les montants qu'elles reçoivent sont réduits automatiquement plutôt que haussés.
La politique poursuivie, en réalité, a été davantage d'exclure les familles aux revenus les plus élevés que d'améliorer la condition des familles nécessiteuses. Si les transferts universels ont été plus directement touchés que l'ensemble des prestations financières pour enfants, ces dernières ont, elles aussi, régressé. Au plan de la valeur des transferts au cours des vingt dernières années, on note une diminution continue des sommes allouées aux prestations financières pour enfants, en termes relatifs et absolus. Comme l'indique le Tableau 13, les dépenses relatives en prestations financières pour enfants ont chuté très nettement entre 1975-1976 et 1994-1995 et ce, quel que soit l'indice de comparaison utilisé. Le gouvernement fédéral transférait 4,3 milliards de dollars en prestations financières pour enfants en 1975-1976, mais seulement 3,9 milliards de dollars en 1994-1995 (le tout comparé en dollars constants). Cela peut sembler une baisse minime, mais elle ne l'est certainement pas lorsqu'on tient compte de la croissance de la population: les montants transférés per capita ont chuté significativement, passant de 187$ par habitant au début de la période à 132$ à la fin (toujours en dollars constants), soit une diminution de 29,4%. 340
Entre 1986 et 1993, le gouvernement fédéral a étendu la portée de sa stratégie de limiter l'indexation aux crédits d'impôt remboursables pour enfants, tant pour calculer le niveau de prestations que les seuils de récupération. Lorsque le taux d'inflation est inférieur à 3%, on a l'illusion que la valeur réelle des prestations diminue d'un montant égal à l'inflation. En réalité, l'érosion est beaucoup plus rapide que cela, puisque toutes les composantes de la PFE sont assujetties à la non-indexation/indexation partielle: prestations de base, supplément de revenu et seuil de réduction des prestations. Lorsque le taux d'inflation est de 2%, la valeur réelle de la prestation fiscale diminue non pas d'un taux semblable, mais plutôt de ... 8% pour une famille de deux enfants avec des revenus de 50 000$, et de ... 20% pour une famille avec des revenus de 60 000$. Cela s'explique par le fait que les revenus nominaux augmentent eux aussi, alors que les seuils et taux de récupération ne sont pas indexés. 341 Les familles perdent non seulement par rapport à la valeur réelle de la prestation fiscale pour enfants, mais aussi du fait que leurs revenus nominaux en hausse leur procurent le droit à un montant nominal inférieur de cette prestation. De même, un nombre croissant de familles franchissent chaque année le seuil de revenus à partir duquel ils n'ont droit à aucune prestation.
La complexité inouïe du dispositif de non-indexation/indexation partielle confond le public et permet au gouvernement fédéral de bien paraître alors que la valeur réelle des prestations diminue! En 1989, par exemple, le gouvernement fédéral a majoré le montant des allocations familiales de 36 cents par mois; toutefois cette légère hausse cachait une réduction, en termes constants, de près de trois fois cette somme depuis 1986. 342
En 1993, lors de la mise en oeuvre de la PFE, le montant des transferts sont demeurés à peu près inchangés par rapport à l'ancien système. Toutefois, le procédé était bien conçu du point de vue des dirigeants politiques: les familles ont eu l'illusion que les prestations de base augmentaient, à cause du moment de la mise en vigueur de la réforme. À partir de janvier 1993, elles ont reçu chaque mois un montant supérieur à celui qu'elles recevaient sous l'ancien système. Ce n'est qu'au printemps de l'année suivante, au moment de remplir leur déclaration d'impôts, qu'elles ont pu constater la disparition du crédit d'impôt pour enfant à charge et, le cas échéant, qu'elles ont dû rembourser une partie (ou la totalité) des transferts reçus. 343
En 1998, enfin, le gouvernement fédéral et les provinces ont mis en oeuvre, un nouveau programme fédéral-provincial, la Prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE). Le gouvernement fédéral a prévu de nouvelles dépenses au montant de 850 millions de dollars au total (hausse de 425 millions de dollars par an pour 1998 et 1999) pour venir en aide aux enfants pauvres. La plupart des provinces vont tenir compte de l'augmentation des transferts aux familles pour le calcul des prestations d'assistance sociale (qui vont diminuer) mais s'engagent à financer des initiatives contre la pauvreté des enfants avec les sommes épargnées. 344 Ces nouvelles sommes se démarquent nettement des coupes répétées ces dernières années et peuvent offrir une lueur d'espoir aux quelque 1,4 million de familles pauvres au pays. Cela dit, compte tenu du désengagement qui a précédé la mise en oeuvre de la PFCE, les nouvelles sommes sont symboliques. Entre 1986 et 1992, le dispositif de non-indexation/indexation partielle a permis au gouvernement d'épargner 4 milliards de dollars. Le Caledon Institute estime que cette même disposition permettra au gouvernement d'économiser un autre 4 milliards de dollars entre 1993 et la fin du siècle. 345 Ces calculs indiquent qu'il faudrait décupler les hausses annoncées récemment pour renverser le processus de désengagement des prestations financières pour enfants. Encore une fois, les stratégies poursuivies permettent au gouvernement fédéral de se désengager en donnant l'impression qu'il améliore son intervention à l'intention des enfants pauvres.
Les familles ne sont pas les seules à qui échappe la compréhension de l'incidence réelle des stratégies que le gouvernement fédéral a utilisées pour confondre la population. Un chercheur soucieux d'une démonstration rigoureuse et détaillée des pièges de l'indexation limitée des prestations financières pour enfants s'est, lui aussi, laissé prendre lorsqu'il affirmait que l'érosion des prestations correspond au taux d'inflation (alors que l'érosion réelle est beaucoup plus rapide comme nous l'avons dit). 346 Cette méprise en dit long sur la complexité et le raffinement des stratégies d'obscurcissement utilisées: des répercussions très significatives des mesures obscures échappent même aux chercheurs les plus attentifs.
Sans aucun doute, la non-indexation/indexation partielle représente le changement le plus dommageable au système fédéral d'aide aux familles au cours des dernières années.
En résumé, les transferts effectués à travers le régime fiscal sont devenus progressivement le mécanisme privilégié des transferts aux familles et ont permis une redistribution plus grande, dans une enveloppe rétrécissante, vers les familles nécessiteuses. On a pu constater depuis une redéfinition significative des droits assurés par le régime de prestations financières pour enfants. La disparition des droits pour les familles à hauts revenus a pour effet de réorienter le régime. Celui-ci a eu pour rôle, historiquement, de procurer une « sécurité du revenu » à toutes les familles qui élèvent des enfants. Il s'est transformé en un régime de supplément de revenu à l'intention des familles nécessiteuses ou à revenus modestes. Toutefois, les droits de celles-ci n'ont pas nécessairement été améliorés et ont, eux aussi, été touchés par les coupes depuis 1986.
Le désengagement de la sécurité du revenu des familles s'est produit aussi lorsqu'une partie de l'aide financière est devenue conditionnelle à une participation au marché du travail et à des faibles revenus. Ainsi, une partie des « prestations financières pour enfants » sert un objectif autre que la sécurité du revenu des familles avec enfants à charge.
En rétrospective, le renversement progressif des formes de transfert privilégiées (transferts fiscaux plutôt que transferts directs sous forme monétaire) semble un événement précurseur à la réforme de 1993 qui a créé le système actuel. Depuis l'abolition des allocations familiales universelles et l'entrée en vigueur de la PFE, seule la voie fiscale est utilisée pour effectuer des transferts aux familles avec enfants à charge ayant des revenus modestes ou moyens.
Comme pour la Sécurité de la vieillesse, le désengagement des prestations financières pour enfants à charge s'est effectué grâce à des stratégies consistant principalement en des dispositions automatiques, mais aussi comprenant une forme d'incrémentalisme à rebours et à la mise en place de dispositions techniques. Les ramifications des initiatives sont complexes et la population ne peut les saisir qu'avec grande difficulté. À la différence de la SV toutefois, le désengagement s'est effectué tout en permettant au gouvernement d'intervenir à quelques occasions pour améliorer, en apparence à tout le moins, les prestations financières pour enfants, même si celles-ci régressaient. La complexité du régime, la non-indexation/indexation partielle des prestations et le regroupement des allocations familiales et des crédits d'impôt sous un même régime ont permis au gouvernement fédéral de donner l'illusion qu'il augmentait les transferts, alors qu'en réalité les dispositions lui permettait de les diminuer automatiquement chaque année sans même en avoir l'air, et donc sans être imputable de quelconque manière.
En regroupant les dispositions fiscales à l'intention des familles avec le programme d'allocations familiales et en adoptant au fil des ans une approche insistant davantage sur les transferts fiscaux plutôt que directs, le gouvernement fédéral a réduit considérablement la visibilité du désengagement. Il a justifié les coupes les plus visibles en affirmant à plusieurs reprises vouloir cibler les familles nécessiteuses, alors que les prestations que ces dernières reçoivent sont continuellement grugées par l'inflation. Les stratégies de division poursuivies ont eu pour effet de scinder les clientèles en deux catégories (les ayants droits et les exclus), ce qui restreint la capacité déjà très limitée de ces dernières d'apporter des appuis à l'intégrité du régime. Les clientèles d'ayants droits, qui reçoivent une prestation résultant de calculs complexes (plutôt qu'une prestation uniforme), ont été « atomisées ».
Le gouvernement fédéral a également obscurcit ses initiatives lorsqu'il réduisait l'enveloppe totale des transferts aux familles en rendant la réduction très peu évidente. L'adoption d'une disposition d'indexation qui permet une érosion automatique des prestations financières pour enfants, au fil des ans, représente, du point de vue stratégique, un remarquable « chef-d'oeuvre ». C'est un dispositif sophistiqué, peu visible, automatique et fort complexe.
S'il est vrai que les stratégies que le gouvernement fédéral a utilisées pour rendre ses initiatives politiquement viables sont sophistiquées, la portée et le succès précoce du désengagement des prestations financières pour enfants n'est pas attribuable qu'aux stratégies utilisées. Le terrain politique était favorable au désengagement. À cause de la taille limitée du régime des prestations financières pour enfants, il n'y a pas eu création, historiquement, de réseaux d'appuis au régime comparables à ceux des pensions de vieillesse publiques ou du régime d'assurance-chômage. Seuls interviennent, en réaction aux initiatives fédérales, quelques experts et groupes de protection des droits sociaux, qui n'arrivent pas à capter l'attention des médias. Vis-à-vis de ces groupes isolés, le gouvernement fédéral est en bonne position puisqu'il contrôle le processus décisionnel (par exemple définition de l'ordre du jour, contrôle du calendrier des audiences parlementaires, capacité de faire fi des principales recommandations).
En l'absence de lock-ins qui auraient créé de larges coalitions d'appuis au régime, donc, le gouvernement fédéral a pu poursuivre aisément une trajectoire linéaire et ininterrompue sur plus de deux décennies. Le terrain politique étant favorable au désengagement et les effets de rétroaction étant limités, le gouvernement fédéral n'a pas eu besoin d'avoir recours à une stratégie de compensation pour rendre ses initiatives politiquement viables, comme il l'a fait notamment pour les pensions publiques non contributives en subventionnant les solutions privées de retraite ou encore pour l'assurance-chômage en mettant l'accent sur des mesures actives et en prévoyant des dépenses spéciales dans les régions les plus affectées.
Cela dit, les effets de rétroaction ne sont pas inexistants, puisque des groupes de la société ont eu l'occasion de s'opposer formellement à l'orientation des politiques, à l'intérieur même des institutions parlementaires. Toutefois, celles-ci leur a accordé un rôle symbolique, tout au plus. À aucun moment les groupes de la société n'ont-ils pu infléchir le processus de désengagement, tandis que les représentants provinciaux manifestaient un faible intérêt envers ce régime.
En définitive, l'expérience des prestations financières pour enfants témoigne bien de la grande vulnérabilité d'un régime sans lock-in.
Au cours des chapitres qui précèdent, nous avons examiné le processus de désengagement, à partir de 1975, dans quatre programmes de sécurité du revenu sous juridiction fédérale ou mixte. Cette démarche nous a permis non seulement d'analyser de façon attentive les réorientations qui se sont produites à l'intérieur de ces programmes, mais aussi d'analyser comment ces nouvelles orientations ont été mises en oeuvre, ainsi que de connaître le terrain politique avec lequel les dirigeants doivent composer pour mener à bien la tâche difficile de contrôler les dépenses budgétaires. Nous nous sommes intéressés aux processus spécifiques de désengagement programmatique. Dans le présent chapitre, nous tentons plutôt de comparer les dynamiques de désengagement ainsi que de contraster, à partir de propositions théoriques élaborées par Pierson et de travaux spécialisés sur la spécificité du contexte canadien, le rôle de variables associées à l'expansion d'avec celles associées au désengagement, telles que nous les ferons ressortir. Pour ce faire, nous revenons aux trois grands thèmes ayant entouré les travaux sur les transformations récentes de l'État providence, tels que présentés dans la revue de la littérature en introduction: la thèse de l'irréversibilité, les propositions sur la vulnérabilité relative des programmes et la question de la dynamique particulière du processus politique de désengagement par rapport au processus d'expansion.
Nous nous appuyons sur une comparaison des quatre cas examinés, en apportant au besoin de nouvelles données permettant de situer et de comparer ces cas, pour revenir à nos propositions générales. Nous démontrons qu'à longue échéance, tous les programmes sont vulnérables au désengagement et sujets à une redéfinition significative des droits. Bien que l'on puisse constater une hausse significative des dépenses pour la sécurité sociale -- et ce tous indices confondus y compris en termes constants --, ce qui caractérise le mieux l'évolution récente de l'État providence, lorsqu'on tient compte du type de droit assuré par les programmes, n'est pas le maintien du « statu quo ». Les programmes de sécurité du revenu ont été réformés de telle sorte qu'ils poursuivent de nouveaux objectifs. Les droits de sécurité du revenu et d'assistance ont été réduits plutôt qu'améliorés, même si les dépenses faites par l'intermédiaire des programmes de « sécurité du revenu » ont continué à croître.
Nous démontrons également que les dirigeants poursuivent des stratégies de longue haleine, adaptées à la nature du terrain politique de chaque programme, pour contourner les obstacles au désengagement et minimiser les coûts politiques. L'effet de rétroaction des politiques, en particulier les caractéristiques des programmes qui deviennent des rigidités dans le processus de retrait (lock-ins), n'assurent pas nécessairement la pérennité à longue échéance des programmes. Grâce à l'utilisation, par le gouvernement fédéral, de stratégies habiles sur une longue période, des contraintes insurmontables à un stade du processus peuvent éventuellement être contournées.
Enfin, nous démontrons que le processus canadien de désengagement, à l'intérieur des différents programmes de sécurité du revenu, ne correspond pas simplement au processus d'expansion inversé. Plus précisément, certaines caractéristiques des programmes sont devenues des contraintes au désengagement, alors qu'elles ne jouaient pas de rôle comparable au cours de l'expansion; le rôle traditionnel des élites administratives canadiennes et des groupes d'intérêts s'est transformé; et celui des provinces s'est métamorphosé complètement dans le cas de l'assurance-chômage et des allocations familiales, alors qu'il se transformait aussi, mais de façon moins prononcée, dans le cas du SV-SRG et du RAPC.
Le processus de désengagement est paradoxal, au sens où dans la plupart des pays on constate une croissance des dépenses plutôt qu'une réduction de celles-ci, ce qui va à l'encontre de l'impression qui se dégage des mesures législatives restrictives et des nouvelles orientations qu'on tente de se donner dans le climat de l'austérité budgétaire. Comme nous l'avons vu en introduction, Pierson et, plus récemment, Esping-Andersen, arrivent à la conclusion que les réductions et transformations de l'État providence de divers pays fortement industrialisés se sont produites « à la marge » et que, dans l'ensemble, l'on constate le statu quo et l'intégrité de l'État providence, c'est-à-dire l'absence de réorientations brutales causant la disparition des fondements de celui-ci.
Le Canada présente, comme ailleurs, le paradoxe du retrait de l'État providence. Car, loin d'avoir régressé au cours des deux dernières décennies, les dépenses totales de sécurité sociale ont connu une hausse non négligeable. Comme l'indique le Tableau 14, ces dépenses, calculées en termes constants, ont connu une hausse de pas moins de 106,2% entre 1974-1975 et 1994-1994. Les gouvernements dépensaient 47,1% de plus, per capita, à la fin de la période qu'au début, et la part des dépenses relatives au PIB s'est accrue de 36,2% au cours de cette période, et de 7% par rapport à l'ensemble des dépenses gouvernementales. De toute évidence, il s'agit bien davantage d'une expansion que d'une régression de la sécurité sociale, pour autant que les dépenses soient concernées.
Pourtant, l'examen détaillé des transformations que les programmes de sécurité du revenu canadien ont subies au cours des deux dernières décennies ne nous permet pas de soutenir que les changements apportés aux programmes de sécurité du revenu aient été faits seulement « à la marge », assurant ainsi l'intégrité des programmes et l'« irréversibilité » de l'État providence canadien. En fait, la question de l'irréversibilité est mal formulée, à notre avis, puisqu'elle impose une conception binaire des résultats (intégrité des programmes ou non) et parce que les conditions sous lesquelles on pourrait démontrer la « réversibilité » ne sont pas spécifiées. Lorsqu'on constate une régression significative des droits ou des dépenses, y a-t-il un seuil à partir duquel on constate la réversibilité d'un programme (ou de l'État providence)? Ou encore, y a-t-il un minimum d'objectifs que le programme doit atteindre (par exemple le seuil de remplacement du revenu) pour demeurer « intègre »? À partir de quoi y a-t-il « démantèlement »? Et sous quelles conditions le « statu quo » disparaît-il?
Les chapitres précédents n'indiquent pas clairement qu'il y ait eu « démantèlement » des programmes. Voyons d'abord en termes de dépenses. Comme le Tableau 15 l'indique, seul le régime de prestations financières pour enfants a perdu du terrain, en termes de dépenses en dollars constants, au cours de la période observée (1974-1975 à 1994-1995). Des quatre programmes, seules les prestations financières pour enfants représentent une part du PIB plus faible à la fin de la période qu'au début (soit 1,1% en 1974-1975 contre 0,67 seulement en 1994-1995), et seules les prestations financières pour enfants comptent pour une dépense moindre per capita en dollars constants (soit 186,80$ au début contre 131,89$ à la fin). Tous les autres programmes représentent une part plus importante du PIB et des dépenses supérieures per capita en dollars constants à la fin de la période qu'au début.
En même temps, l'abrogation du régime d'allocations familiales en 1992, puis celle du Régime d'assistance publique du Canada en 1995, et leur remplacement par un tout autre régime peut représenter, selon certaines définitions, une atteinte à leur intégrité. Sans pouvoir trancher de manière décisive sur cette question, notre démarche, qui tient compte de l'évolution des dépenses mais aussi des changements apportés aux différents régimes au cours de deux décennies, permet toutefois de constater une mutation profonde du rôle du gouvernement fédéral dans la sécurité du revenu. Dans chacun des programmes, lorsqu'on jouxte l'analyse de l'évolution des dépenses à celle, détaillée, des tendances, on constate qu'il y a eu transformation des objectifs poursuivis et renversement des droits garantis aux citoyens.
Premièrement, l'un des objectifs traditionnels du programme d'assurance-chômage, visant à procurer aux travailleurs un revenu de remplacement entre deux emplois, a été marginalisé au cours des deux dernières décennies. Les prestations ordinaires, qui assurent ce revenu de remplacement, représentaient quelque 91% des prestations totales effectuées au titre du régime d'assurance-chômage en 1974-1975, mais plus que 75% de celles-ci 20 ans plus tard. Les dépenses pour les « mesures actives » connaissaient pour leur part une hausse inverse (0% à 12,3% des prestations totales) au cours de la même période. 347 De plus, si l'on tient compte du nombre croissant de clientèles à qui l'on a refusé l'admissibilité aux prestations à cause du resserrement progressif des normes, des durées réduites de versement des prestations, et de l'érosion du pourcentage du salaire assurable, on constate qu'il s'est produit une régression des droits des travailleurs visant à leur assurer la sécurité du revenu entre deux emplois.
Deuxièmement, le SV-SRG, qui avait pour rôle traditionnel de procurer un droit de citoyenneté à toutes les personnes âgées et de leur garantir un minimum de subsistance au besoin, a connu lui aussi une transformation ayant pour effet de réduire les droits économiques des citoyens âgés. On constate la disparition d'un droit de citoyenneté conféré par l'âge. Même si le gouvernement fédéral a abandonné la Prestation aux aînés prévue pour l'an 2001, le rôle des pensions publiques non contributives de vieillesse dans le remplacement des revenus à la retraite est, lui aussi, en chute libre (sauf, comme nous l'avons vu, pour les citoyens à revenus faibles ou modestes).
Troisièmement, les prestations financières pour enfants ont eu pour rôle traditionnel d'aider les parents de tous les niveaux de revenu à subvenir aux besoins de leur famille. Mais avec les orientations que le gouvernement fédéral a données au régime à partir de la fin des années 1970, ces prestations visent maintenant à aider en premier lieu les parents pauvres ou à revenus modestes à subvenir aux besoins de base de leur famille, ainsi qu'à encourager la participation de ces parents au marché du travail. Comme pour le régime de SV-SRG, notre préoccupation ici n'est pas d'ordre normatif, à savoir si le ciblage de l'assistance est désirable ou non dans un contexte budgétaire austère. Ce dont il est plutôt question, c'est de constater la disparition incontestable d'un droit économique que l'État a, jadis, procuré à toutes les familles. Ce droit a assuré un remplacement (partiel) du revenu des familles et, par conséquent, une démarchandisation de risques associés à la présence d'enfants au sein de la famille.
Quatrièmement, le RAPC a traditionnellement fait en sorte que tous les citoyens canadiens dans le besoin pouvaient recevoir une aide inconditionnelle de subsistance. La transformation récente du régime n'implique pas seulement une nouvelle nomenclature, mais aussi de nouveaux arrangements entre Ottawa et les provinces, qui ont pour effet de ne plus garantir aux citoyens canadiens qu'un accès égal aux régimes provinciaux d'aide sociale (c'est-à-dire sans condition de résidence). En clair, avec le TCSPS, les citoyens dans le besoin ne peuvent plus s'attendre, comme avant, à recevoir un revenu de subsistance qui leur soit fourni de façon inconditionnelle, peu importe les raisons de leur indigence. Les gouvernements provinciaux peuvent, s'ils le désirent, imposer une norme de comportement aux demandeurs, telle que la recherche d'emploi, la sobriété ou le travail obligatoire, sous peine de sanctions incluant le non-versement d'une aide quelconque. 348 Donc, on constate encore une fois un renversement du rôle du gouvernement fédéral et une régression des droits des citoyens à recevoir une aide de dernier recours, du moins telle que garantie par le gouvernement fédéral à l'échelle nationale. Avec le TCSPS, le gouvernement fédéral a abandonné l'idée de fournir un filet de sécurité de base, de garantir des revenus de subsistance à tous les Canadiens dans le besoin peu importe la cause ou les origines de leur indigence et de maintenir des normes nationales qui définissent minimalement un droit de citoyenneté canadien à l'échelle nationale. Le RAPC est passé d'un système de sécurité de dernier recours accessible à tout citoyen nécessiteux à un système ne garantissant plus aucun droit d'assistance à l'échelle nationale.
Ce que l'ensemble des transformations pour les différents programmes indique, c'est que, bien qu'il y ait eu expansion et non régression des dépenses du gouvernement fédéral dans l'ensemble de la sécurité sociale ainsi qu'à l'intérieur de tous les programmes de sécurité du revenu examinés ici (sauf les prestations financières pour enfants), il y a eu néanmoins « désengagement » de la sécurité du revenu et l'assistance visant quatre groupes de citoyens: chômeurs, personnes âgées, parents d'enfants de moins de 18 ans et personnes dans le besoin. Le désengagement implique une plus grande dépendance par rapport au marché ou aux transferts conditionnels exigeant une contrepartie (par exemple la participation au marché du travail) pour obtenir des revenus de subsistance et une sécurité du revenu, que ce n'était le cas au milieu des années 1970. Le processus de désengagement n'a pas été révolutionnaire ou spectaculaire, sauf peut-être pour certains épisodes. Pourtant les changements incrémentaux cumulatifs apportés aux différents régimes sur deux décennies, de même que la réforme de ces régimes, représentent davantage que de simples modifications « à la marge ». Comme l'indique de manière synoptique le Tableau 16, et comme nous venons de le soutenir de façon plus détaillée, les fondements philosophiques et les droits assurés par les programmes ont effectivement été transformés profondément au cours des deux dernières décennies, et l'implication du gouvernement fédéral dans la sécurité du revenu de l'ensemble des citoyens a diminué de façon correspondante. À longue échéance, tous les programmes ont été sujets à une redéfinition significative des droits.
Dans la revue de la littérature, nous avons vu que selon l'argumentation mise de l'avant par Pierson, le processus du retrait de l'État providence n'est pas simplement le processus inversé de l'expansion. Plus précisément, certains facteurs ayant joué un rôle fondamental au cours du processus d'expansion (tels que l'action du mouvement ouvrier dans plusieurs pays fortement industrialisés) continuent de jouer un rôle pour s'opposer au retrait, mais acquièrent une importance moindre. En même temps, de nouveaux facteurs, principalement certaines caractéristiques des programmes et la nature des arrangements institutionnels, résistent au retrait. Les programmes de l'État providence façonnent en quelque sorte la création de groupes de clientèles et de coalitions d'appui aux programmes qui, au cours du processus de retrait, peuvent s'organiser en opposition aux coupes. Cette dynamique implique qu'à l'intérieur des programmes, les choix passés déterminent en partie les choix présents, et qu'un retour sur certaines décisions antérieures peut être, politiquement, difficilement praticable. En clair, l'effet de rétroaction des politiques, bien qu'il puisse varier selon les programmes et selon la nature de ceux-ci, nuit au retrait.
L'observation systématique de l'évolution de quatre programmes de la sécurité du revenu au Canada sur deux décennies indique que, conformément aux propositions avancées par Pierson, certaines caractéristiques des programmes sont apparues comme des rigidités centrales dans le processus de désengagement. Ces rigidités impliquent un coût politique pour le désengagement programmatique et créent un effet de rétroaction pouvant atténuer largement la portée de celui-ci. Le Tableau 17 permet la comparaison des différents obstacles au désengagement des programmes de sécurité du revenu, selon le type de risque visé, entre 1975 et 1995. Une forte activité des provinces, comme dans le cas du chômage, implique au moins une intervention de leur part, au cours de la période retenue, ayant été à l'encontre d'une initiative de désengagement ou atténué largement la portée de celle-ci. De même, une activité moyenne des institutions parlementaires indique que le Sénat ou la Chambre des Communes (ou un de leurs comités) ont pu retarder au moins une initiative de désengagement du gouvernement fédéral, ou encore provoquer des ajustements. Une faible activité des groupes d'intérêt ou des clientèles des programmes indique leur incapacité de résister efficacement à au moins une initiative de désengagement entre 1975 et 1995. L'inexistence de lock-ins indique qu'aucune caractéristique structurelle du programme ne devient un obstacle au désengagement, ce qui a pour effet de faciliter la poursuite de ce dernier. L' »intégration territoriale-nationale » fait référence à la poursuite, par le gouvernement fédéral, d'un objectif autre que le désengagement programmatique et en contradiction avec ce dernier. Principalement, il s'agit de la survie de communautés régionales, dans le cas de l'assurance-chômage, et du maintien de normes minimales à l'échelle nationale, dans le cas du RAPC. L' »apprentissage politique » fait référence à la mise en oeuvre, par le gouvernement fédéral, de stratégies maladroites qui sous-estiment la capacité de la société de se mobiliser en opposition aux initiatives restrictives. L' »apprentissage politique » a fait en sorte de retarder le désengagement de la Sécurité de la vieillesse en 1985 mais n'a pas eu d'impact significatif sur les autres programmes. L'information publique, c'est-à-dire la discussion publique d'initiatives restrictives mises de l'avant par le gouvernement fédéral, peut constituer la base d'une opposition des agents de la société au désengagement. Par opposition, une information publique déficiente (qui pourrait résulter de la mise en oeuvre de stratégies complexes, peu visibles et élaborées) peut permettre une poursuite plus aisée du processus de désengagement. Dans le cas de la SV et des prestations financières pour enfants, l'information publique déficiente a été un facteur de facilitation plutôt qu'un obstacle au désengagement.
Comparons maintenant le désengagement de façon moins conceptuelle. Comme le résume le Tableau 18, les principales caractéristiques des programmes qui sont devenues des obstacles au désengagement ont été les transferts régionaux de l'assurance-chômage (qui ont donné lieu historiquement à l'organisation de communautés régionales dépendantes du programme), l'universalité et de l'indexation trimestrielle de la SV-SRG (qui sont apparues comme des dispositions centrales du régime procurant aux citoyens âgés un droit acquis et pratiquement immuable), et les normes nationales prévues par le RAPC (qui ont été, avec les autres programmes de transferts aux provinces dont la santé, au coeur d'une définition de la citoyenneté canadienne). Dans le cas des prestations financières pour enfants, aucune caractéristique n'est à l'origine d'un phénomène de rétroaction nuisant au désengagement.
Le nombre limité de cas d'étude ne permet pas d'établir les corrélations précises entre l'existence de rigidités fortes émanant de l'effet de rétroaction des politiques et la vulnérabilité des programmes. Toutefois, les prestations financières pour enfants, le régime qui fut incontestablement le plus touché par le désengagement au cours des deux dernières décennies, est le seul parmi les quatre grands secteurs étudiés qui ne présente pas de caractéristique intrinsèque résistant au désengagement. Le seul régime pour lequel ne s'est manifestée aucune rigidité forte (ou lock-in) empêchant le gouvernement fédéral de revenir sur certains choix antérieurs apparaît donc, effectivement, plus vulnérable au désengagement que les autres. Dans ce cas, il semble exister un lien entre l'absence de lock-ins et la vulnérabilité du programme.
L'émergence de caractéristiques faisant obstacle au désengagement apparaît centrale pour protéger les régimes. Cependant, nos observations indiquent, en même temps, que les dirigeants poursuivent avec succès des stratégies de longue haleine pour contourner les obstacles au désengagement. Ces stratégies sont adaptées à la nature des rigidités structurelles et du terrain politique de chaque programme. Comme l'indique le Tableau 18, nous avons regroupé les stratégies sous trois grandes catégories. Les stratégies d'obscurcissement sont les plus courantes. Elles consistent à concevoir et à mettre en oeuvre le désengagement de façon à ce que celui-ci soit le moins visible possible et de façon à réduire l'imputabilité du gouvernement fédéral. Les stratégies de division ont pour effet de diviser les clientèles traditionnelles d'un régime en réduisant l'admissibilité (par exemple exclusion des familles nanties), si bien que les divers groupes ne partagent plus d'intérêt commun envers le régime. Les stratégies de compensation consistent, pour leur part, à offrir des solutions alternatives à une partie de la clientèle d'un régime pour atténuer l'impact du désengagement (par exemple solutions privées). Le succès des stratégies de longue haleine implique qu'à longue échéance, tous les programmes sont vulnérables au désengagement.
Le cas pour lequel les approches de longue haleine et la mise en oeuvre de stratégies sophistiquées ont connu le moins de succès est celui de la Sécurité de la vieillesse. On se rappelle que le gouvernement fédéral a essuyé un échec politique majeur, en 1985, lorsqu'il tentait de limiter l'indexation des prestations. Plus récemment, il a dû abandonner une réforme de grande envergure prévue pour l'an 2001. Cette réforme aurait fait régresser les droits de sécurité du revenu pour l'ensemble des citoyens âgés, à l'exception de ceux faisant partie d'un ménage dont le revenu est faible ou modeste. (Ces derniers auraient reçu 120$ de plus par an.) Ces deux épisodes constituent des échecs majeurs de la « haute politique » de la SV et indiquent bien que la vigilance particulière des coalitions d'appuis au régime constitue un obstacle de taille -- et tenace -- à la poursuite du désengagement de la SV.
Cela dit, les reculs observés ne permettent pas de conclure que les efforts du gouvernement fédéral ont été complètement vains. De fait, le gouvernement a poursuivi une réorientation systémique, au cours de la période observée, ayant pour effet de faire reculer l'importance relative du régime universel dans l'ensemble des programmes publics de pensions de vieillesse. De plus, il a aussi réussi à introduire une disposition de désengagement programmatique mettant fin à l'universalité de la SV et lui permettant d'exclure des clientèles de plus en plus nombreuses, partiellement ou complètement, simplement en n'indexant pas les seuils de revenus chaque année. En conséquence, l'universalité de la SV a pu apparaître, à d'autres étapes du processus, comme une rigidité insurmontable dans le processus de désengagement. Pourtant, son importance relative a diminué au fil des ans et l'universalité du régime a été abolie en 1990.
Comme nous l'avons vu, le gouvernement fédéral souhaitait, déjà à la fin des années 1960, donner au régime SV-SRG une nouvelle orientation par laquelle il réduirait les transferts universels (la SV) et améliorerait les transferts sélectifs (le SRG). Les conclusions des divers travaux d'études parlementaires sur les régimes à partir de 1970, bien qu'en général ils se préoccupaient peu de la SV, étaient néanmoins presque unanimes pour recommander une forme d'imposition négative sur le revenu dans le domaine des pensions publiques, et donc la diminution ou même l'abolition des transferts universels, mais on ne donnait pas suite à ces recommandations puisqu'elles étaient politiquement suicidaires.
Au cours des années suivantes, l'universalité est apparue une disposition indélogeable bénéficiant d'appuis partisans et sociétaux tout à fait contraignants pour la poursuite du désengagement. Le gouvernement fédéral, loin de pouvoir réduire l'importance de l'universalité, a dû plutôt composer avec une conjoncture particulière par laquelle le Nouveau parti démocratique, détenant la balance du pouvoir, faisait du maintien de l'universalité (de la SV et des allocations familiales) son cheval de bataille. Cela a forcé le gouvernement libéral de l'époque non seulement à maintenir les pensions de vieillesse universelles, mais aussi à consentir à une hausse considérable des prestations de la SV ainsi qu'à adopter une mesure assurant leur indexation trimestrielle.
Cette double disposition (augmentation des transferts universels et leur indexation trimestrielle) a contribué à une hausse significative non désirée (ni par le Parti libéral, ni par le Parti conservateur) de la valeur des pensions universelles de vieillesse et ce, jusqu'à nos jours. Pendant des années, l'universalité est apparue comme un gain social, un droit acquis, et n'allait être nullement remise en question. Lorsqu'il y a eu une tentative de désindexer partiellement les pensions universelles de vieillesse en 1985, l'initiative a donné lieu à une levée de boucliers telle qu'elle a forcé le recul du gouvernement de l'époque. Pourtant, ce n'était qu'une attaque indirecte à l'importance des transferts universels, qui auraient connu une érosion partielle et échelonnée sur plusieurs années.
Nous savons qu'en améliorant le SRG et en réduisant la SV à partir de 1990, le gouvernement fédéral n'a pas suivi scrupuleusement les recommandations formulées par les différents groupes de travail ni poursuivi l'orientation qu'il souhaitait lui-même donner au régime. Toutefois, il a tout de même réussi partiellement à donner une nouvelle orientation à l'ensemble du régime des pensions (publiques et semi-privées). Il a favorisé la sécurité du revenu des pensionnés en subventionnant l'épargne-retraite (REÉR), en rendant les plans semi-privés de pensions avantageux au plan fiscal et en laissant le temps faire oeuvre dans le cas du régime de pensions publiques contributives (RPC-RRQ), qui atteignait progressivement sa vitesse de croisière. Cette réorientation du système des pensions de vieillesse a eu pour effet de réduire l'importance relative du programme universel (la SV) pour assurer la sécurité du revenu des citoyens âgés à la retraite et, ce faisant, de minimiser l'importance des transferts universels.
Cette grande réorientation systémique, et en particulier le recul des transferts universels dans le régime des pensions de vieillesse, ne s'est nullement faite de façon spectaculaire. L'approche consistant à ne pas améliorer la SV alors qu'on améliorait les autres programmes de retraite et qu'on réduisait ainsi l'importance relative des transferts universels a été très peu visible, mais tout de même efficace. Au milieu des années 1980, l'universalité apparaissait toujours comme une rigidité incontournable dans le processus de désengagement, au moment même où l'on continuait de s'en éloigner!
À peine quelques années plus tard, le gouvernement fédéral remettait ouvertement en question, pour la première fois, le principe « sacré » de l'universalité en récupérant par voie fiscale les montants versés au titre de la SV auprès des citoyens âgés aux revenus très élevés. La stratégie d'obscurcissement consistait principalement à introduire une mesure qui lui permettrait de se désengager automatiquement, d'année en année, simplement en n'indexant pas les seuils de revenus à partir desquels les prestations étaient récupérées par voie fiscale. Mais le succès qu'il a connu, au début de la présente décennie, est étroitement lié au fait que seulement un faible pourcentage des citoyens âgés était touché par les mesures restrictives. Le gouvernement procédait à une première division des clientèles, et seulement une fraction de celles-ci était touchée. Par opposition, la Prestation aux aînés prévoyait une réduction des transferts à un nombre beaucoup plus grand de citoyens âgés et des répercussions d'ensemble beaucoup plus importantes. La stratégie d'obscurcissement privilégiée pour adopter cette réforme centrale, qui aurait consacré la réorientation du régime au cours des deux dernières décennies, a été l'annonce des mesures restrictives plusieurs années à l'avance, en 1996 (coupes différées). Les coupes effectives à partir de 2001 devaient être, en effet, les coupes les plus importantes de l'histoire du régime. Les autres stratégies d'obscurcissement pour la mise en oeuvre du désengagement programmatique comprennent l'automaticité, à partir de 1990 (non-indexation ou indexation partielle des seuils de revenus ouvrant droit à des prestations). Une autre stratégie d'obscurcissement a consisté à regrouper la SV et le SRG sous un programme unique avec la PA. Enfin, une stratégie de compensation, plus systémique, a également été poursuivie, par laquelle le gouvernement fédéral a favorisé l'amélioration des régimes privés de pensions de vieillesse et d'épargne retraite.
En un mot, le processus de désengagement de la SV est marqué par deux échecs politiques majeurs et l'abandon récent de la réforme du régime. Le fait que les citoyens âgés aient été incités à faire des choix, au cours de leur vie active, ayant pour effet de réduire l'apport relatif des prestations des pensions non contributives dans la composition de leurs revenus de retraite, n'aura pas été suffisant pour réduire les expectatives de la société de façon à prévenir une opposition efficace au nouveau régime. Néanmoins, l'observation d'une période relativement longue du désengagement permet de constater certains gains provenant de l'approche systémique et de certaines stratégies que le gouvernement déploie, à longue échéance, pour atteindre un objectif. Grâce aux stratégies multiples et sophistiquées qu'il a poursuivies sur plusieurs années, le gouvernement fédéral a pu altérer les transferts universels, que l'on a longtemps considérés inébranlables, allant jusqu'à causer leur disparition éventuelle au tournant des années 1990.
Comme pour la SV, une caractéristique RAPC est essentielle pour comprendre pourquoi ce programme peu populaire qui ne bénéficie que de faibles appuis est demeuré intact pendant près de trois décennies. Il s'agit de l'existence d'un ensemble de « normes nationales » prévues par le Régime et que le gouvernement fédéral a imposées aux provinces comme condition de versement de ses transferts: obligation de fournir une aide financière à toute personne dans le besoin ou vraisemblablement sur le point de le devenir, interdiction d'imposer un délai de résidence, et obligation d'établir une procédure d'appel à l'intention des requérants.
Pendant quelque trois décennies, l'existence de normes nationales pour les programmes fédéraux de transferts aux provinces ont été au coeur d'une définition de la citoyenneté canadienne. L'édification et le maintien de normes nationales ont servi de justification pour une forte intervention du gouvernement fédéral dans la politique sociale, et ont permis d'accroître sa légitimité pour prélever des taxes et impôts. L'existence de normes nationales dont la préservation était largement perçue comme essentielle à la légitimité du gouvernement fédéral et à la définition même de la citoyenneté canadienne a représenté jusqu'à récemment le principal obstacle au désengagement financier du gouvernement fédéral. L'édification et le maintien de normes nationales comme centre de la citoyenneté sociale canadienne sont sans doute associés plus volontiers au programme de santé, extrêmement populaire, qu'à l'assistance sociale, qui reçoit peu d'appuis, mais font tout de même partie d'une définition de la citoyenneté canadienne au même titre, par exemple, que le programme de péréquation. En fait, les régimes sont interdépendants puisque les conditions particulières du FPÉ (et non du RAPC) sont à l'origine du nouveau régime intégré. Vaillancourt a soutenu que si l'on avait préservé une enveloppe séparée pour le FPÉ et le RAPC, les compressions des transferts en espèces de l'ordre de 30% entre 1996 et 1998 (telles qu'elles allaient être effectuées) auraient eu pour effet de réduire à néant les transferts en espèces dans le cadre du FPÉ. 349 Compte tenu de la hausse continue de la valeur des transferts en points d'impôt, les transferts seraient devenus nuls dès 1996 au Québec -- cette province recevant une plus grande partie que les autres en points d'impôt -- et vers l'an 2000 dans les autres provinces. Cette disparition des transferts en espèces aurait compromis la capacité du gouvernement fédéral de faire respecter les normes nationales dans le domaine de la santé. Selon l'auteur:
le TCSPS a justement été pensé et créé en 1996 parce que la direction du gouvernement fédéral était tout à fait consciente qu'il fallait absolument que les paiements de transferts en espèces soient versés effectivement aux provinces pour que le fédéral demeure capable d'imposer des normes nationales (...) Bref, pour demeurer capable d'imposer des normes nationales tout en coupant énormément les transferts financiers, le gouvernement fédéral se devait de fusionner les enveloppes du RAPC et du FPÉ en une seule enveloppe. De cette manière, il se trouverait automatiquement à rallonger la période au cours de laquelle il continuerait à envoyer des chèques aux provinces. Du même coup, il conserverait un levier pour imposer des normes nationales aux provinces et territoires. 350
Lorsque le gouvernement fédéral a renoncé en grande partie à son rôle de « gendarme » national dans le domaine de l'assistance sociale, choisissant de conserver plutôt sa capacité d'imposer des normes nationales pour la santé, la nature du terrain politique a fait en sorte qu'il a pu se désengager du RAPC en déployant seulement une stratégie très peu sophistiquée. La faible popularité du programme, le fait que ses clientèles sont organisées sur une base provinciale ainsi que le rôle peu visible et l'imputabilité indirecte du gouvernement fédéral faisaient en sorte de créer peu d'obstacles au désengagement, outre la volonté du gouvernement fédéral d'assurer l'existence de normes nationales. La principale stratégie d'obscurcissement a été de délester les coûts de l'assistance sociale (transférés aux provinces), à partir de 1990, en regroupant deux grandes enveloppes sous un seul régime en 1995. Dans une moindre mesure, le gouvernement fédéral a aussi utilisé une stratégie d'incrémentalisme à rebours en abrogeant l'entente du RAPC et en limitant la croissance des transferts à trois provinces en 1990. Bien que cette initiative était de portée limitée et qu'elle n'affectait pas la majorité des provinces, elle portait atteinte à l'intégrité du système. Les stratégies de division et de compensation ont été conçues à l'intention des provinces plutôt qu'à l'intention des clientèles.
Pour le régime d'assurance-chômage, la capacité de contourner la principale rigidité du régime, soit le parti-pris redistributif du régime en faveur des régions de l'est du pays, ressort moins nettement, mais les réformes les plus récentes indiquent qu'elle est manifeste. Nous avons fait ressortir jusqu'à quel point les différents groupes de travail et commissions d'études officiels ont, au cours des années 1970 et 1980, insisté sur l'importance de réduire le parti-pris régional du régime d'assurance-chômage (ce qui n'excluait pas la possibilité de mettre en place un autre régime ayant ce rôle spécifique). Notamment ils proposaient d'éliminer la grille de calcul basée sur le taux régional de chômage pour améliorer l'efficacité de celui-ci comme régime assuranciel. Le gouvernement fédéral a fait la sourde oreille à ces recommandations, du moins jusqu'au milieu des années 1990, et il a préféré adopter des mesures restrictives successives à portée régionale neutre.
Et pourtant, avec la réforme de l'assurance-chômage annoncée en 1995, le gouvernement fédéral a tenté pour la première fois de redresser cette caractéristique régionale du régime d'assurance-chômage qui s'est érigée comme obstacle « infranchissable » au désengagement depuis la fin des années 1970. Bien qu'il n'ait pas été jusqu'à éliminer la grille de calcul des prestations basée sur le taux régional de chômage, il a néanmoins mis de l'avant la règle d'intensité selon laquelle le taux du revenu d'emploi assurable diminue selon l'intensité du recours de la part des prestataires. Or, cette règle, pour la première fois dans l'histoire du régime, touchait directement les travailleurs saisonniers, concentrés dans l'est du pays. Le taux de prestations de base de 55% s'applique à ceux qui ont touché moins de 20 semaines de prestations au cours des cinq années précédant leur demande, avec une réduction progressive jusqu'à 50% seulement pour ceux ayant touché plus de 100 semaines de prestations. Cette mesure, nous l'avons vu, a été introduite avec des dispositions visant à atténuer son impact négatif sur les régions de l'est du pays: création d'un fonds transitoire pour la création d'emplois dans les régions à fort taux de chômage; nouvelles prestations d'emploi ayant pour but explicite de limiter la réduction des dépenses à 7% dans chacune des provinces; et déploiement progressif des effets de la règle d'intensité sur plusieurs années de sorte que ceux-ci ne soient ressentis pleinement qu'en l'an 2002.
Dans le cas de l'assurance-chômage, la principale stratégie d'obscur-cissement a consisté à adopter des mesures restrictives successives au cours des années 1990. Dans une moindre mesure, l'annonce de coupes différées, annoncées plusieurs années d'avance, a aussi été utilisée. Des stratégies de division et de compensation ont été nécessaires également et ont consisté à réduire l'admissibilité et à offrir des prestations transitoires pour atténuer temporairement l'impact du retrait régional. Ces stratégies multiples de mise en oeuvre du désengagement ont été conçues pour tenir compte du terrain politique particulier de l'assurance-chômage, caractérisé par la grande visibilité du programme et l'imputabilité directe du gouvernement fédéral. Le parti-pris régional du régime d'assurance-chômage, qui a longtemps semblé immuable et garant de l'intégrité du régime, a été contourné en partie par la réforme de l'assurance-emploi, entré en vigueur en janvier 1997. Rien n'exclut de plus que d'autres dispositions à caractère régional soient introduites dans l'avenir même si, comme nous l'avons démontré précédemment, le gouvernement fédéral préfère effectuer des coupes « régionalement neutres », qui sont politiquement moins rebutantes que les coupes ayant une incidence régionale nette.
Voyons maintenant comment les stratégies poursuivies se comparent pour chaque programme. En référant toujours au Tableau 18, on constate que pour l'assurance-chômage, la Sécurité de la vieillesse et prestations financières pour enfants, le gouvernement fédéral a opéré une division des clientèles en réduisant l'admissibilité. Il faut aussi noter les distinctions qui suivent. Les deux premiers programmes comportent des rigidités fortes au désengagement et leur terrain politique se caractérise par l'existence d'appuis. Cela fait en sorte d'inciter le gouvernement fédéral à recourir à une mise en oeuvre progressive du désengagement (annonces anticipées et diffusion progressive des effets restrictifs sur plusieurs années) ainsi qu'à offrir des compensations fortes. Par opposition, les prestations financières pour enfants se caractérisent par l'absence de lock-in et par l'absence d'appuis. Une stratégie unique de désengagement (quoique sophistiquée) a été suffisante et a donné des résultats supérieurs aux initiatives multiples des autres programmes. De plus, la valeur de la compensation offerte a été minime par rapport aux deux autres programmes. Ainsi, les stratégies d'obscurcissement pour un programme sans lock-in ni appui sont plus limitées et plus efficaces que pour un programme avec lock-in et appuis. De même, les compensations offertes sont plus faibles pour un programme ne présentant ni lock-in ni appui.
Le cas du RAPC fait bien ressortir l'importance des arrangements institutionnels pour l'élaboration des stratégies de désengagement. Bien qu'une politique d'intégration territoriale et nationale ait été en contradiction avec la poursuite du désengagement dans deux programmes (assurance-chômage et RAPC), les stratégies poursuivies sont différentes. Le gouvernement fédéral a privilégié une succession de mesures restrictives, ou incrémentalisme à rebours, pour l'assurance-chômage et le délestage des coûts (transférés aux provinces) dans le cas du RAPC. Pour le RAPC, il a aussi eu recours à l'incrémentalisme à rebours mais dans une proportion moindre. À cause des arrangements entre Ottawa et les provinces et du terrain politique favorable au désengagement du RAPC, les trois types de stratégies (obscurcissement, division et compensation) ont été conçues en fonction des provinces plutôt que des clientèles ou coalitions d'appuis au régime.
Ce qui précède nous permet de soutenir que les stratégies de désengagement utilisées pour chaque programme sont tributaires des lock-ins, de la nature du terrain politique et des arrangements institutionnels de chaque programme.
À partir de la discussion de cette section, nous distinguons deux stades dans le processus de désengagement. Au cours du premier stade, des caractéristiques des programmes peuvent apparaître comme des obstacles au désengagement à cause de l'effet de rétroaction des politiques. Un programme pour lequel aucune caractéristique structurelle ne représente un obstacle au désengagement apparaît plus vulnérable qu'un programme pour lequel des rigidités se manifestent. Toutefois, l'existence de rigidités fortes ne garantit pas qu'un programme demeurera à l'abri des réformes à longue échéance. Au fil des ans, il peut y avoir érosion de la force de résistance des rigidités causée par la poursuite de stratégies et la réorientation progressive du régime. Au cours du deuxième stade, le gouvernement fédéral est capable, grâce à la préparation préalable du terrain politique et au déploiement de stratégies adaptées aux obstacles, de contourner plusieurs rigidités du processus et d'adopter des réformes autrefois suicidaires au plan électoral.
Le Tableau 19 résume approximativement le succès du désengagement à l'intérieur des différents programmes au cours des quelque deux décennies observées. Celui-ci a été évalué seulement en tenant compte de « la régression passée ou imminente des prestations comme composante de la sécurité du revenu des citoyens ». On note des distinctions importantes entre les programmes au cours du premier stade du désengagement. Avant les réformes du milieu des années 1990 en effet, le gouvernement fédéral s'est désengagé des prestations financières pour enfants avec un succès élevé, et de l'assurance-chômage et de la SV avec un succès moyen. Il n'a pas tenté de désengager du RAPC au cours de ce stade. Au fil des ans, et grâce aux réformes du milieu des années 1990, il a réussi à donner aux programmes les orientations voulues. Au cours du deuxième stade, on note un succès élevé de désengagement de la sécurité du revenu pour tous les programmes sauf la SV. Les caractéristiques institutionnelles et l'effet de rétroaction des politiques imposent des contraintes fortes au désengagement. Néanmoins, la plupart sont contournées par des approches et l'élaboration de stratégies sophistiquées adaptées à la nature du terrain politique de chaque programme. À longue échéance, tous les programmes de sécurité du revenu sont vulnérables au désengagement.
* La période précédant la réforme d'un régime se caractérise par l'adoption de mesures restrictives mais non par la reformulation explicite de celui-ci. Par « réforme » nous entendons une initiative majeure et explicite de la part du gouvernement fédéral pour reformuler un programme. La réforme d'un programme implique une redéfinition explicite des objectifs poursuivis ainsi qu'une nouvelle nomenclature: l'assurance-emploi (remplace l'assurance-chômage), la Prestation aux aînés (réforme abandonnée -- la PA devait remplacer l'ensemble des programmes de pensions publiques non contributives), la Prestation fiscale pour enfants (devait remplacer un agencement de mesures fiscales à l'intention des familles ainsi que les allocations familiales), et le Transfert canadien pour les services et les programmes sociaux (remplace partiellement le Régime d'assistance publique du Canada).
Affirmer que les obstacles au désengagement n'empêchent pas nécessairement la poursuite du désengagement à longue échéance ne revient pas pour autant à banaliser leur rôle. Nous avons vu que l'existence de lock-ins et d'appuis est associée à un degré moindre de vulnérabilité au désengagement. Dans ce cas, le processus de rétroaction réduit la cadence et la portée du désengagement mais n'empêche nullement celui-ci de se produire.
Pour mesurer et comparer la vulnérabilité relative des programmes, nous retenons deux indicateurs. Le premier indicateur est le moment de l'entrée en vigueur des coupes, en assumant que les programmes les plus vulnérables au désengagement ont subi des coupes plus tôt dans le processus que les autres. Le second indicateur mesure l'évolution de la part des dépenses, pour chaque programme, par rapport aux dépenses totales de sécurité sociale, en s'appuyant sur des calculs effectués à partir des données fournies au Tableau 15. Cette mesure permet de comparer l'évolution relative des dépenses de chaque programme au cours des deux décennies observées.
Comme l'indique le Tableau 20, le régime le plus vulnérable au désengagement a été celui des prestations financières pour enfants, suivi de l'assurance-chômage et de la SV-SRG-AC. Le programme le moins vulnérable a été le Régime d'assistance publique du Canada, avec la réforme la plus tardive et une augmentation (plutôt qu'une baisse) de sa part relative des dépenses de sécurité sociale au cours des deux décennies observées.
Ce que nous affirmons simplement, en définitive, c'est que l'existence de rigidités ne garantit nullement l'intégrité des droits assurés par les programmes à longue échéance, bien qu'elle puisse être liée au degré de vulnérabilité des programmes aux coupes. Éventuellement, le gouvernement fédéral parvient, grâce à des stratégies de longue haleine, à se désengager de tous les programmes et ce, quels que soient les obstacles qui se manifestent au début du processus.
Esping-Andersen avait selon nous de bonnes raisons d'affirmer, dans The Three Worlds of Welfare Capitalism, qu'une théorie permettant d'expliquer l'expansion de l'État providence devrait aussi permettre de comprendre le retrait de celui-ci. Les différents États providence, en dépit des transformations qu'ils subissent continuellement, évoluent selon une trajectoire conditionnée largement par le type de traditions, normes et valeurs qui sont préservées et véhiculées historiquement par leurs institutions particulières, comme le droit ou l'organisation des structures étatiques, et assurant leur maintien et leur perpétuation. En abordant l'analyse sous cet angle, on postule la perpétuation des institutions, à l'intérieur desquelles se produisent les transformations de l'État providence, plus volontiers que leur rupture profonde. Et sous ces conditions, une théorie explicative devrait permettre de rendre compte d'une variété de transformations qui se produisent dans un contexte institutionnel donné, peu importe la nature (expansionniste ou restrictive) de celles-ci.
Par contre il est possible, sans se démarquer profondément des fondements analytiques de cette perspective, de postuler avec Pierson l'existence d'une dynamique particulière propre au désengagement (ou retrait) de l'État, par rapport à son expansion. Celle-ci est attendue du fait que les intérêts électoraux poursuivis par les dirigeants politiques sont distincts. Pendant la phase expansionniste, les dirigeants visent à réclamer le crédit pour l'amélioration des droits et programmes, tandis que dans la phase du désengagement, ils visent plutôt à minimiser les coûts électoraux de leurs décisions en adoptant des stratégies de mise en oeuvre qui réduisent la visibilité de leurs initiatives ainsi que leur imputabilité. Elle est attendue également du fait que « policies create politics ». Plus précisément, l'existence même de dispositions redistributives contribue à structurer les rapports sociaux. Des communautés d'intérêts, qui partagent un intérêt et nourrissent des expectatives données vis-à-vis du maintien de certaines dispositions, peuvent être créées et entretenues. La vigilance de ces communautés rend improbable les transformations abruptes. Ainsi, un nouvel agencement de facteurs détermine la poursuite du processus de désengagement.
Dans la section précédente, nous avons pu constater jusqu'à quel point l'effet de rétroaction des programmes de sécurité du revenu et d'assistance sociale au Canada est effectivement apparu central au Canada après 1975, alors que le gouvernement fédéral élaborait des stratégies pour réduire les dépenses des programmes. Là où aucune rigidité structurelle n'est apparue, dans le cas des prestations financières pour enfants, on constate une transformation plus marquée des droits que pour les trois autres cas, où l'on notait des obstacles à la régression des droits ou dépenses (redistribution régionale pour l'assurance-chômage; universalité pour la sécurité de vieillesse; définition de normes de citoyenneté pour le RAPC). Bien que le lien entre les rigidités structurelles des programmes et le degré relatif de vulnérabilité aux coupes budgétaires ne soit pas clairement démontré, on peut toutefois soutenir, pour les trois autres programmes, que ces rigidités ont contribué à ralentir la cadence du désengagement.
Dans cette section, nous allons poursuivre en « canadianisant » l'argumentation à l'effet qu'au Canada, le processus de désengagement ne correspond pas nécessairement au miroir inversé de l'expansion. Pour ce faire, nous examinerons deux autres types de déterminants plus spécifiques à la réalité institutionnelle canadienne.
Nous savons que les programmes de protection sociale ont traditionnellement évolué au Canada dans un contexte historique particulier où le mouvement ouvrier, les regroupements d'affaires ainsi que d'autres agents de la société, comme les groupes de femmes et les organismes visant à promouvoir les droits sociaux, jouaient un rôle d'arrière-plan. Les élites administratives, par contre, ont été associées au développement de programmes et de dispositions visant à améliorer la sécurité du revenu et l'aide de dernier recours, allant parfois même au-devant des demandes populaires. 351
Les exemples abondent, qui témoignent de la prédominance administrative dans le processus décisionnel de la sécurité du revenu avant 1975. D'abord, deux grandes périodes de travaux ayant déterminé les grandes orientations de l'État providence canadien allaient être dominées par les élites. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en effet, le rapport Marsh, qui allait devenir la base de la politique sociale canadienne, a été mis de l'avant par les hauts fonctionnaires et n'avait pratiquement aucun lien avec les partis politiques ou les groupes d'intérêt. Inspirés par le rapport Beveridge publié en Grande-Bretagne, ces agents préconisaient des mesures pour résoudre les difficultés économiques et ont entrepris de promouvoir leurs idées allant même parfois jusqu'à éduquer les groupes d'intérêt et les partis politiques. 352
Entre 1973 et 1975, la Révision de la sécurité sociale (la Révision) a déterminé largement, elle aussi, l'évolution subséquente de la sécurité du revenu: elle a contribué à hausser la valeur des prestations de la SV et à indexer celles-ci sur une base trimestrielle ainsi qu'à tripler la valeur des allocations familiales, et elle a conduit à la mise en oeuvre d'un nouveau programmes de pensions non contributives, l'Allocation au conjoint (AC), qui visait la protection du revenu des époux-ses des prestataires de la SV-SRG âgés de 60 à 64 ans. 353 Les orientations de la Révision n'émanaient pas des groupes de représentation d'intérêts de la société, et aucun groupe n'a eu d'incidence marquée sur elles. La Révision n'était pas le produit de revendications populaires; elle avait plutôt été mise en place suite à l'échec de la conférence de Victoria de 1971 et en réponse aux revendications du Québec qui avait un programme de sécurité du revenu beaucoup plus ambitieux que celui offert par le gouvernement fédéral. Les mesures adoptées reflétaient davantage les préoccupations des dirigeants nationaux et provinciaux que celles des groupes de la société. Par exemple, la mise en oeuvre de l'Allocation au conjoint (AC) n'a pas suscité de pourparlers à la Chambre des communes, qui était presque vide lors de son adoption, et son passage n'a nullement éveillé l'attention du public. Et bien que les travaux aient porté en grande partie sur l'avenir des pensions, les groupes de personnes âgées n'ont contribué d'aucune façon aux travaux de la Révision; ils n'étaient même pas au courant qu'ils avaient lieu. En définitive, les consultations de la Révision se sont faites entre les représentants des onze gouvernements, et seule une sous-division de Santé et Bien-être social de très peu d'envergure était chargée d'assurer le lien entre les représentants de la société et le comité. 354
La prédominance administrative ressort aussi dans la trajectoire individuelle des programmes. Premièrement, l'introduction des allocations familiales en 1944 est attribuable, selon une interprétation, à une stratégie ou doctrine d'une élite convertie au keynésianisme, plutôt qu'à des représentations sociétales quelconques. Si à l'époque le public était favorable à l'expansion de nouveaux programmes en général, il n'y avait par contre aucune pression pour l'adoption d'un programme d'allocations familiales en tant que telle. Le mouvement ouvrier ainsi que des travailleurs sociaux se sont même opposés à leur introduction jusqu'au dernier moment, croyant que les allocations familiales allaient permettre une diminution des salaires. 355
Deuxièmement, la mise en oeuvre du Régime d'assistance publique du Canada, en 1966, a été le résultat d'une « diplomatie silencieuse » entre Ottawa et les provinces, couplée d'une indifférence ou ambivalence de la part du public; la mise en oeuvre d'un régime national d'assistance sociale était une question « that aroused little interest outside of government circles and, in itself, virtually none in Parliament ». 356
Troisièmement, l'impulsion de la réforme du programme d'assurance-chômage, en 1971, est venue du gouvernement central: celui-ci constatait, au début des années 1960, que le montant des prestations dépassait celui des contributions. Il est vrai que les syndicats et les groupes d'affaires ont témoigné devant le comité Gill en 1961, qui a reçu pas moins de 51 mémoires. Toutefois, la révision du programme au cours des années suivantes « was largely internal to the federal government and took place within the context of developing an appropriate manpower policy ». 357
Quatrièmement, enfin, l'une des dernières améliorations des pensions de vieillesse non contributives, l'entente de réciprocité de 1977 qui prévoyait le versement d'une pension partielle de base aux retraités ayant vécu une partie de leur vie active dans un autre pays avant d'immigrer au Canada, ne résultait pas non plus de pressions populaires; elle émanait, encore une fois, des cercles de l'élite administrative, et les groupes de personnes âgées, pas plus que d'autres groupes, n'avaient pas été consultés avant son adoption. 358
Depuis 1975, le rôle des élites administratives n'est en aucun cas ni d'aucune façon apparu comme un obstacle au désengagement des quatre programmes analysés, ce qui semble indiquer le renversement d'un rôle qui est passé de décisif à neutre. Mais il faut reconnaître du même souffle que l'approche méthodologique que nous avons utilisée ne permet pas nécessairement de saisir un rôle discret (pensons à une influence sur les dirigeants politiques) que les hauts fonctionnaires auraient pu avoir dans le processus pour en infléchir le cours. Bien qu'elle soit demeurée timide dans l'ensemble, l'intervention des groupes de la société semble quant à elle avoir acquis une importance nouvelle par rapport au processus d'expansion, où ils ont été relativement absents. L'« inclusion » des groupes de la société dans le processus décisionnel a été purement symbolique dans le cas des prestations financières pour enfants, inexistante dans le cas du Régime d'assistance publique du Canada et marginale dans le cas de la Sécurité de vieillesse et de l'assurance-chômage. Pour tous les programmes, à l'exception de l'assurance-chômage, nous avons constaté une faible couverture médiatique du désengagement et de ses enjeux, ce qui témoigne d'une vigilance populaire anémique tant en aval qu'en amont des réformes.
Néanmoins, les groupes de la société se sont érigés en opposition ouverte et organisée vis-à-vis du désengagement en certaines occasions, et ont contribué à ralentir le désengagement pour les personnes âgées et les chômeurs. Nous avons vu que les deux marche-arrière du gouvernement fédéral, dans le domaine des pensions de vieillesse, ont été occasionnées par l'intervention de groupes de la société. S'il n'est pas aisé d'isoler le poids respectif des différents facteurs ayant contribué à renverser la politique gouvernementale, il ressort tout de même qu'une mobilisation sociétale de grande envergure a contribué à préserver la SV intacte jusqu'au tournant des années 1990, et qu'un groupe discret mais bien organisé à joué un rôle de premier plan conduisant à l'abandon récent de la réforme prévue pour l'an 2001. En ayant contribué à maintenir la SV à l'abri d'une érosion rapide par l'inflation, dont le taux annuel a été supérieur à 3% jusqu'en 1991 avant de fluctuer entre 0,2% et 2,1% jusqu'en 1995, 359 l'intervention d'agents de la société atténuait encore largement, à la fin des années 1990, la portée du désengagement pour les personnes âgées. Enfin, si l'on tient compte de données tout à fait intangibles, c'est-à-dire des mesures de désengagement qui n'ont pas été introduites suite au recul forcé de 1985, et par lequel le gouvernement fédéral a fait le douloureux apprentissage politique d'un terrain sur lequel il a préféré par la suite s'aventurer le moins possible, l'impact réel de la mobilisation populaire de 1985 est sans doute encore plus grand que celui qui peut être constaté.
Les groupes de la société ont également eu une incidence pour s'opposer au désengagement du régime d'assurance-chômage. Bien que celle-ci soit moins décisive que pour la SV, elle mérite néanmoins d'être discutée. Nous avons vu que les groupes d'intérêt, tant les syndicats que les groupes d'affaires, s'étaient opposées en vain, en 1993, aux intentions du gouvernement fédéral de refuser l'admissibilité aux prestations aux personnes qui quittent volontairement leur emploi sans justification ou qui sont congédiées pour inconduite ainsi que de ramener le maximum des gains assurables de 60% à 57% du salaire. Les stratégies de certains syndicats ont permis de placer le gouvernement fédéral dans l'embarras pendant un certain temps en menaçant sa stabilité, mais celles-ci n'ont pas eu l'effet désiré (l'abandon des mesures restrictives prévues) et ont été facilement contournées. Néanmoins, elles ont pu retarder quelque temps l'adoption du projet de loi.
Malgré ce résultat, le rôle des groupes de la société n'a pas été neutre pour le désengagement de l'assurance-chômage. Lors des consultations entourant la réforme Axworthy un an plus tard, le gouvernement fédéral a dû faire connaître les grandes lignes envisagées pour l'avenir de grands programmes sociaux, ce qui a fourni une occasion aux groupes de la société de se positionner et de réagir. Le livre vert prévoyait notamment établir un lien entre le revenu du ménage et le niveau des prestations. Quelque 80 groupes de femmes partout au pays s'y étaient opposés de multiples manières et de façon relativement organisée, en affirmant que cela aurait pour effet d'augmenter la dépendance économique des femmes envers leur mari et de créer deux catégories de prestataires et d'affecter indûment les femmes. Le fait que le gouvernement fédéral ait finalement renoncé à cette idée n'indique pas nécessairement que les groupes de la société aient une incidence déterminante sur le processus décisionnel. Par contre, les groupes de la société peuvent déterminer certaines modalités, à certains moments du processus de désengagement, en se concentrant sur des revendications ciblées.
Pour résumer, il appert que le rôle traditionnellement prépondérant des élites administratives se soit dissipé depuis le milieu des années 1970, celles-ci n'ayant en aucune occasion résisté au désengagement. En même temps, le rôle historiquement restreint des groupes de la société a acquis une importance nouvelle et a occasionné des retards dans la poursuite du désengagement.
Comme pour les élites administratives et les groupes d'intérêt, le rôle des provinces dans le processus décisionnel affectant le sort des différents régimes de sécurité du revenu s'est métamorphosé depuis 1975. Dans le cas de l'assurance-chômage, du SV-SRG, et du RAPC, les provinces apparaissent après 1975 comme un obstacle au processus décisionnel dominé par le gouvernement fédéral, alors qu'avant cette date leur rôle avait consisté largement à avaliser les initiatives fédérales en matière de sécurité du revenu ou en être des promotrices objectives. En ce qui concerne les prestations financières pour enfants, la métamorphose s'est produite en sens inverse: alors que les provinces, le Québec plus particulièrement, ont joué un rôle favorisant l'expansion du régime au cours des années 1960 et 1970, elles se sont éclipsées complètement dès l'amorce du désengagement.
Avant 1975, le rôle des provinces pour l'expansion de la SV-SRG, de l'assurance-chômage et du RAPC apparaît peu décisif vis-à-vis de l'expansion des programmes. Pour les pensions de vieillesse universelles, les hausses ont été consenties au milieu des années 1970 sans consultation préalable avec les provinces, et sont attribuables principalement à l'action du Nouveau parti démocratique qui, sous Stanley Knowles, avait fait des pensions universelles son principal cheval de bataille. 360 En ce qui concerne l'assurance-chômage c'est, comme nous l'avons déjà souligné, du gouvernement fédéral qu'est venue l'impulsion de réformer le régime. Les provinces se sont assez peu préoccupé des modifications apportées au régime en 1971 du fait qu'avec une libéralisation des conditions leurs propres dépenses d'assistance sociale allaient être réduites. Le Québec s'était bien objecté au fait que les prestations de maladie et de maternité prévues par le nouveau régime étaient de juridiction provinciale, mais s'était rallié à la réforme du fait qu'une disposition de la Loi de 1971 prévoyait la réduction ou la disparition de ces prestations spéciales lorsque des plans provinciaux comparables auraient été mis en place. 361
Pour déterminer les termes initiaux du RAPC, le rôle du fédéralisme s'est présenté sous un jour différent. Ici, ce sont des hauts fonctionnaires des gouvernements fédéral et provinciaux qui ont donné, à partir de 1958, l'impulsion menant à l'adoption du programme de 1966. L'élaboration du RAPC s'est faite largement sur une base de collaboration entre ces hauts fonctionnaires. Bien que certaines provinces, le Québec et l'Ontario principalement, étaient contre l'imposition des normes nationales, le rôle des ministres provinciaux de l'époque a consisté, dans l'ensemble, à avaliser les propositions émergeant des officines ministérielles fédérales et provinciales. Les provinces ne semblent pas avoir contribué à une plus grande générosité des termes prévus par le RAPC; par la suite, elles n'ont pas contribué non plus à en modifier les termes initiaux de façon à favoriser son expansion quoique certaines initiatives provinciales aient pu être bloquées ou non supportées par les règles du RAPC. 362
Il en va autrement pour les allocations familiales et pour le RPC-RRQ. Au cours des années 1960 et 1970 avait entrepris de construire un État providence centralisé au Québec et parallèle avec celui d'Ottawa. Le Québec visait la suprématie législative en matière de protection sociale et, dans le cadre des transformations profondes de la révolution tranquille, avait exprimé des objectifs de réforme de la pauvreté, basés sur un supplément de revenu garanti, beaucoup plus ambitieux que ceux envisagés par Ottawa qui voulait déjà imposer des limites financières à la sécurité du revenu, notamment en abolissant l'universalité de la SV et des allocations familiales. Dans cette foulée, la publication du rapport de la commission (québécoise) Castonguay-Nepveu, en 1971, combinée à l'échec de la conférence constitutionnelle de Victoria la même année sur la question juridictionnelle des programmes sociaux, allait provoquer éventuellement la mise en place de la Révision (fédérale-provinciale) de la sécurité sociale et inspirer fortement le contenu de la publication du livre Orange, qui jetait les bases de la Révision. Entre autres, le Plan de sécurité du revenu familial proposé par le gouvernement du Québec, qui prévoyait le remplacement des allocations familiales fédérales par des transferts accrus vers les familles à faible revenu, allait contribuer ultimement (bien que ce ne fut pas le seul facteur) à tripler le niveau des prestations au milieu des années 1970 plutôt qu'à restreindre le versement de prestations aux familles à faible revenu tel qu'Ottawa l'envisageait. 363
La ferveur québécoise a également provoqué la mise en place d'un régime de pensions contributives au milieu des années, le RPC-RRQ, beaucoup plus généreux et plus ambitieux que celui envisagé par Ottawa. Lors des négociations ayant mené à l'instauration du RPC-RRQ en 1966, les propositions du Québec ont pour ainsi dire « forcé la main » au gouvernement fédéral. 364 En dépit de la concentration verticale du pouvoir, de la juridiction exclusive d'Ottawa et de ses intentions restrictives envers les programmes universels, le fédéralisme canadien a contribué à une plus grande générosité du RPC-RRQ et à l'expansion des allocations familiales au cours des années 1960 et 1970.
Après 1975, la position des provinces vis-à-vis de l'évolution des programmes, telle que nous venons de la décrire, se transforme du tout au tout. Avec des degrés variables d'efficacité, il est vrai, les provinces s'érigent comme obstacles au désengagement de l'assurance-chômage, du SV-SRG, et du RAPC, alors qu'elles n'avaient pas eu de rôle autonome favorisant l'expansion de ces régimes. Dans le cas des allocations familiales, l'importance historique des provinces pour l'expansion du programme est réduite à néant au cours du processus de désengagement.
Le désengagement du programme d'assurance-chômage, pour lequel les provinces ont joué un rôle neutre pour l'expansion du programme en 1971, a donné lieu à de fortes réactions de la part des provinces dès l'amorce du désengagement. Le parti-pris régional qui a traditionnellement caractérisé l'assurance-chômage a eu pour effet d'en faire non seulement un programme assuranciel mais aussi un programme redistributif, avec une incidence régionale forte de laquelle des communautés sont venues à dépendre pour leur survie. Avec l'amorce du désengagement, l'intérêt des provinces de l'est du pays devenait clairement de protéger l'intégrité du régime, et ce d'autant plus que des coupes à l'assurance-chômage avaient une incidence négative directe sur leurs propres régimes d'assistance sociale. Si l'activité des provinces de l'ouest du pays (qui partageaient un intérêt différent pour le régime) est demeurée, somme toute, en arrière-plan, par contre celle des provinces de l'est du pays et du Québec a été vive pour s'opposer à toutes les étapes du processus. Dès la fin des années 1970, alors que le gouvernement fédéral envisageait d'abolir la norme variable d'admissibilité, qui avait clairement une incidence régionale négative, les provinces sont intervenues pour la première fois dans le processus décisionnel pour s'opposer à cette orientation, qui allait d'ailleurs être modifiée. Dans la deuxième ronde de coupes successives, à partir de 1990, les provinces sont en quelque sorte devenues le pivot de l'opposition de l'ensemble des groupes la société au désengagement. Les représentants provinciaux sont intervenus de plusieurs manières ayant pour effet de circonscrire les manoeuvres fédérales. Ils se sont concertés régionalement pour critiquer leurs vis-à-vis fédéraux et exiger des audiences au cours desquelles ils pourraient exprimer leur point de vue. De plus, ils ont adopté vis-à-vis Ottawa une attitude bagarreuse, forts de l'appui des mouvements provinciaux d'opposition (syndicats, regroupements d'affaires, et groupes de défense des droits sociaux). Cette vigilance provinciale, pendant le désengagement, se démarque du rôle assez neutre que les provinces ont joué pendant l'expansion du régime.
Pour les allocations familiales, qui ont été fortement ciblées depuis la fin des années 1970, la position des provinces s'est transformée elle aussi, mais en sens inverse. Les allocations familiales étaient apparues vitales pour le Québec, qui avait réussi à rallier l'appui de quatre autres provinces en 1971 avant de provoquer quelques années plus tard la hausse et l'indexation annuelle de celles-ci. Mais les mesures restrictives adoptées à partir de la fin des années 1970 avaient des répercussions positives sur les budgets provinciaux qui refroidissaient les ardeurs passées. Notamment, en ciblant les familles nécessiteuses pour distribuer l'enveloppe (rétrécie) des prestations financières pour enfants, le gouvernement fédéral enlevait une pression sur les budgets provinciaux d'assistance sociale, desquels les familles à bas revenus devenaient moins dépendantes. Avec la réduction ou l'élimination des transferts universels aux familles non nécessiteuses, les provinces perdaient bien une partie des revenus d'imposition. Mais, au total, le désengagement des allocations familiales n'avait pas d'effets néfastes majeurs pour les provinces, qui ne se sont pas manifestées depuis l'amorce du processus de désengagement des allocations familiales.
Pour le RAPC, nous avons vu que les provinces n'ont pas contribué, après la mise en oeuvre du régime en 1966, à modifier les termes initiaux de l'entente de façon à provoquer une expansion du régime et qu'en conséquence, le rôle historique des provinces vis-à-vis de ce régime se résume à avoir avalisé l'initiative des élites administratives pour l'amorce du régime. Ce rôle restreint des provinces est devenu plus visible après 1990, toutefois, lorsque les premières mesures de désengagement ont été mises en oeuvre. En réduisant sa participation financière aux régimes provinciaux de trois provinces, le gouvernement fédéral réduisait du même coup l'efficacité de son « pouvoir de dépenser » pour édicter des normes nationales, et les provinces visées, la Colombie-Britannique en tête, avaient dorénavant des incitatifs financiers plus grands pour s'opposer à la « tutelle » du gouvernement fédéral dans ce domaine de juridiction provinciale et à ses pouvoirs unilatéraux de modifier les transferts aux provinces. Toutefois, l'opposition des provinces depuis 1990 a plusieurs limites. Au plan légal, Ottawa pouvait réduire les transferts ou même modifier les termes de l'entente, ce qu'il a fait. Au plan politique, les provinces n'ont pas été en mesure de faire front commun contre Ottawa à cause de la diversité de leurs intérêts et de la concurrence qu'elles se livrent pour les fonds fédéraux consacrés à l'assistance sociale. Après l'annonce du TCSPS, elles ont entrepris des pourparlers avec les représentants de la capitale nationale sur une base bilatérale plutôt que de façon concertée, réduisant ainsi l'efficacité de leur démarche.
Pour le SV-SRG, le renversement de la position des provinces depuis l'amorce du désengagement est moins net que pour les autres régimes. Nous avons vu que les provinces ne sont pas étroitement liées à l'expansion du régime des pensions non contributives au milieu des années 1970, attribuable davantage à l'intervention d'un tiers-parti qui détenait la balance du pouvoir en Chambre. Plus tard, bien que les provinces possédaient un intérêt indéniable pour les pensions publiques, le sort du SV-SRG n'est pas apparu non plus comme une préoccupation au cours des quelque dix années qu'a duré le Grand débat sur les pensions (1977-1987), qui visait rappelons-le non pas la réduction mais bien une amélioration de l'ensemble du régime des pensions (pensions contributives publiques et pensions privées). Par contre, lorsqu'une mesure de désengagement a été annoncée vis-à-vis de ce régime, en 1985, quelques provinces se sont jointes au mouvement d'envergure nationale d'opposition à la réduction de l'indexation des pensions universelles de vieillesse. Mais leur rôle est demeuré discret depuis cette date. Comme la revue de presse dont il est question au chapitre deux le révélait, les provinces ne se sont pas opposées aux mesures restrictives annoncées au tournant des années 1990 ni à la réforme annoncée en 1996. Dans l'ensemble, la vigilance provinciale vis-à-vis du désengagement du la SV-SRG semble être demeurée assez neutre, avec pour exception la participation de certaines provinces à l'opposition sociétale en 1985. Ainsi, l'intervention des provinces pour ce régime est plus marquée depuis l'amorce du désengagement que pendant la période d'expansion.
En résumé, la dynamique du désengagement à l'intérieur des programmes n'est pas simplement celle, inversée, de l'expansion. Alors que les provinces ont joué un rôle important pour l'expansion des allocations familiales, elles ne sont nullement opposées aux mesures restrictives que celles-ci ont subies depuis la fin des années 1970. De même, si le rôle initial des provinces vis-à-vis de la réforme de l'assurance-chômage a été plutôt neutre, il est devenu, à la fin des années, un obstacle non négligeable au désengagement. Dans le cas des deux autres programmes, le SV-SRG et le RAPC, la transformation de la relation n'est pas aussi nette, mais nous avons pu constater néanmoins que le rôle effacé des provinces pendant l'expansion a été remplacé par une intervention plus marquée depuis l'amorce du désengagement.
Dans ce chapitre, nous avons voulu comparer la dynamique du désengagement dans quatre programmes de l'État providence canadien au cours des deux dernières décennies et contraster le rôle de variables associées à la spécificité canadienne pendant l'expansion et pendant le désengagement. Nous avons vu que les dépenses ont augmenté entre 1975 et 1995 pour tous les programmes de sécurité du revenu sauf les prestations financières pour enfants. Néanmoins, il y a eu désengagement de la sécurité du revenu pour les quatre programmes. De plus, il s'est produit une réorientation fondamentale de tous les régimes et leurs objectifs respectifs ont été redéfinis. Grâce à la poursuite d'approches systémiques et à un ensemble d'initiatives de désengagement programmatique, les droits d'assistance aux bénéficiaires de l'assistance sociale ont régressé, tout comme ceux assurant la sécurité du revenu des chômeurs, des parents d'enfants de moins de 18 ans et des personnes âgées de 65 ans et plus.
Rappelons que par régression de la sécurité du revenu, nous entendons une baisse passée ou imminente des droits à un revenu de remplacement en cas de risque sur le marché du travail. Il ne s'agit donc pas ici d'observer simplement une baisse quelconque des dépenses (qui ne s'est pas produite sauf pour les prestations financières pour enfants).
L'analyse de l'évolution des dépenses jouxtée à celle, détaillée, des transformations subies par les programmes pendant deux décennies nous ont permis de faire ressortir la mutation profonde des fondements philosophiques et des droits assurés par chaque programme. Nos observations indiquent que les modifications qui se sont produites, dans le domaines de la sécurité du revenu, sont loin d'être marginales. La réorientation des régimes a pour effet de rendre les citoyens plus dépendants du marché, pour s'assurer la sécurité du revenu, qu'ils ne l'étaient au milieu des années 1970, ainsi que plus dépendants des transferts conditionnels exigeant une contrepartie dans le cas de l'assistance sociale. Les programmes de sécurité du revenu et d'assistance sociale contribuent à renforcer les mécanismes du marché, soit en subventionnant la participation au marché du travail ou l'épargne privée en vue de la retraite.
Nous avons démontré qu'à longue échéance, tous les programmes sont vulnérables au désengagement et sujets à une redéfinition significative des droits. Grâce au déploiement et à la poursuite de stratégies de désengagement pendant plusieurs années, la plupart des obstacles qui apparaissent insurmontables au début du processus de désengagement sont contournés éventuellement. Nous avons distingué deux stades dans le processus de désengagement. Au cours du premier stade, des caractéristiques apparaissent réfractaires mais, au fil des ans, il peut se produire une érosion de leur force de résistance. Au cours du deuxième stade, les dirigeants sont capables de contourner la plupart des rigidités autrefois considérées insurmontables, notamment en préparant le terrain politique sur plusieurs années et en déployant des stratégies habiles. À longue échéance, tous les programmes sont sujets à une redéfinition fondamentale des droits.
Cela dit, nous n'affirmons pas que les obstacles au désengagement ont un effet nul. Au contraire, les rigidités structurelles des programmes retardent l'entrée en vigueur du processus et réduisent la portée du désengagement de façon non négligeable. Le cas de la SV en particulier indique que les effets de rétroaction ont restreint considérablement la portée du désengagement programmatique et retardé l'amorce de celui-ci. Les prestations financières pour enfants, qui ne présentent aucune rigidité, ont été la cible du désengagement beaucoup plus tôt que pour les autres programmes et l'enveloppe budgétaire consacrée à ce régime a été réduite de façon brutale. Ce que nous affirmons, c'est que l'existence de lock-ins ne garantit nullement l'intégrité des programmes à longue échéance et que tous les programmes sont sujets à une redéfinition fondamentale des droits.
Si les obstacles au désengagement ne sont pas immuables, c'est que les dirigeants poursuivent des stratégies de longue haleine, adaptées à la nature du terrain politique de chaque programme, pour les contourner et minimiser les coûts politiques du désengagement. Comme nous l'avons démontré plus haut, le gouvernement fédéral conçoit et poursuit un ensemble de stratégies (obscurcissement, division, compensation) dont certaines visent plus étroitement la mise en vigueur d'une réforme (par exemple annonce différée de mesures restrictives) alors que d'autres visent une réorientation à plus longue échéance (encourager les solutions privées de retraite ou accroître la participation au marché du travail). La nature et l'agencement de ces stratégies sont associés à l'existence (ou inexistence) de lock-ins et d'appuis aux différents régimes ainsi qu'aux arrangements institutionnels spécifiques à chaque programme. Les stratégies d'obscurcissement pour un programme sans lock-in ni appui sont plus limitées et plus efficaces que pour un programme avec lock-in et appuis. De plus, les compensations offertes sont plus faibles pour un programme ne présentant ni lock-in ni appui. Enfin, les arrangements institutionnels particuliers entre Ottawa et les provinces, concernant l'assistance sociale, font en sorte que les stratégies (obscurcissement, division et compensation) sont conçues en fonction des provinces plutôt que des clientèles ou coalitions d'appuis au régime.
En dernier lieu, nous avons démontré que le processus canadien de désengagement, à l'intérieur des différents programmes de sécurité du revenu, ne correspond pas simplement au processus d'expansion inversé. C'est dans son interaction avec les caractéristiques spécifiques des institutions canadiennes que l'effet de rétroaction des politiques, pendant le processus de désengagement, est le mieux saisi au Canada et que ressort, avec lui, la « nouvelle politique » du désengagement, par laquelle un nouvel agencement de déterminants est associé aux transformations observées.
En reprenant des facteurs plus spécifiques au contexte institutionnel canadien, nous avons pu constater le caractère distinct du désengagement au Canada par rapport à celui de l'expansion. Les élites administratives ont joué un rôle prépondérant dans les années 1960 et 1970 mais n'ont opposé aucune résistance au désengagement. Les groupes de la société ont été traditionnellement peu influents en matière de sécurité du revenu mais ils ont acquis une importance nouvelle. Notamment, ils ont réussi à obtenir des gains comme de faire altérer certaines modalités du désengagement et d'occasionner des délais. Les provinces, pour leur part, n'ont pas été étroitement associées à l'expansion de l'assurance-chômage mais sont devenues l'opposant le plus redoutable au désengagement de ce programme. Leur rôle pour l'évolution des prestations financières pour enfants s'est transformé en sens inverse: les provinces, le Québec plus particulièrement, ont joué un rôle favorisant l'expansion du régime au cours des années 1960 et 1970, mais elles se sont éclipsées dès l'amorce du désengagement.
En conclusion, il convient de voir comment les résultats de notre étude contribuent à l'état actuel des connaissances sur le processus de désengagement de l'État providence. Nous voyons l'implication de nos résultats pour l'étude de la politique canadienne, pour la littérature comparée sur le retrait de l'État providence, de même que pour la conceptualisation du désengagement.
Implication pour l'étude de la politique canadienne. Nous avons vu que des travaux influents sur l'État providence canadien soutiennent que par rapport aux autres pays fortement industrialisés, la politique de l'État providence canadien s'est développée, historiquement, pour accommoder un vaste territoire géographique et une fragmentation linguistique et culturelle marquée. 365 Historiquement, la politique canadienne de la sécurité du revenu a été étroitement associée à la poursuite, par le gouvernement fédéral, d'objectifs nationaux d'intégration. Par rapport à l'ensemble des pays fortement industrialisés, la politique canadienne de l'expansion de l'État providence a été relativement peu marquée par la présence du mouvement ouvrier. Les groupes de la société ont joué un rôle effacé, comparativement à d'autres pays, tandis que les élites administratives ont exercé une influence parfois déterminante.
Nous reconnaissons que le fédéralisme et les objectifs nationaux d'intégration linguistique et territoriale ont laissé une empreinte sur les programmes de sécurité du revenu. Il est indéniable qu'ils ont profondément marqué le développement de l'État providence canadien et les programmes de sécurité du revenu. Pensons aux dispositions du régime d'assurance-chômage qui tiennent compte, encore à ce jour, de la provenance géographique des chômeurs pour calculer le montant et la durée des prestations. Pensons aussi aux normes nationales prévues par l'entente du Régime d'assistance publique du Canada qui ont été au coeur de la définition de la citoyenneté et de l'identité canadienne. Dans un pays où la sécurité sociale est de juridiction provinciale, les programmes de sécurité de revenu ont contribué à façonner l'idée que les citoyens se font de leur appartenance nationale. Il suffit de penser aux allocations familiales, à la Sécurité de la vieillesse ou encore au Régime de pensions du Canada qui, ensemble, ont servi à légitimer l'intervention du gouvernement fédéral pour le prélèvement d'impôts et qui représentent l'un des rares liens directs du gouvernement fédéral avec les citoyens canadiens.
Cela dit, nous avons vu que la politique de l'expansion des programmes de sécurité du revenu est distincte de la politique du désengagement au Canada. D'une part, des facteurs étroitement associés à l'expansion d'un programme de sécurité du revenu jouent un rôle moindre pendant le processus de désengagement. Pensons notamment au rôle déterminant des provinces pour l'expansion du régime des prestations financières pour enfants, alors que celles-ci n'ont présenté aucune résistance depuis l'amorce du processus de désengagement de ce régime. D'autre part, des facteurs négligeables pour l'expansion ont acquis une importance nouvelle pendant le processus de désengagement. Pensons à l'intervention de groupes d'intérêt qui, peu influents pour l'expansion de la sécurité du revenu, ont pu, à quelques occasions au cours du processus de désengagement, obtenir des gains et en adoucir certaines modalités des réformes.
Notre étude de la « nouvelle politique » de la sécurité du revenu au Canada invite la communauté scientifique à revoir certaines généralisations concernant la spécificité du cas canadien par rapport à d'autres pays fortement industrialisés.
Premièrement, on ne peut pas continuer à concevoir la spécificité canadienne comme étant constituée du rôle conservateur des provinces qui s'opposent au désengagement du gouvernement fédéral. Les provinces jouent un rôle d'opposition marquée au désengagement du régime d'assurance-chômage, mais leur rôle est nul, limité ou inefficace pour les autres régimes. Leur opposition au désengagement des prestations financières pour enfants est nulle tout au cours de la période. En ce qui concerne la Sécurité de la vieillesse, l'intervention de certaines provinces en 1985 -- qui n'est pas le seul facteur ni le principal déterminant, rappelons-le -- représente une exception plutôt que la règle. Les provinces jouent un rôle effacé et ne réagissent pas à deux initiatives centrales de désengagement programmatique du gouvernement fédéral, soit l'abolition de l'universalité du régime et l'annonce de la Prestation aux aînés. Enfin, les provinces sont incapables de réagir efficacement aux initiatives unilatérales du gouvernement fédéral en 1996 qui mènent à l'abrogation du RAPC et à la mise en oeuvre du TCSPS. Ainsi, sauf pour le régime d'assurance-chômage, les provinces jouent un rôle limité pour s'opposer au désengagement de la sécurité du revenu.
Deuxièmement, on ne peut pas continuer à soutenir que l'une des facettes qui distingue la politique canadienne de l'État providence provient du fait que les groupes d'intérêt y jouent un rôle marginal. Très récemment, le recul forcé du gouvernement fédéral, qui a abandonné la Prestation aux aînés prévue pour 2001, est étroitement lié à l'initiative d'une coalition d'intérêts bien organisée. Cet exemple s'ajoute à d'autres instances où des groupes d'intérêts ont réussi à adoucir des modalités prévues pour les réformes. Pensons à l'intervention de plusieurs groupes pour s'opposer à la désindexation de la Sécurité de la vieillesse, en 1985, et à l'action concertée des groupes de femmes, en 1994, pour repousser des modalités précises de la réforme de l'assurance-chômage. Sans pour autant devenir un facteur décisif des politiques de sécurité du revenu, les groupes d'intérêt acquièrent une importance plus grande pendant le processus de désengagement. À cet égard, le cas canadien devient comparable aux cas britannique et américain plutôt qu'il ne continue à s'en distinguer. Pour autant que le désengagement est concerné, l'État providence canadien ne se démarque pas énormément des États-Unis et de la Grande-Bretagne où, selon les observations de Pierson, des coalitions d'appuis aux programmes se forment en opposition aux réformes restrictives. 366
Troisièmement, enfin, le fédéralisme et les objectifs nationaux d'intégration ont, effectivement, ralenti le processus de désengagement des programmes. 367 Cela est vérifié pour l'assurance-chômage et le Régime d'assistance publique du Canada. Les arrangements institutionnels et la préoccupation d'intégration nationale du gouvernement fédéral peuvent servir à expliquer le maintien de normes nationales jusqu'à récemment, tout comme la vulnérabilité moindre du RAPC au désengagement au cours de la période observée. Toutefois, l'abrogation récente et unilatérale du RAPC invite à reconsidérer l'affirmation selon laquelle, au Canada, « conservative logic bends to regional politics ». 368
En somme, nous reconnaissons que, historiquement, le fédéralisme et l'intégration nationale ont laissé une empreinte forte sur les programmes de sécurité du revenu. Cependant, à partir du moment où l'on constate l'existence d'une « nouvelle politique » de la sécurité du revenu au Canada, comme nous l'avons fait, il faut nuancer l'affirmation selon laquelle ces deux facteurs associés à l'expansion de l'État providence représentent également des obstacles centraux au désengagement de la sécurité du revenu. Par conséquent, la « spécificité canadienne » est moins caractérisée par le fédéralisme et les objectifs nationaux d'intégration pendant le processus de désengagement que cela n'a pu être le cas au cours de la période d'expansion des programmes. De plus, on ne peut plus affirmer qu'elle est caractérisée par le rôle effacé des groupes de la société. Enfin, contrairement à l'étape de l'expansion des programmes de sécurité du revenu, le rôle des élites administratives n'est pas apparu déterminant.
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Implication pour la littérature comparée sur l'État providence. Notre approche a été fortement inspirée, nous l'avons vu, par les travaux de Paul Pierson et nous poursuivons la discussion ici en nous appuyant principalement sur son ouvrage Dismantling the Welfare State?. Pierson tentait initialement de résoudre une problématique semblable à la nôtre dans un contexte empirique différent, c'est-à-dire la problématique du retrait de l'État providence aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Certains ont mis en doute la validité de sa démarche, celui-ci ayant développé son modèle à partir de contextes empiriques particuliers plutôt qu'en adoptant, comme point de départ, la problématique du retrait détachée du contexte empirique. 369
Cette observation est pertinente. Néanmoins, la contribution théorique de Pierson demeure l'une des plus systématiques et des plus utiles pour analyser le processus de désengagement. De plus, le cadre théorique est applicable à un pays comme le Canada qui possède plusieurs traits communs, nous l'avons vu, avec la Grande-Bretagne et les États-Unis.
Le défi que nous avons relevé est de faire une nouvelle application de ce modèle théorique. Nous l'avons adapté en ajoutant deux nouvelles variables qui correspondent à la spécificité canadienne, soit l'intégration nationale-territoriale et l'activité des provinces. Notre démarche se distingue aussi du fait que nous comparons et analysons le processus de désengagement à l'intérieur d'un cadre national unique et du fait que les comparaisons sont effectuées entre programmes d'un même pays plutôt qu'entre pays. Par conséquent, un degré plus élevé d'attention est porté à l'impact des changements incrémentaux sur plusieurs années. En contrepartie, les résultats ne sont pas nécessairement généralisables ou comparables à ceux d'autres pays. Le recul « historique » aidant, à mesure que l'on progresse dans le processus de désengagement, notre période d'observation est de deux décennies plutôt qu'une seule. Pour étendre le plus possible la période d'observation du processus de désengagement, nous avons opérationnalisé la notion de désengagement de façon à pouvoir tenir compte de la régression de la sécurité du revenu, que celle-ci soit passée ou imminente. Cela implique qu'il est possible de tenir compte des réformes récemment annoncées même si les données statistiques permettant d'en évaluer la portée ne seront pas disponibles avant plusieurs années.
Notre application au cas de la sécurité du revenu au Canada apporte trois nouvelles dimensions aux connaissances actuelles sur le processus de désengagement dans les travaux comparés des pays fortement industrialisés.
Premièrement, Pierson a souligné l'importance des lock-ins au cours du processus de désengagement. Il s'agit, rappelons-le, d'arrangements institutionnels, fruits de compromis historiques passés, qui sont à la base d'un processus de rétroaction avec la société. Ceux-ci s'encastrent en quelque sorte dans la poursuite de la trajectoire d'un programme et donnent lieu à des choix qui ne sont pas optimaux au plan de la rationalité. Cette approche accordant une importance centrale aux lock-ins a été peu prisée par les politologues car elle a tendance à produire une absence de conflits. Les options politiques non viables politiquement sont écartées. Les conditions antérieures sont celles qui déterminent largement les conditions actuelles. Dans notre étude, nous avons pu constater que le processus de désengagement analysé de cette manière est beaucoup moins politique qu'avec d'autres approches. Nous croyons que la démarche est quand même pertinente pour la science politique à cause des enjeux extrêmement élevés du désengagement de la sécurité du revenu pour l'équité, la justice et la redistribution sociales.
Sur la base du nombre limité de cas observés, n'avons pas tenté d'établir de corrélation précise entre le degré de vulnérabilité des programmes et l'existence de lock-ins. Un indice composé est nécessaire pour mesurer et comparer adéquatement la vulnérabilité relative des programmes. Cela dit, l'inclusion des prestations financières pour enfants dans notre étude a été éclairante, le régime se distinguant des autres par l'absence de lock-ins. Ce régime a été touché le plus tôt et a été nettement été plus affecté par les initiatives de désengagement programmatique. Un nombre limité de stratégies d'obscurcissement, de division et de compensation a donné des résultats supérieurs aux nombreuses stratégies utilisées pour les autres programmes de sécurité du revenu. Nous avons pu établir très clairement que l'absence de lock-ins, dans un programme donné, est associé à de faibles compensations, un désengagement plus marqué et au déploiement d'un nombre relativement limité de stratégies.
Deuxièmement, Pierson attribue l'incapacité des gouvernements britannique (sous Thatcher) et américain (sous Reagan) de démanteler l'État providence à l'existence de clientèles et d'alignements politiques que les programmes ont su créer et fonde son optimisme, pour l'avenir, sur la vigilance électorale. Pourtant, il énumère du même souffle l'éventail de stratégies qui permettent aux dirigeants de poursuivre le désengagement comme la complexification des initiatives, l'annonce différée de mesures restrictives, la division des clientèles, le regroupement des programmes sans transferts de ressources correspondantes, l'incrémentalisme à rebours, l'offre de compensations etc.
Au plan de la logique avancée, la vigilance électorale ne peut continuer à s'exercer que dans la mesure où les dirigeants n'utilisent pas avec succès des stratégies pour la contourner. En insistant sur la vigilance des clientèles pour assurer l'intégrité de l'État providence, Pierson néglige la possibilité que les dirigeants soient capables, à moyen ou à long terme, de transformer l'opinion publique en faveur d'une réduction des droits, ce à quoi même les clientèles peuvent adhérer. Le fait que les observations de Pierson ne lui permettent pas de constater un « démantèlement » de l'État providence n'implique pas que, au plan de la logique qu'il avance, il soit impossible que les stratégies soient efficaces à plus longue échéance ou dans d'autres contextes empiriques.
Au Canada, la progression élevée du désengagement dans tous les programmes de sécurité du revenu, sauf pour la Sécurité de la vieillesse, révèle que les stratégies poursuivies permettent de contourner, sauf exception, les principales difficultés associées au désengagement. Ainsi, même si les lock-ins et le processus de rétroaction des programmes contribuent à ralentir et à restreindre la portée du désengagement, on retient que les stratégies de désengagement déployées au cours des deux dernières décennies ont fonctionné. Sauf pour le cas des pensions de retraite non contributives, les stratégies poursuivies ont résulté en un succès élevé de désengagement pour les programmes de sécurité du revenu.
Certes, les sources d'appuis à l'État providence se manifestent de temps à autre. On constate notamment un revers électoral lorsque les provinces de l'Atlantique ont défait tous les représentants du Parti libéral, aux élections fédérales de 1997, et qu'elles ont élu des députés du Nouveau parti démocratique en réaction à la réforme de l'assurance-chômage. En dépit de ce revers important, le Parti libéral, qui a mené avec succès plusieurs réformes des programmes de sécurité du revenu, a été réélu.
Le cas des pensions de retraite non contributives, dont on vient d'apprendre qu'elles ne seront pas réformées, peut se poser ici en contre-exemple, mais pas nécessairement. Il serait maladroit de s'avancer dans la prospective pour les années à venir. Toutefois, il est peu probable que le recul récent du gouvernement fédéral implique un abandon complet, pour l'avenir, de sa poursuite du désengagement de ce régime. Peut-être y aura-t-il abandon de grandes initiatives pour le réformer. Mais compte tenu de l'échec récent de la réforme, la brèche que le gouvernement fédéral a introduite en 1990, lorsqu'il mettait fin à l'universalité du régime, représente un outil appréciable pour poursuivre le désengagement en douce, par voie d'incrémentalisme à rebours, au cours des prochaines années. Rien n'assure qu'à plus longue échéance, le succès du désengagement ne puisse pas être élevé pour les pensions publiques non contributives, tout comme il l'a été pour les autres programmes.
En somme, notre étude du cas canadien fournit un exemple où les stratégies que les dirigeants politiques poursuivent pendant plusieurs années fonctionnent. Ce cas suggère la possibilité que le rôle du processus de rétroaction des politiques (incluant celui des lock-ins et des coalitions d'appuis aux programmes), comme facteur de résistance au désengagement, ait été surestimé, alors que le succès potentiel des stratégies politiques de désengagement ait été sous-estimé.
Troisièmement, un autre thème central, discuté précédemment, mérite d'être reconsidéré à la lumière de nos résultats. L'État providence canadien serait-il irréversible, comme le conçoivent un grand nombre d'auteurs, tant ceux de l'école néo-institutionnaliste que ceux de l'école structuraliste? Les changements observés, pour la sécurité du revenu au Canada, se sont-ils produits « à la marge », comme le soutient Esping-Andersen qui résume une grande étude examinant l'État providence de tout un ensemble de pays dont celui du Canada? Peut-on constater le maintien des principes existants de la sécurité du revenu au Canada?
Nous avons souligné précédemment que la question à savoir si l'État providence est réversible ou non est mal formulée si l'on ne propose pas, du même coup, une définition raisonnable de la réversibilité. À ce jour, les principaux auteurs n'ont pas fourni de telle précision. Par conséquent, l'affirmation voulant que l'État providence soit irréversible et ne puisse être démantelé, quelque soit la logique empruntée pour parvenir à cette affirmation, est non recevable.
La notion d'irréversibilité fait écran devant les transformations graduelles de l'État providence des pays fortement industrialisés. Des études récentes sur la politique sociale concluent que l'accumulation, sur plusieurs années, de changements incrémentaux finit bel et bien par réduire les droits sociaux et par avoir un impact d'envergure non négligeable sur la protection sociale des pays observés. 370
Nos observations vont dans le même sens. Au Canada, contrairement à la Nouvelle-Zélande par exemple, les transformations n'ont pas été subites ni spectaculaires. Et pourtant, il y a eu transformation graduelle des objectifs poursuivis par les programmes, redéfinition des principes d'intervention sous-jacents et régression passée ou imminente de la sécurité du revenu pour tous les programmes. Le cumul des modifications apportées au cours des dernières années font en sorte qu'un programme de « sécurité du revenu » consacre maintenant une part non négligeable de ses dépenses à des subventions salariales versées aux employeurs, à la formation de la main-d'oeuvre et à des subventions entrepreneuriales. Ce nouveau type de dépenses se fait au détriment de l'objectif d'offrir un revenu de remplacement aux travailleurs qui perdent leur emploi. En moins d'une décennie, le nombre de chômeurs canadiens recevant un revenu de compensation par l'intermédiaire du programme d'assurance-emploi est réduit de moitié. Parallèlement, un autre programme de « sécurité du revenu » verse des subventions salariales indirectes aux travailleurs-parents à faible revenu alors que les ressources totales pour ce programme sont réduites de manière drastique. En clair, le développement d'une nouvelle politique nationale de main-d'oeuvre se fait au détriment de la sécurité du revenu.
Affirmer que l'État providence est irréversible n'incite pas à déployer les efforts nécessaires pour saisir les transformations profondes de la sécurité du revenu depuis le milieu des années 1970. Au Canada, on ne constate pas de réforme radicale de la sécurité du revenu qui impliquerait une rupture profonde et subite. Par contre, le cumul des transformations observées sur deux décennies indiquent rien de moins qu'un réarrangement de l'État providence d'après-guerre. Il est impossible de soutenir, avec Pierson que les changements observés correspondent à des modifications « à la marge » des droits de sécurité du revenu.
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Implications pour la conceptualisation du désengagement. Notre étude n'a pas été élaborée de façon à comparer systématiquement l'expérience canadienne à celle d'autres pays. Nous constatons qu'au Canada, les stratégies du gouvernement fédéral ont fonctionné, qu'il y a eu désengagement et renversement de la logique d'intervention pour les programmes de sécurité de revenu. Notre interprétation se distingue de celle de Pierson et d'Esping-Andersen 371 lorsqu'ils observent l'évolution d'un ensemble de pays fortement industrialisés. Rappelons qu'ils soutiennent que la continuité des arrangements institutionnels est le caractère prédominant de l'État providence et que pour l'avenir, il est possible de continuer à envisager le « statu quo ». Bien que nos résultats ne soient pas systématiquement comparables aux leurs, donc, on note des différences importantes.
Nous croyons que ces différences s’expliquent non pas par la singularité de l’expérience canadienne, mais plutôt par une considération méthodologique importante. La façon de concevoir la variable dépendante pose problème. Dans les travaux de la littérature comparée, l’étude du désengagement ou du retrait de l’État providence a été souvent associée à une opérationalisation de la variable dépendante mesurée en termes de dépenses et tenant compte du succès ou de l’échec de réformes données. Les dépenses permettent d’analyser les choix passés, mais ne permettent pas de tenir compte d’initiatives plus récentes dont les effets budgétaires ne peuvent pas être observés. De plus, l’échec d’une réforme donnée n’implique pas l’échec du processus de désengagement.
Pierson innovait lorsqu’il ajoutait une troisième dimension analytique du retrait de l’État providence, soit le retrait systémique qui tient compte de transformations “à longue échéance”. Toutefois, l’analyse d’un processus en cours de réalisation a restreint la possibilité d’étudier une plus longue période et Pierson a dû se limiter aux politiques poursuivies par les gouvernements Thatcher et Reagan. Cela a eu pour conséquences possibles de sous-estimer l’incidence à long terme des initiatives et réorientation observées.
Un chercheur qui aurait affirmé, dans les années 1950, qu’il n’y avait pas de construction d’un État providence aurait pu appuyer son argumentation sur les sérieuses lacunes d’alors de la protection sociale (pensons à un système de pensions inadéquat et à l’assurance-maladie inexistante au Canada). Nous croyons que c’est une démarche semblable qui a été empruntée ici. Pour nos propres travaux, si nous avions dû limiter l’analyse du processus de désengagement aux années du gouvernement Mulroney (1984-1993), il est possible que nos résultats aient été dans le même sens que ceux de Pierson pour la Grande-Bretagne et des États-Unis. Mais en étendant notre analyse jusqu’au milieu des années 1990, le portrait change. Le succès des réformes récentes (sauf exception) indique que les stratégies fonctionnent. Le succès du désengagement est tel que la trajectoire de certains programmes conduit jusqu’à leur extinction automatique d’ici quelques années (dans le cas du TCSPS) à moins bien sûr que des mesures de redressement ne soient adoptées.
D’où l’importance, pour les travaux analysant l’État providence des 20 dernières années, de concevoir le désengagement comme un processus en cours de réalisation.