Ce mémoire porte sur la relation de l'œuvre de Sade à la modernité. De Sade qui, en ce qu'il ne s'est pas laissé aveugler, qu’il a su voir l'obscurité immanente aux Lumières, doit être considéré comme un voyant. Ce que d'aucuns appellent sa folie, c'est-à-dire la raison naturelle, bourgeoise par lui chantée et exacerbée, c'est un miroir tourné dans notre direction, un miroir dans lequel nos sociétés refusent de voir leur propre raison instrumentalisée, leur propre raison mise au service de l'égoïsme, de l'autoconservation. Face à ce refus, l'œuvre de Sade apparaît comme le refoulé de notre modernité.
Dans un premier temps, ce mémoire examine la filiation esthétique de Sade à Baudelaire et s'attache, par l'entremise d'une étude comparative des figures du libertin et du dandy, à démontrer comment l'esthétique négative de Baudelaire présuppose la conception sadienne du mal comme intimement lié à la nature et à la raison, comment elle la transfigure de sorte que c'est seulement à partir de cette conscience dans le mal que Baudelaire en arrive à penser le bien, qu'elle constitue pour lui la seule possibilité de se réformer, de devenir à la fois humain et lucide. Il faut toujours en revenir à de Sade pour expliquer le mal, écrit Baudelaire, qui fait ainsi de Sade ou du moins de son fantôme, puisque celui-ci n'est que rarement nommé, une figure clé de la conscience dans le Mal, condition sine qua non de la modernité baudelairienne.
Dans un second temps, c'est à la notion de petite souveraineté que s'intéresse ce mémoire. Souveraineté par procuration qui interdit la réelle souveraineté, elle est le produit de l'assujettissement du libertin à la nature, à la Raison, cette Raison naturelle et bourgeoise. Et l'éducation naturelle par laquelle le libertin cherche à assujettir l'Autre, lui qui ne peut posséder qu'en soumettant autrui au système auquel lui-même s'est consciemment soumis, lui le possédé-possédant, le fantôme d'homme faiseur de fantômes lui-même, est reproduction à son compte de son propre assujettissement. Cette notion de petite souveraineté s'oppose à une tradition de critiques idéalistes, qui, se méprenant sur la parenté du dandy et du libertin, héroïsant ce dernier, voient en lui un sujet libre, souverain, sans se rendre compte que sa Raison est historiquement lourde de conséquences.
This essay examines the relation of de Sade's works with modernity. De Sade is a visionary: he wasn't blinded by the Enlightment, in which he saw an inherent darkness. What some perceived as his madness — the natural reason, the bourgeois reason which he celebrates and exacerbates — is a mirror of our own, a mirror in which our societies refuse to see themselves and their own utilitarian reason, guided by opportunism and self-conservation. This refusal shows de Sade's works as a part of our modernity which we seek to suppress — de Sade as le refoulé de notre modernité.
First, this essay looks at the esthetic filiation from de Sade to Baudelaire and, by comparing de Sade's libertine and Baudelaire's dandy, shows how the negative esthetic of Baudelaire presupposes de Sade's conception of Evil as a product of nature and reason, and how it transfigures this conception in such a way that Good can only proceed of this awareness in Evil, through which lies the only possibility to become at once human and lucid. One must always go back to de Sade to understand Evil, writes Baudelaire, who thus highlights de Sade's — or rather a ghost of de Sade, as his name is seldom mentioned in Baudelaire's — key role in this concept of conscience dans le Mal, making him the sine qua non condition of his modernity.
The second part of this essay analyzes the notion of petite souveraineté. This borrowed sovereignty, which forbids the real sovereignty, is the product of the libertine's subjection to nature and to Reason, i.e. to the bourgeois and natural Reason. The natural education by which the libertine — he who can only possess by submitting the other to the system to which he consciously submitted himself, the possessed yearning to possess, the man reduced to a ghost who create ghosts himself — wants to dominate the Other(s) is a reproduction for himself of his own subjection. This notion of petite souveraineté confronts a tradition of idealistic critics who see in the libertine the subject of a total liberty, a sovereign subject – and thus who don't notice that the historical meaning of his Reason is laden with consequences.